"On parle de plus en plus et sans arrêt de la détresse envahissante, on épilogue avec complaisance sur ses aspects manifestes ou dissimulés. C'est devenu un type de discours, un lamento intarissable et répétitif, pendant que le secret de la détresse demeure bien celé. La détresse n'est ni au début, ni au milieu, ni à la fin de son règne. Elle peut encore s'amplifier et s'intensifier, utiliser tous les subterfuges pour mieux nous entraîner dans sa course. Elle constitue à la fois un état sous-jacent et un mouvement irrépressible. On cherche à l'expliquer ou à l'interpréter, la ramener à une cause, pour poser des réformes de l'organisation de la vie, trouver des remèdes et des médications. On développe des divertissements, des distractions et des industries de vacances et de loisirs, présentes et futures, mélangeant réel et virtuel pout satisfaire d'innombrables clients jamais assouvis. La détresse peut porter des noms divers, disposer de multiples qualificatifs, être aiguë ou latente. Il semblerait même qu'elle ait pris le pas sur le désespoir. Elle est plus massive, plus démocratique, plus « convenable ». La détresse est généralement terne, grise et n'est que très peu avouée. Générale, elle reste dissimulée quand elle est ramenée à tel ou tel mal ou à un simple ensemble de maux. Elle est et elle reste, sauf pour les très déshérités, somme toute acceptable et n'engendre pas - avec passion - action et pensée, c'est-à-dire un mouvement radical. En elle et par elle le nihilisme est banalisé, neutralisé. Il n'est pas possible de s'attaquer à elle, frontalement ou non, car alors on entre dans sa propre logique. Le centre pulsant de l'advenir se dérobe et la détresse advenante et advenue, restée pour ainsi dire seule, ne peut requérir de nous une solution, mais une désinvolture endurante, une sagesse problématique, une sérénité productivement inquiète."
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"La parole, l'écriture, le geste, bref, le style de la pensée allant au-delà de la philosophie, de la métaphysique et de la pensée de survol ou étroitement et unilatéralement engagée ne peut que connaître une mue. La pensée en question et en suspens doit tout faire pour ne pas s'hypostasier et ne pas renoncer. Agissante, mais non pas toute-puissante ou immédiatement effective, poétique mais non vaticinante, intense et sereine tout à la fois, elle est obligée de prendre en compte - et de pouvoir en rendre compte -les situations extrêmement douloureuses qui ne cessent, elles non plus, d'advenir et qui ont pour nom: faim et tortures, répression, prisons et exterminations, morts sans phrases ou même avec. Mourants et morts de tous bords demandent l'accès à la parole, car eux aussi sont en suspens.
"Se trouver lié au lien de tous les liens, viser le cœur pulsant de l'ensemble de tous les renvois, correspondre au centre vibrant du rapport entier, demande une ténacité rythmique, pour pouvoir tenir ensemble, avec et malgré toute la fragmentation et toute la brisure, en oscillant, non pas pour parvenir à quelque chose, quelque totalité, quelque entité ou même le rien, mais pour nous accorder, toujours en suspens, à ce qui nous appelle, à ce qui peut rester sans nom, tout en étant le point de départ et le point d'arrivée de toutes les visées (...)"