GABRIEL GARCIA MARQUEZ
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GABRIEL GARCIA MARQUEZ
Une odeur de goyave
Entretiens avec Plinio Mendoza
Traduction de l'espagnol (Colombie) de Jacques Gilard

"Dans son souvenir ce serait un vieux train jaune, lent, toujours enveloppé de fumée. Il arrivait tous les matins à onze heures, après avoir traversé les immenses plantations de bananiers. Tout au long de la voie, sur les chemins poussiéreux, des bœufs traînaient des tombereaux chargés de régimes de bananes vertes. L'air était brûlant et humide. Quand le train s'arrêtait au village, il faisait très chaud et les femmes qui attendaient sur le quai de la gare se protégeaient du soleil avec des ombrelles de toutes les couleurs.
En première classe, il y avait des sièges d'osier et dans les wagons de troisième, qu'empruntaient les journaliers, de rudes banquettes de bois. Certains jours on voyait arriver dans le convoi un wagon aux vitres bleues, entièrement climatisé, qui servait pour les cadres de la compagnie bananière. Les hommes qui en descendaient n'avaient ni la tenue, ni le teint café au lait, ni l'air somnolent des personnes que l'on croisait habituellement dans les rues du village. Rouges comme des homards, corpulents, ils se donnaient, avec leurs guêtres et leurs casques coloniaux, des allures d'explorateurs. Certains venaient avec leurs femmes. Elles semblaient frêles et un peu perdues, dans leurs robes de mousseline. "


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
Vivre pour la raconter

"Nous étions attablés à la seule cantine du village, buvant une bière glacée, quand un homme qui avait l'air d'un arbre, avec des jambières et un pistolet de l'armée à la ceinture, s'approcha de nous. Rafael Escalona fit les présentations, et il me fixa du regard en retenant ma main dans la sienne.
"Vous êtes parent avec le colonel Nicolás Márquez ? me demanda t-il.
- Je suis son petit-fils.
- Alors, votre grand-père a tué le mien."
C'était le petit-fils de Medardo Pacheco, l'homme que mon grand-père avait tué en combat singulier. Je n'eus pas le temps d'avoir peur, car il avait prononcé ces mots sur un ton chaleureux, comme s'il voulait me dire que d'une certaine façon nous étions parents. Pendant trois jours et trois nuits nous fîmes la nouba dans son camion à double compartiment, mangeant du ragoût de chèvre et buvant du brandy à la mémoire de nos grands-pères."


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
L'Aventure de Miguel Littín, clandestin au Chili

Traduction de l'espagnol (Colombie) de Jean-Claude Masson

Au début de l'année 1985, le cinéaste chilien Miguel Littîn - qui figure sur une liste de cinq mille exilés auxquels il est strictement interdit de rentrer au pays - s'est rendu au Chili par la voie clandestine et y a séjourné pendant six semaines pour tourner plus de trente-deux mille mètres de pellicule sur la réalité de son pays après douze ans de dictature militaire. Ayant changé de visage, de façon de s'habiller et de parler, muni de faux papiers et avec l'aide et la protection des organisations démocratiques qui travaillent dans la clandestinité, Littin a dirigé d'un bout à l'autre du territoire national - et jusque dans les murs du palais de la Monnaie - trois équipes européennes de cinéma, entrées en même temps que lui sous diverses couvertures légales, et six autres jeunes équipes de la résistance intérieure. Le résultat est un film de quatre heures pour la télévision et de deux heures pour le cinéma que l'on commence à projeter à travers le monde.


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
Mémoire de mes putains tristes

"Dès lors, je n'ai plus compté en années mais en décennies. Celle de la cinquantaine a été décisive, parce que j'avais pris conscience que presque tout le monde était plus jeune que moi. Celle de la soixantaine la plus intense, car j'avais cru ne plus pouvoir me permettre de faire des erreurs. Celle de soixante-dix à quatre-vingts a été terrible, car elle aurait pu être la dernière. Cependant, quand je me suis réveillé en vie le matin de mes quatre-vingt-dix ans dans le lit heureux de Delgadina, il m'est apparu que la vie ne s'écoulait pas comme le fleuve tumultueux d'Héraclite mais qu'elle m'offrait l'occasion unique de me retourner sur le gril et de continuer à rôtir de l'autre côté pendant encore quatre-vingt-dix années."


