LIONEL BOURG
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Vicky Colombet

Étroite est la route

à Michel Bontemps

 

 

Ce que tu as tant de fois tenté aujourd’hui en escaladant cette montagne se répétera, pour toi et pour tant d’autres qui veulent toucher à la béatitude […]. La vie que nous appelons heureuse occupe les hauteurs et, comme dit le proverbe, étroite est la route qui y mène. Nombreux aussi sont les cols qu’il faut passer […].
Pétrarque

 


Tu te souviens des mille et une rêveries qui nous tourmentaient, jadis, d’aller sac au dos ou, sur un coup de tête, partir, séance tenante et lâchant tout alors, les villes noires, la violence d’un père comme les tendresses désastreuses dont nous ne comprenions pas pourquoi nos mères, qui étaient sœurs, devaient à n’importe quel prix et quitte à en souffrir elles-mêmes plus que de raison nous accabler.
Les ciels tout autant.
Certains recoins toujours un peu trop sombres au sein de la grisaille et cette saleté, cette crasse, je n’en rajoute pas, qui collait à la peau des gosses que nous étions encore, ou que nous n’étions plus, n’avions jamais été sans doute, ce n’est pas si facile, on ne naît pas impunément à fond de cale d’une époque presque révolue mais qui se prolongeait, pour nous, au point qu’il nous faudrait l’assumer toute, portant à bout de bras cette espèce de dépouille du temps qu’un siècle ou deux d’espérance ouvrière avait assez trompeusement maquillée.
C’était, durant une semaine, ou deux, ou trois, la Vallée des Merveilles, nous en parlions tellement, cherchant à la situer sur une carte Michelin dont les plis avaient été renforcés avec du ruban adhésif et, depuis que nous avions appris son existence — dans les pages de « L’Humanité-Dimanche », l’exemplaire de tes parents ou celui de mémé —, ne cessions d’échafauder des plans de bataille, préparant en secret une excursion qu’ensemble nous n’entreprîmes jamais.
C’était une autre le Mont Lozère.
Ou le Mézenc, plus proche, plus accessible.
L’Aigoual, où les horizons se brouillaient. Et le Ventoux, le Ventoux au premier chef pour toi qui toujours tournais tes regards vers le sud et
C’est un fleuve, lui !
songeais à descendre le Rhône : ce fut, peut-être est-ce encore ton Mississippi.
Le reste ne se résumait pas à une simple affaire de soleil.
Tu lisais Giono, ou Melville (ne m’en veux pas mais, en ce qui concerne Giono, force m’est de constater qu’il n’y allait pas avec le dos de la cuiller géologique : « Le Ventoux ! », s’enflammait-il dans Marianne, le 23 août 1933, célébrant « tous ses muscles et le gonflement de ses os de granit » ; de granit, bah ! l’erreur est humaine), déclamais du Cendrars à la pelle ou beuglais la Complainte de Mandrin quand, le samedi, le dimanche parfois, les parents nous laissant la bride sur le cou, nous errions désœuvrés par de vagues campagnes.
Nous n’avions guère que ça, n’empêche.
Des mots. Des mots et une poignée de rêves.
Quant au Ventoux,  je n’y croyais qu’à peine.

*



Caspar David Friedrich

Or m’y voici.
Au pied du mur, en somme.
Provisoirement établi, du moins, sur l’une des terrasses de Brantes, qui est un village perché, vertical, solidaire de la roche et comme en proue du pays où je prends mes quartiers d’été, de printemps quelquefois, aimant ses ruelles pavées de galets blonds ou rouges, bruns, blanchâtres — le Toulourenc, dont le lit s’encombre d’innombrables rognons de silex, coule en contrebas —, ses maisons en équilibre sur un pan de calcaire et, par delà les murs, les jardins, cette vue que l’on embrasse d’ici, tout en haut du bourg, la montagne, massive pourtant, pelée, râpeuse, se dressant avec la grâce inattendue de quelque monstre dont l’échine surgirait brusquement de la mer.
Tout est bleu, souvent.
D’une sérénité à rendre l’âme.
Limpide jusqu’à l’heure où le paysage s’embourbe et disparaît parmi les brouillards, lesquels s’agglutinent, se déchirent au sommet puis, comme des draps en feu, de longs chiffons de flammes bientôt, brûlent en un clin d’œil, tapissant de cendres l’épine dorsale du mastodonte.

