CORNELIUS CASTORIADIS
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"la lumière sur la mer,
la lumière pieds nus sur la terre et la mer endormies."

Octavio Paz


"...le rire innombrable de la mer grecque est désormais inaudible." Castoriadis


Cornelius Castoriadis/Agora International Website: http://www.agorainternational.org


Jeudi 4 décembre à Rennes.

François Dosse

Planète Io

Sur Univers.fm

 

CORNELIUS CASTORIADIS/PAUL RICOEUR
Dialogue sur l'histoire et l'imaginaire social

C.Castoriadis: "Pardonnez-moi d'être un peu direct, mais ces potentialités inemployées, vous voyez bien où elles vous mènent, vous tout autant que Freud d'ailleurs. A la limite, cela revient finalement à dire que toute l'histoire de l'humanité était déjà là au moment où le premier anthropopithèque a créé la première étincelle en frappant deux pierres l'une contre l'autre... La régression non pas à l'infini, mais au fini précisément. Ou une descente infinie, comme dirait Fermat, et Euclide déjà. Pour moi, la potentialité de l'être humain, c'est, si je peux dire, la potentialité de la potentialité."

C.Castoriadis: "... Prenons Thalès, ce n'est pas un personnage mythique, et il est au confluent d'une multitude de continuités : sa langue, son éducation, le contenu de son théorème qu'il avait peut-être appris des Egyptiens, ou bien en fréquentant des maçons, des architectes... Mais à un certain moment, comme on dit dans les récits, il ne s'est pas contenté de ce savoir acquis ou de la manipulation de planchettes, il a voulu démontrer cette propriété des triangles. Là, nous ne sommes plus dans la simple continuité, tout d'un coup émerge une nouvelle figure de l'historique porteuse, comme d'autres figures contemporaines, de la même signification, ou plutôt du même magma de significations : le logon didonai, le rendre compte et raison. C'est là la rupture absolue qui marque la singularité de notre histoire : rendre compte et raison quand j'affirme que le carré de l'hypoténuse est égal, etc., mais aussi quand je prétends que ce sont ces lois-là que la cité doit adopter, ou que les Perses vivent selon telles coutumes et les Égyptiens telles autres. Et rendre compte et raison sans s'arrêter à une histoire mythique, aux Tables de la Loi ou aux récits des ancêtres."

 


CORNELIUS CASTORIADIS
Quelle démocratie?

tome 2

p38:"C'est le travail de l'intellectuel (contrôler, autant que faire se peut, son passage d'une conviction à une autre) - et c'est ce qui se perd aujourd'hui à une vitesse effrayante, avec la complicité des médias, avec la disparition de la critique, avec la disparition d'un milieu social qui soit à l'affût d'autre chose que du dernier vent de la mode, avec la prolifération de la publication qui annule en fait l'écriture. C'est là aussi sa responsabilité historique et sociale - car l'irresponsabilité, c'est le terreau et le fourrier du totalitarisme. Et cette responsabilité exige une éthique."

p47: "Des partis bureaucratiques ne peuvent faire qu'une politique bureaucratique; il est aussi absurde d'en attendre autre chose que d'espérer produire des sons de flûte en soufflant dans le tibia d'un âne mort."

p78: "La crise du monde moderne n'est pas réductible à une crise économique ou à un conflit entre la « croissance des forces productives» et le maintien des anciens «rapports de propriété». Crise de l'ensemble de la texture sociale, des institutions, des significations, des normes, qui atteint à sa racine le type même de socialisation instauré par le capitalisme bureaucratique moderne. Elle n'est que l'autre face de la lutte des humains contre le régime social."(1979)

p91: "Une collectivité autonome a pour devise et pour autodéfinition : nous sommes ceux qui avons pour loi de nous donner nos propres lois. "

 



p126: "En bref, les «crises de fonctionnement» d'une société ne peuvent pas être considérées comme décisives en elles-mêmes. Elles peuvent être l'occasion et le terrain d'une révolution institutionnelle, ou d'une «auto-réparation» réformatrice du régime institué ; comme elles peuvent être des moments - et, certes, des nœuds d'accélération - d'un processus de décomposition qui, dès lors, doit être vu comme ayant son origine véritable ailleurs : dans l'agonie des significations imaginaires instituées, et dans l'incapacité de la société considérée d'en créer de nouvelles."

p145: "Je me bornerai ici, pour ce qui est du passé, à souligner le paradoxe dans lequel la société contemporaine vit son rapport à l'égard de la «tradition», et par l'intermédiaire duquel, en fait, elle tend à abolir cette tradition. Il s'agit de la coexistence d'une hyper-information, et d'une ignorance et indifférence essentielles. La collection des informations et des objets (jusqu'alors jamais autant pratiquée) va de pair avec la neutralisation du passé : objet de savoir pour quelques-uns, de curiosité touristique ou de hobby pour d'autres, le passé n'est source et racine pour personne. Comme s'il était impossible de se tenir droit devant le passé, comme si l'on ne pouvait sortir de l'absurde dilemme : imitation servile ou négation pour la négation, que par l'indifférence. Ni «traditionaliste» ni créatrice et révolutionnaire (malgré les histoires qu'elle se raconte à ce propos), l'époque vit son rapport au passé sur un mode qui, lui, représente certes comme tel une novation historique : celui de la plus parfaite extériorité."

p151:..."que donc, enfin, ce que l'on affronte dans l'histoire, ce ne sont pas des contingences météorologiques, une indétermination privative ou négative, locale ou globale, mais la possibilité de l'émergence du nouveau, de l'absolument original du sans précédent - de même que ce que l'on affronte quant à sa propre action n'est pas simplement incertitude subjective quant à ses conséqoences ou difficulté de choisir entre possibles prédéterminés, mais ce nœud gordien qui, avant le coup, apparaît toujours comme indémêlable : créer à la fois le problème et sa solution, poser le sensé en même temps que de nouveaux repères du sens, constituer un nouvel espace social-historique en même temps que les axes qui l'organisent et les objets qui lui donnent contenu et consistance."

p156: " Exigence donc d'élucidation des motifs de mon action, et des voies qui m'ont conduit à la conclusion pratique - exigence aussi que les uns et les autres soient discutables et défendables devant les autres."

p184: "La naissance de la philosophie et celle de la démocratie ne sont pas simplement coïncidentes dans le temps, l'espace et le peuple qui les crée: elles sont consubstantielles. La philosophie représente la mise en cause et en question de la représentation instituée du monde, traditionnelle, reçue, héritée. Elle est, dans son domaine (qui ne connaît par principe aucune limite), le même mouvement de ré-institution du monde qu'est la démocratie dans la sphère politique proprement dite. Les deux traduisent et incarnent les premiers efforts de la société (et de l'individu) de se constituer comme autonomes. Les deux sont des créations d'une collectivité qui se pose comme auteur et source de sa propre loi - et par là même s'ouvre à la question abyssale : quelle est la bonne loi, ou la loi juste ? Les deux émergent dans une collectivité qui pour la première fois dans l'histoire crée le problème politique au sens profond du terme (que doit être l'institution de la société ?) et qui trouve en elle-même les ressources pour le poser comme pour le résoudre. Les deux doivent à l'activité créatrice de cette collectivité leur existence, leurs conditions de possibilité - et certes aussi, leurs problèmes."

