MARC AUGÉ
La condition humaine en partage
"Depuis que j’ai proposé la distinction entre lieu et non-lieu, une interprétation hâtive a parfois présenté le lieu comme la quintessence de la perfection sociale et le non-lieu comme la négation de l’identité individuelle et collective. Or les choses sont moins tranchées et plus complexes. Rappelons la définition du lieu : un espace sur lequel on peut déchiffrer les relations sociales (qui, littéralement, s’y inscrivent), les symboles qui unissent les individus et l’histoire qui leur est commune. Dans un non-lieu, cette lecture n’est pas possible. Il ne s’ensuit pas que le lieu soit par définition un espace de bonheur. Du bonheur, seuls des individus peuvent juger, et la perfection de la relation sociale est très évidemment une limite à l’initiative individuelle. "
" La rencontre, l’amitié et l’amour créent, durablement ou non, une possibilité de bonheur qui donne son sens à la vie en inventant, n’importe où, un lieu qui ne leur préexistait pas. "
" Voilà bien ce qu’il faut souligner : c’est parce que n’importe quel individu humain a conscience de la présence en lui d’une dimension générique, qu’il peut se sentir proche de n’importe quel autre. Faute de cette transcendance intime, l’identité individuelle est mutilée et incapable de se construire en relation avec les autres : en ce sens, tous les racistes et tous les sexistes sont infirmes. "
" Lévi-Strauss, dans Race et histoire, a souligné que la force de l’Europe à partir de la Renaissance était due au fait qu’elle avait réussi à cumuler les apports des diverses cultures du monde. Mais l’Europe a manqué sa rencontre avec le monde : la volonté d’accumuler sans échanger, d’exploiter et de coloniser, bref d’exercer le pouvoir, a miné la volonté de découvrir et de connaître qui s’exprimait parallèlement, et en premier lieu dans la volonté de reconnaître l’égale dignité de tous les humains.
L’universalisme des droits de l’homme n’est pas pour autant une simple projection des institutions occidentales sur la planète – ce qui relèverait d’un impérialisme dont l’opposition global/local est la traduction intellectuelle, et qui existe en effet –, mais l’affirmation d’une exigence de droit qui concerne l’autonomie de l’individu comme tel."
"La curiosité vis-à-vis des autres, du monde et de l’Univers est la clé de la confiance humaniste ; cette confiance peut s’éprouver, psychologiquement, dans l’amitié ou l’amour, conçus non comme l’accaparement de l’autre, mais comme sa découverte. On la retrouve aussi dans l’assurance tranquille du savant qui sait qu’il ne sait pas tout (il en est infiniment loin), mais un peu plus qu’hier quand même. La confiance ainsi entendue n’est pas impatiente. Elle sait que la conscience réflexive de l’individu le pousse très vite à poser des questions dont les réponses seront toujours incomplètes et différées. Elle sait que l’intelligence humaine a besoin de temps pour comprendre et que le temps de l’individu est compté. Elle sait aussi que le bonheur de tous les humains n’est pas pour demain. En ce sens, elle est modeste. Mais elle est intransigeante à l’égard de tous les discours qui tentent de tromper l’humanité en prétendant les sauver."