LIONEL BOURG
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La route de Lorient

à Roland Brancourt


Peintures de Pierre Tal-Coat

Il y a, quand le soleil se couche et que, lâche, rompue par endroits, comme rongée par l’obscurité, la trame du jour peu à peu se désagrège, une manière d’ombre ardente qui ceinture le paysage, quelques arpents de ciel avec, dont les braises s’amassent à l’horizon, lequel s’enflamme alors et, s’offrant tout entier, se pare du rougeoiement des feux qu’embrasaient autrefois sur les grèves manants et naufrageurs.


C’est la Bretagne.
Un pauvre caillou.
Une espèce de carcasse, dont les membres désarticulés gisent parmi les goémons que des femmes disputent aux vagues et aux oiseaux toujours se querellant au-dessus de la mer.
Un pays cerné d’eaux plus ou moins agressives, qui battent à ses flancs, se brisent sur les rochers avant de plus paresseusement s’étendre sur une plage — Corn al Gazel, pas très loin de l’Aber Wrac’h, par exemple, immaculée, dont un ami du coin prétend qu’elle est « la plus belle du monde » —, déposant, parmi les coquillages et les chevelures dénouées pêle-mêle, assez d’écume pour qu’une mince croûte de sel y recouvre un instant le sable en bordure du rivage.
Il n’est pas indifférent qu’un garçon tel que toi, qui fut l’inquiétude même (allons, tu n’en étais pas dupe : derrière les bons mots, les traits d’esprit fusant à feu nourri quand nous rivalisions d’humour sur les bancs du lycée, c’est elle qui, la première, nous avait rapprochés — Marot, ou Villon, Rutebeuf ne vinrent qu’ensuite), non, il n’est pas tout à fait innocent qu’un bonhomme dans ton genre vive ici, sur cette lande où la mort cogne sans faire d’histoire, vlan, attrape ça, donnant aux gens des environs cette façon brute qu’ils ont d’aller, ou d’être, la tête dodelinante lorsque le vent souffle du large et que, sortant d’un café-restaurant-épicerie-tabac où ils avaient fait halte, ils ne distinguent dans le brouillard soudain plus dense qu’un Christ de granit. Un Christ ou une forêt de croix.
Certes, tu résides à l’intérieur des terres.
Quant aux bateaux, les tiens tanguent dans une chanson de Léo Ferré, que veux-tu :

Ta maman t’a croché deux ancres aux doigts de chair
Et les lignes de ta main ça se lit au fond de la mer.



Une petite voix me souffle cependant que tu te rends volontiers sur la côte, rêvant de voyages au long cours, de cabotage peut-être — on attend tous de vieux rafiots, là, au bout d’un quai des brumes —, ressentirais-tu, jusque dans tes espérances confuses, ce calme étrange, cette sombre placidité, plutôt, qui ne lâche pas les promeneurs quand, d’un port à l’autre, canne en main, le chapeau légèrement incliné sur le front, ils suivent le chemin des douaniers.


C’est que s’obstine ici, dans les pierres, les algues s’enchevêtrant ou, comme des doigts griffus, creusant et recreusant les dunes, dans la lumière changeante, aussi, toute d’encre ou de poussière liquide et qui secoue ses draps au-dessus des champs limitrophes, sous l’ardoise des toits et dans le lait de feuilles mortes que le soleil couchant jette à pleins seaux de village en village, quelque chose qui, depuis toujours, t’était secrètement familier, camperais-tu désormais — la magie règne partout en pareille province —, près de Brocéliande, laquelle doit être magnifique en cette saison, rouge, flamboyante, tachetée d’or au moment où la lune paraît.

*


Le 3 avril 1950 — la date n’est, pour nous, pas vraiment anodine : nous n’avions pas un an —, André Breton relevait, dans l’un des articles qu’il écrivit pour Combat, deux faits divers, « de ceux qui, soulignait-il, dans la débauche des informations politiques et l’abominable racolage des titres de journaux, ont dû passer inaperçus », l’incitant toutefois, avec certains autres signes — des « charmes »,  naturellement, ou des messages sibyllins, qu’il aima décrypter —, à ne pas désespérer du monde et de son devenir.



