EDGAR HILSENRATH
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EDGAR HILSENRATH
Nouvelles
Traduction de l'allemand de Chantal Philippe

"Lorsque je repense à cette époque, fin des années cinquante et début des années soixante, je suis bien obligé de dire que ce n’était pas facile. Le jour, je travaillais comme débarrasseur dans un restaurant, un petit boulot qui me permettait de garder la tête hors de l’eau, la nuit j’étais écrivain ou disons, un écrivain qui croyait fermement qu’il le deviendrait. C’était aussi une époque solitaire, car je vivais là-bas [à New York] comme auteur allemand en exil (alors qu’officiellement je n’en étais même pas un), autrement dit, j’écrivais en allemand dans un environnement linguistique étranger. Ce qui rend marginal. Je me battais tous les jours pour la langue allemande, je me battais contre un monde qui aurait bien voulu que je pense en anglais et que, comme la plupart des émigrants, je raccroche la langue allemande au clou."

2008


"L’antisémitisme d’autrefois ne se rencontre plus guère dans la jeunesse. Nous assistons plutôt à un nouveau phénomène. Les fils et filles de ceux qui criaient « Sieg Heil ! » voudraient bien relaver la veste de l’histoire allemande. Ils ont trouvé un truc. Cela s’appelle « vision objective de l’histoire ». Voilà à peu près ce que ça dit : « Tout cela n’est pas si grave. Qu’ont fait les Américains au Vietnam ? Et les horreurs commises par les Russes. Et le Cambodge etc. Mais surtout, les Israéliens. Ce qu’ils font avec les Arabes. Et la crise du Liban. Ce n’était pas un génocide, peut-être ? – J’ai vu mes amis de gauche soupirer de soulagement pendant la guerre du Liban : “Enfin ! Maintenant nous pouvons dire que les Juifs sont eux-mêmes des nazis. Tout ça n’est pas si grave. Nos pères l’ont fait avant. Ils le font maintenant. Oublions tout ça.” » Eh bien non, ça ne marche pas comme cela. Je n’ai pas bombardé le Vietnam, ni tué de Cambodgiens, ni touché un seul cheveu d’un Arabe. Une partie de ma famille a disparu à Auschwitz et dans d’autres camps, d’autres ont été fusillés en Pologne et en Russie. Tout ce que mon père et ma mère possédaient nous a été arraché, et j’ai moi-même été poursuivi pendant des années. J’ai donc le droit de rappeler le souvenir, même si je ne recherche pas la vengeance. Les six millions. Qu’ont-ils à voir avec le conflit israélo-palestinien ? À l’époque, il n’y avait ni Israël, ni guerre du Liban. Pour les six millions, il n’y a pas d’excuse, et aussi longtemps que je devrai exprimer leur plainte, je l’exprimerai. Il n’existe pas de considération objective de l’histoire, c’est-à-dire, elle existe, mais elle n’a aucune validité. Tout ce qui s’est passé en Allemagne et ailleurs au nom du peuple allemand ne peut pas être balayé par des événements qui n’ont rien à voir avec ceux qui l’ont subi et ceux qui l’ont commis."


2006

EDGAR HILSENRATH
Terminus Berlin

Traduction de l'allemand de Chantal Philippe

"A l'aéroport de Tegel, Lesche prix un taxi. D'une certaine manière, il était content d'être de retour à Berlin, de retrouver son appartement, ses livres, son ordinateur d'occasion et ses manuscrits, mais il sentit son cœur battre quand le taxi s'arrêta devant chez lui. Il avait le vague pressentiment qu'il était arrivé quelque chose à son appartement. En arrivant sur le palier, il s'arrêta, effrayé. Sa porte était barbouillée de grandes croix gammées grassement tracées à la peinture rouge, et d'une étoile de David avec le mot « Juif » en noir. Le seuil était brûlé, comme si quelqu'un avait essayé de mettre le feu et avait été dérangé. Un chiffon carbonisé traînait devant la porte."