p198: "S'orienter dans l'histoire, au sens le plus large, s'articule en ces trois moments :
- comprendre ou élucider ce qui est en cours dans l'histoire ;
- juger/choisir entre ce qui se présente ;
- vouloir/pouvoir quant à ce qui peut advenir."

p 366: « La population s'enfonce dans la privatisation, abandonnant le domaine public aux oligar­chies bureaucratiques, managériales et financières. Un nouveau type anthropologique d'individu émerge, défini par l'avidité, la frustration, le conformisme généralisé (ce que, dans le domaine de la culture, on appelle pompeusement le postmodernisme). Tout cela est matérialisé dans des structures lourdes : la course folle et potentiellement létale d'une technoscience autonomisée, l'ona­nisme consommationniste, télévisuel et publicitaire, l'atomisation de la société, la rapide obsolescence technique et « morale » de tous les « produits », des « richesses » qui, croissant sans cesse, fondent entre les doigts. Le capitalisme semble être enfin parvenu à fabri­quer le type d'individu qui lui « correspond » : perpétuellement distrait, zappant d'une « jouissance » à l'autre, sans mémoire et sans projet, prêt à répondre à toutes les sollicitations d'une machine économique qui de plus en plus détruit la biosphère de la planète pour produire des illusions appelées marchandises. »

p470:"L'Europe occidentale contemporaine, comme tout l'Occident, est caractérisée par l'évanescence du conflit politique et social, la décomposition de la société politique morcelée entre lobbies et dominée par les partis bureaucratisés, la propagation de l'irresponsabilité, la destruction
accélérée de la nature, des villes et de l'ethos humain, le conformisme généralisé, la disparition de l'imagination et de la créativité culturelle et politique, le règne dans tous les domaines des modes éphémères, des fast-foods intellectuels et du n'importe quoi universel. Derrière la façade d'institutions «démocratiques» et qui ne le sont que de nom, les sociétés européennes sont des sociétés d'oligarchie libérale où les couches dominantes s'avèrent de plus en plus incapables de gérer leur propre système dans leur intérêt bien compris."



CORNELIUS CASTORIADIS
Quelle démocratie?

tome 1

"Castoriadis, écrivain politique" présentation d'Enrique Escobar:

p46 : De nos jours, écrivait-il en 1978, "mémoire vivante du passé et projet d'un avenir valorisé disparaissent ensemble."

p51 : Castoriadis pensait aussi qu'une société où les hommes sont "murés dans leur vie privée" est en un sens despotique.

p 52 : Castoriadis avait fait remarquer depuis longtemps que notre société ne connaît pas de censure au sens fort parce qu'elle n'en a pas besoin : le véritable espace public/privé (celui, en particulier, du débat intellectuel) est de plus en plus remplacé « par un espace homogénéisé, marchand et télévisuel, marginalement perturbé par quelques dissonances ».(1991)


p143 :"Le mouvement ouvrier a été intégré dans la société officielle, ses institutions (partis, syndicats) sont devenues les siennes. Plus, les travailleurs ont en fait abandonné toute activité politique ou même syndicale. Cette privatisation de la classe ouvrière et même de toutes les couches sociales est le résultat conjoint de deux facteurs : la bureaucratisation des partis et des syndicats en éloigne la masse des travailleurs ; l'élévation du niveau de vie et la diffusion massive des nouveaux objets et modes de consommation leur fournissent le substitut et le simulacre de raisons de vivre. Cette phase n'est ni superficielle ni accidentelle. Elle traduit un destin possible de la société actuelle. Si le terme barbarie a un sens aujourd'hui, ce n'est ni le fascisme, ni la misère, ni le retour à l'âge de pierre. C'est précisément ce «cauchemar climatisé» de la consommation pour la consommation dans la vie privée, l'organisation pour l'organisation dans la vie collective, et leurs corollaires : privatisation, retrait et apathie à l'égard des affaires communes, déshumanisation des rapports sociaux. Ce processus est bien en cours dans les pays industrialisés...(1963)"

p178-179 : "Il y a donc une probabilité, et qui va croissant, pour que l'étudiant, de par son contact même avec l'Université, soit amené à mettre en question la culture qui lui est fournie, sa relation avec la société, et la structure de cette société elle-même.[...]Une chose est certaine : la période qui vient verra se confirmer et s'amplifier le courant de contestation de l'ordre existant parmi la jeunesse étudiante." (1963)

p224 : "Nous appelons praxis ce faire dans lequel l'autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l'agent essentiel du développement de leur propre autonomie. La vraie politique, la vraie pédagogie, la vraie médecine, pour autant qu'elles ont jamais existé, appartiennent à la praxis."
p246 : "Pour ce qui est de la praxis, on peut résumer la situation en disant qu'elle rencontre la totalité comme unité ouverte ce faisant elle-même."

p273 : "Qu'il s'agisse de sa moitié moderne ou de sa moitié affamée, la même question reste suspendue sur le monde contemporain : l'immense capacité des hommes de se leurrer sur ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent s'est-elle modifiée en quoi que ce soit depuis un siècle?" (1967)

p368 :" De quoi disposons-nous pour penser l'histoire et la société? De rien - de rien d'autre que la reconnaissance de la spécificité absolue, du mode d'être unique de ce que j'ai appelé le social-historique, qui n'est ni addition indéfinie des individus ou des réseaux intersubjectifs, ni leur simple produit, qui est "d'un côté, des structures données, des institutions et des oeuvres matérialisées, qu'elles soient matérielles ou non ; et, d'un autre côté, ce qui structure, institue, matérialise...l'union et la tension de la société instituante et de la société instituée, de l'histoire faite et de l'histoire se faisant".
Ce qui chaque fois institue, ce qui est à l'oeuvre dans l'histoire se faisant, nous ne pouvons le penser que comme l'imaginaire radical, car il est simultanément, chaque fois, surgissement du nouveau et capacité d'exister dans et par la position d'"images"? "

p373 : "dans quelle mesure la situation social-historique contemporaine fait naître chez les hommes le désir et la capacité de créer une société libre et juste?"