Ces faits divers, les voici :
« Un équipage de l’île de Sein est parvenu à ravitailler les gardiens de phare de la Jument, au large d’Ouessant, qui avaient hissé le drapeau noir. »
« Le 26 mars 1950, l’île de Sein s’est proclamée territoire mondial. »
C’était pain béni, dira-t-on.


Encore fallait-il être attentif à ces maigres dépêches, que Breton commente au fil de la plume, superbement cela va de soi : « Sans doute ai-je plus de raisons qu’un autre d’être frappé de la concomitance de ces deux dépêches. Elles évoquent, en effet, un site qui m’est cher sans que je puisse discerner entre les causes physiques, poétiques ou morales de mon attachement. Je me suis porté vers lui maintes fois, sensible au pathétique que confèrent à Sein sa situation à part, à l’extrême pointe occidentale du continent européen dont la séparent de redoutables courants, son aridité extrême, la précarité de ses ressources, la menace d’ensevelissement qui pèse sur elle. Par dessus tout, je n’ai cessé de m’émouvoir de ce qui reste intact dans l’esprit de ses habitants. »
Tu n’y couperas pas.
Ta présence dans les parages, si ce n’est à Sein ou à Ouessant, que tu fréquentes plus souvent qu’à ton tour — on parie ? —, n’est pas de celle qui m’étonne.
Ce qui reste intact, dans ton esprit, ton cœur (je sais, je sais, je suis une midinette), s’apparente à la chaîne causale évoquée par Breton. Et puisque c’est l’amour qui te conduisit près de Rennes — Corps-Nuds, tu ne pouvais trouver commune plus éloquente —, aucune considération d’ordre moins passionnel ne me fera peser le caractère physique, poétique et moral de ton attachement aux univers que nous eûmes jadis en partage.
Ils te guettaient ailleurs.
Loin des usines crasseuses où nos pères s’abrutirent.
En elles, malgré tout, nous n’avions pas le choix. Sous un ciel d’huile comme sur d’immenses perspectives infestées de machines abstraites, semblables à celles qui captent l’infini dans les toiles d’Yves Tanguy.
C’est difficile à expliquer.
Difficile à transmettre. Aux plus proches, même.
Bien davantage encore à ceux qui n’ont pas ramassé dans une flaque de cambouis leur unique héritage. Qui ne tremblent pas quand on en parle et pour qui l’étroitesse des cours où, balle au pied, mimant les gestes et le port de tête d’un Pelé, d’un Rachid Mekloufi — d’un Fontaine —, nous ridiculisions le destin, n’est qu’image d’Épinal ou photographie de Doisneau décorant le mur vierge au-dessus d’un canapé de chez Roche et Bobois.
Toujours est-il qu’aux moments où nous fûmes réunis, à Nantes, d’abord, dans le jardin de la Maison de la poésie rennaise une seconde fois, décisive, tout fut à nouveau comme avant : un mouvement d’épaule, un appel en profondeur, deux, trois dribbles, c’est quarante années que, d’un coup de patte, nous mîmes aussitôt dans le vent.

*


Ils ont une rude caboche, les Bretons.
Et cette rudesse, plus âpre qu’orgueilleuse, qui ne déteste pas l’insolence mais la cache ou la fourre en boule avec un mouchoir de méchante toile au fond d’une poche — chacun, de hameaux en bourgades, s’exerce à marcher pesamment, rappelant qu’en Bretagne on vit à l’ordinaire comme voûté sous un gros fagot d’ailes mortes —, s’accorde  parfaitement à celle que je redécouvre dès que j’atteins la Pointe du Raz, la même violence, le même chamboulement, en moi, bousculant la plupart de mes songes.


J’écoute le fracas des vagues.
M’installe face à la mer, les yeux perdus dans cette nasse d’air où mouettes et goélands s’immobilisent quelquefois, crucifiés en plein ciel.
Le soir, je file à Camaret.
Contemple les bateaux ou pense à Saint-Pol-Roux, me dirigeant vers le cimetière pour me recueillir quelques minutes devant le tombeau :

Allez bien doucement, Messieurs les Fossoyeurs.

