LIONEL BOURG
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MARGES BRETONNES

(juin 2007)

 

Un homme est là.
Dans une contrée de landes et de grand vent. De granit ou de schistes rouillés.

Eugène Leroy. Autoportrait


Marges bretonnes

 

I
Un revenant

Un homme est là.
Dans une contrée de landes et de grand vent. De granit ou de schistes rouillés.
Un pays qui se brise et n'en finit pas d'être cette litanie, d'îles, de criques très nues, cet appel comme cette rumeur ou cet emportement des mots qui toujours s'engendrent, et bruissent, et s'affrontent, s'épousent ou se déchirent au sein de la pierre.
On ne sait qui il est.
Et lui-même, privé, amputé des bruits et des images qui se mêlaient dans sa mémoire, moins amnésique, peut-être, que couturé de souvenirs imprononçables, frappé d'interdit, ou perdu, égaré, s'interroge, n'ayant avant de se mettre en route obéi qu'à cette invitation : le Chemin vers le soir, formulée quelques années auparavant par une femme — Madame, dont on n'apprendra rien, ni les traits ni le nom — , de sorte que cet ange tombé des cieux les plus sombres, lequel ressent jusqu'au mutisme ou souffre, affreusement et comme d'un kyste en lui, l'angoisse autant que l'innocence à jamais coupable des rescapés, cet errant, qui fut, qui demeure un homme numéroté (le matricule ne s'efface pas, surchargeant un passé qu'il occulte tout en l'identifiant par défaut, atroce, irréductible), n'a d'autre ressource, « pour se tenir debout », dit-il, que la langue, et les deux volumes d'un Larousse de 1922 (date de sa naissance ?), qu'il ouvre, apprenant le moindre mot avant d'écrire dans un carnet une phrase correspondant à chacun, le procédé — que l'on connaît par ailleurs, creux, souvent, aseptisé par la pratique machinale des ateliers d'écriture — débordant tout système alors pour, sous la plume de Michaël Glück, se métamorphoser en une manière d'incantation, la prodigieuse inventivité comme le lyrisme, oui, le lyrisme, pourquoi faudrait-il en  rougir ? le souffle, ainsi, les halètements syntaxiques et la respiration qui en gonflent les voiles livrant accès à cette chose inouïe dont l'univers procède, qui est naissance, folle, inexplicable, sanglante, furieuse, souveraine, toute parole, tout substantif désormais, qu'ils soient calamiteux ou magnifiques, assumant du même râle et de la même exaltation la révolte comme le lent, l'invincible désir de cet homme venu au bout du monde déployer ses bras parmi les mouettes, les goélands, et mourir, naître à nouveau, se jeter dans le vide
Regarde, mais regarde-le !
miraculeusement, irrévocablement enfin s'envoler.


*

On me pardonnera cette très longue phrase.
Mais comment faire ? Comment serrer en quelques propositions, puis aimer, aimer encore ce livre, Figures inachevées avec vue sur la mer, sans s'engouffrer à l'intérieur des coups de tabac ou de la lame de fond qui partout le soulèvent, sans se lover en lui, le frôler, s'abandonner  à sa singulière douceur ?
Car il n'en va pas à proprement parler d'une histoire.
Ni de certaines histoires croisées (celles de Louise, de Jeanne, sans généalogie, des jeunes gens de 1936 et de la guerre, ensuite, avec les cris, bien sûr, le lot d'amertume, la jalousie qui rôde, les trahisons) mais de l'Histoire au plus individuel de son accomplissement, l'étranger, réfléchissons-y vraiment, par les temps qui s'annoncent, revenant hanter les peurs et les chagrins maintes fois humiliés des êtres qui trichèrent avec leur destin, là, sous les étoiles (les étoiles...), au terme de l'occident, face à la mer.
Que dire ?
Qu'il est urgent, qu'il sera de plus en plus urgent de lire ce genre de texte.


