PIERRE BERGOUNIOUX
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PIERRE BERGOUNIOUX
Faute d'égalité

" Le moment est venu, et depuis longtemps, déjà, de démêler ce qu’emporte d’irrationnel, donc de périlleux, de potentiellement mortel, l’essor prométhéen de l’Europe. Ce n’est pas bien difficile. C’est son passé, « le poids des générations mortes sur le cerveau des vivants », l’inégalité parmi les hommes que Rousseau, avec sa sensibilité explosive, a perçue et dénoncée, dès qu’il s’est avisé de méditer, comme la source de tous les maux."


 

PIERRE BERGOUNIOUX & JACQUIE BARRAL
Le corps de la lettre

"Les pionniers qui recueillirent et déchiffrèrent les tablettes d'argile couvertes d'inscriptions cunéiformes dans les sables de Sumer et d'Akkad s'étonnèrent, un peu, du prosaïsme de leur contenu. Que n'avaient- ils pas rêvé ? Quel génie originel, quelle enfance éblouie, judicieuse, augurale allaient- ils pas se confier à Grotefend, Lassen, Rawlinson, Oppert puis, par leur truchement actif, opiniâtre, à nous ? Grande et prévisible, au demeurant, fut la déconvenue.
La quasi-totalité des pièces sont de nature économique, des contrats, c'est-à-dire des actes de défiance, ratifiant l'achat, la location, le prêt d'esclaves, de bétail, de terre, de semence, des reconnaissances de dettes, des testaments, très rarement des prières, des décrets du despote, des listes de dieux. Le plus puissant instrument d'exploration, de libération dont nous disposions, l'écriture, fut d'abord un moyen d'oppression dans les empires hydrauliques de l'Antiquité. Il est né du travail forcé dans les premières sociétés historiques triparties qui opposent, d'un côté, les guerriers et les prêtres à la grande masse, de l'autre, des travailleurs."


Note de l'éditeur Fata Morgana: De l’alphabet cunéiforme, des tablettes d’argile et du stylet romain jusqu’au roman faulknerien, Pierre Bergounioux retrace l’histoire de la lettre. L’écriture de Pierre Bergounioux est dans le combat, elle est le combat lorsqu’il s’agit de remettre de l’ordre dans la mémoire. Les armes viennent tempérer l’autonomie sacrée de la littérature en en soulignant la relativité historique. Les millénaires sont convoqués, la lumière brille sur un monde enfoui derrière les signes : le corps de la lettre est celui du temps, son épaisseur est sondée. (Fata Morgana)

PIERRE BERGOUNIOUX
Miette

"C'est au début des années quatre-vingt que j'ai fait plus étroitement connaissance avec Adrien. La mort presque simultanée de Baptiste et de Jeanne vida la maison où il avait vécu un demi-siècle plus tôt. Elle atténua l'interdit spécial dont le partage frappe les choses autrefois indivises. Il prit l'habitude de passer chaque jour. Du bout ferré de sa canne, il frappait à la porte de l'atelier ou faisait sonner les morceaux de ferraille qui jonchaient le sol, dehors. Je posais les outils, débranchais le poste de soudure, extrayais ma dextre du gros gant de cuir et nous nous serrions protocolairement la main. Il me demandait, en français le plus souvent, mais parfois en patois, comment je me portais. II riait lorsque je lui répondais en patois."




PIERRE BERGOUNIOUX
Carnet de notes
1980-1990

Nulle désillusion ne se compare à celle que la génération d'après-guerre a connue. Au printemps des années soixante a succédé l'hiver, qui dure encore, des années quatre-vingt. Les grandes espérances ont pâli, la vie perdu la saveur qu'on lui trouvait.
Le changement d'horizon, la fin d'une époque, c'est à l'échelle des heures, dans le détail de l'expérience personnelle qu'on en prend la mesure.
Ces notes, prises au jour le jour, depuis vingt-cinq ans, accusent avec les progrès de l'âge, l'érosion du bonheur qui avait été donné, pour commencer.


PIERRE BERGOUNIOUX
Une chambre en Hollande

Les Pays-Bas, le séjour retranché, la vie abstraite, presque exclusivement méditative qu'elle offre à Descartes, ont pour répondant une réalité nouvelle, indépendante des perceptions, des affections dont nous sommes le siège et que nous prenions, ingénument, pour les choses mêmes.


Pierre Bergougnioux
Ecole: mission accomplie

Tout discours sur l'école qui néglige son hétéronomie, c'est-à-dire l'incidence d'une réalité sociale inégalitaire sur le rendement scolaire, entretient la mystification qui enveloppe toujours la représentation de l'école et perpétue l'injustice de ses effets.


PIERRE BERGOUNIOUX
L'empreinte

Je suis de Brive. Si j'ai mis longtemps à concevoir qu'on puisse naître ailleurs, vivre autrement, ce fut par la force des choses. Une officieuse main y avait travaillé dès l'âge permo-carbonifère, quand nous étions encore dans les limbes, à attendre. Elle avait disposé, en rond, des collines égales ou alors taluté le pied de la montagne limousine, au bord de l'Aquitaine, puis enfoncé le pouce à leur jointure. Peu importe.