et, me promenant sur la butte voisine, rejoins ce lieu, le plus admirable, le plus angoissant et paisible ensemble que je sache, où il bâtit son manoir, lequel n’est plus qu’une ruine contre quoi, faute de mots, des jeunes gens fracassent en riant des bouteilles de bière.
Je ne l’avais pas lu, à quinze ans, l’auteur de La Dame à la faulx auquel Breton, tu vois, tout s’enchaîne, dédia son Clair de terre, et notre matière de Bretagne, extraite d’une page du Lagarde et Michard, n’était pas plus la sienne que celle du roi Arthur.
Tristan, Iseut, le Chevalier à la Charrette, l’Enchanteur et les fées assises en cercle dans une clairière du Val sans retour, l’indolente Mélusine, Morgane peut-être, qui dans nos rêveries avaient la lèvre boudeuse d’une quelconque Martine, ou d’une Monique, d’une Josette — c’est ça, moque-toi… —, n’appartenaient pas encore à notre principauté mentale.
Rutebeuf, si. Et Villon, je l’ai rappelé tout à l’heure.
Jusqu’à ce Clément Marot, de Cahors en Quercy, dont nous prisions la faconde et, plus clandestinement, les vers que le manuel taisait :

Tetin qui fais honte à la Rose,
Tetin plus beau que nulle chose,
Tetin dur, non pas tetin, voyre,
Mais petite boule d’Ivoyre
Au milieu duquel est assise
Une Fraise ou une Cerise

ou ce très beau poème, que je me récitais tout bas, serrant entre mes bras le fantôme d’une bien trop distraite amoureuse :

Anne (par jeu) me jecta de la Neige
Que je cuidoys froide certainement,
Mais c’estoit feu ; l’experience en ay je ;
Car embrasé je fuz soubdainement.
Puis que le feu loge secretement
Dedans la Neige, où trouveray je place
Pour n’ardre point ? Anne, ta seule grace
Estaindre peult le feu que je sens bien ;
Non point par Eau, par Neige ne par Glace,
Mais par sentir ung feu pareil au mien.

On s’enthousiasme vite, à cet âge.
Mais ce qui tant nous séduisait, que nous imitions, besogneux, troussant ballades et sonnets dont on n’entendait qu’un bruit de béquilles, toute cette rhétorique, joueuse, badine ou savante ne comblait pas le vide qui, sous la strophe facile, chaque jour un peu plus se creusait.
Nous avions peur. Et soif.
Comme les adultes s’en foutaient, nous écrasâmes lourdement les points sur les i.
On appelle ça « l’échec scolaire ».

*


Était-ce notre faute, après tout ?
Sur le tableau noir, la craie professorale n’inscrivait que des chiffres ou des signes de mort.
C’était énigme sans recours. Problème autrement plus douloureux, plus coriace à résoudre que ceux des robinets qui fuient ou du carré perdu d’une folle hypoténuse, grammaire moins élégante que celle de monsieur Bled, et toute une contrée close, des règles en fer s’abattant en cadence :
Alors, Bourg, on a ses vapeurs ?
un vase de Soissons roulant sur les feuilles de platane au milieu de la cour, des Anatole France, ou des Barrès, des Pierre Loti, des Pythagore.
Qu’y pouvions-nous ?
J’avais la rage au ventre et, quand je me cognais le crâne contre les murs, d’un mot, une chiquenaude, une pirouette si nécessaire, étourdissante, où les verbes échangeaient syllabes et significations, tu me venais en aide, ruinant le sérieux de nos maîtres. Il y avait du déserteur dans ton attitude. Du déserteur et de l’aristocrate refusant de combattre sur les terrains que l’on nous imposait.
Au reste, la soupe était à vomir. Tu n’y toucherais pas, préférant quitter la table que, maladroit, fébrile, j’essayais de renverser.
Des années, ainsi.
Les plus belles, paraît-il.
En porte-à-faux. Mal à l’aise au sein de cette école qui nous avait sortis du nombre. La rejetant. Alternant le bon et le mauvais pour comparaître :
Quelle ordalie, messieurs !
inquiets mais intrigués, souriants presque, la mine toujours un peu trop ironique face au conseil de discipline.
Ce fut notre lot. Notre « bagage ».
Tu n’en fis pas mauvais emploi, consacrant, peut-être fallait-il s’y attendre, 
Bah ! je les comprends…
ta vie professionnelle aux élèves que l’on juge « en difficulté ».