Mickaël Glück
Marché de la Poésie, Rochefort-sur-Loire
30 juin 2007


*


Que si celui-ci reste dense, et fort, davantage, sans doute, salutaire, si d'un bout à l'autre il ne dément pas l'impression que l'on éprouve dès les premiers paragraphes, c'est qu'une rigoureuse exigence l'anime, et le tend à l'extrême, l'arc-boute au-dessus du néant qu'il côtoie pour définir, et informer, en dépit du peu qu'on lui accorde, du peu qu'on lui promet, la littérature.
Car il en va d'une authentique nécessité.
De morale, c'est cela — va-t-on rire ? — de morale.
Comme de cette volonté  que beaucoup jugent têtue, ou stupide, vaine en tout cas, d'opposer à la dégradation maintenant quasi définitive du sens et des significations la beauté bouleversante d'une poignée de phrases. Partir. S'embarquer à bord d'une nef ou d'un rafiot qui, demain, tout à l'heure, on s'en fiche, fera naufrage, couper à travers champs et se briser le cou, d'accord, j'en suis, j'arrive, mais que l'on rompe, au moins, que l'on aille en découdre avec l'ordre nouveau des discours où les signifiés, libres de toute tutelle, dansent au gré des marchands sans que personne ne tire sur de si voyantes baudruches.
« Ce n'est pas si grave », entend-on.
Michaël Glück, lui, le sait, ou ne peut l'oublier : il fallut que le vocabulaire, la grammaire fussent meurtris, et navrés, violentés (par des braves gens, de bons apôtres, même, des soudards et quatre ou cinq esthètes) pour qu'un jour, en Europe, on incarcérât dans des camps des hommes numérotés.

*

J'écris ces lignes en Bretagne, où l'on m'accueille — à Rennes, quartier Saint-Martin, dans le petit appartement mis à ma disposition par la Maison de la poésie —, me demandant ce que c'est, en quoi cela consiste, réellement, cette façon d'aller ou de tracer des mots pour quoi je suis ici, que l'on désigne par cette demeure, cette « maison », moi qui n'en ai jamais possédée.
Et je pense une fois encore à ce revenant.
Ce monstre ou ce témoin qui n'a pas de témoin, eût souligné Celan, lequel crève d'amour et comme dans le beau film de Werner Herzog, dans celui de Murnau, évidemment, s'offre sans plus de résistance à ce qui le tue, l'aube, la clarté, la lumière.
C'est Hölderlin dans sa tour. C'est Gérard de Nerval.
Un inconnu qui s'éloigne ou s'effondre au bord du chemin, fracassé.
Dehors, la pluie n'a pas cessé de la journée.
J'ai tourné en rond. Me suis étendu sur ma couche, ouvrant et refermant des livres auxquels je ne parvenais pas à m'arrêter.
Des oiseaux gazouillaient malgré tout.
D'étroites dagues de ciel tailladaient les rideaux.
J'ai bu du vin. Mangé le pain toujours un peu sec des solitaires. Repris l'ouvrage de Michaël, me souvenant qu'ensemble, il y a des années, les hommes, vers Bagdad, entraient en guerre, nous avions signé une mince brochure : Non, que Jacques Brémond imprima sur des papiers « de paix ».
La poésie, dites, la poésie, qu'est-ce que c'est ?


II
Gueules de Fort

"Tenter de recracher en cernes noirs sur fond de terre cette longue histoire d'hommes et de gueules."
Elice Meng