p375 : "La visée, volonté, désir de vérité, telle que nous l'avons connue depuis vingt-cinq siècles, est une plante historique à la fois vivace et fragile. La question se pose de savoir si elle survivra à la période que nous traversons. (Nous savons qu'elle n'avait pas survécu à la montée de la barbarie chrétienne, et qu'il a fallu un millénaire pour qu'elle resurgisse.) Je ne parle pas de la vérité du philosophe, mais de cette étrange déchirure qui s'institue dans une société, depuis la Grèce, et la rend capable de mettre en question son propre imaginaire. Cette vérité, la seule qui nous importe en un sens, a et ne peut qu'avoir une existence social-historique. Cela veut dire que les conditions rendant son opération possible doivent être d'une certaine façon incorporées aussi bien dans l'organisation sociale que dans l'organisation psychique des individus ; et elles se situent à un niveau beaucoup plus profond que la simple absence de censure ou de répression (elles ont pu être réunies parfois sous des régimes tyranniques, qui y ont finalement trouvé la cause de leur mort, et peuvent ne pas l'être sous des régimes apparemment libéraux). Aujourd'hui, dans une course constamment accélérée, tout semble conspirer pour les détruire, la dynamique propre des institutions autant que le fonctionnement global de la société : la puissance des machines de propagande et d'illusion, le néo-analphabétisme se propageant aussi vite et du même pas que la diffusion des « connaissances », la délirante division du travail scientifique, l'usure inouïe du langage, la disparition de fait de l'écrit, conséquence de sa prolifération illimitée, et, par-dessus tout, la capacité incroyable de la société établie de résorber, détourner, récupérer tout ce qui la met en cause , ne sont que quelques-uns parmi les aspects sociaux du processus. (1965) "

p620 : "Nos intellectuels parlent-ils pour ne rien dire? Non point. Ils parlent pour que les gens pensent à côté."



CHRISTOPHER LASCH & CORNELIUS CASTORIADIS
La culture de l'égoïsme

CC : "Personne n'est partie prenante d'un horizon de temps public. De même, personne - là encore avec toutes les nuances requises - n'est partie prenante d'un espace public."

CC :" Ce qui ne fonctionne pas, c'est la correspondance avec des rôles, ou des possibilités de rôles, prédéterminés que le sujet puisse investir, valoriser et reprendre à son compte; c'est un des aspects de la crise dont nous discutons aujourd'hui."

 


Jean-Claude Michéa (post face) : "Mais au moins devrions-nous, à présent, être sûrs d'une chose. Ce n'est certainement pas, en effet, en diabolisant comme « réactionnaire » tout sentiment d'appartenance et de filiation ou en considérant, par principe, comme nécessairement « passéiste » l'attachement légitime des peuples à leur langue, leurs traditions et leur culture (puisque tel est, de nos jours, le noyau résiduel de toute métaphysique de gauche) que les individus modernes pourront trouver le chemin d'une émancipation personnelle et collective à la fois réelle et véritablement humaine."

 



 

CORNELIUS CASTORIADIS
La création humaine IV
(2011)
Ce qui fait la Grèce, 3
Thucydide, la force et le droit

"La discussion sur le droit a un sens entre égaux mais qu'entre inégaux c'est la force qui prévaut"
C'est la première fois qu'on voit exprimer de façon aussi nue, débarrassée de toute autre considération, ce principe simple, indécomposable : là où il y a des égaux, il y a droit, et là où il n'y en a pas, la force règne."

"Merleau-Ponty, si j'ai bonne mémoire, écrit que le langage, comme le sensible, «empiète» sur le tout, expression à mon avis encore trop faible. Le langage coopère activement à la transformation de cette espèce de chaos informe que sont mes représentations et mes pensées non exprimées en quelque chose qui, même si je ne le transmets pas à un autre, même dans mon monde le plus solipsiste, a une véritable existence pour moi. Ou autrement ce n'est qu'une pure sensation, mais je crois qu'on peut se demander s'il peut y avoir une pure sensation dans l'élaboration de laquelle la formation linguistique de l'individu n'ait pas joué un rôle."

 

 

CORNELIUS CASTORIADIS
Histoire et création
Textes philosophiques inédits, 1945-1967 -2009

"Ce refus de la spécialisation - plus exactement, du fétichisme de la spécialisation - ne vaut pas seulement pour ce qui est de la théorie. Il vaut autant et peut-être plus encore pour ce qui est de la vie des hommes. La spécialisation, telle qu'elle est pratiquée à un degré croissant actuellement, aboutit à la fois à l'aliénation des individus et à la destruction de la société sous sa forme suprême de société politique. Elle aboutit également à cette absurdité qu'est la politique contemporaine, comme technique de l'universel confiée à une catégorie particulière de spécialistes, qui ne sont spécialistes de rien, sinon de l'asservissement et de l'exploitation des capacités universelles déposées dans la totalité des catégories qui composent la société. Cela devrait également être dit ici, puisque cet ouvrage vise à établir une théorie de l'action, qui n'est jamais qu'action parmi les hommes et pour les hommes. "

 


 

 

EDGAR MORIN
CLAUDE LEFORT
CORNELIUS CASTORIADIS
Mai 68 La Brèche
suivi de Vingt ans après
(2008)

"La dissolution des mouvements des années 60 a sonné le début de la nouvelle phase de régression de la vie politique dans les sociétés occidentales, à laquelle nous assistons depuis une quinzaine d'années. Cette régression va de pair avec (est presque synonyme de) un nouveau round de bureaucratisation-privatisation-médiatisation, en même temps que, dans un vocabulaire plus traditionnel, avec un retour en force des tendances politiques autoritaires dans le régime libéral-oligarchique. On a le droit de penser que ces phénomènes sont provisoires ou permanents, qu'ils traduisent un moment particulier de l'évolution de la société moderne ou sont l'expression conjoncturelle de traits insurmontables de la société humaine. Ce qui n'est pas permis, c'est d'oublier que c'est grâce à et moyennant ce type de mobilisation collective représenté par les mouvements des années 60 que l'histoire occidentale est ce qu'elle est et que les sociétés occidentales se trouvent avoir sédimenté les institutions et les caractéristiques qui les rendent tant bien que mal viables et en feront, peut-être, le point de départ et le tremplin d'autre chose." C. Castoriadis (1986)


 


CORNELIUS CASTORIADIS
La création humaineIII
(2008)
Ce qui fait la Grèce 2, La cité et les lois

"Le mot de politique est bien entendu extrêmement galvaudé, prostitué même; on lui donne des significations soit trop particulières, soit trop universelles. Pour moi, la seule définition possible - et elle apparaît déjà en Grèce -, c'est celle d'une activité collective qui essaie de se penser elle-même et se donne comme objet, non pas telle ou telle disposition particulière, mais l'institution de la société en tant que telle. En dehors de cela, je vous l'ai dit, on peut avoir des intrigues de cour, des clans, des révoltes, etc., mais on n'a pas de politique au sens fort de ce terme. Quant à savoir si cela coïncide avec la démocratie ... Certainement pas. Il n'y a coïncidence que dans la mesure où l'existence d'une activité politique ainsi définie ouvre la question de ce que doit être l'institution de la société: on sort alors de la pure et simple hétéronomie où l'institution de la société est donnée, que ce soit par révélation, par tradition ou même par démonstration scientifique, pseudo-scientifique bien entendu. En ce sens-là et en ce sens seulement, on peut lier ces deux notions, politique et démocratie."