*


Parti de Rennes pour me rendre chez toi, j’ai, la première fois, emprunté la route de Lorient.
Ce n’était pas le bon itinéraire.
En fait, tu le devines, je voulais voir le stade — un vrai stade urbain, comme celui de Saint-Étienne, même si la capitale bretonne ne propose pas aux habitués des gradins les cheminées d’usine qui font la gloire du bastion stéphanois (le « Chaudron », l’inscription, péremptoire, avertit d’emblée les visiteurs : « Ici c’est le Chaudron », faites gaffe, cela va bouillir !) —, vaisseau cuirassé de béton, aperçu de loin, comme surnageant au milieu des bars à bière qui le cernent.


Les noms des enceintes sportives parlent d’eux-mêmes.
Geoffroy-Guichard trahit l’empire paternaliste du fondateur des magasins Casino. L’Abbé-Deschamps, à Auxerre, dénonce ou salue les visées d’un éducateur catholique. Furiani — Corse, ô île d’amour — incite à la bagarre. La Beaujoire (beau jouir ?) réclame dentelles et bas de soie, le jeu tout en finesse ayant longtemps été spécialité nantaise.
Le Parc des Princes prête à sourire, surtout en province.
Quant au stade Vélodrome, qui se veut sa plus rigoureuse antithèse, il autorise comme par effet de surenchère toutes les comédies, tous les drames :
Allez les chèvres, allez les chèvres, allez !
y entendit-on récemment, manière de saluer avec un brin de galéjade la prestation d’une équipe en quête de panache,
Aux armes !
y gueulèrent avant tout le monde des supporteurs brandissant drapeaux et banderoles à l’éffigie d’Ernesto Guevara : Marseille est une ville inflammable.
Les autres stades, Félix Bollaert, à Lens, version minière, Chaban-Delmas, à Bordeaux, version politicienne, en sont deux excellents exemples, honorent la mémoire bourgeoise, philanthropique et bien-pensante. Les patrons « éclairés », qui avaient le nez creux, comprirent au demeurant dès le début du vingtième siècle qu’en faisant transpirer sur du gazon la jeunesse ouvrière, laquelle, assagie, n’aurait une fois mise au travail d’autre projet que de narrer sans fin les exploits de l’équipe locale, ils achèteraient à bas prix la paix sociale.
Peine perdue.
Les contradictions renaquirent de leurs cendres : tout en la dévoyant, le foot, au grand dam de certains, qui redoutent autant qu’ils méprisent le prolétariat, se fit et persiste à être un révélateur de la lutte des classes.
Les arènes de la route de Lorient, elles - j'y arrive -, indiquent une latitude, la métropole de ton royaume, sise dans une cuvette du vieux bocage, aspirant à une stratégie moins contrainte, des dédoublements latéraux et des offensives déployées en direction du large. Ses souleurs associant le rouge et le noir, j'avoue, tu n'en seras pas surpris, avoir, à dix-neuf, vingt ans, joué dans une équipe de joyeux libertaires : nous défiions tout ce qui prétendait à la subversion, écrasant, sur des scores sans appel, membres du P.C.M.L.F ou autres dévots de Staline. Victoires sans lustre, je le concède. Les petits bourgeois enrôlés sous les étendards pseudo-révolutionnaires n'ayant guère pratiqué la dialectique au-delà des salons familiaux.
Cela devrait te plaire.
Ou te rappeler nos élans d’autrefois.
Nous courions sans relâche, le maillot du C.O.S.C. (Club Olympique de Saint-Chamond : bon, ce n’était pas la gloire) sur le dos.
Je ratissais les ballons en milieu de terrain. M’autorisais un crochet, plus rarement un petit pont. Contournais le malabar d’Izieux ou de La Grand-Croix emporté par sa fougue et pris à contre-pied. Levais la tête, évaluais la situation puis te lançais en profondeur, sur l’aile parfois, où tu te riais des adversaires, jonglant, effaçant les défenseurs, revenant sur tes pas pour, d’une louche, un coup du sombrero, déborder l’ultime rempart, frappant le cuir qui se nichait trois fois sur quatre hors de portée du gardien, pleine lucarne.
J’enjolive ? Pas tellement.
Le foot, c’était ça.
Le bonheur d’un but. La revanche des gamins plus fragiles, plus petits ou moins riches que les autres. Leur style, mi-chien fou, mi-chat de gouttière. Leurs espoirs et ces découvertes incongrues : la beauté, l’élégance.