1997

EDGAR HILSENRATH
Les Aventures de Ruben Jablonski

Traduction de l'allemand de Chantal Philippe

"BERLIN! MOT MAGIQUE? FORMULE MAGIQUE? Quand l'avais-je entendu pour la première fois ? C'était au jardin d'enfants. J'avais cinq ans, et j'étais assis à côté d'une petite amie de mon âge, dont j'étais très amoureux. Gertrud avait les yeux bleu clair, des nattes blondes, des bras et des jambes fluets. Elle était née papillon et ne s'était métamorphosée en petite fille que pour m'emprunter des crayons de couleur et de la pâte à modeler brunâtre, et peut-être aussi pour me barbouiller les bras et les mains, parfois aussi la figure, et naturellement... pour me faire tourner la tête.
—  Je vais chez ma mamie à Noël, dit Gertrud.
—  Tu m'emmènes ?
—  Oui.
—  Où elle habite, ta mamie ?
—  À Berlin.
—  C'est où ?
—  Là où habite ma mamie."


EDGAR HILSENRATH
Le retour au pays de Jossel Wassermann
Traduction de l'allemand de Christian Richard

"Il avait neigé toute la nuit, mais au petit matin, quand les Juifs du schtetl se dirigèrent vers la gare avec leurs baluchons et leurs valises, les nuages s'écartèrent, et un petit morceau de ciel d'un bleu pâle s'ouvrit au-dessus de la gare. C'était très clair. Tout là-haut, le bon Dieu avait percé un trou dans les nuages pour voir encore une fois les derniers Juifs, avant leur départ. Peut-être aussi Dieu voulait-il voir le schtetl une dernière fois, car les choses ne seraient plus jamais ce qu'elles avaient été."

1993


EDGAR HILSENRATH
Le Conte de la pensée dernière
Traduction de l'allemand de Bernard Kreiss


"Ces deux grandes armées –les Turcs d’un côté et les Rouges de l’autre –allaient tout bonnement écraser le faible Etat arménien. Et parce que les paysans ne voulaient pas les croire –le fait étant qu’ils manquaient d’imagination au point d’être incapables de se représenter comment un Etat pouvait être écrasé-, l’un des commerçants saisit de sa grosse main avide l’œuf d’une jeune poule et l’écrabouilla lentement et voluptueusement. Comme ça, dit le commerçant. Tout simplement comme ça.
- Dommage pour l’œuf, dirent les paysans. Ils comprenaient maintenant ce que les commerçants avaient voulu dire, mais ils n’étaient pas contents du tout car ils y perdaient un bon œuf d’une jeune poule, et cet acte du commerçant, c’était du gaspillage pur et simple, une offense à Allah."

1989


EDGAR HILSENRATH
Fuck America
Traduction de l'allemand de Jörg Stickan

A L'attention du
Consul Général des Etats-Unis d'Amérique
Clausewitzstrabe 3B
Berlin

"Le 12 juillet 1939
Très cher Monsieur le Consul Général,
Le temps presse toujours plus. La guerre est aux portes. Je vois venir des choses horribles. Ayez pitié ! Tous les jours, je discute avec mon ulcère. Il me parle de choses bizarres : il me parle de chambres à gaz et de pelotons d'exécution. Il me parle de fumée noire. Les nazis vont exterminer tous les Juifs. Nous compris. Ayez pitié, très cher Monsieur le Consul Général, et envoyez-nous les visas d'immigration le plus vite possible !

Respectueusement,
Nathan Bronsky."

 

 

1980


À l'attention du
Juif polonais Nathan Bronsky
résidant en Allemagne
Konigsstrabe 10
Halle-sur-Saale

"Il y a quelque temps un bateau de réfugiés juifs a essayé d'accoster chez nous. Il s'agit du célèbre cas du Saint- Louis. Malgré les milliers de télégrammes dont fut assailli notre Président Franklin D. Roosevelt, nous n'avions pas d'autre choix que de renvoyer ces réfugiés en pleine mer faute de visas d'immigration valides. Ce fait démontre très nettement que même notre Président Franklin D. Roosevelt, qui connaît - comme vous le savez probablement - des difficultés de politique intérieure, ne peut se permettre ni d'ignorer purement et simplement le climat antisémite qui règne parmi certaines fractions - riches en effectifs - des classes moyennes, ni de résister aux pressions de l'aile isolationniste et antisémite du Parlement - le « Congress », comme on l'appelle - en faisant voter une réforme des quotas d'immigration plus favorable aux réfugiés juifs. Vous voyez, très cher Monsieur Bronsky, il est inutile de m'importuner, moi, Consul Général des États-Unis, avec d'autres lettres. D'ailleurs - entre nous soit dit - au fond, les gouvernements de tous les pays de cette planète se foutent royalement de savoir si vous vous faites tous massacrer ou non. Le problème juif leur casse les pieds, à vrai dire, personne ne veut se mouiller. En ce qui nous concerne, je veux dire, nous, le gouvernement, dont au titre de Consul Général je suis le représentant, je n'ai qu'une chose à vous dire : des bâtards juifs comme vous, nous en avons déjà suffisamment en Amérique. Ils encombrent nos universités et se ruent sur les plus hautes fonctions sans plus se gêner. Renvoyez-moi les formulaires de demande et veuillez attendre treize ans. Au cas où votre prophétie sur les chambres à gaz et les pelotons d'exécution devait se révéler exacte, je vous conseillerais de faire votre testament dès maintenant et d'y formuler clairement le souhait d'immigration de la famille Bronsky de sorte qu'en 1952 - selon toute probabilité l'année de délivrance de vos visas en bonne et due forme - votre exécuteur testamentaire puisse expédier vos cendres aux États-Unis conformément à vos vœux.

