FRANÇOIS JULLIEN
Accueil

FRANÇOIS JULLIEN
La transparence du matin

"Un événement peut-il arriver, peut-il survenir enfin « quelque chose » dans nos vies qui nous porterait soudain plus loin, comme d’un coup de vent, en bourrasque, sur la haute mer de la vie ? Qui « nous ferait « prendre le large », rendrait notre vie aventureuse… Au lieu que nous restions là sans plus oser, sans plus tenter, si près du bord : qu’est-ce qui nous tient donc ainsi, secrètement, dans des lisières qu’on ne voit pas, donc dont on ne peut se libérer ? "

"Or vivre est ce qui ne cesse d’ouvrir des possibles en même temps que de les laisser se replier et se rétracter, de donner à émerger, mais aussi de laisser retomber dans l’ornière et dans l’ordinaire, de porter à l’essor, mais aussi de laisser basculer dans l’étalement et le rabattement – ce qui nous en rend d’emblée nostalgiques. "

"Le « courage » est alors de s’en tenir à ce simple : vivre, dans sa stricte factualité, dans son possible toujours déjà en voie de se refermer, par conséquent sans le laisser rabattre ni non plus le dépasser. De dire le simple de vivre sans l’inscrire déjà dans de la morale ou de la psychologie, dans du développement et du raisonnement. De dire ce vivre comme tel, si insignifiant qu’il apparaisse, simplement pour le dé-marquer et le re-marquer, le faire saillir et le détacher, par conséquent en se gardant de l’intégrer dans une logique qui le commanderait. "

" Le filet est chaque fois jeté dans le foisonnement du vécu pour en ramener le vivant, tel qu’il vient, sans plus forcer ni insister. "

2023


2020

FRANÇOIS JULLIEN
De la vraie vie

"Cette pensée paresseuse, de repli, de repli de la pensée et conjointement de la vie, se satisfaisant des banalités d’une sous-pensée qui ne donne pas plus à penser qu’à vivre, est bien ce contre quoi, désormais, il faut se dresser. Ce dont il faut s’alarmer, contre quoi il faudrait s’armer, pour ne pas laisser nos vies dépérir sous l’ineptie."

 

 


"Quand Nicolas de Staël dit qu’il n’y a que deux façons de vivre, celle, ordinaire, balisée, qui peut-être est la plus « vraie », et l’autre s’aventurant hors de la conformité, il fait paraître combien cette « vérité » par conformité, celle à laquelle on voudrait se fier, répondant à la définition traditionnelle de la vérité, est paresseuse et stérile. Ou quand Einstein écrit : « Il n’y a que deux façons de vivre sa vie ; penser que rien n’est un miracle ou penser que tout est miracle », il range d’un même côté le « sans miracle », la conformité, la rationalité déclarée, quand la raison se confine dans sa légalité, que tout s’emboîte et trouve son adéquation qui n’est toujours, en fait, qu’une adaptation ; de l’autre, la percée héroïque hors de la conformité rassurante, de la normalité qui sécurise, où tout dès lors – mais sans qu’il s’y mêle un tant soit peu d’irrationalité paresseuse – devient inouï."

"Entre cette vie conforme et son autre, un dialogue n’est-il pas devenu impossible, quelle que soit la bonne volonté qu’on y met ? Car cette vie ne dé-coïncidant pas, ne « décollant » pas, demeurant rivée à ce qui lui paraît son intérêt, reste attachée à ce qui la rassure, comme l’animal, dans le pré du possible, à son piquet : la corde a une certaine longueur qui ne se laisse pas excéder. Il n’ira pas brouter plus loin, la longe n’étant pas élastique. Quand on aborde quelqu’un, c’est là certainement la première question qu’on en vient, à part soi, à se poser : quelle est la longueur de la longe qui le tient attaché, l’empêchant de s’écarter davantage ? Car, d’un autre côté, il y a des vies dont on ne voit plus quelle longueur de longe les retient. Et même s’il y a encore une longe qui les retient – n’est-ce pas là la définition du philosophe (ou du peintre, ou du poète) : celui qui en est venu à couper la longe ? Ou du moins cherche-t-il désespérément à le faire, même s’il en a peur aussi. "


