WILLIAM CLIFF
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WILLIAM CLIFF
Amour perdu

Le Collégien

"Il a retroussé les bords de sa culotte à
cause de la chaleur,
c'est qu'il faisait si chaud ! Cet été-là il a
entrouvert sa chemise
pour que les souffles d'air lui caressent la peau
et il aime bien que
les tiges des broussailles lui giflent les jambes,
plus loin il s'est assis
seul sur une éminence et il regarde en bas
le ruban argenté
du fleuve ensoleillé où les bateaux avancent
très insensiblement,
il reste le regard fixé au paysage,
ensuite sous les arbres
il est allé pour prendre la fraîcheur de l'ombre,
le dos plaqué au sol,
la tête sur les bras, il a senti enfin
une onde le bercer
(est-ce qu'il a dormi ?) mais soudain on appelle,
il est temps de rentrer,
les garçons se rassemblent, là ils redescendent,
en silence marchant,
le visage boudeur, vers la froide maison
où après la prière
on rejoindra un lit dont le ressort gémit
quand le corps incommode
se retourne pour retrouver le fil d'un rêve
qui s'échappe et qu'on cherche
et qu'on suit à travers on ne sait quels désirs."

2015


William Cliff, Maison de la Poésie, Rennes, 2015

 


WILLIAM CLIFF
U.S.A. 1976

À cet endroit, il y avait un cordon de sable bas maigrement couronné de broussailles et d'oyats. L'on ne pouvait point parler de dunes. Non : seulement de bas monticules sableux permettant à ces rares jeunes hommes d'un peu s'abriter durant leur contemplation : oh ! triste immensité marine, triste comme leur âme même en face de cette âpre terminaison de leur continent, de leur pays, de leur conquête, de leur rêve ! Et comme ils étaient beaux dans cette tristesse et dans cette attirance qu'ils avaient pour cet élément d'une laideur bruyante et continuelle ! Ils étaient beaux pour ce regard profond qu'ils tournaient vers cet infini qu'ils savaient s'en aller jusqu'aux antipodes, jusqu'aux confins de la Chine et du Japon, de la Sibérie et du Kamtchatka ! Ils étaient beaux d'être si seuls, si méditatifs, si obstinés ! Et moi qui venais d'Europe, de Belgique, moi alors ? J'étais assis comme eux et regardais dans la même direction.

2010


WILLIAM CLIFF
Autobiographie
suivi de Conrad Detrez

je suis né à Gembloux en mil neuf cent quarante
mon père était dentiste et je l'ai déjà dit
ma mère eut neuf enfants et je l'ai dit aussi
pourquoi faut-il que je revienne à cette enfance ?

j'etait un gosse à grosse bouche et grands yeux vides
qui se jetaient partout pour comprendre le monde
et plus ils se jetaient plus ils étaient avides
et moins ils comprenaient tout ce monde qui gronde

l'enfant ne comprend pas pourquoi il doit souffrir
il pleure à gorge déployée pour crier son malheur
mais la moindre bêtise aussi le fait sourire

sans qu'il comprenne pourquoi ce bonheur l'effleure
je fus un gosse riant lamentablement
dans un pays occupé par les Allemands

2009


un jour j'eus la révélation de la littérature
dans le récit que fait Chateaubriand de son enfance
de la terreur qu'il eut devant son père et de sa dure
condition d'enfant à Combourg dont la sinistre ambiance

le soir avec ce père qui n'arrêtait pas de faire
armé d'un bonnet dressé sur sa tête les cent pas
me rappelait celle qui aussi me terrorisa
dans mon enfance avec un père aussi autoritaire

j'appris par ce récit n'être plus tout seul à souffrir
ce fut comme un voile levé sur mon âme sauvage
écrire alors devint pour moi le geste qui relie

tous ceux qui ont senti au fond d'eux-mêmes ces messages
graves que le monde méprise et tourne en dérision
mais dont par la littérature on a révélation


