CLEMENT ROSSET
l'endroit du paradis
trois études
"I. Le bouclier d’Achille
Pour Marcel Conche.
DE LA JOIE DE VIVRE je dirais volontiers, en parodiant Aristote, qu’elle constitue une substance totalement indépendante de ses « accidents ». Sans doute cette joie est-elle constamment exposée à des arrêts : par la torture, physique ou morale, par la mort. Mais ce sont là des interruptions, pas des accidents de la joie. Dès lors que règne la joie de vivre, il n’est aucun fait, aucune circonstance qui puissent la perturber ou la contrarier. En un mot, elle est étrangère aux événements, au domaine de l’événementiel. Les meilleures circonstances, comme les pires, ont peu de prise sur elle. Pascal »Pascal est un des ceux qui ont le mieux résumé, en quelques mots, cette indifférence de la joie à tout événement : « J’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi ; le bien et le mal de mes affaires même, y fait peu ». On a souvent assimilé, assez justement d’ailleurs, cette joie – joie d’aucune chose en particulier – à une délectation de ce qu’on appelle parfois le merveilleux quotidien. Cette expression semble faire oxymore, puisque le quotidien est précisément étranger à l’extraordinaire et au merveilleux. Mais c’est que la joie de vivre est souvent proche, non d’un sujet de réjouissance exceptionnel, mais du simple bonheur qu’on éprouve à réussir un pot-au-feu ou une fondue savoyarde : comme les vins moyens mais honnêtes, qu’on dit être des vins pour tous les jours, la joie de vivre n’est alors qu’une petite joie pour tous les jours. Ce n’est évidemment pas le cas de la joie de vivre pour toujours qui elle est permanente (sauf grand motif de deuil), est indépendante, existe sans raison de sa propre existence et non en raison de motifs qui auraient pu la faire exister, tel un chef-d’œuvre culinaire."