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
Le Général dans son labyrinthe

"Il avait toujours considéré la mort comme un risque professionnel inévitable. Il avait fait toutes ses guerres en première ligne, sans recevoir une seule égratignure, et il circulait au milieu du feu ennemi avec une sérénité à ce point insensée que même ses officiers s’en tenaient à l'explication facile de son invulnérabilité. Il était sorti indemne de tous les attentats ourdis contre lui, et lors de plusieurs d'entre eux il n'avait eu la vie sauve que parce qu'il dormait ailleurs que dans son lit. Il se déplaçait sans escorte, mangeait et buvait sans prendre aucune des précautions qu’on lui offrait partout où il allait. Seul Manuela savait que son manque d’intérêt n'était ni de l’inconscience ni du fatalisme, mais la certitude mélancolique qu'il mourrait dans son lit, pauvre et nu, sans la consolation de la reconnaissance publique."


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
De l'amour et autres démons

"Un chien couleur de cendre, une lune blanche au front, fit irruption dans les venelles du marché le premier dimanche de décembre, culbuta les éventaires de fritures, renversa les étals des Indiens et les échoppes de la loterie, et dans sa course mordit quatre personnes qui tentaient de lui barrer le chemin. Trois étaient des esclaves noirs, l'autre Sierva María de Todos los Ángeles, fille unique du marquis de Casalduero, venue avec une servante mulâtre acheter une ribambelle de grelots pour la fête d'anniversaire de ses douze ans."


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
Journal d'un enlèvement

"Une drogue plus pernicieuse que l'héroïne, au nom bien mal choisi, s'introduit dans la culture nationale: l'argent facile. L'Idée prospérait que la loi est le plus grand obstacle au bonheur, que rien ne sert d'apprendre à lire ou à écrire, que l'on ne vit mieux et plus en sécurité en criminel qu'en homme de bien. Bref: l'état de corruption sociale caractéristique de toute guerre larvée."


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
L'Amour au temps du cholera

"Telle fut l'innocente façon dont Florentino Ariza inaugura sa vie mystérieuse de chasseur solitaire. Dès sept heures du matin, il s'asseyait seul sur le banc le moins visible du parc, feignant de lire un livre de poèmes à l'ombre des amandiers, et attendait de voir passer la jeune et inaccessible demoiselle avec son uniforme à rayures bleues, ses chaussettes montant jusqu'aux genoux, ses bottines à lacets de garçon et, dans le dos, attachée au bout par un ruban, une natte épaisse qui lui descendait jusqu'à la taille. Elle marchait avec une arrogance naturelle, la tête haute, le regard immobile, le pas rapide, le nez effilé, son cartable serré contre sa poitrine entre ses bras croisés, et sa démarche de biche semblait la libérer de toute pesanteur. A son côté, allongeant le pas à grand-peine, la tante, avec son habit de franciscaine, ne laissait pas le moindre interstice qui permît de s'approcher d'elle. "


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
L'Automne du patriarche

"Il vit le brasier allumé sur la Place d’Armes pour brûler les portraits officiels et les lithos de calendrier qu’on trouvait partout et à toute heure depuis le début de son régime, et il vit passer son propre corps qu’on tirait et qui laissait sur le pavé une traînée de décorations et d’épaulettes, de boutons de dolman, d’effilochures de brocard, une passementerie d’agrafes, de glands de sabre, de jeux de cartes, et les dix soleils tristes de roi de l’univers, maman, regarde dans quel état ils m’ont mis, disait-il, en sentant sur sa propre chair l’ignominie des crachats et des pots de chambre de malades qu’on lui vidait dessus au passage du haut des balcons, horrifié à l’idée qu’il pourrait être dépecé et digéré par les chiens et les charognards au milieu des hurlements délirants et du tonnerre de la pyrotechnie pour ce carnaval de ma mort."


