JAVIER CERCAS
Le Monarque des ombres
Traduction de l'espagnol de Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon
"Ibahernando était alors déjà entré pleinement dans la fiction, nourrissant un fantasme primaire d’inégalité selon lequel, tandis que les paysans sans terre demeuraient des serfs, les paysans avec terre étaient devenus patriciens, ce qui rendait les intérêts des uns et des autres irrémédiablement divergents et le conflit inévitable ; Ibahernando était déjà coupé en deux : il y avait un café pour les gens de droite et un café pour les gens de gauche, un bal pour les gens de droite et un bal pour les gens de gauche ; parfois, des jeunes de droite faisaient violemment irruption, protégés par leurs domestiques, dans les soirées dansantes de la Maison du peuple rouverte, essayant d’intimider les gens avec leurs menaces de fils à papa. Certains jeunes de gauche, de plus en plus instruits et politisés, de plus en plus disposés à faire valoir leurs droits, davantage insoumis et mieux protégés par leur syndicat et les autorités municipales, réagissaient à ces provocations et, contrairement à leurs pères et leurs grands-pères, refusaient d’accepter les abus et tenaient tête aux paysans avec terre, lesquels se vengeaient des gauchistes les plus agités en refusant de les rembaucher pour les moissons. “Mangez-en, de la République”, leur décochaient ceux qui à peine quatre ou cinq ans plus tôt étaient des républicains convaincus. Pour se venger de cette vengeance, les jeunes paysans sans terre brûlaient des récoltes, endommageaient des oliveraies, volaient des moutons ou des agneaux, entraient par effraction dans les propriétés, effrayaient les gens de droite et leur rendaient la vie impossible. La violence n’épargna pas non plus les enfants qui se tendaient des embuscades dans les rues, se lançaient des pierres ou fouettaient les jambes de leurs petits camarades avec des orties."