 

CORNELIUS CASTORIADIS
Fenêtre sur le chaos
(2007)

"Nous passons la plupart du temps notre vie à la surface, pris dans les préoccupations, les trivialités, le divertissement. Mais nous savons, ou devons savoir, que nous vivons sur un double abîme, ou chaos, ou sans-fond. L'abîme que nous sommes nous-même, en nous-même et pour nous-même; l'abîme derrière les apparences fragiles, le voile friable du monde organisé et même du monde prétendument expliqué par la science. Abîme, notre propre corps dès qu'il se détraque tant soi peu -le reste du temps aussi, d'ailleurs, mais nous n'y pensons pas; notre inconscient et nos désirs obscurs; le regard de l'autre; la volupté, tenacement aiguë et perpétuellement insaisissable; la mort ; le temps, sur lequel après vingt-cinq siècles de réflexion philosophique nous ne savons toujours rien dire; l'espace aussi, cette incompréhensible nécessité pour tout ce qui est de se confiner dans un ici ou ailleurs; plus généralement, la création / destruction perpétuelle qui est l'être lui-même, création/ destruction non pas seulement des choses particulières, mais des formes elles-mêmes et des lois des choses; abîme, finalement, l'a-sens derrière tout sens, la ruine des significations avec lesquelles nous voulons vêtir l'être, comme leur incessante émergence."


"De même, dans le cas d'une grande œuvre d'art - et c'est ce qui correspond à la katharsis de la tragédie -, on peut parler d'un affect, indescriptible et spécifique. Encore une fois, misérablement, on peut essayer de le mettre en mots, dire que c'est un mixte de joie et de tristesse, de plaisir et de deuil, d'étonnement sans fin et d'acquiescement... Proust parle quelque part, à propos de la sonate de Vinteuil, de «la pertinence des questions et de l'évidence des réponses». Et c'est vrai, il y a toujours cela dans l'art. Mais ce qui finalement survient comme fin - et dans tous les sens du terme: à la fois finalité, achèvement et terminaison - pour le sujet, pour le spectateur, l'auditeur, le lecteur de l'œuvre d'art, c'est l'affect de la fin du désir. Et je pense que c'est cela le sens de la katharsis: quand nous sortons d'une représentation d'Œdipe roi, ou de Macbeth, du Roi Lear, quand nous sortons d'une audition du Requiem, de la Passion selon saint Matthieu, pour quelques instants au moins nous ne désirons rien et nous vivons l'affect qui accompagne la fin de ce désir. Et le rapport avec la mort, c'est que nous voudrions que cela ne s'arrête jamais; ou que tout s'arrête avec cela, avec ce moment. Et ce n'est pas seulement vrai pour les œuvres que j'ai citées. C'est ce qui vous saisit quand pour la première fois, à Olympie, vous entrez dans la salle du musée où est présenté l'Hermès de Praxitèle, ou au Louvre quand, malgré la cohue, vous pouvez admirer la Victoire de Samothrace, ou un portrait de Clouet, le Titien dont je vous parlais tout à l'heure, ou au Prado Les Ménines, la Vue de Delft à La Haye, Les Régents de l'hospice des vieillards de Hals à Haarlem, La Ronde de nuit à Amsterdam - tout s'arrête. Vous êtes là, devant l'œuvre, vous ne désirez rien. C'est un état extraordinaire ... "


"Penser n'est pas sortir de la caverne, ni remplacer l'incertitude des ombres par les contours tranchés des choses mêmes, la lueur vacillante d'une flamme par la lumière du vrai Soleil. C'est entrer dans le Labyrinthe, plus exactement faire être et apparaître un Labyrinthe alors que l'on aurait pu rester «étendu parmi les fleurs, faisant face au ciel». C'est se perdre dans des galeries qui n'existent que parce que nous les creusons inlassablement, tourner en rond au fond d'un cul-de-sac dont l'accès s'est refermé derrière nos pas - jusqu'à ce que cette rotation ouvre, inexplicablement, des fissures prtaicables dans la paroi."


"L'écrivain - poète, philosophe, ou même historien - ébranle les certitudes instituées, met en question le monde dans et par lequel la société s'était crée une niche, il dévoile l'abîme tout en lui donnant une forme et par le fait même qu'il lui donne une forme. En faisant cela, l'écrivain participe essentiellement à l'instauration de la démocratie - sans laquelle, du reste, il est lui-même impossible et inconcevable."




 

CORNELIUS CASTORIADIS
Une société à la dérive
Entretiens et débats
(1974-1997-2005)

"L"'individualisme"est de l'infantilisme. Dans aucune société que je connaisse, les gens n'ont été autant immergés dans le social qu'aujourd'hui. Quinze millions de foyer tournent à la même heure les mêmes boutons pour voir la même chose. Laissez-moi rire."

"D'abord, il y a un fait qu'il faudra bien un jour ou l'autre digérer : nous sommes mortels. Non seulement nous, non seulement les civilisations, mais l'humanité comme telle et toutes ses créations, toute sa mémoire, sont mortelles. La durée de vie d'une espèce animale est en moyenne de deux millions d'années. Même si, mystérieusement, nous dépassions indéfiniment ce cap, le jour où le Soleil atteindra sa phase terminale et deviendra une géante rouge, sa frontière sera quelque part entre la Terre et Mars ; le Parthénon, Notre-Dame, les tableaux de Rembrandt ou de Picasso, les livres où sont consignés le Banquet ou les Élégies de Duino seront réduits à l'état de protons fournissant de l'énergie à cette étoile."

 

CORNELIUS CASTORIADIS
La cration humaine II
(2004)
Ce qui fait la Grèce 1
D'Homère à Héraclite

"Or, et j'en viens tout de suite à la position qui sous-tendra tout ce que je vous dirai cette année, ce qui nous importe, ce n'est pas simplement une interprétation des œuvres, c'est un projet de compréhension totale - et j'insiste sur le terme « projet ». Notre intérêt va au-delà de la simple interprétation, c'est-à-dire d'un travail simplement théorique : quand nous abordons la naissance de la démocratie et de la philosophie, ce qui nous importe, pour l'exprimer brièvement, c'est notre propre activité et notre propre transformation. Et c'est en ce sens que le travail que nous faisons peut être dit un travail politique. Autrement dit, si on nous pose la question : pourquoi voulez-vous comprendre le monde grec ancien, nous répondrons, certes, que nous voulons le comprendre pour le comprendre. Nous sommes ainsi faits que comprendre ou savoir est déjà une fin en soi, qui ne demande pas d'autre justification. Mais cela coexiste avec : comprendre pour agir et pour nous transformer. A la limite, même si, à la fin de ce parcours, nous restons les mêmes, nous ne le serons plus tout à fait - car nous saurons, ou nous croirons savoir, pourquoi nous avons décidé de rester les mêmes."