*


Du stade Antoine Pauze où, le dimanche, multipliant les facéties empruntées à l’art des joueurs brésiliens, nous médusions plus nos secrets démons que les différentes équipes visiteuses, jusqu’au domicile de tes parents — un immeuble H.L.M., qui piquait sur la route nationale, côté cuisine, sur la voie ferrée côté chambres (tu ne pouvais t’endormir avant le passage brinquebalant du train de 23 heures 47, m’avais-tu confié, l’épiant soir après soir) —, nous cheminions allégés, suivant la longue rue qui tranchait un quartier déjà résidentiel, zone patricienne, mystérieuse à nos yeux, où des enfants qui nous toisaient d’un air réprobateur (avec envie ? nous ne pouvions le concevoir) se promenaient en compagnie de femmes qui n’avaient ni la voix, toujours discrètement canaille, ni l’allure, ou trop humble, ou trop arrogante de nos mères : j’enviais les jardins que j’apercevais derrière de hauts murs, les magnolias rosis de fleurs, au printemps, les parcs et les pelouses s’ouvrant au gré d’une allée qui se perdait bientôt entre les bas feuillages, les bouleaux, les saules pleureurs, moins le luxe que, sous les glycines serpentant au-dessus des terrasses encombrées de plantes exotiques, la mollesse d’un doux et rassurant silence — l’oubli de tout, l’absolu privilége.
Avant de nous séparer, nous bavardions dans le hall, assis sur les premières marches, la tête callée sous la rangée des boîtes à lettres.
Les temps n’étaient pas encore ce qu’ils sont devenus.
Ou nous avions, sur eux, beaucoup de retard. N’étions pas du même bois, peut-être, que nos camarades : c’est nous qui rougissions quand entrait une fille.

*


Sans doute est-ce tout cela — l’enfance, l’adolescence  prisonnières de la « dirty old town » m’écris-tu, lesquelles n’entretiennent pas une franche parenté avec celles que vécurent les gens que nous fréquentons maintenant, ils n’y sont pour rien mais, comment l’éviter ? il en naît des lignes de démarcation, des frontières —, oui, sans doute est-ce tout cela plus quelques traits indéfectibles, je suis trop vieux, trop irascible pour me rendre à Canossa, qui me retranche du commerce entre écrivains d’humeur égale comme des cercles imbus de leur prétendue pertinence : un zeste de mysticisme par-ci, un doigt de radicalité post-situationniste par-là, de fins lettrés y discutent l’Ecclésiaste, la Genèse, les écrits de Sénèque ou les thèses d’un des successeurs de Guy Ernest Debord, les pires — ex-maoistes, fils de famille éduqués chez les frères —, qui sont intarissables, célébrant ad libitum les noces du Cul et la Grâce, au nom du père, du fils, de la littérature, du foutre et de Georges Bataille.
Polémique ?
Non. Lassitude.
L’horreur s’est faite quotidienne. Vêtue de brocart, de papier-bible comme de guenilles.
Bouge ! me dira-t-on. Remue-toi !
D’accord. D’accord, j’ai compris. Il est des impératifs auxquels chacun doit se plier. La mode n’en est d’ailleurs que plus béatement au nomadisme.
Et puisque tout s’avère désormais portatif — portable, l’emploi défectueux de l’adjectif ne manque pas d’épice —, on se déplace, migre, vit sur l’écran de son P.C. mille et une expériences, l’idéologie contemporaine (vitesse, vitesse, laquelle tue dans l’œuf l’idée même de voyage) peignant aux fraîches couleurs de l’aventure la très banale circulation des hommes comme des marchandises.
Ce qui vaut pour les uns — consommateurs d’espaces, touristes, sexuels ou non, bohèmes parisiens du troisième millénaire —, qui les « valorise », vaut, catastrophiquement, pour les autres, les mirages d’oasis et de sources limpides unissant en une même conception du monde patrons, religieux, petits délinquants, journalistes, déportés (« libres », naturellement, démocratie oblige), penseurs de la post-modernité, camelots, exclus et dealers.