2014

FRANCOIS JULLIEN
Vivre de paysage ou
L'impensé de la Raison

En définissant le paysage comme « la partie d'un pays que la nature présente à un observateur », qu'avons-nous oublié?
Car l'espace ouvert par le paysage est-il bien cette portion d'étendue qu'y découpe l'horizon? Car sommes-nous devant le paysage comme devant un « spectacle »? Et d'abord est-ce seulement par la vue qu'on peut y accéder — ou que signifie « regarder » ?
En nommant le paysage « montagne(s)-eau(x) », la Chine, qui est la première civilisation à avoir pensé le paysage, nous sort puissamment de tels partis pris. Elle dit la corrélation du Haut et du Bas, de l'immobile et du mouvant, de ce qui a forme et de ce qui est sans forme, ou encore de ce qu'on voit et de ce qu'on entend...
Dans ce champ tensionnel instauré par le paysage, le perceptif devient en même temps affectif; et de ces formes qui sont aussi des flux se dégage une dimension d'«esprit» qui fait entrer en connivence.
Le paysage n'est plus affaire de « vue », mais du vivre.
Une invitation à remonter dans les choix impensés de la Raison ; ainsi qu'à reconsidérer notre implication plus originaire dans le monde.


2013

FRANCOIS JULLIEN
De l'intime
Loin du bruyant Amour

"in-time": on l'a vu se développer dès le latin selon ses deux voies parallèles : disant d'un côté ce qui est le plus dedans, le plus au fond, le plus retiré ; de l'autre, que des personnes sont liées de la façon la plus étroite et dans la durée."

"C'est ainsi qu'être intime, c'est partager un même espace intérieur - espace d'intentionnalité: de pensée, de rêve, de sentiment - sans qu'on se demande plus à qui ceux-ci appartiennent, On y évolue comme à partir d'un fonds commun que chacun des deux ravive, par une phrase, un geste, un regard, comme dans le train des exilés, mais sans se l'approprier - sans même y songer."

"Or vivre ne se conçoit qu'en tension, tourné vers et s'adressant à, c'est-à- dire qu'il y faut essentiellement de l'Autre tel qu'il sorte le soi de son confinement, l'aspire et le porte à se hisser, à la fois à se défaire et à s'aventurer."


"Or la parole de l'intime, pour ce faire, parce qu'elle n'a pas vraiment « quoi » dire, qu'elle n'a rien d'autre à dire, en fait, qu'à dire continuellement cette intimité, dévie de la parole commune de deux façons ou des deux côtés - à quoi tient l'amplitude qui fait sa plénitude. Elle est, d'une part, indéfiniment variante, se nourrissant de tout ce qui survient, de jour en jour, et se suffisant de cet infime qui arrive. Car, si là rien n'est important, tout compte, dès lors que cela peut fournir au partage et entretenir l'intime."

" Car parole et silence s'équivalent foncièrement touchant l'intime, l'intime résorbe leur différence, On peut aussi bien se taire que parler: se taire alors n'est pas du mutisme, pas même de la réserve ; et parler, même pour ne rien dire, n'est pas bavard. À la fois le silence est devenu un élément parfaitement conducteur, comme on parle de corps conducteur en physique, laissant la moindre vibration se propager de l'un à l'autre; et la parole exerce une fonction tacite qui est, à propos de quoi que ce soit et quoi qu'on dise, de faire entendre l'alliance et de la resceller. Se dégageant de la frontalité du dire comme de son contraire, se taire, l'un et l'autre, parole et silence, opèrent alors obliquement et conjointement pour générer la connivence, tissant la tente ou le dais invisible sous lesquels se déploie l’ à deux."


FRANCOIS JULLIEN
L'invention de l'idéal et le destin de l'Europe

Ou bien alors le système de contrainte est tel que la soumission en découle d'elle­même, la disposition réciproque entre gouvernants et gouvernés basculant dans ce cas en dispositif univoque d'obéissance (chez les autoritaristes appelés faussement « légistes ») : opprimez le peuple de façon irrégulière ou inégale, il se révoltera; mais opprimez-le tout le temps et maximalement, il considérera cette oppression naturelle - comme l'est la mort dans la nature ...
À l'idéal de la liberté que promeuvent en Grèce les formes du politique s'oppose ainsi, côté chinois, la capacité d'opérer sponte sua de rapports politiques calqués sur les liens de parenté (sur le versant confucéen) ; ou sinon reposant sur les seuls motifs, tout aussi ancrés, de la peur et de l'intérêt (sur le versant «légiste»). D'un côté comme de l'autre, le souverain règne d'autant plus pleinement qu'il laisse opérer ces inclinations naturelles et n'a plus à intervenir et s'ingérer.

2009


François Jullien

jeudi 19 novembre

Invité par la Maison de la Poésie de Rennes

aux Champs Libres

 

Merci à Radio-Univers.fm de nous permettre de ré-écouter cette conférence



2009

FRANCOIS JULLIEN
Les transformations silencieuses

Ou l'on repassera dans son esprit cette belle image puisée aux Arts littéraires de la Chine ancienne: quand on est en barque et qu'on lève un instant les avirons, tel est l'art de la transition. On ne pagaie plus, le mouvement de ramer - d'écrire - est interrompu, mais le bateau est porté et poursuit sur sa lancée.