*


Naturellement, je ne suis pas venu les mains vides.
J’ai, serrée dans le cartable qui bâille à crever lorsque je voyage ou réside loin de mes bases, l’habituelle provision de bouquins sans laquelle je me sens démuni, plus indigent que Job et menacé de choir au plus touffu des ténèbres environnantes.
M’escortent ainsi, qu’écrabouille le gros volume regroupant les articles d’Albert Thibaudet, un récit de Pierre Gascar (l’auteur des Bêtes, du Temps des morts et de biographies singulières — Aïssé, Marc-Antoine Jullien —, mériterait qu’on le libérât du purgatoire), des proses de Mandelstam — Le Bruit du temps, beau titre, non ? le livre ne tiendrait-il pas toutes ses promesses —, l’épais Carnet de notes, de Pierre Bergounioux (années 1991-2000), reçu quand je pliais bagages, quoi d’autre ? La Société du mépris, d’Axel Honneth, que je te recommande, des essais de Norbert Élias, dont La Solitude des mourants, L’Ascension du Mont Ventoux, enfin, que je relis lors de chaque séjour, honorant de mon mieux la diffuse présence du poète de la Vita Solitaria — et du Canzoniere.
Tu vois, j’affronte la montagne lesté d’un sacré sac de phrases.
Celles de Pétrarque — traduites du latin par Denis Montebello (la plaquette des éditions Séquences, parfaite, ne quitte pas ma poche) —, auxquelles, humblement, je réponds peut-être, ont 671 ans : il arrive que la littérature ne fasse pas son âge.

*


Caspar David Friedrich


Mais nous avons le nôtre.
Tu le remarquais au détour d’une lettre, les problèmes de santé, que nous ignorions il n’y a pas deux ans, pointent fréquemment leur museau dans nos récents échanges.
Que veux-tu ?
Nous payons les pots cassés et les fées, les fées de notre adolescence, quand elles ne sont pas mortes, ne ressemblent plus à grand chose.
Pas même à des mégères.
De laides ou séduisantes bohémiennes soldant la bonne aventure au coin des rues, qui vaticinent, auscultent la paume du chaland puis éclatent de rire.
Pas même aux voyantes que l’on consulte en rigolant :
Non mais, la boule de cristal !
ou à ces pythonisses qui, les lames du Tarot disposées devant elles, prophétisent de cinq à sept sous le regard perplexe d’une chouette naturalisée.
Quoi qu’il en soit, mieux vaut ne pas tenter le Diable : on ne se méfie jamais suffisamment des minuscules caillots d’éternité que, bouffée de cigarette après bouffée de cigarette, rage après rage — détresse après détresse — on sécrète, manière infaillible, élégante avec, selon que l’on excède ou non, un verre par ci, une bouteille par là, le taux moyen de cholestérol, d’anticiper la réussite de ses futurs carambolages coronariens.