2008

WILLIAM CLIFF
Epopées

UNE SYMPHONIE


j'ai pris un bain j'ai taillé ma tignasse
j'ai coupé ma barbe avec un rasoir
j'ai regardé dans la glace ma face
et vu qu'elle n'était pas belle à voir
alors quittant le carré du miroir
j'ai levé le regard vers les nuages
et qu'ai-je vu dans cette lente nage
de vapeurs finement illuminées ?
nothing nothing sauf qu'en moi le langage
continuait sa démarche obstinée


allais-je dire la splendeur de vivre
ou bien laisserai-je tomber mon front
comme un vaincu qui ne peut plus sourire
à la grande erre que les choses font ?
il valait mieux sortir en rue où l'on
ne laisse pas le langage trop prendre
d'extension sur notre cervelle tendre
et dans la marche commune oublier
qu'on ne peut pas aller à contre-pente
mais qu'on s'en va vers le bas du sentier


WILLIAM CLIFF
Immense existence

nous étions sur la digue regardant au loin
le bateau qui s'effaçait dans le crépuscule
et à nos pieds les vagues noires roulant sur
la pierre bleue posée pour barrer la marée
nous étions des centaines marchant quasiment
en silence pour mieux goûter la majesté
de cette heure spéciale où le soleil avait
été mangé à l'horizon par un nuage
(certains restaient assis tels de petits enfants
devant une chose mystérieuse mais
la plupart arpentaient les dalles de la digue
en n'arrêtant jamais de lancer leur regard
dans cette brume diaphane qui planait
sur les eaux mauves mouvantes très récurrentes
qui s'écrasaient très lentement en bruissant
très souplement devant notre être fasciné)

2007


2004

WILLIAM CLIFF
La Dodge

« — Non, je veux rester avec mes hommes, avait déclaré mon beau-frère.
« C'était un être austère, imbu de ses devoirs. Quantité d'officiers d'activé avaient fait la belle. Lui n'était pourtant qu'officier de réserve. Mais il ne resta pas longtemps captif en Allemagne. Les Boches, pour semer la zizanie dans la population du pays, libéraient les Flamands et retenaient les Wallons, lesquels durent rester prisonniers toute la durée de la guerre. Mon beau-frère, lui, comme Flamand, fut libéré. »



1996

WILLIAM CLIFF
Journal d'un innocent

bizarrement la joue des longues vagues
silencieuses qui venaient vers nous
portait de longues rides très bizarres
d'où sortaient des poissons volants qui nous
regardaient de leurs yeux peureux puis plouf!
(c'est qu'on pensait au lait ces onduleuses
vagues bizarres nous faisaient penser
à l'eau lactée qui sort d'une écrémeuse
après qu'on y a mis le lait entier)


1983

 

WILLIAM CLIFF
America

ah! si c'était enfin la chose
unique éternelle enfermée
dans nos corps de pauvre peau close
si c'était l'Arche de Noé

on partirait sur ce vaisseau
d'un dock d'Anvers et par l'Escaut
rejoindre le sang du soleil
et là s'éclater en plein ciel

se fondre au flot de ces sanglots
que l'Océan sans fin remue
digère et chie vomit et sue
livre au jeu d'un vieux cachalot

s'en venant s'échouer un soir
au sable des plages du Nord
et pourrir son poids de remords
dans ce désert glacial et noir


WILLIAM CLIFF
Ecrasez-le

précédé de
Homo Sum

Dans la crasse de mon plancher j'écris ton nom
dans l'eau de vaisselle bien huilée j'écris ton
non dans les rides des mains crevassées j'écris
leur non dans l'amour les jours sans fin ressassés
j'écris mon plomb dans la figure de mes go­
dasses abandonnées par mes pauvres pieds je vois
mon nom dans la lenteur et la facilité
des compléments déterminatifs et des fausses
déterminations j'écris ton nom au fronton
des bureaux de police de la république
gaulliste je lis ton nom dans le front crevé
de ta statue en Amérique on voit pointer
tous tes canons dans mon slip envahi par des
mains hystériques et ron et ron petit pata-
pon dans cet alexandrin dans ce bic sur ces
lignes et par la grâce horrible du langage hu­
main par le lever sempiternel du soleil
et du pain par la pâleur du bonheur par la
chaleur du malheur la laideur de ces visages
attristés j'ouvre aux vents du matin l'épouvante
de ce refrain répété dans tous les lycées
les internats jésuites et les casernes et les
affiches...dans les battements de mon coeur la douleur
de mes reins l'oppression de mes boyaux la fa-
tigue de mon cerveau et dans la solitude
de ton corps du leur et du mien - j'écris ton nom

1973/1976