GILLES DELEUZE
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GILLES DELEUZE
Sur la peinture
Cours mars-juin 1981

"Parce que sans doute la peinture trouverait sa raison d’être dans la mesure où elle ne conjure pas simplement le chaos, mais où elle l’affronte au plus près pour en faire sortir — risquons le mot — une espèce d’ordre possible moderne."

"La question de la peinture, en vertu de ce qu’on vient de dire mais que vous saviez déjà, ce n’est pas de peindre des choses visibles, c’est évidemment de peindre des choses invisibles. Le peintre ne reproduit du visible que, précisément, pour capter de l’invisible. "

"Quand on parle peinture, pourquoi y a-t-il toujours un mot qui revient chez tout le monde, chez beaucoup de gens, les critiques, le thème de la présence ? Présence, présence, c’est le mot le plus simple pour qualifier l’effet de la peinture sur nous. Je ne fais aucune distinction pour le moment, il n’y a aucun lieu d’en faire. Que ce soit un carré de Mondrian ou une figure de la peinture très classique, il y a une espèce de présence. À quoi ça sert quand les critiques emploient ce mot ? Ça sert à nous dire évidemment ce qu’on sait bien grâce à eux, grâce à nous-mêmes : ce n’est pas de la représentation. Le peintre fait surgir une présence. Un portraitiste ne représente pas le roi, ne représente pas la reine, ne représente pas la petite princesse, il fait surgir une présence. C’est un mot commode. C’est une autre manière de dire qu’il y a un fait pictural ."

"Célèbre est la formule d’Élie Faure sur Vélasquez — célèbre parce qu’elle a été très bien utilisée par Godard. Il ne peignait plus les choses, ce ne sont plus les contours qui l’intéressaient, dit Élie Faure qui pourtant n’a aucune complaisance pour l’art expressionniste. Il peignait ce qui se passait entre les choses, le mouvement de l’air, tout ce qui est sans contour, la lumière entre une chose et une autre. Tout ce qui se passe entre les choses, c’est, pour beaucoup de peintres, l’essentiel."


De 1970 à 1987, Gilles Deleuze a donné un cours hebdomadaire à l’université expérimentale de Vincennes, puis de Saint-Denis à partir de 1980. Les huit séances de 1981 retranscrites et annotées dans le présent volume sont entièrement consacrées à la question de la peinture.
Quel rapport la peinture entretient-elle avec la catastrophe, avec le chaos ? Comment conjurer la grisaille et aborder la couleur ? Qu’est-ce qu’une ligne sans contour ? Qu’est-ce qu’un plan, un espace optique pur, un régime de couleur ?...
Cézanne, Van Gogh, Michel-Ange, Turner, Klee, Pollock, Mondrian, Bacon, Delacroix, Gauguin ou le Caravage sont pour Deleuze l’occasion de convoquer des concepts philosophiques importants : diagramme, code, digital et analogique, modulation. Avec ses étudiants, il renouvelle ces concepts qui bouleversent notre compréhension de l’activité créatrice des peintres. Concrète et joyeuse, la pensée de Deleuze est ici saisie au plus près de son mouvement propre.

https://www.webdeleuze.com





FRANCOIS DOSSE
gillesdeleuzefélixguattari
biographie croisée

À quatre mains. L'œuvre de Gilles Deleuze et de Félix Guattari demeure, encore aujourd'hui, une énigme. Qui a écrit ? L'un ou l'autre ? L'un et l'autre ? Comment une construction intellectuelle commune a-t-elle pu se déployer de 1969 à 1991, par-delà des sensibilités si différentes et des styles si contrastés ? Comment ont-ils pu être aussi proches sans jamais se départir d'une distance manifeste dans leur vouvoiement mutuel ? Comment retracer cette aventure unique par sa force propulsive et sa capacité à faire émerger une sorte de « troisième homme », fruit de l'union des deux auteurs ? Il semble difficile de traquer dans leurs écrits ce qui revient à qui. Évoquer un hypothétique « troisième homme » serait sans doute aller un peu vite dans la mesure où, tout au long de leur aventure commune, l'un et l'autre ont su préserver leur identité et poursuivre un parcours singulier.