 

 

...la vie est-elle transition, dont chaque moment se découvre et compte à part entière, et est gros du suivant, ou bien est-elle traversée, dont ce qui compte à l'avance est l'arrivée? Dans ce dernier cas, elle se charge d'énigme; elle n'est plus la vie, à proprement parler, mais devient 1'« existence ». Son cours s'engendrant de lui­même, et comme tel s'intégrant dans le naturel, bascule aussitôt dans la question sans fond, dont tirent leur puissance le métaphysique et le religieux.


La transformation silencieuse, en revanche, ne force pas, ne contrecarre rien, ne se bat pas; mais elle fait son chemin, dira-t-on, infiltre, s'étend, se ramifie, se globalise - fait «tache d'huile ». Elle s'intègre en désintégrant; se laisse assimiler en même temps qu'elle défait à mesure cela même qui l'assimile. C'est aussi pourquoi elle est silencieuse: parce qu'elle ne suscite pas contre elle de résistance, qu'elle ne fait pas crier, ne suscite aucun rejet, on ne l'entend pas progresser.


Cette transformation est par conséquent à la fois trop discrète, dans son jeu d'influences internes, pour apparaître à l'observateur au­dehors, puis trop étale, dans son résultat, pour qu'il puisse en percevoir encore la différence. Au premier stade, comme elle ne fait que s'amorcer, la mutation ne se remarque pas; au suivant, comme elle a fini par se laisser absorber, elle ne se remarque plus. Entre le moment où elle n'a pas encore accédé au visible et celui où elle s'est désormais trop étalée et confondue au sein du visible pour qu'on l'y discerne encore, la transformation n'offre qu'un étroit interstice de perceptibilité; c'est pourquoi c'est avec tant de vigilance qu'il faut la «scruter ».


Grandir, vieillir; mais également l'indifférence qui se creuse, jour après jour, entre les anciens amants, sans même qu'ils s'en aperçoivent; comme aussi les Révolutions se renversant, sans crier gare, en privilèges; ou bien encore le réchauffement de la planète: autant de modifications qui ne cessent de se produire ouvertement devant nous, mais si continûment et de façon globale de sorte qu'on ne les perçoit pas. Mais on en constate soudain le résultat - qui nous revient en plein visage.

Or, si cette transformation continue nous échappe, c'est sans doute que l'outil de la philosophie grecque, pensant en termes de formes déterminées, échouait à capter cet indéterminable de la transition.

De là, l'intérêt à passer par la pensée chinoise pour prêter attention à ces "transformations silencieuses" : sous le sonore de l'événement, elles rendent compte de la fluidité de la vie et éclairent les maturations de l'Histoire tout autant que de la Nature.

De notion descriptive, on pourra en faire alors un concept de la conduite, stratégique comme aussi politique: face à la pensée du but et du plan, qui a tant obsédé l'Occident, s'y découvre l'art d'infléchir les situations sans alerter, d'autant plus efficace qu'il est discret.



2008

FRANCOIS JULLIEN
De l'universel, de l'uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures

Il en résulte d'abord que le pluriel des cultures est à envisager non plus sous l'angle inventoriant de la différence, mais sous celui exploratoire de l'écart qui met en tension, découvre jusqu'où vont les possibles et fait paraître la diversité des cultures comme autant de ressources à exploiter. Façon d'inviter à passer d'une stérile défense de l'identité culturelle à la fécondité née d'une résistance à l'uniformisation telle qu'engendrée par la mondialisation. Un «dia-logue» des cultures n'aura lui­même en effet de force que s'il fait jouer ce dia de l'écart et du négatif en même temps qu'il sait se situer sur ce seul plan commun de l'intelligible (logos). Par le dispositif qu'il instaure ainsi en érigeant les diverses cultures en vis-à-vis et sans plus supposer d'universalité qui soit donnée d'emblée, il produit les conditions nouvelles d'un auto-réjléchissement de l'humain - l'infini chantier désormais ouvert après que les dernières mythologies de l'Homme ont périclité.


