GEORGES PEREC
Accueil

GEORGES PEREC
"53 jours"
Ouvrage posthume : texte établi par Harry Mathews et Jacques Roubaud, roman inachevé.

Le 15 mai.
L'armée et la police continuent de quadriller la ville.
Il y a dix jours, pour le vingtième anniversaire de l'Indépendance, les ouvriers des mines de Cularo se sont rassemblés avenue de la Présidence-à-Vie ; il y a eu huit morts, dont une femme et un enfant ; l'état d'urgence a été proclamé, avec tout son cortège de vexations et de sévices : arrestation des présumés meneurs, interdiction de tout rassemblement, fouille des véhicules, couvre-feu à six heures du soir. Bien sûr le Lycée Français, comme tous les autres établissements scolaires, a été fermé.

Grianta s'est mise à ressembler à longueur de journée à ce qu'elle n'est d'ordinaire que de midi à cinq heures : une ville morte, écrasée par sa chaleur et son silence.

1989


1975

GEORGES PEREC
W ou le souvenir d'enfance

"Je ne sais pas si je n'ai rien à dire, je sais que je ne dis rien ; je ne sais pas si ce que j'aurais à dire n'est pas dit parce qu'il est l'indicible (l'indicible n'est pas tapi dans l'écriture, il est ce qui l'a bien avant déclenchée) ; je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d'un anéantissement une fois pour toutes.
C'est cela que je dis, c'est cela que j'écris et c'est cela seulement qui se trouve dans les mots que je trace, et dans les lignes que ces mots dessinent, et dans les blancs que laisse apparaître l'intervalle entre ces lignes : j'aurai beau traquer mes lapsus (par exemple, j'avais écrit "j'ai commis", au lieu de "j'ai fait", à propos des fautes de transcription dans le nom de ma mère), ou rêvasser pendant deux heures sur la longueur de la capote de mon papa, ou chercher dans mes phrases, pour évidemment les trouver aussitôt, les résonances mignonnes de l'Oedipe ou de la castration, je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l'ultime reflet d'une parole absente à l'écriture, le scandale de leur silence et de mon silence : je n'écris pas pour dire que je n'ai rien à dire. J'écris : j'écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j'ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j'écris parce qu'ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l'écriture : leur souvenir est mort à l'écriture ; l'écriture est le souvenir de leur mort et l'affirmation de ma vie."


1974

GEORGES PEREC
Espèces d'espaces

"L'espace. Pas tellement les espaces infinis, ceux dont le mutisme, à force de se prolonger, finit par déclencher quelque chose qui ressemble à la peur, ni même les déjà presque domestiqués espaces interplanétaires, intersidéraux ou intergalactiques, mais des espaces beaucoup plus proches, du moins en principe : les villes, par exemple, ou bien les campagnes ou bien les couloirs du métropolitain, ou bien un jardin public."


GEORGES PEREC
La vie mode d'emploi

"Il serait debout à côté de son tableau presque achevé, et il serait précisément en train de se peindre lui-même, esquissant du bout de son pinceau la silhouette minuscule d'un peintre en longue blouse grise avec une écharpe violette, sa palette à la main, en train de peindre une figurine infime d'un peintre en train de peindre, encore une fois une de ces images en abyme qu'il aurait voulu continuer à l'infini comme si le pouvoir de ses yeux et de sa main ne connaissait plus de limites."

1978


GEORGES PEREC
Les revenentes

"Telles des chèvres en détresse, sept Mercédès-Benz vertes, les fenêtres crêpées de reps grège, descendent lentement West end Street et prennent sénestrement Temple Street vers les vertes venelles semées de hêtres et de frênes près desqelles se dresse, svelte et empesé en même temps, l'Evêché d'Exeter."