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Comme le fait remarquer Pierre Montebello, cette " autre métaphysique " a cherché une voie différente à celle empruntée par la phénoménologie, en tournant le dos à l'intentionnalité pour retrouver une relation moins médiée, plus directe entre le mouvement des choses et celui des idées, ce qui doit passer par une provisoire mise en suspens de la conscience. " Imaginer un dépassement de l'homme sur la ligne de crête du cosmos, porter l'humanité à la hauteur du pouvoir immanent qui traverse l'univers. Retrouver l'enroulement créatif de l'être en l'homme pour illuminer et libérer en retour son action et sa créativité au coeur de la nature": telle aura été l'ambition de cette "autre métaphysique".



GILLES DELEUZE
Deux régimes de fous

Le vieux fascisme si actuel et puissant qu'il soit dans beaucoup de pays, n'est pas le nouveau problème actuel. On nous prépare d'autres fascismes. Tout un néo-fascisme s'installe par rapport auquel l'ancien fascisme fait figure de folklore ( ... ). Au lieu d'être une politique et une économie de guerre, le néo-fascisme est une entente mondiale pour la sécurité, pour la gestion d'une « paix» non moins terrible, avec organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de nous autant de micro­fascistes, chargés d'étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte, dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma.


GILLES DELEUZE
L'île déserte et autres textes

"Si bien qu'à la question chère aux explorateurs anciens " quels êtres existent sur l'île déserte?", la seule réponse est que l'homme y existe déjà, mais un homme peu commun, un homme absolument séparé, absolument créateur, bref une Idée d'homme, un prototype, un homme qui serait presque un dieu, une femme qui serait une déesse, un grand Amnésique, un pur Artiste, conscience de la Terre et de l'Océan, un énorme cyclone, une belle sorcière, une statue de l'Ile de Pâques. Voilà l'homme qui se précède lui-même."


GILLES DELEUZE
Critique et clinique

- Comment une autre langue se crée dans la langue, de telle manière que le langage tout entier tende vers sa limite ou son propre « dehors ».
- Comment la possibilité de la psychose et la réalité du délire s'inscrivent dans ce parcours.
- Comment le dehors du langage est fait de visions et d'auditions non-langagières, mais que seul le langage rend possibles.
- Pourquoi les écrivains sont dès lors, à travers les mots, des coloristes et des musiciens.


SAMUEL BECKETT
Quad

suivi de L'EPUISE par Gilles Deleuze

"Ce qui compte dans l'image, ce n'est pas le pauvre contenu, mais la folle énergie captée prête à éclater, qui fait que les images ne durent jamais longtemps."


GILLES DELEUZE
FELIX GUATTARI
Qu'est-ce que la philosophie?

"Les artistes sont comme les philosophes à cet égard, ils ont souvent une trop petite santé fragile, mais ce n'est pas à cause de leurs maladies ni de leurs névroses, c'est parce qu'ils ont vu dans la vie quelque chose de trop grand pour quiconque, de trop grand pour eux, et qui a mis sur eux la marque discrète de la mort. Mais ce quelque chose est aussi la source ou le souffle qui les font vivre à travers les maladies du vécu (ce que Nietzsche appelle santé). " Un jour on saura peut-être qu'il n'y avait pas d'art, mais seulement de la médecine (Le Clézio)...""


GILLES DELEUZE
Pourparlers

"Il s'agit d'inventer des modes d'existence, suivant des règles facultatives, capables de résister au pouvoir comme de se dérober au savoir, même si le savoir tente de les pénétrer et le pouvoir de se les approprier."

"Peut-être toute réflexion sur le voyage passe-t-elle par quatre remarques, dont on trouve l'une chez Fitzgerald, la seconde chez Toynbee, la troisième chez Beckett, et la dernière chez Proust.

La première constate que le voyage, même dans les Iles ou dans les grands espaces, ne fait jamais une vraie "rupture", tant qu'on emporte sa Bible avec soi, ses souvenirs d'enfance et son discours ordinaire.

La seconde est que le voyage poursuit un idéal nomade, mais comme voeu dérisoire, parce que le nomade au contraire est celui qui ne bouge pas, qui ne veut pas partir et s'accroche à sa terre déshéritée, région centrale ( aller vers le sud, c'est nécessairement croiser ceux qui veulent rester où ils sont).

C'est que , suivant la troisième remarque, la plus profonde ou celle de Beckett, "nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache, nous sommes cons, mais pas à ce point"...

Alors, quelle raison en dernière instance, sauf celle de vérifier, d'aller vérifier quelque chose, quelque chose d'inexprimable qui vient de l'âme, d'un rêve ou d'un cauchemar, ne serait-ce que de savoir si les Chinois sont aussi jaunes qu'on le dit, ou si telle couleur improbable, un rayon vert, telle atmosphère bleuâtre et pourprée, existe bien quelque part, là-bas.

