KOSTAS AXELOS
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Ouvrage posthume 2015 (entretiens de 1970)

KOSTAS AXELOS
une pensée à l'horizon de l'errance

"Nature et humanité ressembleront de plus en plus à un énorme échafaudage de production techno-scientifique illimitée où l'on produira de tout : biens matériels, bien idéels, rêves et sentiments, substances pharmaco-dynamiques, formes de déviance et de révolte, contenus de religiosité et de mystique, tout cela s'accomplissant dans un immense jeu combinatoire - à l'ère de la fin de l'histoire -, bon pour le peuple, c'est-à-dire l'écrasante majorité et les soi-disant élites. Les confusions actuelles seront à la fois châtrées et portées au paroxysme dans le capitalo-socialisme mondial, règne démocratico-totalitaire, c'est-à-dire dictatorial, de l'assouvissement général et de l'insatisfaction universelle."

- Les problèmes de l'éducation et de l'enseignement s'inscrivent dans le vaste domaine de ce qu'on appelle aujourd'hui « culture », sans trop savoir ce qu'ainsi on nomme. Tout fait partie de la culture, et la vraie culture est absente, dirait Rimbaud. On a parlé de l'aliénation économique, politique, idéologique. On a trop vite oublié certaines analyses de Marx qui, entre autres, sont encore valables dans le domaine dit culturel. Car la culture n'est pas seulement un ensemble de formes et de forces « institutionnelles » et « spirituelles », elle constitue aussi une aliénation. Au lieu de penser leur vie et d'en faire l'expérience, les hommes la vivent « culturellement », par procuration. Cela a lieu dans un état de désenchantement général qui va de pair avec un confusionnisme total, inséparable d'un conformisme triomphal. "


KOSTAS AXELOS
en quête de l'impensé

Ce que présuppose la quête de l'impensé, c'est un éveil, inséparable lui aussi de l'oubli, comme la lumière demeure inséparable de l'obscurité. Ce que présuppose la quête de l'impensé, c'est une audace, voire une témérité qui brise les structures données et ne cherche pas à formuler une structure nouvelle. Ce que présuppose la quête de l'impensé, c'est le pâtir et l'agir des penseurs poétiques qui ont laissé derrière eux la plate recherche du bonheur. Seuls ceux qui n'ont pas peur du danger peuvent se lancer dans une quête à l'issue non garantie. Le danger nous guette au départ et encore plus fortement à l'arrivée.

Ouvrage posthume 2012


Lâcher prise, laisser le vide faire son travail, ne plus croire à la puissance suprême de ceci ou de cela est nécessaire à la quête en question. Ne pas bloquer les aléas, être temporellement indomptable, tout cela peut caractériser une pensée et une conduite dont chacune renverrait à l'autre, sans qu'il y ait unité de l'une ou de l'autre et sans qu'une unité indifférenciée puisse régner en maîtresse absolue. Une pensée lucide, pour ne pas dire d'un bout à l'autre consciente, et un comportement nécessairement contradictoire obéissant au même rythme, sont intriqués, en évitant l'identité totale et la scission radicale.

[...]

Pour s'approcher de l'impensé, pour tenter de le penser, nous avons besoin d'une pensée poétique, qui ne sacrifie ni sa puissance pensante ni sa puissance poétique, les unissant dans le même élan. La pensée de cette quête doit rester toujours aux prises avec la vie et la vie quotidienne, concernant vitalement et mortellement ce que nous avons à vivre.


2009

KOSTAS AXELOS
ce qui advient
fragments d'une approche

"Cette tonalité crépusculaire qui s'empare de tout ne semble pas devoir nous abandonner de sitôt. Ce qui caractérise l' ordre­désordre dominant et universalisé et ce qui se manifeste à travers les contestations et les révoltes ont le même air d'épuisement, de lassitude. Dans la désorientation générale, le « présent » perdure et s'étend, s'éternise. Il se remplace lui-même, se répare et se réforme. Perpétuation et répétition, production et reproduction, suivent leur train et tout recommence, tandis qu'on rêve à des nouveautés spectaculaires."