On ne devine ni ne comprend d'abord pas trop ce que cela rappelle, cette espèce de temple d'un autre temps, d'une autre civilisation, peut-être, puis ces vestiges mal identifiables par la campagne, toute cette architecture toutefois, comme éparse,  qui se dissimule derrière des murs, des talus, des fossés que la végétation recouvre et, dans un angle, sur les pierres disjointes d'une casemate, semble digérer déjà.
Pas trop de quoi il en retourne, ici, du côté de Saint-Père, si bien que cette place forte, laquelle, sans doute, se destinait à tenir tête à des armées dont nul ne vit pourtant le moindre bataillon, ce château d'improbables Carpathes, en somme, ou cette citadelle du désert des Tartares, du rivage des Syrtes, se charge maintenant d'une vague mélancolie : on n'a, décidément, plus rien à faire dans les parages, rien à attendre ni espérer sous ces toitures bancales qu'un doucereux parfum de mort, ou de lilas, de roses dont les pétales tombent cependant que des gamins dessinent à même la poussière entourant les pelouses la figure d'un seul songe — des yeux, ou des lèvres, toujours, des larmes ruisselant au pourtour d'une flaque et cette brume, cette sueur que l'on recueille, qui se dérobe, s'évanouit aussitôt qu'on la touche, quand on voudrait la prendre entre ses doigts, et la garder, l'ouvrir comme un fruit, la boire, et s'en repaître, infiniment, la caresser.

*

C'est donc le Fort de Saint-Père, ce domaine que l'on distingue dans un virage sur la route qui conduit à Cancale — celle de Dinan, de Saint-Malo tout autant, ou de la côte qui, là-bas, se découpe et, entre deux crocs, deux promontoires, s'offre aux assauts de la mer.
Plus près, on aperçoit des landes.
De modestes pinèdes et, sous les feux des genêts, des ajoncs où crépitent à peine en ces journées de mai les flammèches du chèvrefeuille, des petits lacs de brusque lumière.
Construit à la fin du XVIIIe siècle — huit ans de travaux, de 1777 à 1785, des tonnes de granit et des dizaines de morts, ouvriers, forçats, prisonniers, travailleurs étrangers enrôlés de force ou qui vendaient leurs bras dans l'espoir d'un vil salaire —, il n'aura servi qu'à situer sur la carte ou sur cette maigre hauteur en forme de plateau quelque point d'ancrage faussement stratégique, et si l'on y remisa de la poudre, des armes ou quantité d'explosifs, les larges douves aujourd'hui plantées d'herbe ne surent en aucune circonstance quelle était l'odeur des combats : les détachements ennemis croisèrent au large, dédaignant l'archaïque structure défensive, ou ne s'y installèrent que dans la mesure où plus personne n'en assurait l'intégrité.
Or il y eut des hommes, des hommes à présent oubliés pour vivre et mourir en ces lieux.
De sales types, à l'évidence.
Des pauvres bougres et des prêtres plus ou moins réfractaires, des Chouans ou des soldats désemparés, des gosses qui jouaient du tambour, des braillards, des révolutionnaires.
Des Français. Des Allemands et des Nègres.
Des voleurs à la tire. Des proxénètes. Des insurgés.
Et parce qu'elle devait y exposer des toiles, les suspendre ou, est-ce dire avec plus d'exactitude ? les river, les accrocher à ces murs, Elice Meng eut l'idée de peindre une série de portraits imaginaires, lesquels sont tous les nôtres, ou les siens, ceux de ses amis, ses proches comme des inconnus qui souffrirent à l'intérieur de cette enceinte, chaque tableau, griffé, tailladé, extrait de ses obsessions j'imagine et, fût-ce avec une rare douceur, une grande, attentive tendresse, découpé dans la chair de ses rêves, devenant l'image, mieux, l'icône d'une de ces gueules, ou de vous — de moi, d'une fillette dans la cour de l'école, un condamné ou un suspect assis sur une chaise, tel père, tel cousin, tel ancêtre, au fond, pas tellement éloigné.