*


Qu’y avait-il, cependant ?
Qu’y avait-il, en nous, que les années n’ont pu éteindre ?
Quel désir, quelle attente même, craintive, macéraient au cœur de l’envie toujours plus âpre de rompre les amarres, disparaître après un ultime coup d’éclat, ou sur un mot, encore ?
Quel idéal, quelle sourde, tenace illusion qu’il eût été candide et, à nos yeux, malgré nos poses façon Graine de violence, sans grand intérêt d’entretenir ailleurs, sous le néon graisseux d’un garage par exemple, en compagnie de deux ou trois énergumènes à massacrer sur des guitares l’introduction de Rock around the clock ?
Quelle ambition, puérile, vaine, probablement, et quelle impatience y avait-il vraiment, là :
Mais qu’est-ce que t’as dans le crâne, putain ! qu’est-ce que t’as donc dans le crâne !
si ce n’est cet appétit d’enfreindre la loi mécanique des jours et, moins par effraction qu’avec la délicatesse requise, s’immiscer à l’intérieur d’une durée sans faille ni césure, souffler, respirer, s’emplir les poumons d’un oxygène soudain plus cuisant, plus acide, et alors ? cela seul revêtait maintenant une quelconque importance, fuir, courir, haleter bruyamment lorsque la fatigue nous couchait sur la paille, devenant en dépit de tout, des rires, des sarcasmes, ceux que nous n’étions pas, ne devions pas être
S’prennent pour qui, ces deux-là ?
et qui, plus loin, plus loin encore, à l’image des enfants que nous avions si peu été, têtus, incorrigibles, nous faisaient signe.
Or pas une minute, pas une seconde et fût-ce par jeu, désinvolture ou insolence il ne s’est agit d’uniquement claquer les portes, pour le plaisir, réel, bien sûr, éprouvé mine de rien à les pousser d’un coup d’épaule, pas plus que nous ne nous élancions à travers bois avec l’assez restreinte exigence d’arpenter plus vite qu’autrui les hauteurs où le vent courbe les genêts, grince, et gémit, meugle, la nuit, comme une bête qui, jusqu’au sang, se cognerait le front contre le mur de l’étable.
Nous n’étions pas aussi stupides, aussi ballots qu’il nous plaisait de le paraître.
Et nous avions si mal.

*


Caspar David Friedrich


Je vais devoir, une fois de plus, revenir sur mes pas.
Tu sais, mieux que personne — coupable, évidemment coupable, et naïf, encombrant —, à quel degré la mort de mon frère me fut déterminante.
J’avais trois ans.
Avant, rien n’exista.
Après, je fus ce bizarre petit vieux rabougri dans un corps de bambin, lequel demeurait silencieux sans esquisser le moindre geste et, caché, enfoui sous des gravats dépourvus de toute signification, ne parvenait à se souvenir de ce Daniel dont la photographie partout le harcelait, dans la cuisine, la chambre, le vestibule de l’appartement familial.
Et cette mort, interminable, ce mort qui prenait toute la place, me repoussant vers des contrées qu’il me fallait bien inventer — et toi, que l’on affubla du prénom de ta sœur, décédée avant ta naissance, te coiffant comme une fille : cela ne suffisait pas, les humiliations, la misère, il aura fallu que l’on nous attachât au travers du dos des cadavres —, s’apparièrent au plus intime afin qu’en mon exil et comme exclu, incapable de participer aux plaisirs de l’enfance, il me vint des pensées incongrues : j’étais vide, d’accord, amputé, sans mémoire, circonstances  favorables
Un privilège !
m’asséna, l’air gourmand, l’un de mes confrères, pour tout imaginer et me souvenir d’un temps qui gisait sur le sable, ou que j’apprivoisais, dessinais, déchiffrais dans des livres pêle-mêle.
J’en parle sans trop de difficulté, à présent.
De ça comme de ces années lointaines. Mais ce fut long. Pénible. Laborieux.
C’est qu’elles pesaient leur poids d’aigreur, les valises.
Qu’outre d’excessives rancunes, de froides, mornes tristesses, elles étaient pleines de cette beauté souffreteuse, sale, elle aussi, maculée de cambouis, à laquelle nous cédions volontiers et qu’un type, dont la dégaine rappelait celle de Charlie Chaplin, chantait sous les insultes du public :

Judas !

ou :

How does it feel ?

défiait d’un air buté.
Comment était-ce possible ?
Et comment s’y prenait-il pour tout enlacer, tout comprendre,
les trains,
les trombes d’eau,
le ciel hirsute, nauséeux au-dessus de la ville,
et les nuages, les yeux effarés d’une jeune femme qui sanglote ou murmure des paroles sans queue ni tête dans un hôtel minable au sud de l’Angleterre,
Einstein,
ou Cendrillon, Ma Rainey, Shakespeare, Ezra Pound, Jack l’Éventreur, Quasimodo, Beethoven,
la sirène d’une voiture de police,
et tout briser, tout caresser, tout emporter d’une voix qui s’écorche à jamais quelque part sur cette satanée highway 61.

