ERIC VUILLARD
Congo
"On ne sait pas exactement d’où est sortie sa face hideuse ; certains racontent que c’est Fiévez qui l’édicta ; dans son peignoir crème auquel manque un bouton, se tenant devant sa résidence, à moitié ivre, il aurait proféré cette règle intolérable : celui qui tire des coups de fusil doit, pour justifier l’emploi de ses munitions, couper les mains droites des cadavres et les ramener au camp. Alors, la main coupée devint la loi, la mutilation une habitude. On a dit parfois que Fiévez avait été pour Conrad le modèle de Kurtz. Mais Fiévez, le vrai de vrai, est bien pire. Fiévez est au-delà de tous les Kurtz, de tous les tyrans et de tous les fous littéraires."
"Fiévez fait scier tous les arbres autour de sa bicoque afin de tirer des coups de fusil sur les nègres qui passent. Voilà le système Fiévez, le manuel de son âme. Cela devait tout de même lui faire quelque chose de voir ces paniers pleins de mains. Ou plutôt non, ça ne lui faisait peut-être rien, mais alors rien du tout, et c’était ça qu’il trouvait le plus mystérieux, c’était ça qui le fascinait et l’effarait dans son refuge de lianes. Pauvre Fiévez. Avec ses pièces justificatives pour les munitions employées, ses pièces justificatives faites de peau et d’os, avec cette peur qu’il distille tout autour de lui et son parfum d’étrange cauchemar."
"La population baisse. On raconte qu’une fois, on amena à Fiévez en un seul jour 1 308 mains. 1 308 mains droites. 1 308 mains d’homme. Ça devait être bizarre ce tas de mains. On doit d’abord se demander ce que c’est, comme sur cette photographie où des indigènes en compagnie de Harris, un missionnaire, tiennent devant eux quelque chose. L’image est incongrue, bizarre. Ils tiennent entre leurs mains des mains."