VINCIANE DESPRET
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2023

VINCIANE DESPRET
Les morts à l'oeuvre

"J’avais écrit autrefois que les morts font de nous des fabricateurs de récits. C’est en effet souvent avec des récits que nous les instaurons, que nous les gardons avec nous, que nous les honorons, que se perpétue la conversation – avec les gestes aussi, bien entendu, du plus banal au plus imaginatif, comme revoir des photos ; leur écrire des lettres ; gratter une guitare qui leur a appartenu ; aller à la pêche pour eux ; faire répandre ses propres cendres sur le lieu où l’on a perdu ses compagnons ; reprendre à son compte un conflit que des morts n’avaient pas achevé, ou encore donner rendez-vous à un défunt, dans une petite bourgade toscane ou un domaine vinicole, pour donner une suite, sous forme de vacances, à la biographie commune et continuer à créer des souvenirs... Mais les récits que convoquent les morts font bien plus que ce que j’imaginais alors – et les gestes aussi. Ils font exister d’autres choses, des liens inédits, des mises en rapport d’hétérogènes par la création d’alliances et d’affinités, des attachements nouveaux."

 


VINCIANE DESPRET
Et si les animaux écrivaient?

"Les mammifères ne cessent donc de laisser des messages écrits : "Je suis là, j'appartiens à telle espèce, j'ai tel âge, je suis gros, petit..." Il s'agit d'être là, à chaque endroit, sans avoir besoin de vraiment y être, par délégation. Ils parlent à distance en laissant des marques qui restent pour un temps. Au fond, n'est-ce pas cela l'écriture : parler à distance dans un message qui reste pour un temps et que d'autres peuvent lire ? Et laisser quantité de ces messages écrits, afin qu'on puisse les lire même de loin (c'est le grand avantage des odeurs et des phéromones, cela porte loin)."

2022


2019

 

VINCIANE DEPRET
Habiter en oiseau

"On pourrait bien sûr s’interroger sur une coïncidence : le terme “territoire” avec une connotation très marquée de “propriété exclusive dont on s’empare” apparaît dans la littérature ornithologique au XVIIe siècle, c’est-à-dire au moment même où, selon Philippe Descola et de nombreux historiens du droit, les Modernes résument l’usage de la terre par un seul concept, celui de l'appropriation." [...] (la “propriété” du droit romain résultait d’un partage et non de l’acte individuel, un partage sanctionné par la loi, les coutumes et les tribunaux.")


"Il y a encore une autre chose, sur laquelle je reviendrai ultérieurement (car le chant pourra recevoir une interprétation semblable) : si le marquage s’avère bien créer des effets de présence dans l’absence, certains auteurs ont proposé, notamment à propos des chèvres des Montagnes rocheuses ou de certains animaux en captivité, que le marquage soit également une forme d’extension du corps de l’animal dans l’espace. Dans ce cadre, le terme “appropriation” prend une autre signification, il s’agit à présent de transformer l’espace non tant en “sien”, mais en “soi”. Ce qui est “soi” et ce qui est “non-soi” devient d’autant plus indéterminé que nombre de mammifères non seulement marquent les lieux et les choses, mais qu’ils marquent leur propre corps avec leurs propres sécrétions, en les transférant sur différentes parties de celui-ci. Plus étonnant encore, nombre d’entre eux s’imprègnent également de l’odeur des choses du lieu territorialisé, terre, herbes, charognes présentes, écorce des arbres. L’animal devient alors tout autant approprié par et à l’espace, qu’il se l’approprie en le marquant, créant avec les lieux un accord corporel par lequel le “soi” et le “non-soi” sont rendus indistincts."

