ABDELLATIF LAÂBI
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2022, Le Castor Astral

ABDELLATIF LAÂBI
La poésie est invincible

"(...)
la poésie bat le rappel
de la vie
de ses raisons
nécessaires et suffisantes
elle désigne nommément
les ennemis de celle-ci
ses vendeurs à l'encan
ses fossoyeurs

la poésie ne louvoie pas
ne négocie pas
ne transige pas
ne tire pas son épingle du jeu
ne lâche rien..."


2020, Le Castor Astral

ABDELLATIF LAÂBI
Presque riens

"L'exil
est assez proche de la torture
Celui qui l'a vécue
dans sa chair et son esprit
est forcément pudique
Et quand il est obligé d'en parler
c'est d'instinct qu'il s'arrête
au bord du précipice
aux abords de la fournaise
à la frontière de la raison
Il sait
ô combien
que c'est cette pudeur
qui le sauve"


ABDELLATIF LAÂBI
Presque riens

"Comme un bœuf
Je tire la charrue de l’espoir
Et je refuse toujours
De porter des œillères
Je vois bien que les graines fécondes
Que j’espère voir semées après mon labeur
Deviennent rares
Quand elles ne sont pas trafiquées
Et accaparées par les marchands
Des fausses espérances
Mais
Comme tout bœuf qui se respecte je suis buté
Et je continue à creuser
Sans me plaindre"

2018, Le Castor Astral


 

ABDELLATIF LAÂBI
L'arbre à poèmes
Anthologie personnelle 1992-2012

"Le problème que j'ai avec la société
et jusqu'à mon entourage
c'est que je prends tout mon temps
et élève au rang d'art la distraction
J'abandonne volontiers la course
aux gagneurs
aux accumulateurs et autres tueurs
À la voie royale
des apprentis dominateurs
je préfère le sentier, la lisière
là où les oiseaux ne chantent pas encore
en service commandé
et l'herbe intelligente pousse à vue d'oeil
là où l'errant a une chance
de rencontrer son frère
et qui sait son peuple
là où l'on sent son cœur battre
et que les questions essentielles affleurent
Saura-t-on un jour
que le vrai centre
se situe dans la marge ?"

2016, Gallimard


2015, Rue du monde

ABDELLATIF LAÂBI
J'atteste

"J'atteste qu'il n'y a d'Être humain que Celui dont le coeur tremble d'amour pour tous ses frères en humanité
Celui qui désire ardemment plus pour eux que pour lui-même liberté paix dignité
Celui qui considère que la Vie est encore plus sacrée que ses croyances et ses divinités
J'atteste qu'il n'y a d'Être humain que Celui qui combat sans relâche la Haine en lui et autour de lui
Celui qui dès qu'il ouvre les yeux au matin se pose la question :
Que vais-je faire aujourd'hui pour ne pas perdre ma qualité et ma fierté d'être homme ?"


2013, La Différence

ABDELLATIF LAÂBI
Un autre Maroc

"Mon souci, qui ne date pas d'aujourd'hui, est de remettre en mémoire les défis que la pensée et la culture vivantes ont su relever, le rôle qu'elles ont joué dans la critique et la dénonciation de l'ordre régnant, sans omettre ce qu'elles sont censées accomplir en tout temps et en tout lieu : élaborer le récit qui sert à chaque peuple pour construire sa mémoire, marquer la singularité de sa sensibilité et de son imaginaire, enrichir le récit global de l'humanité."

"Je saisis cette occasion pour affirmer que l'un des méfaits de l'islam politique, où qu'il se manifeste, est de nous éloigner, que dis-je, de nous couper de ce patrimoine civilisationnel afin de mieux nous enfermer dans le cercle étroit des dogmes et des rituels, du licite et de l'illicite."


