De maladie sans raison ni remède à travers la Bretagne, dont les symptômes trahissent l'existence des eaux qui s'étendirent sans crier gare au tertiaire — une quinzaine de millions d'années, ce qui n'est pas grand-chose aux yeux d'un type dans mon genre, issu des marécages carbonifères —, chaudes, tropicales, pleines d'une vie que l'on n'imagine, les sédiments qu'elles ont laissés et que l'on rencontre encore sur la croûte rocheuse regorgeant de coquillages mille fois concassés pourtant, de petites dents — requins, raies —, de beaux gastéropodes semblables à des toupies, de branches ou brindilles coralliennes et de tests d'oursins.
Ce fut ici, comme une langue, une écharpe ou un châle jeté sur le paysage plutôt, la mer des faluns.
Tout un égarement, soudain, tout un conte.
Et si j'écris ces mots maintenant, m'abandonnant de bonne grâce à la marée qui les porte, si même, sous la pluie, fouillant sables et tas de cailloux je me suis hier demandé ce que furent autrefois ce large, ou ce rivage, cet étroit cordon ombilical à peine deviné, là-bas, sous la ligne d'horizon, si, progressant alors, lentement, difficilement, je regardais en compagnie des amis qui m'avaient un instant précédé les nuages s'abattre et, plus échevelés que des troupeaux de bêtes rompant leurs liens, se précipiter au devant du désastre, sans doute est-ce parce que face à ma feuille je rêve comme je rêvais ainsi, debout sur la caillasse, espérant arracher à l'ossuaire d'un temps qui ne reviendra pas les restes boueux de lointaines étoiles.
Yves Tanguy. L'Inspiration
*
J'étais parti pour n'écrire qu'une seule phrase.
Et me jeter, me fondre en elle, m'identifier aux entrelacs du sens et des rythmes que je voulais sans fin, vivre, mourir, peut-être, ou n'éprouver qu'à bout de souffle et comme au terme des terres habitées cet amour que l'on ne parvient jamais à formuler vraiment.
J'escomptais j'ignore quel estuaire.
Quel delta sous l'étoffe soyeuse ou que, fébrile, anxieux de n'être à mon tour qu'une épave couchée sur le flanc, j'eusse froissée, avidement.
J'étais parti.
Moi qui, toujours, cela commença dès ma petite enfance, suis revenu déjà.
*
Il en va des mines à ciel ouvert, des carrières aménagées dans les soubassements de la mer des faluns comme des phrases.
On les éventre.
Y creuse des labyrinthes, les explore et les sonde, cherchant une clé, un sésame.
On en extrait des morceaux de nuit.
Des reliquats d'azur plus tranchants que du verre et des échardes auxquelles chaque fois l'on se blesse, on a beau faire, beau dire, beau gueuler comme un fou sous l'indifférence des cieux que trouent ou déchirent et dépècent les goélands, les mouettes, rien n'en saigne, ou tout s'y recommence, on vit, se lève le matin, travaille, s'endort près d'un homme ou d'une femme, s'accroche à son corps, se noie, s'oublie, ne s'oublie plus, s'effondre sur l'asphalte ou parmi les déchets du silence comme des mots amassés à l'intérieur d'un livre, on traverse la rue, s'en va, mange, boit, on crève, il peut continuer, ce texte, et se vautrer dans la fange, obstinément se frayer un chemin par l'immensité qui le toise et sous cette pluie, encore, cependant que je retourne le sol, trempé jusqu'à l'os, le marteau dans une main, le burin dans l'autre, attaquant de gros blocs détachés du front de taille ou qui roulèrent au bas des monticules d'argile, il peut se tendre, se recroqueviller, paresseusement se lover sur lui-même ou vaguer titubant entre chiens et loups de l'aube au crépuscule, qu'est-ce que cela change ? qu'est-ce que cela peut bien me foutre ? je ne me souviens plus que du goût d'espérance qu'eurent jadis à mes lèvres les lèvres d'une femme qui croyait être née dans un cachot de brume.
*
Il faut à la conscience, mais je suis las, tellement fatigué, l'usure de l'âge et le crédit, la fougue de la jeunesse.
Des roches granuleuses — sourdes, cambriennes — ou des alluvions, du lœss, des marnes et ces lourdes vertèbres que l'on remarque parfois quand elles saillent sous la toison mouillée des tourbières.
Des cris.
Des monts d'Arrée comme des mers des faluns.
Et j'ai gratté. Remué ciel et terre. Contemplé les coquelicots dont les pétales illuminaient une tranchée récente.