*


De Brantes, où les maisons, miraculeusement semble-t-il, s’agrippent à la pente et, comme les cubes d’un jeu de construction, paraissent prêtes à basculer, entraînant avec elles murets et balcons jusqu’au Toulourenc, on accède à la rivière par une piste étroite, laquelle ne lambine pas, si bien qu’à travers le hameau d’abord, derrière la chapelle ensuite, c’est tout droit que l’on rejoint la route avant de commencer l’ascension.
Encore faut-il se rendre à la Frache, puis aux Bernards, traverser le chaos où les eaux ne ruissellent qu’en cas de fortes pluies, atteindre la maison forestière et, par delà le torrent de la Combe de la Mure, s’armer de courage : deux ou trois kilomètres dans les jambes, quatre peut-être et, en nage, plus éprouvé que je ne le redoutais, j’accède au ravin de la Cave de Dieu, contemplant tout en me désaltérant la longue échancrure par où la montagne se vomit, blanche, cartilagineuse.
Les pierres se chevauchent.
D’énormes blocs et tout un fatras d’ossements desséchés labourent la maigre couverture végétale de part et d’autre de la forêt.
C’est ici la croisée des itinéraires.
À gauche, la sente, qui n’hésitera plus, grimpe vers le Mont Serein.
Celle de droite conduit au col du Comte, point névralgique où l’on coupe le chemin de Malaucène — celui de Pétrarque, plus long, moins sévère —, une dernière possibilité, plus à droite encore, permettant un retour rapide sous les arbres et par la fraîcheur d’une voie dévalant la montagne en direction de la chapelle Saint Basile, au bord du Toulourenc.
Quelle tentation !
L’eau. Les falaises pareilles à des lèvres.
Les piscines naturelles ou les larges cuvettes creusées dans le calcaire. Les recoins paisibles où l’on s’étend au soleil après s’être baigné.
Mais j’ai juré, craché. Me suis promis de ne pas renoncer.
Je marche, donc.
M’accorde mètre après mètre à cette rampe ingrate, caillouteuse.
M’élève de lacet en lacet au-dessus du gigantesque éboulis d’un nouveau ravin, d’un troisième, la respiration plus courte et comme en proie à des démons que je ne réussis pas à chasser.
Il fait chaud.
Ce que je foule n’a plus rien de minéral, ou n’en conserve que l’apparence, aurais-je le sentiment, inéluctable, c’est mon lot, de marteler les tombes d’un cimetière à l’abandon, d’enjamber des croix, des dalles et des urnes, les chevilles griffées par des ronces qui s’enracinent entre d’étranges corps, ou dans des rêves, épars, calcinés.