1972


1969

GEORGES PEREC
La disparition

"Oui. Au plus fort du Logos, il y a un champ proscrit, tabou zonal dont aucun n'approchait, qu'aucun soupçon n'indiquait : un Trou, un Blanc, signal omis qui, jour sur jour, prohibait tout discours, laissait tout mot vain, brouillait la diction, abolissait la voix dans la maldiction d'un gargouillis stangulant."


GEORGES PEREC
Un homme qui dort

"Ne plus rien vouloir. Attendre, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à attendre. Traîner, dormir. Te laisser porter par les foules, par les rues. Suivre les caniveaux, les grilles, l'eau le long des berges. Longer les quais, raser les murs. Perdre ton temps. Sortir de tout projet, de toute impatience. Etre sans désir, sans dépit, sans révolte.
Ce sera devant toi, au fil du temps, une vie immobile, sans crise, sans désordre : nulle aspérité, nul déséquilibre. Minute après minute, heure après heure, jour après jour, saison après saison, quelque chose va commencer qui n'aura jamais de fin : ta vie végétale, ta vie annulée. "

 

1967


1967

GEORGES PEREC
Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour?

"C'était un mec, il s'appelait Karamanlis, ou quelque chose comme ça : Karawo ? Karawasch ? Karacouvé ? Enfin bref, Karatruc. En tout cas, un nom peu banal, un nom qui vous disait quelque chose, qu'on n'oubliait pas facilement. C'aurait pu être un abstrait arménien de l'Ecole de Paris, un catcheur bulgare, une grosse légume de Macédoine, enfin un type de ces coins-là, un Balkanique, un Yoghourtophage, un Slavophile, un Turc. Mais, pour l'heure, c'était bel et bien un militaire, deuxième classe dans un régiment du train, à Vincennes, depuis quatorze mois. Et parmi ses copains, y'avait un pote à nous, Henri Pollak soi-même, maréchal des logis, exempt d'Algérie et des T.O.M (une triste histoire : orphelin dès sa plus tendre enfance, victime innocente, pauvre petit être jeté sur le pavé de la grande ville à l'âge de quatorze semaines) et qui menait une double vie : tant que brillait le soleil, il vaquait à ses occupations margistiques, enguirlandait les hommes de corvée, gravait des coeurs transpercés et des slogans détersifs sur les portes des latrines. Mais que sonne la demie de dix-huit heures, il enfourchait un pétaradant petit vélomoteur (à guidon chromé) et regagnait à tire-d'aile son Montparnasse natal (car il était né à Montparnasse), où que c'est qu'il avait sa bien-aimée, sa piaule, nous ses postes et ses chers bouquins, il se métamorphosait en un fringuant junomme, sobrement, mais proprement vêtu d'un chandail vert à bandes rouges, d'un pantalon tire-bouchonnant, d'une paire de godasses tout ce qu'il y avait de plus godasse et il venait nous retrouver, nous ses potes, dans des cafés où c'est que nous causions de boustifailles, de cinoche et de philo."


1965

GEORGES PEREC
Les Choses

"Où étaient les dangers? Où étaient les menaces? Des millions d'hommes, jadis, se sont battus, et même se battent encore, pour du pain. Jérôme et Sylvie ne croyaient guère que l'ont pût se battre pour des divans Chesterfield. Mais c'eût été pourtant le mot d'ordre qui les aurait le plus facilement mobilisés. Rien ne les concernait, leur semblait-il, dans les programmes, dans les plans: ils se moquaient des retraites avancées, des vacances allongées, des repas de midi gratuits, des semaines de trente heures. Ils voulaient la surabondance; ils rêvaient de platines Clément, de plages désertes pour eux seuls, de tours du monde, de palaces.
L'ennemi était invisible. Ou, plutôt, il était en eux, il les avait pourris, gangrenés, ravagés. Ils étaient les dindons de la farce? De petits êtres dociles, les fidèles reflets du monde qui les narguait. Ils étaient enfoncés jusqu'au cou dans un gâteau dont ils n'auraient jamais que les miettes."