«Un territoire emprunte à tous les milieux, il mord sur eux, il les prend à bras-le-corps (bien qu’il reste fragile aux intrusions). GILLES DELEUZE et FÉLIX GUATTARI»

"Des actes, des milieux et des rythmes : le territoire nous apparaissait d’abord comme une configuration spatiale, identifiable parce qu’installée de manière relativement pérenne dans l’espace. En lisant Deleuze et Guattari, je me rends compte qu’il n’y a en fait rien de plus mouvementé qu’un territoire, aussi stables pourraient être ses frontières, aussi fidèle à celui-ci soit son résident. D’abord, mais cela nous l’avions déjà appris, parce que le territoire n’est pas tant espace que distances, la territorialisation est l’acte littéral et expressif (une performance en somme) de “marquer ses distances”. La distance n’est pas une mesure, mais une intensité, un rythme. Le territoire est toujours en rapport rythmé à autre chose."

"Faire un territoire, c’est créer des modes d’attention, c’est plus précisément instaurer de nouveaux régimes d’attention. Ces deux scientifiques ont réussi à trouver comment faire attention à la manière dont les oiseaux font attention les uns aux autres. Bref, s’arrêter, écouter, écouter encore : ici, maintenant, se passe et se crée quelque chose d’important.
C’est sans doute cela également que pourrait signifier le fait d’inscrire notre époque, comme le propose Donna Haraway, sous le signe du “Phonocène”. C’est ne pas oublier que si la terre gronde et grince, elle chante également. C’est ne pas oublier non plus que ces chants sont en train de disparaître, mais qu’ils disparaîtront d’autant plus si on n’y prête pas attention. Et que disparaîtront avec eux de multiples manières d’habiter la terre, des inventions de vie, des compositions, des partitions mélodiques, des appropriations délicates, des manières d’être et des importances. Tout ce qui fait des territoires et tout ce que font des territoires animés, rythmés, vécus, aimés. Habités. Vivre notre époque en la nommant “Phonocène”, c’est apprendre à prêter attention au silence qu’un chant de merle peut faire exister, c’est vivre dans des territoires chantés, mais c’est également ne pas oublier que le silence pourrait s’imposer. Et que ce que nous risquons bien de perdre également, faute d’attention, ce sera le courage chanté des oiseaux."


2019

VINCIANE DESPRET
Autobiographie d'un poulpe

et autres récits d'anticipation

 "Nous n’avions, jusqu’à présent, jamais été confrontés à ce type d’archives – et si c’était bien de l’encre de poulpe, rien ne nous prouvait qu’un poulpe était l’auteur de ces écrits. En outre, si tant est que l’écriture puisse exister chez les poulpes, à notre connaissance elle aurait toujours, délibérément, relevé des arts de l’éphémère. Que ce soit en utilisant l’encre sans support, par simples projections dans l’eau, ou en dessinant des motifs narratifs colorés à même leur peau en capturant la lumière – tatouages on ne peut plus fugaces –, il semble que ces animaux aient toujours été préoccupés de ne laisser aucune trace pérenne – ce qui, selon les pêcheurs qui nous ont alertés, n’a rien de surprenant : les poulpes excellent dans l’art de la furtivité, ils en seraient les grands inventeurs."

 


Présentation de l'éditeur: "Connaissez-vous la poésie vibratoire des araignées ? l’architecture sacrée des wombats ? les aphorismes éphémères des poulpes ? Bienvenue dans la “thérolinguistique”, une discipline scientifique majeure du IIIe millénaire qui étudie les histoires que les animaux ne cessent d’écrire et de raconter. En laissant libre cours à une imagination débordante, Vinciane Despret nous plonge au cœur de débats scientifiques passionnants qu’elle situe dans un futur indéterminé. En brouillant les pistes entre science et fiction, elle crée un trouble fascinant : et si, effectivement, les araignées nous interpellaient pour faire cesser le brouhaha de nos machines ? Et si les constructions des wombats témoignaient d’une cosmologie accueillante, offrant ainsi une formidable leçon de convivialité ? Et si les poulpes, adeptes de la métempsychose, se désespéraient de ne plus pouvoir se réincarner du fait de la surpêche et de la pollution des océans ? Par cette étonnante expérience de pensée, Vinciane Despret pratique un décentrement salutaire ouvrant la voie à d’autres manières d’être humain sur terre."