Le vrai rêveur, disait Proust, c'est celui qui va vérifier quelque chose."

"Tous les nouveaux sports - surf, planche à voile... - sont du type insertion sur une onde préexistante. Comment se faire accepter dans le mouvement d'une grande vague, d'une colonne d'air, “arriver entre” au lieu d'être origine d'un effort, c'est fondamental."


GILLES DELEUZE
Périclès et Verdi.
La philosophie de François Châtelet

"Ce que les Grecs nous ont appris, comme le rappelleront Genet ou Vernant, c'est de ne pas nous laisser clouer à un centre établi, mais acquérir la capacité de transporter un centre avec soi pour organiser des ensembles de relations symétriques et réversibles effectuées par des hommes libres."

 


GILLES DELEUZE
Le Pli
Leibniz et le Baroque

"L'acte est libre parce qu'il exprime l'âme toute entière au présent...
La morale consiste en ceci pour chacun : essayer chaque fois d'étendre sa région d'expression claire, ( à partir d'une sélection d'une infinité de petites perceptions obscures ), essayer d'augmenter son amplitude, de manière à produire un acte libre qui exprime le maximum possible... C'est ce qu'on appelle progrès..."

"Le pli n'affecte pas seulement toutes les matières, qui deviennent aussi matières d'expression, suivant des échelles, des vitesses, des vecteurs différents (les montagnes et les eaux, les papiers, les étoffes, les tissus vivants, le cerveau), mais il détermine et fait apparaître la forme, il en fait une forme d'expression, Gestaltung, l'élément génétique ou la ligne infinie d'inflexion, la courbe à variable unique."

 


"L'origine mathématique du structuralisme doit plutôt être cherchée du côté du calcul différentiel, et précisément dans l'interprétation qu'en donnèrent Weierstrass et Russel, interprétation statique et ordinale, qui libère définitivement le calcul de toute référence à l'infiniment petit, et l'intègre à une pure logique de relations... Toute structure présente les deux aspects suivants : un système de rapports différentiels d'après lesquels les éléments symboliques se déterminent réciproquement, un système de singularités correspondant à ces rapports et traçant l'espace de sa structure. Toute structure est une multiplicité"

"La division du continu ne doit pas être considérée comme celle du sable en grains, mais comme celle d'une feuille de papier ou d'une tunique en plis, de telle façon qu'il puisse y avoir une infinité de plis, les uns plus petits que les autres, sans que le corps se dissolve jamais en points ou minima." Leibnitz.

Toujours un pli dans un pli, comme une caverne dans la caverne. L'unité de matière, le plus petit élément du labyrinthe, est pli...C'est pourquoi les parties de la matière sont des masses ou agrégats, comme corrélat de la force élastique compressive. Le dépli n'est donc pas le contraire du pli, mais suit le pli jusqu'à un autre pli. "Particules tournées en plis", et qu'un "effort contraire change et rechange". Plis des vents, des eaux, du feu et de la terre, et plis souterrains des filons dans la mine...

Il devient évident que le mécanisme de la matière, en affinité avec la vie, avec l'organisme, est le ressort. Si le monde est infiniment caverneux, s'il y a des mondes dans les moindres corps, c'est parce qu'il y a "partout ressort dans la matière", qui ne témoigne pas seulement de la division infinie des parties, mais de la progression dans l'acquisition et la perte du mouvement, tout en réalisant la conservation de la force.La matière-pli est une matière-temps, dont les phénomènes sont comme la décharge continuelle d'une "infinité d'arquebuses à vent".

Alors, quand un organisme est appelé à déplier ses propres parties, son âme animale ou sensitive s'ouvre à tout un théâtre, dans lequel elle perçoit et ressent d'après son unité, indépendamment de son organisme, et pourtant inséparable.
Si bien que le ressort tantôt s'explique mécaniquement par l'action d'un ambiant subtil, tantôt se comprend du dedans comme intérieur au corps, "cause du mouvement qui est déjà dans le corps", et qui n'attend du dehors que la suppression de l'obstacle.

Parmi les peintres dits baroques, le Tintoret et le Greco brillent, incomparables.
"Le Tintoret ou le sentiment panique de la vie" (Régis Debray), dans lequel les âmes trébuchent dans les replis de la matière ou chevauchent des plis jaunes de lumière, des plis de feu qui communiquent un vertige...