"L'idée centrale, à cet égard, c'est que le nouveau ne peut reprendre l'ancien qu'avec la signification qu'il lui donne. Ou, pour inverser la formule : l'ancien ne peut être repris dans le nouveau qu'avec la signification que le nouveau lui donne. Voilà notre point de départ, que nous discutions verticalement, diachroniquement, ou horizontalement, synchroniquement, c'est-à-dire du point de vue des influences latérales. Autrement dit, ce n'est que dans la mesure où il y a sujet, principe organisateur, pôle de donation de signification à ce qui se présente que quoi que ce soit peut apparaître comme influence, emprunt, tradition, etc. Sans cela, le nouveau, l'étranger, l'extérieur, l'autre, ne saurait être accueilli que comme simple bruit, perturbation ou agression à repousser."

"Et maintenant : que trouvons-nous au centre des significations des poèmes? Tout simplement l'essentiel de l'imaginaire grec, à savoir la saisie tragique du monde."

"Et l'on conclura en essayant de voir comment les poèmes contiennent déjà les germes d'une mise en question du monde héroïque qu'ils décrivent."

" C'est cela, la relation d'un grand poète avec son temps. Pensez à John Donne ou à Shakespeare: je ne dis pas qu'ils recopient les journaux, mais ils savent prendre ce qui est là dans la société, ce qui se discute, pour donner à ces thèmes une forme et une intensité qui vont les projeter bien au-delà de leur époque."

 

 

CORNELIUS CASTORIADIS
La cration humaine I
(2002)
Sujet et vérité
dans le monde social-historique

"Et si, dans ce séminaire sur la création politique, je reviens si obstinément sur l'exemple de la Grèce ancienne, c'est qu'à ma connaissance - encore une fois, en laissant de côté le bouddhisme initial, lequel n'a pas créé une société démocratique - la Grèce est la seule société, du moins la Grèce jusqu'au Vè siècle, où l'on a fait tout ce qu'on a fait en acceptant parfaitement l'idée que l'homme est soit mortel, soit voué après la mort à un destin pire encore que celui qu'il subit sur la terre. En le sachant et en le pensant pendant quatre siècles. Cela nous montre donc une possibilité essentielle des êtres humains: ils peuvent vivre en se sachant mortels, et le reste ce sont des histoires tout juste bonnes pour les préfets de police et les curés. C'est cela qu'il faut faire revivre pour les hommes de notre temps, sous une autre forme, bien sûr. Et c'est à ce prix seulement que l'on pourra avancer vers l'autonomie. "

 

 

.CORNELIUS CASTORIADIS
Dialogue
(1999)
Cornelius Castoriadis, Octavio Paz, Francisco Varela, Alain Connes, Jean-Luc Donnet,

C. Castoriadis. - " Je pense par exemple à Mai 1968 (qui est passé, c'est sûr) où on a vu que ceux qui étaient extraordinairement actifs dans le mouvement productif d'idées et de significations n'étaient pas tellement des ouvriers, c'étaient des techniciens, c'étaient les professions libérales, c'étaient des intellectuels si l'on veut, les étudiants ...
O. Paz. - Les étudiants d'abord.
C.C. - ... Les étudiants bien sûr, et les jeunes d'abord; et c'est très important même si cela crée de grandes difficultés pour l'action.
O.P. - Oui, 68 a été une flambée qui nous a illuminés pendant une période très courte mais qui nous a montré une certaine direction. Une chose m'a frappé dans la révolte universelle: ça venait de beaucoup de pays, la France, les États-Unis, l'Allemagne, mon pays ...
C.C. - Le Mexique ...
O.P. - Oui. Eh bien, les revendications n'étaient pas de caractère économique, ni même social, mais plutôt de caractère moral ; ils ne dénonçaient pas au nom d'une classe ni au nom d'une économie. Ce qui était en jeu, c'était quelque chose de tout à fait différent, je dirais la position, le lieu de la personne humaine dans la société: je pense que la société moderne a éliminé les valeurs, le centre même de créativité qu'est la personne humaine. Castoriadis a parlé d'individu, je voudrais substituer au mot individu le mot personne."


 

 

CORNELIUS CASTORIADIS
Sur Le Politique de Platon
(1999)

"Dès le Vème siècle (av JC), des penseurs comme Démocrite, Protagoras et Thucydide affirment qu'il y a dû avoir un état primitif, un état moins avancé techniquement et du point de vue de la civilisation que ce qui existe aujourd'hui. Leur accent sur les inventions matérielles est très fort. Il y a donc cette idée qui était là au Vème siècle, et qui se répandait, d'une autoconstitution de l'espèce humaine - même si on ne la désignait pas en ces termes.
Or, que fait Platon? Par une représentation délibérément anhistorique, il arrête, il fige l'histoire. D'ailleurs, il n'y a pas d'histoire, il n'y a que des cycles et, dans ce temps circulaire, "ce ne sont pas les hommes qui ont inventé outils, cités, murailles , navires, comme la tradition démocritéenne reprise par Thucydide l'enseigne. Non, pour Platon, c'est à nouveau Prométhée-Héphaïstos-Athéna qui ont donné aux hommes les arts dont ils avaient besoin pour survivre au moment, d'ailleurs, où ils étaient menacés d'extinction parce que les bêtes sauvages étaient beaucoup plus puissantes qu'eux.
Ainsi, cette espèce de reconnaissance embryonnaire mais assez sûre dans son inspiration qui surgit au Vè siècle d'une sorte d'autoconstitution, d'autocréation de l'humanité, cette conscience embryonnaire qui apparaît à travers les reconstitutions d'une première phase de l'histoire de l'humanité dans les anthropogonies de Démocrite, de Protagoras, dans l'Archéologie de Thucydide et même d'ailleurs, en un sens, dans l'Oraison funèbre de Périclès, cette conscience embryonnaire est ici détruite par la réintroduction d'une hétéronomie cosmologique, elle est détruite donc au niveau mythique, cosmologique, d'une cosmologie qui n'a d'autres fondements que l'imaginaire de Platon."

 

 

CORNELIUS CASTORIADIS
Post-scriptum sur l'Insignifiance (1998)
entretiens avec Daniel Mermet

"D.M. — Limiter c'est interdire. Comment interdire ?
C.C. — Non, pas interdire au sens répressif. Mais savoir qu'il y a des choses qu'on ne peut pas faire ou qu'il ne faut même pas essayer de faire ou qu'il ne faut pas désirer. Par exemple, l'environnement. Nous vivons dans une société libre sur cette planète merveilleuse que nous sommes en train de détruire, et quand je prononce cette phrase, je songe aux merveilles de cette planète, je pense par exemple à la mer Egée, aux montagnes enneigées, je pense à la vue du Pacifique depuis un coin d'Australie, je pense à Bali, aux Indes, à la campagne française qu'on est en train de démolir et de désertifier. Autant de merveilles en voie de démolition. Je pense que nous devrions être les jardiniers de cette planète. Il faudrait la cultiver. La cultiver comme elle est et pour elle-même. Et trouver notre vie, notre place relativement à cela. Voilà une énorme tâche. Et tout cela pourrait absorber une grande partie des loisirs des gens, libérés d'un travail stupide, productif, répétitif, etc. Or cela, évidemment, c'est très loin non seulement du système actuel mais de l'imagination dominante actuelle. L'imaginaire de notre époque, c'est l'imaginaire de l'expansion illimitée, c'est l'accumulation de la camelote : une télé dans chaque chambre, un micro-ordinateur dans chaque chambre... c'est cela qu'il faut détruire. Le système s'appuie sur cet imaginaire qui est là et qui fonctionne."