Abdellatif Laâbi, avec Françoise Ascal, invités, en mars 2012, par la Maison de la Poésie de Rennes

Rencontres à la Villa Beauséjour sur Radio univers.fm


ABDELLATIF LAÂBI
Zone de turbulences

"La matière :
la même quantité de sang
moins fougueux mais plus dense
Ce qui peut être tranché de la chair
sans affecter l'élocution
et la marche
Le noyau dur des rêves
trempés dans l'acide
par l'ennemi héréditaire de l'espèce
Le cri des enterrés vivants
de la prochaine sale guerre
L'exquis des brûlures
qu'échangeront toujours les amants
Le message codé des étoiles
des pierres vives
des animaux savants
Les bras qui se joignent
pour soulever le fardeau des peines
grandes ou petites
Le rire païen des enfants
et la langue universelle
pour rendre compte honnêtement
de ce qui précède "

2012, La Différence


ABDELLATIF LAÂBI
Le fond de la jarre

"J'étais à Fès quand la chute du mur de Berlin fut annoncée. Ce matin, la famille était réunie chez mon père, et la télévision déjà allumée. Pourtant, personne autour de moi ne s'intéressait aux images historiques qui défilaient sur l'écran.
Si les Européens ont la manie de la musique de fond, les Marocains ont inventé, eux, l'image de fond, sans lésiner pour autant sur les décibels d'accompagnement. La cacophonie semble être chez nous un des éléments constitutifs de la joie des retrouvailles."

2002, Gallimard


ABDELLATIF LAÂBI
Poèmes périssables

"J'ai cru par l'esprit
me libérer de mes prisons
Mais l'esprit lui-même
est une prison
J'ai essayé d'en repousser les parois
J'essaie toujours "

2000, La Différence


1992, La Différence

ABDELLATIF LAÂBI
Le soleil se meurt

"Mais il faudra
une immense écoute
des yeux, de la langue
de la matrice
des sexes incandescents
Que les enfants se réveillent
de leur naïve hibernation
Que les femmes reviennent
de leur double exil
Que les mâles se mettent enfin
en quête de leur identité
Il faudra qu'une soif inconnue
nous tenaille
Il nous faudra une nudité
que même la peau ne pourrait travestir "

"Quelquefois
le vide s'imagine
dans une couleur sans musique..."

 


1997, Paroles d'Aube

ABDELLATIF LAÂBI
Un continent humain

Entretiens avec Lionel Bourg, Monique Fischer

-Lionel Bourg : Quelle est cette beauté qui, chez vous, n'apparaît simple et limpide qu'en assumant un trouble parfois insoupçonné ?

"Ce n'est pas au poète que vous êtes que j'apprendrai que toute lisibilité n'est qu'en apparence et que le lecteur qui en « redemande » se fait piéger au bout du compte. Il passe à côté de l'essentiel s'il soumet ce qui s'énonce dans la poésie aux schémas de l'hermétisme et de la transparence. Et quand il se met à juger à partir de ces schémas, le mieux à faire c'est de lui conseiller d'autres lectures. N'importe quel art exige de son « amoureux » une véracité des dispositions et des sentiments. L'amour de la poésie n'est pas de tout repos. Sans décourager la « simple lecture » qui exprime une forme louable de curiosité, le respect qu'on doit au lecteur impose de ne pas lui cacher la difficulté de l'entreprise et de l'inviter au partage d'une aventure qui sans lui, d'ailleurs, n'aurait pas beaucoup de sens. Mais de cette aventure, sachons lui parler à cœur ouvert, sans prétention : nous ne maîtrisons pas tout, certaines de nos paroles nous « échappent », d'autres que nous croyions « préméditées » offrent après coup un mystère qui ne nous était pas apparu au départ. Plus que cela, il nous arrive de nous « contredire » et nos propos, le plus souvent, « dépassent notre pensée » ... [...] Chaque lecture deviendra un acte unique relié au désir, aux besoins, aux questionnements, à la créativité de chacun. "


"Pour moi, l'oralité ne se limite pas à un mode de transmission. Elle est aussi un mode de fonctionnement de la poésie. Elle est ce souffle qui agite et traverse le corps tout entier avant d'emprunter la bouche pour devenir parole. Je crois que c'est la restitution de ce cheminement intérieur, mettant à contribution nos organes, conjuguant nos facultés, qui fait de la trans­mission orale (la lecture publique) un événement-avènement irremplaçable, un moment de partage dont la magie n'est plus à démontrer. La lecture en présence charnelle du poète rend bien compte des phénomènes d'ordre vital qui se passent au cours de l'écriture. En forçant un peu l'image, je dirai que c'est de l'écriture en direct."