2006

FRANCOIS JULLIEN
Si parler va sans dire

«Cela va sans dire» fait partie de ces formules heureuses qu'on tient d'on ne sait où, polies par l'usage, au sein du langage le plus familier, et dans lesquelles s'entrevoit soudain un appel à philosopher; y affleure discrètement de la profondeur, et qui même est inépuisable. Elle dit ce qui va tout seul, qui va de soi - mais sans subir l'isolement de ce «seul» et sans traîner avec elle la pesanteur référentielle de ce «soi»; et dans ce «va», qui n'a pas besoin de se justifier, léger et sans finalité, j'entends l'allant de toutes choses, la «voie» par où silencieusement et continûment elles passent - tao, disent les taoïstes. Par rapport à quoi, dire, commenter, ajouter des phrases et des explications, non seulement n'apporterait rien par son doublage, mais grève déjà et fait obstacle.
Or, si c'est la parole qui devient elle-même le sujet de ce «va»; qui, portée par son seul essor, se dispense du pointage insistant de ce «dire» ?


Je propose d'en suivre ici l'hypothèse en ouvrant une séparation tranchée entre les deux, «dire» et «parler»; c'est-à-dire en dissociant la parole de ce à quoi elle est habituellement attelée, comme «objet ». «Parler sans paroles », yan wu yan, dit le Zhuangzi. «On peut parler tout le jour sans avoir jamais parlé ... ». En quoi bien sûr je dois faire face à Aristote et aux conditions qu'il fixe à la parole pour qu'elle soit légitime en disant et signifiant «quelque chose ».Je le porte ainsi à dialoguer, non plus avec ses interlocuteurs du livre gamma, Héraclite ou Protagoras, mais avec d'autres dont il n'a pas l'idée: à débattre d'arguments qu'il ne pouvait même imaginer, tant ils l'obligeraient à déplier sa pensée, et que je prends chez ses contemporains de la Chine ancienne.
Cet essai a par suite un triple enjeu: politique, puisque c'est le logos aristotélicien qui s'est mondialisé, en portant l'ambition de la science, et même a été le vecteur de cette mondialisation, ce qui pose la question de ce que sa domination (colonisation) a recouvert et finit par enfouir; poétique, puisque cette autre parole, qui n'est plus «dire quelque chose» mais s'énonce au gré, me paraît caractériser de plus en plus consciemment, du moins en contexte européen, la vocation du poème; philosophique, enfin, si tant est que le logos est bien l'élément dans lequel se déploie la philosophie et qu'explorer la nature de celui-là est en même temps interroger celle­ci sur sa ressource, qui est aussi son parti pris.
Le périple débute en Grèce, puis ne cessent les allers-retours avec la Chine.



2004

FRANCOIS JULLIEN
Du mal/Du négatif

Pensons entre: entre le mal et le négatif (ou comme entre la Chine et l'Europe). Décollons l'un de l'autre: du «vivre» 1'« exister», ou bien, à l'inverse, du sens la cohérence (ou de la sainteté la sagesse); et rouvrons, du clivage esquissé, de nouveaux embranchements du dedans même de la pensée. En n'attendant d'intelligibilité que du travail de sa différence. Au lieu de la laisser s'extrapoler vers les nébuleux sommets auxquels s'accroche trop prestement la croyance, partons du plus près: de la nuance, et commençons de nous y enfoncer.


FRANCOIS JULLIEN
La propension des choses

Un mot chinois (che) nous servira de guide dans cette réflexion. Il s'agit pourtant là d'un terme relativement commun auquel on n'attribue guère, d'ordinaire, de portée philosophique et générale. Mais ce mot est en lui-même source d'embarras, et c'est de cet embarras qu'est né ce livre.
Les dictionnaires, pour leur part, rendent ce terme aussi bien par « position» ou « circonstances» que par «pouvoir» ou «potentiel ». Quant aux traducteurs et aux exégètes, sauf dans un domaine précis (en politique), ils compensent le plus souvent leur imprécision à son égard par une note de bas de page qui se borne à faire état de cette polysémie - sans y attacher plus d'importance. Comme si nous avions seulement affaire à l'une des nombreuses imprécisions de la pensée chinoise (insuffisamment « rigoureuse») dont il faille prendre son parti et auxquelles on s'habitue. Simple terme pratique, forgé d'abord pour les besoins de la stratégie et de la politique, utilisé le plus souvent dans des expressions typées et glosé presque exclusivement par quelques images récurrentes: il n'y a rien là effectivement qui puisse lui assurer la consistance d'une véritable notion - comme la philosophie grecque nous en a donné l'exigence - à finalité descriptive et désintéressée.
Or, précisément, c'est l'ambivalence de ce terme qui m'a attiré, dans la mesure où elle trouble insidieusement les antithèses bien faites sur lesquelles repose - se repose - notre représentation des choses: parce que ce terme oscille ostensiblement entre les points de vue du statisme et du dynamisme, un fil nous est donné à suivre pour nous glisser derrière l'opposition de plans dans laquelle se laisse murer notre analyse de la réalité.

1992