ERIC VUILLARD
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ERIC VUILLARD
Une sortie honorable

"Il releva la tête. Regarda l’hémicycle. À ce moment, son grand visage s’écarquilla. Et il sembla que l’expression “élu du peuple” voulait parfois dire quelque chose."

"Il avait seulement oublié de se dire à lui-même que tout au bout de cette logique, qui était certes devenue la nôtre à tous, celle que nous avons épousée en même temps que le privilège de n’être ni vietnamien, ni algérien, ni ouvrier, il avait totalement oublié de se dire qu’à ce jeu parfaitement conforme à l’esprit qui gouverne aujourd’hui le monde, il fallait accepter de spéculer sur tout, que rien ne pouvait être exclu a priori de la sphère des choses, et qu’à ce prix seulement on pouvait s’enrichir, et qu’à cette occasion unique et terrifiante, la guerre, ils avaient, lui, et les autres membres du conseil d’administration, spéculé sur la mort."

 


ERIC VUILLARD
L'ordre du jour

"À cet instant, sous l'horloge, dans le box des accusés, le temps s'arrête ; il se passe quelque chose. Toute la salle se tourne vers eux. Comme Kessel, envoyé spécial de France-Soir au tribunal de Nuremberg, le raconte, en entendant ce mot "merveilleux !", Goering se mit à rire. Au souvenir de cette exclamation surjouée, sentant peut- être combien cette réplique de théâtre était aux antipodes de la grande Histoire, de sa décence, de l'idée que l'on se fait des grands événements, Goering regarda Ribbentrop et se mit à rire. Et Ribbentrop, à son tour, fut secoué d'un rire nerveux. Face au tribunal international, devant leurs juges, devant les journalistes du monde entier, ils ne purent se retenir de rire, au milieu des ruines."


ERIC VUILLARD
La guerre des pauvres

Un endroit où aller

"Son père avait été pendu. Il était tombé dans le vide comme un sac de grain. On avait dû le porter la nuit sur l’épaule, puis il était resté silencieux, la bouche pleine de terre. Alors, tout avait pris feu. Les chênes, les prés, les rivières, le gaillet des talus, la terre pauvre, l’église, tout. Il avait onze ans. "

 


ERIC VUILLARD
14 juillet

"Une ville est une énorme concentration d'hommes, mais aussi de pigeons, de rats, de cloportes. Les villes sont apparues il y a environ cinq mille ans, elles sont nées quelque part entre le Tigre et l'Euphrate, comme l'agriculture, l'écriture ou le jardin d'Éden. Caïn serait à l'origine de la première ville, au pays de l'errance. Et, en effet, chaque ville est bien une réunion d'émigrés et de traîne-savates, on y retrouve tous les apatrides. Les métaux et l'art de la flûte y seraient nés. Ce sont souvent les villes que Dieu châtie, Hénoch par le Déluge, Sodome et Gomorrhe par une pluie de feu et Jéricho en un coup de trompette. C'est que la ville est le moyen que l'homme a trouvé d'échapper au projet de Dieu."


ERIC VUILLARD
Tristesse de la terre
Une histoire de Buffalo Bill Cody

"LE SPECTACLE est l'origine du monde.
Le tragique se tient là, immobile, dans une inactualité bizarre. Ainsi, à Chicago, lors de l'Exposition universelle de 1893 commémorant les quatre cents ans du voyage de Colomb, un stand de reliques, installé dans l'allée centrale, exposa le cadavre séché dun nouveau-né indien. Il y eut vingt et un millions de visiteurs. On se promenait sur les balcons de bois de l'Idaho Building, on admirait les miracles de la technologie, comme cette colossale Vénus de Milo en chocolat à l'entrée du pavillon de l'agriculture, et puis on se payait un cornet de saucisses à dix cents."


ERIC VUILLARD
Congo

"On ne sait pas exactement d’où est sortie sa face hideuse ; certains racontent que c’est Fiévez qui l’édicta ; dans son peignoir crème auquel manque un bouton, se tenant devant sa résidence, à moitié ivre, il aurait proféré cette règle intolérable : celui qui tire des coups de fusil doit, pour justifier l’emploi de ses munitions, couper les mains droites des cadavres et les ramener au camp. Alors, la main coupée devint la loi, la mutilation une habitude. On a dit parfois que Fiévez avait été pour Conrad le modèle de Kurtz. Mais Fiévez, le vrai de vrai, est bien pire. Fiévez est au-delà de tous les Kurtz, de tous les tyrans et de tous les fous littéraires."

"Fiévez fait scier tous les arbres autour de sa bicoque afin de tirer des coups de fusil sur les nègres qui passent. Voilà le système Fiévez, le manuel de son âme. Cela devait tout de même lui faire quelque chose de voir ces paniers pleins de mains. Ou plutôt non, ça ne lui faisait peut-être rien, mais alors rien du tout, et c’était ça qu’il trouvait le plus mystérieux, c’était ça qui le fascinait et l’effarait dans son refuge de lianes. Pauvre Fiévez. Avec ses pièces justificatives pour les munitions employées, ses pièces justificatives faites de peau et d’os, avec cette peur qu’il distille tout autour de lui et son parfum d’étrange cauchemar."

"La population baisse. On raconte qu’une fois, on amena à Fiévez en un seul jour 1 308 mains. 1 308 mains droites. 1 308 mains d’homme. Ça devait être bizarre ce tas de mains. On doit d’abord se demander ce que c’est, comme sur cette photographie où des indigènes en compagnie de Harris, un missionnaire, tiennent devant eux quelque chose. L’image est incongrue, bizarre. Ils tiennent entre leurs mains des mains."


ERIC VUILLARD
Conquistadors

"Une fois franchis les premiers cols, l’herbe devient courte et pâle. Les ressauts du terrain abritent des arbustes rabougris et la plupart des plantes poussent au ras du sol pour se protéger du froid et du vent. Leurs feuilles et leurs tiges se tordent, épaisses, rugueuses. D’étroits sentiers creusent leurs sillons entre les éboulis. Les fleurs sont rares. La terre tient mal sur les flancs verticaux des montagnes. Les vallées profondes et étroites sont traversées par le courant rapide des rivières. Des rangées d’arbres suivent de maigres crêtes de terre molle qui s’effondrent. Les graviers crépitent sous les fers des sabots. Régulièrement, il faut traverser des torrents froids, à cheval, passer entre d’énormes rochers heurtant le ciel. "

"Les hommes prient dans l’obscurité de l’abîme. Ils avancent, grelottants, dans la forêt humide. Quelquefois, un feu effraie les chevaux et il faut faire d’invraisemblables détours. Un jour, ils virent un animal comme un énorme chat au pelage brun. L’interprète leur donna un mot, « puma » ; le mot tomba en eux comme une agate belle, transparente, inutile."