LAURENT GAUDE
Ouragan
"Paul the Cripple avait raison. Ils arrivent. Par dizaines, par centaines. D'abord, je n'ai rien remarqué mais il m'a montré des remous de-ci de-là, en trépignant de joie. L'eau bouge. On dirait qu'elle va se lever. Petit à petit, je discerne ce qui grouille à nos pieds : ce sont des alligators. On voit leurs écailles fendre les flots. Il y'en a tant que l'eau, par endroits, fait des bouillons. Tout se bouscule. Les animaux s'inquiètent mais il est trop tard. Les reptiles sont sur eux. Le grand cerf bondit pour leur échapper mais une bête l'a saisi à la patte arrière et il retombe avec lourdeur dans les eaux sales. Plusieurs mâchoires se referment sur lui. L'eau claque et gicle. Il se bat, remue, tente de se relever mais les alligators ne lâchent pas prise. Les os se cassent. La chair se déchire. Nous entendons, delà où nous sommes, de longues plaintes sourdes. C'est la bête qui se meurt, la tête sous l'eau. Les autres reptiles s'attaquent aux flamands roses. Ceux qui ne s'envolent pas à temps, ceux qui tardent trop, sont pris dans leurs mâchoires et disloqués. Ils n'en font qu'une bouchée. Nous ne voyons plus qu'un mélange indistinct de mâchoires et de plumes. Les grands oiseaux, si élégants, sont réduits à un paquet de chair compacte qui se fait broyer. Les singes, excités par l'odeur du sang, se mettent à crier. Ils ne peuvent s'enfuir, l'eau les entoure. Les alligators montent sur les tombes. J'ai les oreilles pleines du bruit sourd des mâchoires qui se referment. J'ai peur que les bêtes, maintenant, ne viennent sur nous. Partout ce n'est que massacre carnassier. Ils broient tout. plus rien ne subsiste du spectacle lumineux dont nous avons joui quelques instants plus tôt. Tout piaffe et caquette avec terreur. La mort est là. C'est un grand banquet de sang."