*

L'art s'inscrit toujours en excès.
Excès de sens, d'effroi comme de quiétude, excès de givre, de neige et de lucidité.
Les toiles d'Elice Meng, rageuses, apaisantes n'empêche, travaillées à vifs coups de couteau dont la lame gratte, coupe, tranche, incise ou souligne au gré des visages une bouche, un rictus, une paupière, ces toiles noires, dont les traits se détachent sur l'ocre jaune d'une couche elle-même éraflée, scarifiée, rendent ainsi justice à ces personnages longtemps exclus de la mémoire commune.
Elles les montrent.
Les délivrent de l'ombre où ils étaient ensevelis.
De sorte que m'en allant, quittant ce fort où, plus que je ne l'avais cru, devant ces trognes, ces faciès et ces crânes hirsutes, je m'étais attardé, j'ai pensé qu'il s'en faut parfois d'assez peu pour qu'une vie bascule et devienne pareille à celle de ces emmurés d'autrefois, qui gravaient le salpêtre ou la pierre, le plâtre, le ciment, confiant à la curiosité posthume les noms d'une femme aimée, d'un camarade ou de quelques étoiles, d'un enfant, un très jeune enfant dont, dans l'obscurité, et parmi les reliefs des jours consumés à attendre, ils se souvenaient : peindre, écrire, après tout, ne recèlent au mieux que cette vérité.

*

Tous ces tableaux sont rudes. Franchement expressifs.
Il en est un néanmoins, plus complexe, plus éprouvant aussi — plus beau ? comment en décider, c'est affaire de sensibilité personnelle —, dont la justesse rejoint, comme avec le geste de qui aurait enfoui son visage dans ses mains, et qui l'arracherait, le laissant à ce creux des paumes, lacéré, l'évocation d'une scène analogue dans le Malte Laurids Brigge de Rilke.
Cela se passe dans la rue. Une femme, effrayée par le claquement sec, lugubre des pas du jeune homme, se déprend d'elle-même, ou de ses rêves, son inquiétude, « de sorte que son visage reste dans ses deux mains », note le narrateur, qui ajoute : « Je frémissais de voir ainsi un visage de dedans, mais j'avais encore bien plus peur de la tête nue écorchée sans visage ».
La tête nue écorchée sans visage. C'est ça. Très exactement ça, ce tableau. Et puisque un vieux monsieur s'était approché, engageant la conversation, qu'il prononçait le nom de Paul Rebeyrolle, je ne pus lui cacher que j'avais consacré plus d'une page au peintre d'Eymoutiers, qu'il avait connu, l'échange se nouant bientôt autour de son œuvre comme de ce tableau singulier d'Elice Meng, de Jean Cassou ensuite, avec qui mon nouvel ami, résistant lui-même, avait été lié.
Le temps passa.
Nous bûmes un verre, nous promettant de poursuivre sous un  mode ou un autre, par lettre, ou par courrier électronique, la conversation commencée.
La « gueule », sur le mur, nous regardait.


 

III
Rue des embruns

Jules Lequier : 1814-1862.
Ce pourrait être tout. Un nom, des dates et, comme sur n'importe quelle tombe de n'importe quel cimetière, deux ou trois lignes commémoratives.
Sauf qu'ici, à Plérin, une statue, pas très belle, certes, ni très fidèle, mais émouvante — marquée, travaillée par le sel et l'humidité — se hausse au-dessus du mur d'enceinte, le philosophe méditant, pour quelques décennies encore, dans cette pierre qui trop vite s'érode, le socle seul, où l'on déchiffre qu'il fut « un ami malheureux et un homme de grand génie », semblant apte à résister aux outrages du temps.
Je contemple, examine d'un peu plus près la stèle, indécis, troublé, même, ne sachant que dire ni que faire si ce n'est, pour me rassurer, prendre dans la mienne la main de ma compagne avant d'esquisser quelques pas au hasard des sépultures en compagnie de Jacques Josse et de sa belle.
Ce n'est pas le premier enclos funéraire, pourtant, le premier champ des morts que nous visitons avec Jacques en Bretagne.
Mais celui-ci, qui siège ou, simplement, fait signe loin dans la mémoire et, sur ses terres d'enfance, au cœur de son territoire le plus intérieur aussi, détermine une part conséquente de son imaginaire, c'est un peu les sien. Il m'y entraîne. M'y guide sur les traces de cet homme auquel il a dédié de justes pages
Jeudi, promenade Lequier !
m'avait-il prévenu, la vie comme le suicide ou les tribulations mentales du penseur ne cessant de l'interroger : on ne refuse pas une invitation de cet ordre.