 

CORNELIUS CASTORIADIS
Les Carrefours du labyrinthe VI
(1998)
Figures du pensable

"Si tel est l'imaginaire dominant de l'humanité occidentale contemporaine, la renaissance du projet d'autonomie requiert des changements immenses, un véritable tremblement de terre, non pas en termes de violence physique mais en termes de croyances et de comportements humains. Il s'agit d'un changement radical de la représentation du monde et de la place des humains dans celui-ci. Il faut détruire la représentation du monde comme objet d'une maîtrise croissante ou comme décor d'une anthroposphère. Le monde, avec ce qu'il comporte de chaotique et d'à jamais immaîtrisable, ne sera jamais séparable de l'anthroposphère, et l'homme ne le maîtrisera jamais. "


"Comment le pourrait-il, alors qu'il sera à jamais incapable de maîtriser la trame des actes dont la succession compose sa propre vie? Ce phantasme grandiose et vide de la maîtrise sert de contrepartie à la grotesque accumulation de gadgets dérisoires, les deux ensemble fonctionnant comme distraction et divertissement pour occulter notre mortalité essentielle, pervertir notre inhérence au cosmos, oublier que nous sommes les improbables bénéficiaires d'une improbable et très étroite bande de conditions physiques rendant la vie possible sur une planète exceptionnelle que nous sommes en train de détruire.
Il faut aussi détruire la poussée et les affects correspondant à cette représentation. Poussée d'expansion indéfinie d'une prétendue maîtrise et constellation d'affects qui curieusement l'accompagne: irresponsabilité et insouciance. Nous devons dénoncer l' hubris en nous et autour de nous, accéder à un éthos d' autolimitation et de prudence, accepter cette mortalité radicale pour devenir enfin, tant que faire se peut, libres.
Ce dont il s'agit, donc, est tout autre chose que de gérer tranquillement le consensus existant, augmenter millimétriquement les «espaces de liberté» ou revendiquer «de plus en plus de droits ». Comment le faire est une autre affaire. Un grand mouvement politique collectif ne peut pas naître par l'acte de volonté de quelques­uns. Mais, aussi longtemps que cette hypnose collective dure, il y a, pour ceux parmi nous qui ont le lourd privilège de pouvoir parler, une éthique et une politique provisoires: dévoiler, critiquer, dénoncer l'état de choses existant. Et pour tous: tenter de se comporter et d'agir exemplairement là où ils se trouvent. Nous sommes responsables de ce qui dépend de nous. "


"Chaos est le fond de l'être, c'est même le sans-fond de l'être, c'est l'abîme qui est derrière tout existant, et précisément cette détermination qu'est la création de formes fait que le chaos se présente toujours aussi comme cosmos, c'est-à-dire comme monde organisé au sens le plus large du terme, comme ordre ; seulement, nous découvrons constamment que l'organisation et l'ordre ultime de ce cosmos nous échappent ."

 

 

CORNELIUS CASTORIADIS
Les Carrefours du labyrinthe V
(1997)
Fait et à faire

"Certes, encore une fois, à moins d'en rester à une interrogation vide, toute pensée qui aboutit établit à son tour une nouvelle clôture. L'histoire de la pensée est aussi l'histoire de ces clôtures successives - et c'est ce qui rend inéliminable une attitude critique à l'égard des penseurs d'autrefois. Mais il est aussi vrai que, parmi les formes ainsi créées, certaines possèdent une mystérieuse et merveilleuse permanence. Et la vérité de la pensée est ce mouvement même dans et par lequel le permanent déjà créé se trouve placé et éclairé autrement par la création nouvelle dont il a besoin pour ne pas sombrer dans le silence du simplement idéal. "

"Les oligarchies libérales contemporaines partagent avec les régimes totalitaires, le despotisme asiatique et les monarchies absolues ce trait décisif : la sphère publique/publique est en fait, pour sa plus grande part, privée. Elle ne l'est certes pas juridiquement, le pays n'est pas domaine du monarque, ni l'État l'ensemble des serviteurs de sa «maison». Mais dans les faits, l'essentiel des affaires publiques est toujours affaire privée des divers groupes et clans qui se partagent le pouvoir effectif, les décisions sont prises derrière le rideau, le peu qui en est porté sur la scène publique est maquillé, précontraint et tardif jusqu'à l'irrelevance."

 

 

CORNELIUS CASTORIADIS
Les Carrefours du labyrinthe IV
(1996)
La montée de l'insignifiance
"De même, dans l'Occident contemporain, l'" individu " libre, souverain, autarcique, substantiel n'est guère plus, dans la grande majorité des cas, qu'une marionnette accomplissant spasmodiquement les gestes que lui impose le champ social-historique: faire de l'argent, consommer et «jouir» (s'il y arrive...). Supposé "libre" de donner à sa vie le sens qu'il "veut", il ne lui "donne", dans l'écrasante majorité des cas, que le "sens" qui a cours, c'est-à-dire le non-sens de l'aug-mentation indéfinie de la consommation. Son "autonomie" redevient hétéronomie, son "authenticité" est le conformisme généralisé qui règne autour de nous."

« ... Vous demandez si l'épreuve de la liberté ne devient pas insoutenable. Elle ne le devient que pour autant que l'on n'arrive à rien faire de cette liberté. Nous voulons la liberté pour elle-même certes, mais aussi pour pouvoir faire des choses. Si l'on ne peut ou ne veut rien en faire, la liberté devient pure figure du vide. Horrifié devant ce vide, l'homme contemporain se réfugie dans le laborieux surremplissage de ses "loisirs", dans un train-train répétitif et accéléré.
En même temps, l'épreuve de la liberté est indissociable de l'épreuve de la mortalité. Un être - individu ou société - ne peut pas être autonome s'il n'a pas accepté sa mortalité. Une véritable démocratie - non pas une "démocratie" simplement procédurale - une société autoréflexive, et qui s'auto-institue, qui peut toujours remettre en question ses institutions et ses significations, vit précisément dans l'épreuve de la mortalité virtuelle de toute signification instituée. Ce n'est qu'à partir de là qu'elle peut créer des "monuments impérissables" : impérissables en tant que démonstration, pour tous les hommes à venir, de la possibilité de créer la signification en habitant le bord de l'Abîme.
Or il est évident que l'ultime vérité de la société occidentale contemporaine, c'est la fuite éperdue devant la mort, la tentative de recouvrir notre mortalité, qui se monnaie de mille façons, par la suppression du deuil, par les "morticiens", par les tubages et les branchements interminables de l'acharnement thérapeutique, par la formation de psychologues spécialisés pour "assister" les mourants, par la relégation des vieux, etc ... »




