j’avais — 1954 ? 1955 ? — tout un automne été.
Indien…
Je bredouillais les noms que j’avais entendus, avec d’autres d’ailleurs, non moins fabuleux, auxquels ils se greffaient : Lénine, Cheval fou, Ray Sugar Robinson, Pancho Villa, Nestor Makhno, Taureau assis, Marcel Cerdan, Lachenal, Béla Kun, Rosa Luxembourg, Thor Heyerdahl, Mangas Colorado, Sacco et Vanzetti.
Ton frère — Dudu, tonton Dudu (il vient te voir, m’embrasse ou me serre la main :
— Pauvr’ vieille
murmure-t-il en tournant les talons) — n’en était pas avare, qui tonitruait du Brassens tout en racontant des sagas dignes d’une superproduction hollywoodienne.
Aventures de bandits.
De peaux-rouges. D’alpinistes ou de boxeurs.
Légendes illustrant les exploits des voleurs de grand chemin comme des anarchistes d’Ukraine chevauchant par monts et par vaux après avoir incendié la maison d’un riche propriétaire.
Expéditions mythiques. Récits d’émeutes, de règlements de comptes à O.K. Corral ou derrière les usines des Aciéries et Forges de la Loire, quelle avalanche ! et quel prodigieux lexique, je n’en perdais pas une miette, si bien que si je les écorchais, ces noms :
— C’est qui, tonton, Ray Shuby Garinson ?
je ne m’en gargarisais qu’avec plus de fougue : Ours gris, Geronimo, Celui qui marche la nuit, bigre ! Celui qui marche la nuit… j’étais jaloux, et Nuage rouge, Hibou solitaire, le plus grand, enfin, le plus magnanime : Cochise !
Mais Cochise, ou Noir corbeau, je le fus aussi pour celle qu’en ces années j’aimais, qui m’avait un jour embrassé, m’enfermant au berceau de ses jolis bras durant quelques secondes — une éternité !
L’émotion ne me lâchait plus.
Un mustang galopait dans ma cage thoracique et Jacqueline, dont le père me ferait la classe plus tard, au CM1, me souriait, comme elle sourit encore sur les photographies de l’École maternelle où l’on rechigne à me reconnaître.
C’est bien moi, cependant, entre les deux sœurs — Jacqueline, donc, et Martine, moins mignonne, moins tendre, moins espiègle — qui m’entourent, me protègent et consolent ce mouflet vêtu d’une blouse trop grande, coiffé comme une fillette et qui, les traits accusés, des plis d’amertume lui balafrant les joues, scrute de son regard inquisiteur :
— Des yeux d’adulte, qu’t’avais !
un monde où les filles de son âge se prénomment Jacqueline au lieu de répondre au doux nom de Perle de rosée.
Je n’en menais pas très large pour autant : un Indien sans arme, timide, malingre, serait-il promis à la plus gracieuse des héroïnes, n’a pas la moindre chance dans les combats qu’il doit livrer.
Je possédais certes un canif.
Un genre de couteau suisse plus exactement, de mauvaise qualité. Pas de quoi l’emporter sur les bêtes sauvages. Se défendre, non plus, quand il fallait se battre avec les voyous du quartier : mes maigres poings et mon ridicule yatagan ne pesaient pas lourd face à des garnements qui frappaient comme des dingues, les plus vindicatifs sortant au besoin des surins autrement redoutables, des lames de rasoir ou des eustaches à cran d’arrêt.
Du coup, j’en ai fabriqué, des arcs, des flèches, au « Petit Bois ».
Je visais, avec plus ou moins de fortune, les branches d’un saule dans le pré qui jouxtait notre domaine.
Ma foi, je n’étais pas si gauche.
Les tuniques bleues, et les cow-boys, les convoyeurs de diligence ou les hommes de Buffalo Bill, qui se chargeaient d’abattre les bisons afin de mieux nous affamer, n’avaient qu’à bien se tenir !
En fait, je ne vis, dans la boue, que leurs traces : la guerre en culottes courtes se borne heureusement à suivre d’assez chimériques sentiers.
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