Cocteau va aussi de la veille au rêve, et de la perception consciente aux petites perceptions: "La pliure par l'entremise de quoi l'éternité nous devient vivable ne se fait pas dans le rêve comme dans la vie. Quelque chose de cette pliure s'y déplie..."

Le thème du pli hante toute l'oeuvre de Michaux : "Emplie de voiles sans fin de vouloirs obscurs. Emplie de plis, Emplis de nuit. Emplis des plis indéfinis, des plis de ma vigie..."

"Une vague toute seule une vague à part de l'océan...c'est un cas de spontanéité magique."

"Un dehors, plus lointain que tout extérieur, “se tord”, “se plie”, “se double” d'un dedans plus profond que tout intérieur, et rend seul possible le rapport dérivé de l'intérieur avec l'extérieur. C'est même cette torsion qui définit “la chair” au-delà du corps propre et de ses objets."

"Plis des vents, des eaux, du feu et de la terre, et plis souterrains des filons dans les mines, semblables aux courbures des coniques, tantôt se terminant en cercle ou en ellipse, tantôt se prolongeant en hyperbole ou parabole.La science de la matière a pour modèle l'"origami", dirait le philosophe japonais, ou l'art du pli de papier. Et chez Leibniz la courbure d'univers se prolonge suivant trois autres notions fondamentales, la fluidité de la matière, l'élasticité des corps, le ressort comme mécanisme. Alors, quand un organisme est appelé à déplier ses propres parties, son âme animale ou sensitive s'ouvre à tout un théâtre, dans lequel il puise toute son énergie."


GILLES DELEUZE
Foucault

"Foucault disait:"Le point le plus intense des vies, celui où se concentre leur énergie, est bien là où elles se heurtent au pouvoir, se débattent avec lui, tentent d'utiliser ses forces ou d'échapper à ses pièges."Mais que se passe-t-il, inversement si les rapports de résistance ne cessent de se re-stratifier, de rencontrer ou même de fabriquer des noeuds de pouvoir?"


GILLES DELEUZE
Cinéma 2
L'image-temps

"On aura beau montrer tous les documents, faire entendre tous les témoignages : ce qui rend l’information toute puissante (le journal, et puis la radio, et puis la télé), c’est sa nullité même, son inefficacité radicale. L'information joue de son inefficacité pour asseoir sa puissance, sa puissance même est d'être inefficace, et par là d'autant plus dangereuse. C’est pourquoi il faut dépasser l’information pour vaincre Hitler ou retourner l’image. Or, dépasser l’information se fait de deux côtés à la fois, vers deux questions : quelle est la source, et quel est le destinataire ? Ce sont aussi les deux questions de la pédagogie godardienne. L’informatique ne répond ni à l’une ni à l’autre, parce que la source de l’information n’est pas une information, pas plus que l’informé lui-même. S’il n’y a pas de dégradation de l’information, c’est que l’information même est une dégradation. Il faut donc dépasser toutes les informations parlées, en extraire un acte de parole pur, fabulation créatrice qui est comme l’envers des mythes dominants, des paroles en cours et de leurs tenants, acte capable de créer le mythe au lieu d’en tirer le bénéfice ou l'exploitation. ll faut aussi dépasser toutes les couches visuelles, dresser un informé pur capable de sortir des décombres, de survivre à la fin du monde, capable ainsi de recevoir dans son corps visible l’acte pur de parole. "


GILLES DELEUZE
Cinéma 1
L'image-mouvement

"Cette étude n'est pas une histoire du cinéma, mais un essai de classification des images et des signes tels qu'ils apparaissent au cinéma. On considère ici un premier type d'image, l'image-mouvement, avec ses variétés principales, image-perception, image- affection, image-action, et les signes (non linguistiques) qui les caractérisent. Tantôt la lumière entre en lutte avec les ténèbres, tantôt elle développe son rapport avec le blanc. Les qualités et les puissances tantôt s'expriment sur des visages, tantôt s'exposent dans des « espaces quelconques », tantôt révèlent des mondes originaires, tantôt s'actualisent dans des milieux supposés réels. Les grands auteurs de cinéma inventent et composent des images et des signes, chacun à sa manière. Ils ne sont pas seulement confrontables à des peintres, des architectes, des musiciens mais à des penseurs. Il ne suffit pas de se plaindre ou de se féliciter de l'invasion de la pensée par l'audio-visuel ; il faut montrer comment la pensée opère avec les signes optiques et sonores , l'image-mouvement, et aussi d'une image-temps plus profonde, pour produire parfois de grandes œuvres."