 

CORNELIUS CASTORIADIS
Démocratie et relativisme
(1994)
Débat avec le MAUSS

"Une société autonome ne peut être instaurée que par l'activité autonome de la collectivité. Une telle activité présuppose que les hommes investissent fortement autre chose que la possibilité d'acheter un nouveau téléviseur en
couleurs. Plus profondément, elle présuppose que la passion pour la démocratie et pour la liberté, pour les affaires communes, prend la place de la distraction, du cynisme, du conformisme, de la course à la consommation.
Bref : elle présuppose, entre autres, que l'économique cesse d'être la valeur dominante ou exclusive. C'est cela, pour répondre à Ferenc Fehér, le "prix à payer" pour une transformation de la société. Disons-le plus clairement encore : le prix à payer pour la liberté, c'est la destruction de l'économique comme valeur centrale et, en fait, unique. Est-ce un prix tellement élevé ? Pour moi, certes, non : je préfère infiniment avoir un nouvel ami qu'une nouvelle voiture. Préférence subjective, sans doute. Mais "objectivement" ? J'abandonne volontiers aux philosophes politiques la tâche de "fonder" la (pseudo-) consommation comme valeur suprême. Mais il y a plus important. Si les choses continuent leur course présente, ce prix devra être payé de toute façon. Qui peut croire que la destruction de la Terre pourra continuer encore un siècle au rythme actuel ? Qui ne voit pas qu'elle s'accélérerait encore si les pays pauvres s'industrialisaient ? Et que fera le régime, lorsqu'il ne pourra plus tenir les populations en leur fournissant constamment de nouveaux gadgets? "


« À partir du moment où l'on met la société contemporaine précisément en regard de ses implications - ne serait-ce que de l'idée véritable de démocratie, de l'idée dans sa pleine potentialité -, on voit qu'il y a des choses qui ne vont pas. Et cette critique dépasse de loin les critiques marxistes traditionnelles. Il y a des phénomènes nouveaux, des phénomènes plus inquiétants, une sorte d'effondrement, d'enfoncement peut-on dire de l'humanité occidentale. »

 

 

 

CORNELIUS CASTORIADIS
les Carrefours du labyrinthe III
(1990)
Le monde morcelé

"La crise actuelle de l'humanité est crise de la politique au grand sens du terme, crise à la fois de la créativité et de l'imagination politiques, et de la participation politique des individus. La privatisation et l' « individualisme » régnants laissent libre cours à l'arbitraire des Appareils en premier lieu, à la marche autonomisée de la techno-science à un niveau plus profond.
C'est là le point ultime de la question. Les dangers énormes, l'absurdité même contenue dans le développement tous azimuts et sans aucune véritable « orientation » de la techno-science, ne peuvent être écartés par des « règles » édictées une fois pour toutes, ni par une « compagnie de sages » qui ne pourrait devenir qu'instrument, sinon même sujet, d'une tyrannie. Ce qui est requis est plus qu'une « réforme de l'entendement humain », c'est une réforme de l'être humain en tant qu'être social-historique, un ethos de la mortalité, un auto-dépassement de la Raison. Nous n'avons pas besoin de quelques « sages ». Nous avons besoin que le plus grand nombre acquière et exerce la sagesse — ce qui à son tour requiert une transformation radicale de la société comme société politique, instaurant non seulement la participation formelle mais la passion de tous pour les affaires communes. Or, des êtres humains sages, c'est la dernière chose que la culture actuelle produit.
« Que voulez-vous donc ? Changer l'humanité ?
— Non, quelque chose d'infiniment plus modeste : que l'humanité se change, comme elle l'a déjà fait deux ou trois fois. »"


"A ma deuxième question : y a-t-il une unité de l'être humain singulier, au-delà de son identité corporelle et de l'enveloppe chronologique de son « histoire », de sa chronique, ma réponse brève et provisoire sera encore multiple. Il y a certes une certaine unité de chaque psyché singulière, au moins comme origine commune et co-appartenance obligatoire de forces qui se livrent une longue guerre sur le même théâtre d'opérations. Il y a, à sa façon, l'unité plus ou moins solide de l'individu que fabrique la société. Au-delà, il y a une unité visée ou que nous devons viser : l'unité de la représentation réfléchie de soi et des activités délibérées que l'on entreprend. Unité ne veut pas dire, bien entendu, invariabilité à travers le temps."


"La création du projet d'autonomie, l'activité réflexive de la pensée et la lutte pour la création d'institutions autoréflexives, c'est-à-dire démocratiques, sont des résultats et des manifestations du faire humain. C'est l'activité humaine qui a engendré l'exigence d'une vérité brisant le mur des représentations de la tribu chaque fois instituées. C'est l'activité humaine qui a créé l'exigence de liberté, d'égalité, de justice, dans sa lutte contre les institutions établies. Et c'est notre reconnaissance, libre et historique, de la validité de ce projet et l'effectivité de sa réalisation, jusqu'ici partielle, qui nous attache à ces exigences de vérité, de liberté, d'égalité, de justice — et nous motive dans la continuation de cette lutte.
Travailler sous ces exigences est donc une tâche à la fois politique et philosophique, dans tous les sens de ces termes. Du point de vue plus spécifiquement philosophique, la clôture que nous trouvons devant nous est la clôture ensembliste-identitaire qui a de plus en plus, depuis les stoïciens, dominé la philosophie. De ce point de vue, l'idée d'une « fin de la philosophie » n'exprime que l'impuissance devant la clôture ensembliste-identitaire et la vaine tentative d'y échapper en se réfugiant dans des pseudo-poèmes et des pseudo-prophéties travestis en pensée.
La nuit n'est tombée que pour ceux qui se sont laissés tomber dans la nuit. Pour ceux qui sont vivants,

hélios neos eph'hémeréi estin

le soleil est neuf à chaque jour (Héraclite, Diels 22, B 6)".

"créer les institutions qui, intéririsées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société."


 

CORNELIUS CASTORIADIS
les Carrefours du labyrinthe II
(1986)
Domaines de l'homme

"La seule limitation essentielle que peut connaître la démocratie, c'est l'autolimitation. Et celle-ci, à son tour, ne peut être que la tâche des individus éduqués dans, par et pour la démocratie.
Mais cette éducation comporte nécessairement l'acceptation du fait que les institutions ne sont, telles qu'elles sont, ni «nécessaires» ni «contingentes»; autant dire, l'acceptation du fait qu'il n'y a ni du sens donné comme cadeau ni de garant du sens, qu'il n'y a d'autre sens que celui créé dans et par 1 'histoire. Autant dire encore que la démocratie écarte le sacré, ou que - c'est la même chose - les êtres humains acceptent finalement ce qu'ils n'ont jamais, jusqu'ici, voulu vraiment accepter (et qu'au fond de nous-mêmes nous n'acceptons jamais vraiment) : qu'ils sont mortels, qu'il n'y a rien « au-delà ». Ce n'est qu'à partir de cette conviction, profonde et impossible, de la mortalité de chacun de nous et de tout ce que nous faisons, que l'on peut vraiment vivre comme être autonome - et qu'une société autonome devient possible."