PIERRE BERGOUNIOUX
La fin du monde en avançant

C'est parce que nous sommes restés très longtemps sédentaires, rêveurs ou insurgés, provinciaux, dans un univers mal désenchanté, que les livres furent inséparablement, pour nous, révélation et délivrance. Comment la jeunesse d'aujourd'hui s'y retrouverait-elle? C'est d'un univers soudain révolu qu'ils parlent et celui qui l'a supplanté affiche ouvertement son offre et ses prétentions. Pour ces diverses raisons, qui ne tiennent pas à la littérature ni à son enseignement, mais au cours des choses, à la conversion d'une vieille nation à la culture néo-libérale, je nourris quelques inquiétudes non seulement sur l'enseignement de la langue et de la littérature, mais sur leur existence future.


PIERRE BERGOUNIOUX
Univers préférables

La classification habituelle des récits ne couvre pas, loin s'en faut, l'extension du genre. A côté des formes élaborées, pourvues d'un titre, imprimées, des simples histoires qu'on échange et qu'on oublie, prolifèrent des textes muets, sans destinataire, ignorés du narrateur lui-même. Eux aussi, pourtant, postulent des mondes. On peut ne s'être jamais su l'auteur de cette prose sourde. Il arrive qu'un mot qu'on dit ou qu'on entend, un lieu où l'on revient, plus tard, agissent comme des catalyseurs, révèlent après coup le grouillement de textes embryonnaires qui visaient à résoudre les énigmes, à conjurer les périls dont on se sentait environné.


PIERRE BERGOUNIOUX
Points cardinaux

Nous avons perdu la félicité indistincte qu'on voit aux bêtes, aux poissons enchâssés dans l'eau cristalline, aux bêtes des bois couleur de feuilles mortes, aux oiseaux ivres d'air. Nous sommes devenus pensifs et, par­tant, étrangers, frêles, frileux, vulnérables. Il nous faut une table, un toit, du feu, une maison. Nous nous souvenons parfois d'avoir été au monde pleinement, sans états d'âme, d'un très lointain commencement. Je rêve, pour finir, d'une lande ouverte à tous les vents où l'on verrait ce qu'il en est de nous et de tout et d'y être, avant d'avoir été.


PIERRE BERGOUNIOUX
Back in the sixties

"Or, nous savons, depuis Aristote, qui fut le plus grand philosophe de l'Antiquité, que l'homme est un animal politique. Ces impressions qu'on retire, n'ont rien de naturel. Elles sont la conséquence de décisions politiques, d'actes concertés, de principes explicites. J'avais du mal, en me promenant dans les rues, à distinguer le rêve de la réalité et c'est cette confusion, précisément que j'avais souhaitée."


PIERRE BERGOUNIOUX
La ligne

" L'univers des origines ruisselait de sources, miroitait d'étangs. Des hommes qui m'entouraient partageaient, quoique pour des raisons opposées, le goût de l'eau. Si nous participons à quelque degré du monde extérieur et, par notre ascendance, des âges antérieurs, comment, dans de pareilles conditions, ne pas naître pêcheur?"


PIERRE BERGOUNIOUX
Le chevron

"L’eau fuit avec des froissements de couleuvre, tinte, dans sa hâte, contre les pierres, écume légèrement contre sa rive, profère des paroles que j’ai failli comprendre, qu’il a tenu à un imperceptible défaut d’articulation de sa part ou d’attention de la mienne, que je n’entende. "

"Notre petit équipement d'yeux, de jambes et de bras semble assorti au monde qu'on touche en naissant. A moins qu'on n'ait vu le jour dans un creux mouillé, sous de mauvais taillis, qu'on ne se soit impliqué, d'emblée, dans la zone accidentée, oblique, qui sépare l'Auvergne de l'Aquitaine. Auquel cas, on peut douter d'être apparié à ce qu'il y a, d'être fait pour la réalité. Heureusement, on a la ressource de rêver."


PIERRE BERGOUNIOUX
Simples, magistraux et autres antidotes

"J'aurais aimé demander à grand-père quel degré de parenté il se sentait avec les machines, si elles lui cédaient au passage, à lui aussi, un peu de l'énergie qu'il faut pour vaincre les crêtes, tenir l'humidité, la broussaille en respect, devenir moins inégal, plus consistant. Mais lorsque j'ai trouvé les mots, grand-père avait disparu. De sorte que j'ignore si le prix que j'attachais à ce qui se déplaçait sur rails venait de l'hérédité ou de l'intuition crépusculaire qui indique aux bêtes souffrantes un remède à leurs maux."


PIERRE BERGOUNIOUX
B-17 G

" Il a dix-neuf ans. Il a peur. Il a froid. Il n'arrive pas à penser. Qui le pourrait dans la bourrasque supranaturelle qui hurle à la fenêtre, sous la torture qu'elle inflige aux pieds, aux mains, malgré la soie, à l'espace sensible, entre les omoplates, où l'âme, désertant le crâne saturé de bruit, d'appréhension, descend parfois se nicher, prête à l'envol."


PIERRE BERGOUNIOUX
Le premier mot

"J'hésitais entre les contraires, également exaltants, qui font le charme du Quercy. D'un côté les vallées que l'eau descend en majesté entre les cultures exubérantes du maïs et du tabac, les essences tendres, l'ombre verte, les terrasses pomponnées d'arbres fruitiers; de l'autre, les pechs dressés dans la sécheresse, les vastes demeures régnant sur les vignes, leur parfum légèrement astringent, composite où entrent l'odeur de la suie refroidie, de la pierre claire, du bois de noyer, de l'éternité."