Vicky Colombet


J’arbore — ne ris pas —, vissée sur le crâne, l’une de mes nombreuses casquettes, à l’envers, la visière protégeant la nuque, ainsi qu’en usaient autrefois certains coureurs cyclistes.
Tu me vois venir, avec mes gros sabots.
Mes enthousiasmes juvéniles et cette mythologie qui me fut chère.
Allons, c’est comme ça : tu n’échapperas pas à l’évocation des forçats de la route, le Ventoux n’ayant longtemps été pour moi — je te l’ai dit, sa réalité se nimbait de brumes : j’y croyais sans y croire — qu’une borne majestueuse au beau milieu de la Grande Boucle, intransigeante, impitoyable, un toit du monde écrasé de chaleur où les aristocrates de la petite reine s’expliquaient en danseuse, bourrés d’amphétamines.
Gaul, Charly Gaul — mon Charly Gaul — s’était imposé dans un contre la montre d’anthologie, en 1958, année de sa victoire finale à Paris.
Le Tour, il aurait dû plusieurs fois l’inscrire à son palmarès.
Le sort en décida autrement : l’Ange — quel surnom ! compare avec Grand fusil, le Cannibale, Maître Jacques, Trottinette ou, plus près de nous, le Blaireau —, qui s’était fait la main, pourtant, chez un boucher luxembourgeois, en apprentissage, n’était pas un tueur.
Il n’appréciait que la pluie.
Les chevauchées en solitaire sous le déluge et les nuages dont il s’enveloppait, le visage impassible, le regard égaré, quelquefois, quand il se dressait sur les pédales, battant nonchalamment des ailes afin de distancer le commun des mortels.
Imprévisible, sujet à une mélancolie que nul ne sut élucider, il ensorcelait la montagne, écrivit à peu près Roland Barthes, là où Louison Bobet l’avait vaincue, dominant l’obstacle avec la méchanceté d’un démon plus dur que ce dieu du Mal, ce Moloch auquel, d’après Barthes toujours, les champions devaient sacrifier.
Tom Simpson ne tarda pas à lui donner raison.
On le vit mourir en direct, papa debout devant l’écran du téléviseur :
Nom de dieu !
tandis que j’assistais interdit à la fin de l’athlète britannique, lequel tombait, remontait sur sa machine, tombait derechef pour ne plus se relever : les dieux ni la fatalité, la cocaïne comme le destin pas plus que les cols qui ne mènent nulle part ne plaisantent avec les chevaliers errants que la foule applaudit, au mois de juillet, lorsqu’ils combattent des moulins à vent, juchés sur de frêles bicyclettes.
Le souvenir de Tom Simpson ravive celui d’une photographie que j’ai dénichée dans un album que maman, folle, tu la connais, avait un matin d’indicible colère mis en pièces, n’épargnant que cinq à six feuillets : elle montre papa avec son frère Pierrot, qui mourut à vingt ans de la tuberculose, l’un et l’autre tenant par la selle ou le guidon de beaux vélos de course.
Mon père, qui n’était pas plus sentimental que le tien, m’avait à plusieurs reprises parlé de son cadet :
C’pauvr’ Pierrot !
me racontant, avec tendresse, eh oui ! qu’il était le plus doué de tous, remportant à dix-sept, dix-huit ans, des succès notables avant d’être retenu dans la sélection régionale à l’occasion du Premier Pas Dunlop.
Une carrière, une vraie, pas comme moi ou  l’Marcel, qu’il avait d’vant lui !
concluait papa.
La maladie, laquelle n’entretint qu’un flirt avec mon paternel — six mois de sana — fut plus rapide, coiffant sur la ligne l’espoir du Vélo-club local : on a les Bartali, les Robic, ou les Vietto, les Antonin Magne et les Fausto Coppi que l’on peut.
Or cet oncle — un de plus sur le carreau : mon arbre généalogique ne manque pas de branches cassées par telle ou telle tourmente —, fréquentait une jeune fille dont ma grand-mère ne voulait pas, allant jusqu’à lui refuser l’accès au chevet du fiston.
« Une chic fille », grommelait papa, puis :
Quelle garce, quand même !
à l’adresse de sa génitrice, la « mère Bourg », comme je l’entendis prononcer la même sentence à l’égard de notre ancêtre commune un jour où, retrouvant dans une boîte à chaussures des papiers concernant la mort de Daniel, il relut la reconnaissance de dette, intérêts compris, qu’elle lui avait fait signer après avoir couvert les frais d’enterrement.
Nous eûmes ça, Michel, en guise de grand-mère. 
Et des pépés, aucun.
Sauf ce faux aïeul que la même virago avait mis dans son lit, le père Jean, tu te souviens, il n’avait plus d’yeux mais des paupières soudées au fond des orbites, qui s’humidifiaient. Je retenais difficilement un mouvement de répulsion quand je devais le saluer, craignant la barbe piquante, le vin ou la soupe qui dégoulinait sur le menton de l’infirme. Le vieux, pitoyable, que mémé rudoyait, m’inspirait du dégoût plus que de la peur. D’où ma gêne — appréhension, haut-le-cœur —, je présume, au moment de subir il y a deux mois une opération de la cataracte à laquelle je ne pouvais plus me soustraire : tout s’est bien passé, rassure-toi.

