MICHEL SERRES
temps des crises
Il arrive qu'un séisme ne dessine qu'une ride sur le sol; ou quelques fêlures et fentes sur les ouvrages d'art, ponts et bâtiments. À force millénaire de tremblements de terre apparaît une crevasse large dans le paysage, comme on en voit en Islande ou en Californie, celle de San Andreas. Visibles puis imprimées sur la carte, ces traces et marques révèlent et cachent une faille géante au niveau des plaques basses, qui se meuvent lentement et cassent tout à coup dans les abysses tectoniques, invisibles. Et la cause profonde de tous ces mouvements gît là.
Voilà le plan-coupe du livre et voici son sujet. Financière et boursière, la crise qui nous secoue aujourd'hui, sans doute superficielle, cache et révèle des ruptures qui dépassent, dans le temps, la durée même de l'histoire, comme les failles de ces plaques basses dépassent, dans l'espace, notre perception. Accéder à ces causes enfouies exige que l'on quitte l'actualité des chiffres.
Et celle des émotions. Pour que les pauvres, vous, moi, ayons dû courir de toute urgence au secours des riches, par l'intermédiaire de l'État, il aura fallu que les riches deviennent si colossalement riches qu'ils paraissent alors à tout le monde aussi nécessaires à notre survie que le Monde. Ainsi, la crise d'aujourd'hui a mis en court-circuit explosif le chiffre des monnaies volatiles manipulées par quelques experts et la réalité globale des choses concrètes. Où je retrouve le sol et la terre qui firent image en mon commencement.