"Nous avons à comprendre que l'être est stratifié essentiellement - et cela, non pas une fois pour toutes, mais « diachroniquement» : la stratification de l'être est aussi une expression de son autocréation, de sa temporalité essentielle, soit de l'être comme incessant à-être . "

"Nous avons à comprendre aussi qu'il y a vérité - et qu'elle est à faire, que pour l'atteindre, nous devons la créer, ce qui veut dire, d'abord et avant tout, l'imaginer.
Ici encore, le grand poète est plus profond et plus philosophe que le philosophe. « Ce qui est maintenant prouvé a d'abord été purement imaginé », écrivait William Blake. "



CORNELIUS CASTORIADIS
Devant la guerre
(1981)

"Discerner, dans le chaos des faits, des informations, des tendances, des possibles, des arguments, des raisonnements, des objections et des contre-objections, ce qui compte et ce qui ne compte pas, ce qui est fortement probable et ce qui ne l'est que très peu, le facteur qui a ou peut acquérir un poids décisif et celui qui peut être négligé ou subordonné — cela relève d'une aptitude que tous possèdent à un degré plus ou moins important, qui certes se développe considérablement avec l'expérience, l'intérêt, le frottement avec la chose, la possibilité de discussions libres, mais qui n'est pas réductible à des procédures « rationnelles ». Le grec moderne l'exprime en disant que quelqu'un « comprend ce dont il s'agit »."

 

 

CORNELIUS CASTORIADIS
Les Carrefours du labyrinthe I
(1978)

"Penser n'est pas sortir de la caverne, ni remplacer l'incertitude des ombres par les contours tranchés des choses mêmes, la lueur vacillante d'une flamme par la lumière du vrai Soleil. C'est entrer dans le Labyrinthe, plus exactement faire être et apparaître un Labyrinthe alors que l'on aurait pu rester « étendu parmi les fleurs, faisant face au ciel!». C'est se perdre dans des galeries qui n'existent que parce que nous les creusons inlassablement, tourner en rond au fond d'un cul-de-sac dont l'accès s'est refermé derrière nos pas - jusqu'à ce que cette rotation ouvre, inexplicablement, des fissures praticables dans la paroi. "

 

CORNELIUS CASTORIADIS
L'institution imaginaire de la société
(1975)

"Mais la représentation n'est pas tableau accroché à l' intérieur du sujet et assorti de divers trompe-l 'œil, ou bien un immense trompe-l'œil; elle n'est pas mauvaise photographie du « spectacle du monde » que le sujet serre sur son cœur et ne peut jamais égarer. La représentation est la présentation perpétuelle, le flux incessant dans et par lequel quoi que ce soit se donne.Elle n'appartient pas au sujet, elle est, pour commencer, le sujet. "

"Elle est ce par quoi nous sommes dans la lumière même si nous fermons les yeux, ce par quoi nous sommes lumière dans l'obscurité, ce par quoi le rêve même est lumière. Elle est ce par quoi il y a toujours, même si nous « ne pensons à rien », cette coulée épaisse et continuée que nous sommes, ce par quoi nous ne sommes présents à nous qu'en étant présents à autre chose que nous... Elle est précisément ce par quoi ce « nous » ne peut jamais être enfermé en lui-même, ce par quoi il fuit de tous les côtés..."

« L’homme n’est pas un animal raisonnable comme l’affirme le vieux lieu commun [...]. L’homme est un animal fou (qui commence par être fou) et qui, aussi pour cela, devient ou peut devenir raisonnable. « 


"La représentation n'est pas décalque du spectacle du monde, elle est ce dans et par-quoi se lève, à partir d'un moment, un monde. Elle n'est pas ce qui fournit des « images» appauvries des «choses» mais ce dont certains segments s'alourdissent d'un «indice de réalité» et se « stabilisent », tant bien que mal et sans que cette stabilisation soit jamais définitivement assurée, en «perceptions de choses ». Dire le contraire, c'est dire que l'on détient par-devers soi, comme fixe et indubitable la séparation du « réel » et de l'imagmaire, et la norme de son application en toute circonstance - affirmation qui ne mérite pas une seconde de discussion. "

 

 

CASTORIADIS
La société bureaucratique 2 (La révolution contre la bureaucratie)
Socialisme ou barbarie
(1973)

Texte écrit en 1960 :
"La racine de la crise de toutes les soci étés contemporaines se trouve dans la crise du travail, dans l'aliénation de l'homme au cours de son activité première. Cette aliénation, symétrique à la division de la société en dirigeants et exécutants, est depuis longtemps incarnée dans la nature même des intruments de production, dans la technologie moderne. Celle-ci n'est pas le résultat d'un développement technique ou scientifique « neutre », mais fonction de la nature de classe de la société. Les machines qui existent actuellement, à Détroit, à Billancourt ou Stalingrad, n'ont aucune espèce de vérité supra-historique; elles sont le produit d'une sélection deux fois séculaire, en partie «spontanée », en partie consciente, qui a visé à subordonner le travail dans sa réalité quotidienne concrète à la domination du capital. Ces machines une fois posées, l'asservissement du travailleur et l'absurdité du travail en découlent rigoureusement. Une gestion ouvrière qui se superposerait à cet état technologique sans y toucher ne changerait rien à ce qui fait actuellement de l'homme travailleur un débris d'homme. La solution ne se trouve pas non plus dans l'augmentation des « loisirs » (bien que celle-ci soit évidemment nécéssaire). Elle se trouve dans la transformation du travail lui-même de façon qu'il puisse redevenir ou plus exactement devenir pour la première fois dans l'histoire une activité créatrice libre. Cela implique la restitution aux hommes de leur domination sur le processus matériel de production, et cela est impossible sans une transformation consciente de la technologie dans ce sens, que la science et la technique modernes rendent pour la première fois possible, et qui sera une des premières tâches de la société socialiste.
Nous ne voyons pas le socialisme comme un moyen pour élever les niveaux de consommation; cette élévation est plutôt le panem et circernses que cette société décomposée est tout juste capable de proposer à ses esclaves. Nous voyons dans le socialisme un moyen de redonner un sens à la vie des hommes, ou mieux une organisation de la société permettant aux hommes de définir eux-mêmes le sens qu'ils veulent donner à cette vie."

 

Photographies Martine Franck/MAGNUM



Association Castoriadis