 


GILLES DELEUZE
Francis Bacon
Logique de la sensation

"Pitié pour la viande! Il n'y a pas de doute, la viande est l'objet le plus haut de la pitié de Bacon, son seul objet de pitié, sa pitié d'Anglo-Irlandais. Et sur ce point, c'est comme pour Soutine, avec son immense pitié de Juif. La viande n'est pas une chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive. Tant de douleur convulsive et de vulnérabilité, mais aussi d'invention charmante, de couleur et d'acrobatie. Bacon ne dit pas « pitié pour les bêtes» mais plutôt tout homme qui souffre est de la viande. La viande est la zone commune de l'homme et de la bête, leur zone d'indiscernabilité, elle est ce «fait», cet état même où le peintre s'identifie aux objets de son horreur ou de sa compassion. Le peintre est boucher certes, mais il est dans cette boucherie comme dans une église, avec la viande pour Crucifié ( "peinture" de 1946). C'est seulement dans les boucheries que Bacon est un peintre religieux. "

 


GILLES DELEUZE
Spinoza. Philosophie pratique

"Comment Spinoza définit-il un corps? Un corps quelconque, Spinoza le définit de deux façons simultanées. D'une part, un corps, si petit qu'il soit, comporte toujours une infinité de particules : ce sont les rapports de repos et de mouvement, de vitesses et de lenteurs entre particules qui définissent un corps, l'individualité d'un corps. D'autre part, un corps affecte d'autres corps, ou est affecté par d'autres corps : c'est le pouvoir d'affecter et d'être affecté qui définit aussi un corps dans son individualité. En apparence, ce sont deux propositions très simples : l'une est cinétique, l'autre dynamique. Mais, si l'on s'installe vraiment au milieu de ces deux propositions, si on les vit, c'est beaucoup plus compliqué et l'on se trouve spinoziste avant d'avoir compris pourquoi."


GILLES DELEUZE
FELIX GUATTARI
Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2

"Il n'y a de devenir que minoritaire. En dressant la figure d'une conscience universelle minoritaire, on s'adresse à des puissances de devenir qui sont d'un autre domaine que celui du Pouvoir et de la Domination. C'est la variation continue qui constitue le devenir minoritaire de tout le monde, par opposition au Fait majoritaire de Personne. Le devenir minoritaire comme figure universelle de la conscience s'appelle autonomie.Ce n'est certes pas en utilisant une langue mineure comme dialecte, en faisant du régionalisme ou du ghetto, qu'on devient révolutionnaire; c'est en utilisant beaucoup d'éléments de minorité, en les connectant, en les conjuguant, qu'on invente un devenir spécifique, imprévu."

 


"Ce qui rend un matériau de plus en plus riche, c'est ce qui fait tenir ensemble des hétérogènes, sans qu'ils cessent d'être hétérogènes."

"L'artiste doit ventiler les milieux, les séparer, les harmoniser, régler leurs mélanges, passer de l'un à l'autre.
Ce qu'il affronte ainsi, c'est le chaos, les forces du chaos, les forces d'une matière brute indomptée, et la musique devient capable de capter des forces non sonores, muettes,comme la Durée, l'Intensité..."

"L'artiste recherche "le cri multiple d'une population" et s'appuie sur des airs populaires ou de population, des ritournelles, pour faire des populations elle-mêmes sonores : la berceuse, la chanson que l'enfant se fredonne dans le noir, la chanson à boire, la chanson de marche, la chanson d'amour ou de révolte, le cri du poissonnier sur le marché, mais aussi le chant de l'oiseau et les clochettes à vache, les airs du folklore," ritournelles elles-mêmes en rapport avec un immense chant du peuple, suivant les rapports variables d'individuations de foule qui jouent à la fois des affects et des nations (la Polonaise, l'Auvergnate, la Magyare ou la Roumaine...), les ritournelles molécularisées (la mer, le vent ) en rapport avec des forces cosmiques..."

"Le problème de l'artiste est donc que la dépopulation moderne du peuple débouche sur une terre ouverte, et cela avec les moyens de l'art, ou avec des moyens auxquels l'art contribue."