*

Nous avons tout suivi.
Tout regardé. Senti. Reconnu.
La maison de Lequier, noble encore, dont l'entrée donnant sur le jardin — il y planta des lilas blancs — n'a pas changé. Le chemin qu'il emprunta, courant, criant qu'il ne reviendrait pas, quand il se précipita jusqu'à la plage de Tournemine afin d'entrer dans les eaux froides pour n'en pas revenir. La plage elle-même, ample, comme infinie à marée basse, les longues flaques d'azur ou de métal fondu sur l'estran où nous ramassâmes maints coquillages. Le chêne creux, vénérable, qui lui servait de boîte à lettres lorsqu'il écrivait à celle qui, toujours, trente années durant, refusa son amour.
J'étais ému.
Je crois bien qu'un instant, j'en accusais le vent, le sable, il me vint comme des larmes.
Je pensais à ce type. À Nerval par la même occasion, le docteur Blanche ayant prodigué ses soins aux deux hommes.
Il faisait beau. Nous eûmes soif.
Jacques proposa d'aller boire une bière à Binic.

*

Changement de décor !
Frites. Bal populaire.
Et nous voici, pas mécontents pour un sou, surpris tout de même, plus ou moins goguenards, qui marchons entraînés par la foule.
Rien ne manque.
Ni les manèges d'enfants, les jeux de force ni les odeurs confondues du sucre d'orge, des chiques ou de la charcutaille en train de griller dans une camionnette voisine, les airs d'accordéon, les danses bretonnes ni les appels rieurs entre bonnes femmes
Hé ! les morues !
parce que c'est jour de fête, de fête de la morue, justement, cela ne s'invente pas, que l'on s'amuse, boit des coups aux différentes buvettes installées sur les quais, que le soleil est aujourd'hui radieux, les filles peu vêtues, les garçons un rien éméchés, si bien que tous les quatre, attablés au milieu de la rue, devisons allègrement, souriant d'entendre au passage une brave mère de famille annoncer à la cantonnade :
Savez pas qui j'ai vu ? J'vous l'donne en mille ! Bob l'éponge...
phrase qui, Jacques et moi la notons aussitôt, ne tombe pas dans l'oreille de sourds.
Le reste de la journée s'écoule sans hâte.
Nous admirons les vieux gréements qui rentrent au port, et les voiliers, là-bas, les beaux voiliers venus de Saint-Malo, du cap Fréhel, lesquels sont comme des papillons posés à la crête des vagues.
Jacques parle de Hrabal.
Marie-Christine me caresse le dos de la main.
Le jour décline.
Nous vidons nos gobelets quand s'allume au-dessus des eaux la poussière paresseuse d'une pincée d'étoiles.

*

La mort.
La plage où Lequier désira l'étreindre.
Les ricanements des jeunes pimbêches que matent les voyous à cheval sur le mur de la digue.
Les fûts de bière.
Le large ruban de brume à l'horizon, cousu au ciel, à la mer.
Les roses prises dans le grillage protégeant les abords d'une bicoque en ruine.
Les voiles couleur d'ombre.
Le guitariste, raide, figé sur scène à la manière d'Eric Clapton, qui casse une corde au moment d'attaquer son solo.
Le cochon qu'un cuistot en sueur badigeonne de graisse fondue au-dessus des braises.
Les gens qui déambulent et lentement se dirigent vers l'un des parkings.
Les gosses dans leurs jambes dont le plus turbulent hérite d'une taloche.
Les bouteilles sur les trottoirs que, pied gauche, pied droit, hop ! hop ! hop ! l'on fait rouler dans le caniveau, dribblant on ne sait plus quels fantômes.
Les cris encore. Le soir qui gagne du terrain. Les bagnoles.
Y a-t-il un sens, faut-il retenir une leçon de tout ça ?
Et se laisser aller au mouvement de tendresse que l'on ressent une fois encore pour ses contemporains, seraient-ils de plus en plus moches, ou comme vous, comme moi, la tronche défaite, fatigués, trimballeraient-ils leur baluchon d'angoisse entre les néons clignotants des différentes baraques foraines avant de rentrer.
En rester là.
Mâchonner distraitement une galette-saucisse — un hot-dog, un hamburger —, assis sur une mauvaise chaise à regarder la mousse du temps recouvrir des châteaux de sable ou se désagréger sur la paroi d'une chope publicitaire :
Vous nous remettrez ça, patron !