Je me suis enfoncé dans la bourbe, pataud, plus ridicule qu'un saurien de dessin animé, rieur, tout de même, ou tentant d'épouser l'itinéraire emprunté par Françoise tandis que, juché sur une butte, Jean-Pierre défiait l'éternité.
Annette frappait le calcaire.
Je ne songeais à rien.
Ou ne pensais qu'à cela, qui vrille, qui taraude :
Et meure Pâris ou Hélène,
Quiconque meurt, meurt à douleur
me répétant les vers que nous bramions, maman, ceux de Villon, bien sûr :
Frères humains qui après nous vivez,
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, se pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
Vous nous voyez ci attachés cinq, six :
Quant de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est pièça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s'en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !
de Rimbaud ou de Blaise Cendrars, de Baudelaire, d'Albert Samain, de Richepin, même, quelle importance ? il fallait que ça sorte, pas vrai ? et tu te labourais le ventre en beuglant des chansons.
*
C'est fini. Presque fini.
Je n'en parlerai plus.
Tu t'éteins sur un lit d'hôpital.
Je te serre contre moi. Prononce des paroles sans suite ou te raconte les oiseaux
— tu les entends, dis, tu les entends ?
les fleurs que tu ne reconnais plus, les roses, les pervenches, les œillets, les marguerites, l'ancolie, l'anémone, les digitales, ce n'est rien, n'est-ce pas ? on dirait qu'il pleut tout autour des visages, ou qu'il neige, écoute, écoute, c'est la mer, la mer, là, dans le creux de ma main.
*
J'en ai cherché, des pierres, des fossiles.
M'y suis embarqué, à bord des mots, sur tant de phrases.
Ceux qui m'aiment en sourient : j'examine bravement, un peu plus poussif — ça va, ça va —, le même territoire, rôde comme un voleur, quand les eaux se retirent, près de la même plage.
Ce sont des zones interstitielles.
Des lieux déserts ou des périmètres qui n'existent qu'en filigrane, sur une page comme dans le souvenir — et ce poème, de Jean-Paul Hameury :
Comme toujours ce même soleil
qui tombe entre les îles.
La mer se tourne
contre le mur du ciel
et nous dérobe son visage.
La vie finira par se refuser
tout comme la mer
et les eaux vives iront se perdre
dans les sables d'autres mémoires.
Alors nous poserons nos mains
à plat sur la pierre
et nous les laisserons là
comme deux oiseaux froids
étranges bientôt
quand leur vol est si vite oublié.
ce poème pourrait suffire.
Des lieux.
Des espaces et du temps non moins réels qu'imaginaires, qui sont de cette contrée mais d'ailleurs ensemble davantage que partout où mes pas me conduisent dans les toiles d'Yves Tanguy.
Il en est une, à Rennes, qui sommeille au musée de la ville. Les visiteurs ne s'y arrêtent pas. Certains soupirent. Haussent les épaules. Secouent la tête.
Peut-être n'ont-ils pas tort.
Peut-être ne l'accepte-t-on qu'après beaucoup d'hésitations, cette peinture.
Beaucoup de promenades le long des grèves ou par des landes perdues au-delà des collines limitrophes.
Dans des forêts.
À l'intérieur d'assez équivoques dépressions et sur ces territoires striés d'ecchymoses jaunâtres, bleues, verdissantes, où des spectres, des chimères tremblent avant de succomber sous une voûte de cendres — c'est ce tableau, de 1928, intitulé Peinture, précisément, ou L'armoire de Protée (ô saisons ! ô châteaux !), de 1939, avec ces façons de fumées, ces formes languides, avachies autour des constructions tubulaires s'étageant comme ruines, ce sont les œuvres brossées plus tard de l'autre côté de l'Atlantique—, là, en pleine lumière et sous le tulle infiniment qui la voile pendant que nous allons, spectres aussi, et chimères, laides, infirmes, dont ces toiles ne retiennent ni ne montrent que l'incertitude.
*
Je sais, jamais je ne l'écrirai, la phrase unique, définitive.
Et c'est, évidemment, ce manque, ou ce défaut, écrire.
Marcher. Multiplier les mondes clos ou les paragraphes ponctués des rares constellations propres à figurer une route au sein du vide.
Se perdre.
Revenir sur ses pas.
Piétiner puis, dans cette salle d'attente où l'on trace des signes dans la buée qui s'est déposée sur les vitres, suspendre son geste
— C'est elle ? C'est lui ?
chaque fois que l'on entend un train ou un bateau partir : la mort, qui donne ses rendez-vous à Vannes, à Binic ou à Samarkand — à Saint-Malo, à Saint-Étienne — se moque des nomades comme des sédentaires.