GILLES DELEUZE
Claire Parnet
Dialogues

"Ce n'est pas facile d' être un homme libre : fuir la peste, organiser des rencontres, augmenter la puissance d'agir, s'affecter de joie, multiplier les affects qui expriment ou enveloppent un maximum d'affirmation. Faire du corps une puissance qui ne se réduit pas à l'organisme, faire de la pensée une puissance qui ne se réduit pas à la conscience."

"Nous ne souffrons pas d'incommunication, mais au contraire de toutes les forces qui nous obligent à nous exprimer quand nous n'avons pas grand chose à dire. Créer n'est pas communiquer mais résister."


GILLES DELEUZE
FELIX GUATTARI
L'Anti-Oedipe Capitalisme et schizophrénie 1

"...Freud : sa grandeur est d'avoir déterminé l'essence ou la nature du désir, non plus par rapport à des objets, des buts et même des sources ( territoires ), mais comme essence subjective abstraite, libido ou sexualité. Seulement, cette essence, il la rapporte encore à la famille comme denière territorialité de l'homme privé. Tout se passe comme si Freud se faisait pardonner sa profonde découverte de la sexualité, en nous disant : au moins ça ne sortira pas de la famille ! Le sale petit secret, au lieu du grand large entrevu. Le rabattement familiariste au lieu de la dérive du désir. Au lieu des grands flux décodés, les petits ruisseaux recodés dans le lit de maman. L'intériorité au lieu d'une nouvelle relation avec le dehors. A travers la psychanalyse, c'est toujours le discours de la mauvaise conscience et de la culpabilité qui s'élève et trouve sa nourriture ( ce qu'on appelle guérir )...
Et l'amour change singulièrement de fonction, suivant qu'il engage le désir dans les impasses oedipiennes du couple et de la famille au service des machines répressives, ou qu'il condense au contraire une énergie libre capable d'alimenter une machine désirante révolutionnaire."


GILLES DELEUZE
Logique du sens

"Et comment ne sentirions-nous pas que notre liberté et notre effectivité trouvent leur lieu, non pas dans l'universel divin ni dans la personnalité humaine, mais dans ces singularités qui sont plus nôtres que nous-mêmes, plus divines que les dieux, animant dans le concret et l'aphorisme, la révolution permanente et l'action partielle? Quoi de bureaucratique dans ces machineries fantastiques qui sont les peuples et les poèmes? Il suffit que nous nous dissipions un peu, que nous tendions notre peau comme un tambour, pour que la "grande politique" commence."


GILLES DELEUZE
Différence et répétition

"Un concept de différence implique une différence qui n'est pas seulement entre deux choses, et qui n'est pas non plus une simple différence conceptuelle. Faut-il aller jusqu'à une différence infinie (théologie) ou se tourner vers une raison du sensible (physique) ? À quelles conditions constituer un pur concept de la différence ?
Un concept de la répétition implique une répétition qui n'est pas seulement celle d'une même chose ou d'un même élément. Les choses ou les éléments supposent une répétition plus profonde, rythmique. L'art n'est-il pas à la recherche de cette répétition paradoxale, mais aussi la pensée (Kierkegaard, Nietzsche, Péguy) ?
Quelle chance y a-t-il pour que les deux concepts, de diffrence pure et de répétition profonde, se rejoignent et s'identifient? "


GILLES DELEUZE
Spinoza et le problème de l'expression

"Le concept d'expression s'applique enfin aux individus déterminés comme essences singulières, pour autant que les essences singulières s'expriment dans les idées. Si bien que les trois déterminations fondamentales : être, connaître, agir ou produire, sont mesurés et systématisés sous ce concept. Etre, connaître, agir sont les espèces de l'expression."


GILLES DELEUZE
Nietzche et la philosophie

"Nietzsche dénonce toutes les mystifications qui défigurent la philosophie : l'appareil de la mauvaise conscience, les faux prestiges du négatif qui font du multiple, du devenir, du hasard, de la différence elle-même autant de malheurs de la conscience, et des malheurs de la conscience, autant de moments de formation, de réflexion ou du développement. Que la différence est heureuse; que le multiple, le devenir, le hasard sont suffisants, par eux-mêmes objets de joie; que seule la joie revient : tel est l'enseignement pratique de Nietzsche."

"Quand je dis qu'une ligne est une force, c'est pour moi un constat factuel, la ligne tient son énergie de la personne qui la trace. De cette façon, rien n'est perdu de l'énergie ou de la force. La ligne s'inscrit comme une métaphore de l'inflexion du corps en mouvement, faisant écho au corps nietzschéen, décrit comme "un différentiel de forces qualifiées".