Respectueusement,
Le Consul Général des États-Unis d'Amérique."



EDGAR HILSENRATH
Orgasme à Moscou
Traduction de l'allemand de Jörg Stickan

"Une journée mémorable. Tant de choses s'étaient passées, que la presse mondiale toujours avide de frissons relatait avec délectation, et tant d'autres qu'elle passait sous silence... comme par exemple : le président du Conseil italien se gratte le derrière ! En cette journée mémorable, certains décidèrent de changer de sexe, d'autres de changer la carte du monde et d'autres encore, qui étaient riches, de devenir encore plus riches. Beaucoup se demandaient pourquoi ils avaient un orgasme, beaucoup d'autres pourquoi ils n'en avaient pas. Des millions se posaient des questions, des millions d'autres ne s'en posaient plus. Beaucoup cherchaient le sens de la vie, beaucoup d'autres ne le cherchaient pas. Beaucoup coururent voir un psy parce qu'ils ne manquaient de rien, beaucoup d'autres en auraient eu grand besoin, mais manquaient de moyens..."

1979


EDGAR HILSENRATH
Le Nazi et le Barbier

Traduction de l'allemand de Marie-Louise Ponty-Audiberti

"Le commandant de la Haganah David Shapiro. Roux à moustache rousse. Il est venu me voir pour se faire tailler la moustache. On a commencé à bavarder: " Est-ce vrai, Monsieur Finkelstein ... que ... vous avez connu le génocidaire Max Schulz? C'est en tout cas ce qui se raconte à bord.
- C'est vrai, mon commandant.
- Quel genre de type était-ce?"
J'ai dit: "Un chasseur de rats. Fêlé. "
David Shapiro a hoché la tête, puis il a dit: "On l'aura un jour ou l'autre. Les agents secrets juifs! Un jour ou l'autre! Et on l'amènera à Jérusalem. Pour le pendre sur l'arbre le plus haut!"
J'ai demandé: "Il y a de grands arbres là-bas?
- Bien sûr qu'il y a de grands arbres là-bas ", a dit David Shapiro.
Oui. Voilà David Shapiro. Un géant, poitrine de gorille, des mains comme un boucher, poilu, couvert de petits poils roux jusqu'aux ongles, deux yeux durs comme l'acier et bleus comme le ciel. Il se balade sur le pont avec quatre revolvers, deux à gauche, deux à droite, qui pendouillent juste au-dessus de ses genoux, chargés ... la terreur de l'équipage.
Une fois il m'a dit: "Monsieur Finkelstein. Si jamais Max Schulz devait me tomber entre les mains, je le hacherais menu. Vivant. J'en ferais du steak tartare et je le donnerais à bouffer aux chacals."
Je lui ai demandé: "Il y a des chacals là-bas?
- Bien sûr qu'il y a des chacals là-bas", a dit David Shapiro."

1977


1964

EDGAR HILSENRATH
Nuit

Traduction de l'allemand de Jörg Stickan

"L'homme était entré sans bruit... comme s'il avait eu peur de réveiller les morts. La pièce était plongée dans la pénombre. Peu à peu ses yeux s'accoutumèrent et les contours de la longue estrade faisant office de couchette devinrent plus nets.
Ils étaient couchés là. La plupart étaient morts du typhus pendant la semaine ; quelques-uns respiraient encore, mais ils n'avaient plus la force de bouger. Dans un coin tout au fond, juste sous la fenêtre sans vitre, une seule place était vide : la sienne.
Il tritura nerveusement sa veste un long moment, là où était fixée l'étoile jaune. Jaune crasseux. L'étoile s'était un peu défaite, il la raccrocha solidement."