"On parle de plus en plus et sans arrêt de la détresse envahissante, on épilogue avec complaisance sur ses aspects manifestes ou dissimulés. C'est devenu un type de discours, un lamento intarissable et répétitif, pendant que le secret de la détresse demeure bien celé. La détresse n'est ni au début, ni au milieu, ni à la fin de son règne. Elle peut encore s'amplifier et s'intensifier, utiliser tous les subterfuges pour mieux nous entraîner dans sa course. Elle constitue à la fois un état sous-jacent et un mouvement irrépressible. On cherche à l'expliquer ou à l'interpréter, la ramener à une cause, pour poser des réformes de l'organisation de la vie, trouver des remèdes et des médications. On développe des divertissements, des distractions et des industries de vacances et de loisirs, présentes et futures, mélangeant réel et virtuel pout satisfaire d'innombrables clients jamais assouvis. La détresse peut porter des noms divers, disposer de multiples qualificatifs, être aiguë ou latente. Il semblerait même qu'elle ait pris le pas sur le désespoir. Elle est plus massive, plus démocratique, plus « convenable ». La détresse est généralement terne, grise et n'est que très peu avouée. Générale, elle reste dissimulée quand elle est ramenée à tel ou tel mal ou à un simple ensemble de maux. Elle est et elle reste, sauf pour les très déshérités, somme toute acceptable et n'engendre pas - avec passion - action et pensée, c'est-à-dire un mouvement radical. En elle et par elle le nihilisme est banalisé, neutralisé. Il n'est pas possible de s'attaquer à elle, frontalement ou non, car alors on entre dans sa propre logique. Le centre pulsant de l'advenir se dérobe et la détresse advenante et advenue, restée pour ainsi dire seule, ne peut requérir de nous une solution, mais une désinvolture endurante, une sagesse problématique, une sérénité productivement inquiète."

[...]

"La parole, l'écriture, le geste, bref, le style de la pensée allant au-delà de la philosophie, de la métaphysique et de la pensée de survol ou étroitement et unilatéralement engagée ne peut que connaître une mue. La pensée en question et en suspens doit tout faire pour ne pas s'hypostasier et ne pas renoncer. Agissante, mais non pas toute-puissante ou immédiatement effective, poétique mais non vaticinante, intense et sereine tout à la fois, elle est obligée de prendre en compte - et de pouvoir en rendre compte -les situations extrêmement douloureuses qui ne cessent, elles non plus, d'advenir et qui ont pour nom: faim et tortures, répression, prisons et exterminations, morts sans phrases ou même avec. Mourants et morts de tous bords demandent l'accès à la parole, car eux aussi sont en suspens.

"Se trouver lié au lien de tous les liens, viser le cœur pulsant de l'ensemble de tous les renvois, correspondre au centre vibrant du rapport entier, demande une ténacité rythmique, pour pouvoir tenir ensemble, avec et malgré toute la fragmentation et toute la brisure, en oscillant, non pas pour parvenir à quelque chose, quelque totalité, quelque entité ou même le rien, mais pour nous accorder, toujours en suspens, à ce qui nous appelle, à ce qui peut rester sans nom, tout en étant le point de départ et le point d'arrivée de toutes les visées (...)"


2005

KOSTAS AXELOS
L'exil est la patrie de la pensée

"L'art n'est pas l'affaire du beau, et le beau non plus n'est pas ce qui exprime l'art. Il est désormais temps de surmonter la puissance trilogique du vrai (logique), du bien (éthique), du beau (esthétique) et d'affronter une autre ouverture. L'art porte au langage, nous fait voir et entendre l'éclat, souvent trouble, du monde tumultueux. Ce monde est omnitemporel, il connaît des époques, des lieux et des moments privilégiés, mais il connaît aussi des époques plates et insignifiantes. L'art est poétique dans toute son étendue. La poéticité, beaucoup plus que la poésie, anime, traverse et dévoile autant l'art dans son ensemble que tout art particulier. "

"Chaque couple, quel qu'il soit, comporte un troisième personnage, continuellement présent. Le troisième angle du triangle fondamental, c'est la mort. Avec ou sans ami de la femme, avec ou sans amie de l'homme, avec ou sans souvenirs écrasants, paternels ou maternels, avec ou sans enfant, avec ou sans nette perspective d'ouverture, les deux partenaires de chaque couple affrontent constamment une troisième puissance : la puissance de l'absence, le devenir de la négativité, la mort."


