PASCAL QUIGNARD
Performances de ténèbres
"La Renaissance européenne, si féeriquement, si princièrement italienne, fut le grand moment de la dénudation occidentale des corps. Le grand dévoilement maximal du visible. Puis Caravage le peintre (silencieusement, subitement) se tourne vers l'obscurité de façon intrépide. Il le fait avec une incroyable violence. Il veut tout à coup montrer « autre chose» que le visible. Il entend tourner résolument son regard vers quelque chose d'invisible. "
"Les personnages sur toutes ses images sont attentifs à quelque chose que celui qui les contemple ne voit pas."
"Les mouvements de tous les corps caravagesques dirigent vers « ailleurs ».
Tous les caravagesques plongent les corps dans l'eau ancienne, continue, océanique, d'une ténèbre artificielle où le dessin s'effondre, où les couleurs se colorent, instables, sans qu'elles se délimitent, perdant tout contour, vibrant pour elles-mêmes."
"Il hésita.
Caravage hésita plusieurs années devant son désir, considérant avec attention le petit fleuve des enfers, levant le pied. Et puis, un jour, pris de hardiesse, il plonge. Il préfère finalement à l'ombre que portent derrière eux les corps lumineux, la nuit enivrante où ils se fondent et dans laquelle, finalement, ils se noient tout tiers. Immense génie, immense hardiesse. "
"Un jour, en 1600, chez Caravage, le noir se vida de tout détail visible. Cette absorption du monde dans le noir généra un extraordinaire silence - qui n'a pas cessé, qui ne cesse plus - dans tous les arts de l'Europe."
"La part obscure du monde humain - la part maudite de l'Europe chrétienne - rejoignit la nuit de l'univers qui précéda ce monde.
Omnia nobisfecimus tenebras. Nous nous sommes faits, de toutes choses, des ténèbres. La peur s'est transmise de l'un à l'autre sexe, d'énigme à énigme, d'âge en âge, par la nuit."