*


Caspar David Friedrich


J’avais rédigé le début de ma lettre en juillet, et voici août, les bourrasques plus fraîches dans le couloir du Toulourenc, la lumière moins dense, le soir, moins souveraine mais qui, ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre, promène toujours avec lenteur sa faux au ras des vignes, de la garrigue ou des lavandes.
Un mois. Trois semaines, pour être juste.
À ce train-là, je serai encore à la tâche cet automne, sous cette lumière tranchante, serait-elle plus douce, aux primes journées d’octobre, quand la rouille la menace et qu’elle émiette à même le sol sa croûte de pain sortant du four avant de lentement s’éteindre.
C’est que, faute de bravoure, de panache peut-être, j’écris la chaîne syntaxique sur le petit plateau, à la recherche du bon braquet somme toute : une dent de moins ou de plus, et tout est compromis, je sue sang et eau, m’arrache le ventre ou rame le cul sur le bec de selle, poussif, piteux, indigne du Gaul de mes neuf ans et du Rimbaud auquel Roland Barthes le comparait.
Aussi grimper, progresser, rallier enfin le sommet du Ventoux comme les cimes d’une pensée depuis le départ compromise, à quoi bon ? c’est à la paix que j’aspire, au calme, au repos, sortirais-je de mes gonds, et rapidement, dès qu’il en va des trois ou quatre domaines, on me taxerait de ridicule si je les revendiquais, tant pis ! ce fut l’amour, c’est encore lui, et la révolte, l’imaginaire, la poésie, auxquels j’ai dédié la part la plus fougueuse de mon existence.
Le calme, oui.
Le havre. Un abri.
L’ombre douce, frémissante des feuillages — un frêne, un tilleul —, toute la quiétude balbutiante du monde près de moi, l’eau qui coule dans une vasque, la petite fille ou le garçon qui se raconte une histoire abracadabrante en poussant un camion de bois entre les brindilles à proximité du seuil, les nuages encore, que je contemple sans lassitude, qui se contractent, s’effilochent ou s’amassent en troupes nonchalantes à l’horizon rougissant et la maison, la maison que je n’aurai jamais puisque je rêve, écrivant, me compose un lieu, une résidence, un carré d’herbe ou bricole avec trois bouts de bois et un pan de tissu cette chaise longue dans laquelle je m’étends, les mains derrière la tête attendant qu’elles naissent, une à une s’allument au-dessus du village, avec, parmi elles, qui filent, insaisissables, les plus belles, les plus émouvantes, un peu de poussière dirait-on, ou de cendre, de crachin par l’immensité que rien n’assouvit, rien ne trouble, les étoiles.

PS :
Pas de missive sans regret : les oublis, les idées que l’on voulait exprimer, qui paraissent brusquement essentielles, ou ce refrain, que chante Dylan — décidément, on ne l’évite pas —, afin de tout résumer :

Ain’t talkin’, just walkin’
Up the road, around the bend.
Heart burnin’, still yearmin’
In the last outback at the world’s end.

C’est l’une de ses plus neuves chansons.
Elle n’a l’air de rien, comme ça. Mais elle contient ce que je ne sais pas dire.
Je marche. Je ne parle pas. 
Ou je fredonne, brasse des souvenirs, assis sur le rebord de la fenêtre.
Je nous revois giflés par la bise, un jour de janvier, escaladant les schistes du Pilat : le froid nous glaçait, les flocons tombaient en rangs serrés, dont des rideaux pendaient aux branches des sapins.
J’avais, je t’assure, cette image à l’esprit, flottante — et cent autres, le lait safrané d’un coucher de soleil sur les Hautes Chaumes, les reflets étonnamment lumineux du mica tapissant les berges de la Durèze, à Chagnon, où le Dudu, tonton Dudu croyait dur comme fer avoir trouvé de l’or, la forme d’une bouche, celle d’un sein, d’un ventre — tandis que l’ambulance du SAMU m’emportait à la clinique où j’attendis longtemps, au mois de novembre (un an, déjà : tout passe…), qu’un cardiologue voulût bien se pencher sur mon cas.
On ne meurt qu’une fois, après tout.
Mais vivre, vivre réellement, sous la pluie, sous la neige, nécessite du temps.
C’est ainsi.
Le sommet du Ventoux n’attendra que davantage : ni « l’unique bien » ni « la vraie certitude » (ce sont, avant l’adieu sur lequel il s’achève, les mots suprêmes du récit de Pétrarque) ne projettent leur ombre sur mon petit bonhomme de chemin.
Quant aux années futures, nombreuses, non ? j’ai choisi, tu t’en doutes, la sente buissonnière : je n’ai plus tout à fait l’âge de presser le pas.

Juillet-août 2007