*

Le hasard ne faisant pas trop mal les choses, Jacques avait garé la voiture dans une voie proche du port.
L'ayant retrouvée — que fichaient donc les autres ? — je triturais l'idée que l'horreur la plus simple, l'horreur banale, domestique, prend selon les jours et les classes sociales des airs de kermesse ou, je les lis pourtant, agacé, se pavane en Garamond corps 12 dans des revues littéraires d'assez riche tenue.
L'horreur. Et la mesquinerie.
L'étroitesse comme cette insolente beauté que l'on rencontre au secret des visages, des voix ou des phrases que l'on n'oubliera plus.
J'avais chaud.
J'ai quitté ma veste.
Me suis adossé à la portière du véhicule. « Rue des embruns »,  ai-je lu. Le panneau m'amusa : la mer jette ainsi quelquefois un peu d'écume sur les pensées des promeneurs.

 

IV
Une phrase à la mer

pour Françoise et Jean-Pierre

Il y a, çà et là, que l'amateur le plus souvent dédaigne, auxquelles il ne s'arrête pas du moins, requis qu'il est, en pays hercynien, par l'empire du socle originel, rouge sur la carte, ou bleu — ce sont couleurs de convenance —, des taches jaunes inattendues dans les parages pour qui, dépliant l'univers, fût-il sur ses genoux réduit au 1 : 25000, se targue de quelque savoir géologique.
Un chapelet d'îlots qu'une main négligente aurait semés au pied des crêtes comme des moutonnements, des courtes échines ou des collines très basses toujours qui naissent et renaissent quand la terre dispose, avec des stocks enviables,  des schistes, du granit.
Une espèce de lèpre.
De gale.


De maladie sans raison ni remède à travers la Bretagne, dont les symptômes trahissent l'existence des eaux qui s'étendirent sans crier gare au tertiaire — une quinzaine de millions d'années, ce qui n'est pas grand-chose aux yeux d'un type dans mon genre, issu des marécages carbonifères —, chaudes, tropicales, pleines d'une vie que l'on n'imagine, les sédiments qu'elles ont laissés et que l'on rencontre encore sur la croûte rocheuse regorgeant de coquillages mille fois concassés pourtant, de petites dents — requins, raies —, de beaux gastéropodes semblables à des toupies, de branches ou brindilles coralliennes  et  de tests d'oursins.
Ce fut ici, comme une langue, une écharpe ou un châle jeté sur le  paysage plutôt, la mer des faluns.
Tout un égarement, soudain, tout un conte. 
Et si j'écris ces mots maintenant, m'abandonnant de bonne grâce à la marée qui les porte, si même, sous la pluie, fouillant sables et tas de cailloux je me suis hier demandé ce que furent autrefois ce large, ou ce rivage, cet étroit cordon ombilical à peine deviné, là-bas, sous la ligne d'horizon, si, progressant alors, lentement, difficilement, je regardais en compagnie des amis qui m'avaient un instant précédé les nuages s'abattre et, plus échevelés que des troupeaux de bêtes rompant leurs liens, se précipiter au devant du désastre, sans doute est-ce parce que face à ma feuille je rêve comme je rêvais ainsi, debout sur la caillasse, espérant arracher à l'ossuaire d'un temps qui ne reviendra pas les restes boueux de lointaines  étoiles.