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
Chronique d'une mort annoncée

"Le jour où je demandai aux bouchers si le métier d’équarrisseur ne révélait pas certaines prédispositions à tuer un être humain, ils protestèrent : " Quand on sacrifie une bête, on n'ose pas la regarder dans les yeux. " L'un d'eux me dit qu'il ne pouvait pas manger la viande d'un animal qu'il avait égorgé. Un autre m'avoua son incapacité à sacrifier une vache qu'il avait connue, surtout s'il avait bu de son lait. Je leur rappelai que les frères Vicario, eux, saignaient les porcs qu'ils élevaient et qui leur étaient si familiers qu'ils les appelaient par leur nom. " C'est vrai, me répliqua quelqu’un, mais remarquez qu'ils ne leur donnaient pas des noms d'êtres humains. Uniquement des noms des fleurs. ""


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
Cent ans de solitude

"Aureliano le Second ne prit conscience de cette litanie de reproches que le jour suivant, après le petit-déjeuner, lorsqu'il se sentit tout étourdi par un bourdonnement qui se faisait encore entendre plus limpide et sur des notes encore plus hautes que la rumeur de la pluie, et ce n'était rien d'autre que Fernanda qui déambulait dans toute la maison, se plaignant qu'on l'eût éduquée comme une reine pour finir comme une bonniche dans une maison de fous, avec un mari fainéant, idolâtre, libertin, qui se couchait de tout son long en attendant que du ciel le pain lui tombât tout cuit, tandis qu'elle s'esquintait à essayer de maintenir à flot un foyer retenu par des épingles à nourrice, où il y avait tant à faire, tellement de choses à supporter et à redresser, depuis que le bon Dieu faisait naître le jour jusqu'à l'heure de se coucher, qu'elle se mettait au lit les yeux remplis de poudre de verre, et, malgré tout cela, personne ne lui avait dit Bonjour, Fernanda, tu as passé une bonne nuit, Fernanda, et on ne lui avait pas davantage demandé, ne fût-ce que par déférence, pourquoi elle était si pâle et pourquoi elle se réveillait avec des cernes violets..." 


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
Pas de lettre pour le colonel

"Il se souvint de Macondo. Le colonel y avait attendu dix ans que se réalisent les promesses de Neerlandia. Dans la torpeur de la sieste, il avait vu arriver un train jaune et poussiéreux où étaient entassés, jusque sur le toit des wagons, une foule d'hommes, de femmes et d'animaux asphyxiés de chaleur. C'était la fièvre de la banane. En vingt-quatre heures, ils avaient transformé le village. "Je pars, avait alors dit le colonel. L'odeur de la banane me met les intestins en purée. " Il avait quitté Macondo au retour du train, le mercredi 27 juin 1906 à deux heures dix-huit de l'après-midi."


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
La Mala Hora

"C'est une nouvelle ?" demanda-t-elle, après une longue réflexion.
Avec des gestes minutieux appris en salle de chirurgie, le médecin sortit la tête de la cuvette.
"On dit que c'est un court roman, commenta-t-il en aspergeant ses cheveux de brillantine devant la glace. Pour moi, c'est plutôt une longue nouvelle."
Il se massa le crâne, en concluant :
"Les critiques, eux, diront que c'est un long petit roman.""


GABRIEL GARCIA MARQUEZ
Des feuilles dans la bourrasque

    "Il y a un instant précis où la sieste succombe. Même l'activité secrète, cachée, microscopique des insectes s'arrête ; la nature suspend son cours ; la création chancelle au bord du chaos et les femmes se redressent, un filet de salive aux lèvres, la fleur de l'oreiller brodée sur la joue, étouffant de chaleur et de ressentiment ; et elles pensent : «C'est encore mercredi à Macondo.» Et alors elles vont se reblottir dans leur coin, embranchent le rêve et la réalité et s'accordent pour tisser le chuchotement comme s'il s'agissait d'un immense drap de fil fabriqué en commun par toutes les femmes du village."