" IL rêve encore du Mexique. De passage de frontière. De quitter sa peau d’Américain comme un serpent qui mue. Puis de marcher dans le matin froid, corps pétri par l’étouffante sensation de n’avoir pour ainsi dire aucune vie propre, pas dans ce coin-là. Il y a ici des lois pour lesquelles les Mexicains n’ont toujours pas trouvé de mots. Des lois de territoire, des lois pour la décence, des lois pour la façon de marcher, des lois pour la vitesse. Des lois qui prolifèrent comme des cellules cancéreuses, et derrière elles des prisons qui jamais ne se vident, qui bourgeonnent dans les petites villes américaines comme des tumeurs. Pike se souvient de la première bouffée d’air qu’il aspira la première fois qu’il traversa le Rio Grande. Cet air était grand et propre, et l’avait rendu tel. Il se réveille et fume une cigarette au lit. Il réfléchit. Puis il va jeter un coup d’œil à Bogey. Toujours en vie. Recroquevillé en caleçon dans la baignoire, son corps noueux luisant de sueur, peau pâle et frissonnante. Il a l’air de s’être fait torturer, plus d’une fois. Son torse de moineau est lacéré de cicatrices, et il a un coude bosselé, déformé, et une marque de brûlure mouchetée en forme de T sur l’omoplate gauche, étirée et tordue comme si on avait appliqué le fer rouge alors que le jeune gars se débattait comme un damné. Et son ronflement siffle et crisse comme les ronflements qui passent par des nez amochés. Et il y a une ecchymose qui lui traverse la poitrine de part en part. Violet, noir : la puissance de la poussée de Pike. Pike actionne la ventilation, allume une cigarette, les yeux fixés sur l’ecchymose."