Yves Tanguy. L'Inspiration

*

J'étais parti pour n'écrire qu'une seule phrase.
Et me jeter, me fondre en elle, m'identifier aux entrelacs du sens et des rythmes que je voulais sans fin, vivre, mourir, peut-être, ou n'éprouver qu'à bout de souffle et comme au terme des terres habitées cet amour que l'on ne parvient jamais à formuler vraiment.
J'escomptais  j'ignore quel estuaire.
Quel delta sous l'étoffe soyeuse ou que, fébrile, anxieux de n'être à mon tour qu'une épave couchée sur le flanc, j'eusse froissée, avidement.
J'étais parti.
Moi qui, toujours, cela commença dès ma petite enfance, suis revenu déjà.

*

Il en va des mines à ciel ouvert, des carrières aménagées dans les soubassements de la mer des faluns comme des phrases.
On les éventre.
Y creuse des labyrinthes, les explore et les sonde, cherchant une clé, un sésame.
On en extrait des morceaux de nuit.
Des reliquats d'azur plus tranchants que du verre et des échardes auxquelles chaque fois l'on se blesse, on a beau faire, beau dire, beau gueuler comme un fou sous l'indifférence des cieux que trouent ou déchirent et dépècent les goélands, les mouettes, rien n'en saigne, ou tout s'y recommence, on vit, se lève le matin, travaille, s'endort près d'un homme ou d'une femme, s'accroche à son corps, se noie, s'oublie, ne s'oublie plus, s'effondre sur l'asphalte ou parmi les déchets du silence comme des mots amassés à l'intérieur d'un livre, on traverse la rue, s'en va, mange, boit, on crève, il peut continuer, ce texte, et se vautrer dans la fange, obstinément se frayer un chemin par l'immensité qui le toise et sous cette pluie, encore, cependant que je retourne le sol, trempé jusqu'à l'os, le marteau dans une main, le burin dans l'autre, attaquant de gros blocs détachés du front de taille ou qui roulèrent au bas des monticules d'argile, il peut se tendre, se recroqueviller, paresseusement se lover sur lui-même ou vaguer titubant entre chiens et loups de l'aube au crépuscule, qu'est-ce que cela change ? qu'est-ce que cela peut bien me foutre ? je ne me souviens plus que du goût d'espérance qu'eurent jadis à mes lèvres les lèvres d'une femme qui croyait être née dans un cachot de brume. 

*

Il faut à la conscience, mais je suis las, tellement fatigué, l'usure de l'âge et le crédit, la fougue de la jeunesse.
Des roches granuleuses — sourdes, cambriennes — ou des alluvions, du lœss, des marnes et ces lourdes vertèbres que l'on remarque parfois quand elles saillent sous la toison mouillée des tourbières.
Des cris.
Des monts d'Arrée comme des mers des faluns.
Et j'ai gratté. Remué ciel et terre. Contemplé les coquelicots dont les pétales illuminaient une tranchée récente.
Je me suis enfoncé dans la bourbe, pataud, plus ridicule qu'un saurien de dessin animé, rieur, tout de même, ou tentant d'épouser l'itinéraire emprunté par Françoise tandis que, juché sur une butte, Jean-Pierre défiait l'éternité.
Annette frappait le calcaire.
Je ne songeais à rien.
Ou ne pensais qu'à cela, qui vrille, qui taraude :

Et meure Pâris ou Hélène,
Quiconque meurt, meurt à douleur

me répétant les vers que nous bramions, maman, ceux de Villon, bien sûr :

Frères humains qui après nous vivez,
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, se pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
Vous nous voyez ci attachés cinq, six :
Quant de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est pièça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s'en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

de Rimbaud ou de Blaise Cendrars, de Baudelaire, d'Albert  Samain, de Richepin, même, quelle importance ? il fallait que ça sorte, pas vrai ? et tu te labourais le ventre en beuglant des chansons.