2005

KOSTAS AXELOS
Réponses énigmatiques

"La production ne doit pas être entendue au sens moderne et ultramoderne qu'elle a pris, c'est-à-dire dans le sens du productivisme. Production signifie « mettre au monde », que ce soit une pensée, une poésie, une action, celles-là relevant d'une source commune qu'aucun technicisme ne parvient à découper en faisant d'elles trois sphères distinctes. La pensée est poétique et agit, la poésie est pensante et agit, l'action, quand elle ne se résout pas dans l'agitation, implique de la pensée et peut-être poétique.peut être poétique. L'énigme se cache en chacune d'elles, dans leur unité et leur différence et dans leur rapport aux choses et au monde qui, et de loin, ne sont pas leurs produits.
Dans tout cet entrelacs se dissimule l'énergie de l'imaginaire dont les productions ne peuvent être réduites à la puissance du long règne de la représentation. L'énigme de l'imaginaire se rebelle contre les théorisations, puisqu'elle intervient si puissamment dans leur élaboration et leur fonctionnement. Nous ne sommes pas assez mûrs, ainsi du moins semble-t-il, pour explorer le jeu du fantasme et de la fantasmagorie et de tous les effets de ce jeu. De toute manière, l'imaginaire et le fantasmatique ne sont pas équivalents à l'illusion et, encore moins au mensonge qui contredit ce qui « est »."

"Tous les rapports sont plein de failles, ce qui n'exclut pas l'éclair de la percée."


Là où se manifeste non pas l'énigme de la réponse, mais l'absence même d'un questionnement suivi, s'étend un ample domaine. Qu'est-ce que nous sommes dans ce domaine ? Qu'est-ce qui se passe dans la vie dite quotidienne, à la fois solidifiée et flottante, où se croisent des destins mêlés ? Qu'advient-il des actions et passions diurnes guère séparées des rêves nocturnes ? Les philosophes ne parlent pas volontiers de ces sphères, abandonnant cette tâche à la psychosociologie et à la littérature. C'est comme si un hiatus séparait la pensée de haut vol — même celle qui ne survole pas — d'avec ce qui est difficile à nommer et à explorer. Car il ne s'agit pas seulement du vécu, des épreuves considérées comme personnelles, du plaisir et des douleurs, des sensations, de la sensibilité, des sentiments, des actions et des omissions, des expériences et des fantasmes individuels, des aventures spécifiques d'une existence particulière, fût-elle d'emblée socialisée. Qu'en est-il de nos relations effectives et imaginaires — elles ne sont pas moins effectives — avec notre mère et notre père, nos frères et soeurs, avec nos parents, notre sexualité et nos illusions ? Qu'en est-il des rencontres amicales et amoureuses — tout ensemble réussies et ratées —, de nos secrets, de nos mouvements sociétaux, de notre travail et de nos luttes ? Pendant que s'écrivent ces lignes, la situation économique implique la faim dans le monde et la difficulté croissante de gagner dignement sa vie, les structures politiques sclérosées tuent des forces vives et d'autres, plus souples, n'apparaissent pas, l'agitation culturelle bariolée consomme, avale rapidement et récupère, aplatissant ainsi ce qui a été conquis de haute lutte et mérite une approche engageante. Auteurs et lecteurs, nous sommes aussi immergés dans tout cela et nous n'avons pas seulement à le prendre en considération. Dans quel langage en parler ? Comment laisser et faire entendre les non-dits ? Qu'est-ce qui bloque la puissance explosive du dire et la force énorme de ce qui relève du taire? La distinction entre le concret et l'abstrait est ici, comme ailleurs, inopérante.


KOSTAS AXELOS
Héraclite et la philosophie

Jusqu'ici nous avons rencontré « plusieurs» grandes sphères dans la pensée héraclitéenne. Le logos, constituant le sens du devenir universel, le feu, qui, participant au logos, constitue le moteur interne du mouvement cosmique, la divinité, qui, reliée au logos et au feu, est la sagesse (foudroyante) du Monde, le temps, tout-puissant et enfantin, l'harmonie invisible, qui relie en un ensemble cohérent tous les contraires, la loi, structure du monde physique et politique, le destin, qui maintient le rythme nécessaire et juste de la coulée des êtres et des choses, la guerre, qui oppose et unit violemment les contraires. Toutes ces entités se manifestent à l'intérieur de la Totalité absolue, qui englobe tout ce qui est, tout ce qui devient ; cette Totalité composée par l'ensemble des sphères est le Monde, le grand ensemble bien structuré, le Cosmos, et elle se trouve en perpétuel devenir. Toutes ces entités font beaucoup plus que communiquer entre elles; elles s'unissent, mais elles ne s'identifient pas; elles sont et elles ne sont pas identiques. L'entité nouvelle à laquelle nous avons à faire est l'âme. L'âme est aussi, et avant tout, un lieu de convergence universelle, une arché liée aux puissances dominantes. Elle devient âme humaine en s'individualisant. L'âme demeure reliée au logos, au feu, à la divinité et au temps, à l'harmonie invisible, à la loi, au destin et à la guerre ; elle est portée également par les courants du fleuve.

1962