p126: "En bref, les «crises de fonctionnement» d'une société ne peuvent pas être considérées comme décisives en elles-mêmes. Elles peuvent être l'occasion et le terrain d'une révolution institutionnelle, ou d'une «auto-réparation» réformatrice du régime institué ; comme elles peuvent être des moments - et, certes, des nœuds d'accélération - d'un processus de décomposition qui, dès lors, doit être vu comme ayant son origine véritable ailleurs : dans l'agonie des significations imaginaires instituées, et dans l'incapacité de la société considérée d'en créer de nouvelles."
p145: "Je me bornerai ici, pour ce qui est du passé, à souligner le paradoxe dans lequel la société contemporaine vit son rapport à l'égard de la «tradition», et par l'intermédiaire duquel, en fait, elle tend à abolir cette tradition. Il s'agit de la coexistence d'une hyper-information, et d'une ignorance et indifférence essentielles. La collection des informations et des objets (jusqu'alors jamais autant pratiquée) va de pair avec la neutralisation du passé : objet de savoir pour quelques-uns, de curiosité touristique ou de hobby pour d'autres, le passé n'est source et racine pour personne. Comme s'il était impossible de se tenir droit devant le passé, comme si l'on ne pouvait sortir de l'absurde dilemme : imitation servile ou négation pour la négation, que par l'indifférence. Ni «traditionaliste» ni créatrice et révolutionnaire (malgré les histoires qu'elle se raconte à ce propos), l'époque vit son rapport au passé sur un mode qui, lui, représente certes comme tel une novation historique : celui de la plus parfaite extériorité."
p151:..."que donc, enfin, ce que l'on affronte dans l'histoire, ce ne sont pas des contingences météorologiques, une indétermination privative ou négative, locale ou globale, mais la possibilité de l'émergence du nouveau, de l'absolument original du sans précédent - de même que ce que l'on affronte quant à sa propre action n'est pas simplement incertitude subjective quant à ses conséqoences ou difficulté de choisir entre possibles prédéterminés, mais ce nœud gordien qui, avant le coup, apparaît toujours comme indémêlable : créer à la fois le problème et sa solution, poser le sensé en même temps que de nouveaux repères du sens, constituer un nouvel espace social-historique en même temps que les axes qui l'organisent et les objets qui lui donnent contenu et consistance."
p156: " Exigence donc d'élucidation des motifs de mon action, et des voies qui m'ont conduit à la conclusion pratique - exigence aussi que les uns et les autres soient discutables et défendables devant les autres."
p184: "La naissance de la philosophie et celle de la démocratie ne sont pas simplement coïncidentes dans le temps, l'espace et le peuple qui les crée: elles sont consubstantielles. La philosophie représente la mise en cause et en question de la représentation instituée du monde, traditionnelle, reçue, héritée. Elle est, dans son domaine (qui ne connaît par principe aucune limite), le même mouvement de ré-institution du monde qu'est la démocratie dans la sphère politique proprement dite. Les deux traduisent et incarnent les premiers efforts de la société (et de l'individu) de se constituer comme autonomes. Les deux sont des créations d'une collectivité qui se pose comme auteur et source de sa propre loi - et par là même s'ouvre à la question abyssale : quelle est la bonne loi, ou la loi juste ? Les deux émergent dans une collectivité qui pour la première fois dans l'histoire crée le problème politique au sens profond du terme (que doit être l'institution de la société ?) et qui trouve en elle-même les ressources pour le poser comme pour le résoudre. Les deux doivent à l'activité créatrice de cette collectivité leur existence, leurs conditions de possibilité - et certes aussi, leurs problèmes."
p198: "S'orienter dans l'histoire, au sens le plus large, s'articule en ces trois moments :
- comprendre ou élucider ce qui est en cours dans l'histoire ;
- juger/choisir entre ce qui se présente ;
- vouloir/pouvoir quant à ce qui peut advenir."
p 366: « La population s'enfonce dans la privatisation, abandonnant le domaine public aux oligarchies bureaucratiques, managériales et financières. Un nouveau type anthropologique d'individu émerge, défini par l'avidité, la frustration, le conformisme généralisé (ce que, dans le domaine de la culture, on appelle pompeusement le postmodernisme). Tout cela est matérialisé dans des structures lourdes : la course folle et potentiellement létale d'une technoscience autonomisée, l'onanisme consommationniste, télévisuel et publicitaire, l'atomisation de la société, la rapide obsolescence technique et « morale » de tous les « produits », des « richesses » qui, croissant sans cesse, fondent entre les doigts. Le capitalisme semble être enfin parvenu à fabriquer le type d'individu qui lui « correspond » : perpétuellement distrait, zappant d'une « jouissance » à l'autre, sans mémoire et sans projet, prêt à répondre à toutes les sollicitations d'une machine économique qui de plus en plus détruit la biosphère de la planète pour produire des illusions appelées marchandises. »
p470:"L'Europe occidentale contemporaine, comme tout l'Occident, est caractérisée par l'évanescence du conflit politique et social, la décomposition de la société politique morcelée entre lobbies et dominée par les partis bureaucratisés, la propagation de l'irresponsabilité, la destruction
accélérée de la nature, des villes et de l'ethos humain, le conformisme généralisé, la disparition de l'imagination et de la créativité culturelle et politique, le règne dans tous les domaines des modes éphémères, des fast-foods intellectuels et du n'importe quoi universel. Derrière la façade d'institutions «démocratiques» et qui ne le sont que de nom, les sociétés européennes sont des sociétés d'oligarchie libérale où les couches dominantes s'avèrent de plus en plus incapables de gérer leur propre système dans leur intérêt bien compris."