*

C'est fini. Presque fini.
Je n'en parlerai plus.
Tu t'éteins sur un lit d'hôpital.
Je te serre contre moi. Prononce des paroles sans suite ou te raconte les oiseaux
tu les entends, dis, tu les entends ?
les fleurs que tu ne reconnais plus, les roses, les pervenches, les œillets, les marguerites, l'ancolie, l'anémone, les digitales, ce n'est rien, n'est-ce pas ? on dirait qu'il pleut tout autour des visages, ou qu'il neige, écoute, écoute, c'est la mer, la mer, là, dans le creux de ma main.

*

J'en ai cherché, des pierres, des fossiles.
M'y suis embarqué, à bord des mots, sur tant de phrases.
Ceux qui m'aiment en sourient : j'examine bravement, un peu plus poussif — ça va, ça va —, le même territoire, rôde comme un voleur, quand les eaux se retirent, près de la même plage.
Ce sont des zones interstitielles.
Des lieux déserts ou des périmètres qui n'existent qu'en filigrane, sur une page comme dans le souvenir — et ce poème, de Jean-Paul Hameury :

Comme toujours ce même soleil
qui tombe entre les îles.
La mer se tourne
contre le mur du ciel
et nous dérobe son visage.

La vie finira par se refuser
tout comme la mer
et les eaux vives iront se perdre
dans les sables d'autres mémoires.

Alors nous poserons nos mains
à plat sur la pierre
et nous les laisserons là
comme deux oiseaux froids
étranges bientôt
quand leur vol est si vite oublié.

ce poème pourrait suffire.
Des lieux.
Des espaces et du temps non moins réels qu'imaginaires, qui sont de cette contrée mais d'ailleurs ensemble davantage que partout où mes pas me conduisent dans les toiles d'Yves Tanguy.
Il en est une, à Rennes, qui sommeille au musée de la ville.  Les visiteurs ne s'y arrêtent pas. Certains soupirent. Haussent les épaules. Secouent la tête.
Peut-être n'ont-ils pas tort.
Peut-être ne l'accepte-t-on qu'après beaucoup d'hésitations, cette peinture.
Beaucoup de promenades le long des grèves ou par des landes perdues au-delà des collines limitrophes.
Dans des forêts.
À l'intérieur d'assez équivoques dépressions et sur ces territoires striés d'ecchymoses jaunâtres, bleues, verdissantes, où des spectres, des chimères tremblent avant de succomber sous une voûte de cendres — c'est ce tableau, de 1928, intitulé Peinture, précisément, ou L'armoire de Protée (ô saisons ! ô châteaux !), de 1939, avec ces façons de fumées, ces formes languides, avachies autour des constructions tubulaires s'étageant comme ruines, ce sont  les œuvres brossées plus tard de l'autre côté de l'Atlantique—, là, en pleine lumière et sous le tulle infiniment qui la voile pendant que nous allons, spectres aussi, et chimères, laides, infirmes, dont ces toiles ne retiennent ni ne montrent  que l'incertitude.

*

Je sais, jamais je ne l'écrirai, la phrase unique, définitive.
Et c'est, évidemment, ce manque, ou ce défaut, écrire.
Marcher. Multiplier les mondes clos ou les paragraphes ponctués des rares constellations propres à figurer une route au sein du vide.
Se perdre.
Revenir sur ses pas.
Piétiner puis, dans cette salle d'attente où l'on trace des signes dans la buée qui s'est déposée sur les vitres, suspendre son geste
C'est elle ? C'est lui ?
chaque fois que l'on entend un train ou un  bateau partir : la mort, qui donne ses rendez-vous à Vannes, à Binic ou à Samarkand — à Saint-Malo, à Saint-Étienne — se moque des nomades comme des sédentaires.