Annah Arendt ne se méprenait pas : l’apparent « état de nature », cette « vie nue », privée d’existence, qui fut, redevient ou sera celle des individus que l’on jette sur les routes, entasse dans des wagons ou des camions plombés, marque au fer, numérote et, conséquence logique, définit génétiquement, n’est qu’une forme sociale de la destitution. La métaphysique s’en accommodera mais la poésie :

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !

finirait de se perdre en acceptant les termes du contrat que d’habiles marchands lui proposent.
« À vendre ! », s’écriait Rimbaud.
« Ce que ni noblesse ni crime n’ont goûté, ce qu’ignorent l’amour maudit et la probité infernale des masses ; ce que le temps ni la science n’ont pas à reconnaître. »
Et les corps, les diamants, l’anarchie, le confort, l’avenir, l’harmonie, les voix, le bruit, tous les sports, l’amitié, l’innocence, à vendre ! à vendre ! à vendre !
Rien n’a changé depuis.
Le chant n’est qu’un caillot de promesses en solde au fond de chaque gorge.

*


Le moins compromis des auteurs du siècle dernier le sut intimement.
C’est à lui, pas à Saint-Pol-Roux, ni à Chateaubriand, ni à Villier de L’isle Adam, ni à Tristan Corbière debout parmi les ruines de son « Casino des trépassés », ni à Gracq, au Flaubert des Champs et des grèves moins encore que je ferai appel, Paul Celan, dans un souffle, condensant mieux qu’eux tous réunis l’indicible lumière.
Ce n’est qu’une poignée de mots, quelques lignes, comme toujours avec ce poète, mais les genêts en feu,

le sang, la voile

note-t-il, et les épines, les fleurs hirsutes, tuméfiées ou radieuses devant les maisons lorsque les hortensias bleuissent, l’herbe des prairies humides, les ciels interminables que hantent des troupeaux qui ne pressentent ni ne devinent où les emporteront leur lente transhumance, les pierres et ces chicots de schiste, de granit, le pelage roussi du lichen sur les dalles de la Roche aux Fées où tu me guidas un jour d’avril, tu te souviens, je l’avais en tête, ce poème, de Paul Celan, donc, qui désigne les mains, la plaie, le lait dans la boue, le bleu des eaux et le sommeil enfin que l’on ne refusera plus — l’aube, l’effroi, la crainte avec, insistante, « que la poésie, la poésie comme telle, explique Yves Bonnefoy, méditant ce qui alarma son ami allemand, la poésie comme elle a existé à travers les siècles, ne fût plus perçue ou vécue que par très peu de personnes dans la société d’à présent ».
Et Bonnefoy, dont la probité, la vaste intelligence, délicate, sensible, procèdent par touches succesives, se demande s’il « n’y avait pas là de quoi inquiéter très en profondeur ce survivant d’un désastre, et qui savait ce que celui-ci avait risqué de détruire. Car cette difficulté dans l’appréhension de la poésie, c’était peut-être, insiste-t-il, l’indice que le combat qui pour l’instant tenait en échec les forces dévastatrices était en passe d’être perdu. »
Je t’entraîne sur un drôle de sentier, pas vrai ?
Mais il m’est nécessaire. Voici. Nous débouchons :


« Ce qui est en jeu, reprend Bonnefoy, dans ce combat, ce n’est rien de moins que le sens qu’on peut conférer à la vie afin qu’elle vaille d’être vécue ; et ce sens ne va pas de soi, ou plutôt il est masqué, constamment, par des entreprises presque aussi originelles que lui dans le rapport de l’être parlant et du monde. Ce qui fait accéder au sens, c’est de savoir que l’on est mortel : mortel, c’est à dire unique. Et par ce sentiment de la finitude — laquelle fait corps avec ses hasards, sachant que ce sont eux le réel —, c’est de pouvoir rencontrer à même niveau d’autres êtres, et de les tenir pour un absolu eux aussi : un absolu, ce que l’on ne peut régenter. Le sens, c’est de fonder l’échange social sur l’adhésion à la liberté de l’Autre. Mais la pensée qui doit suivre cette intuition pour que la communauté s’organise est de nature conceptuelle, elle ne retient de la réalité empirique que des aspects, abstractions qui substituent leur intemporel au sentiment de la finitude. C’est pourquoi le sens est constamment en péril. »


Nul ne saurait mieux dire.
Mais si la mort qui nous obsède, le sens, difficile alors, que, les doigts gourds, nous nous efforçons de draper à même nos vies bien incertaines, ne permettent pas le repos, ces lignes de Bonnefoy, et je tenais à te les transmettre — si tu le peux, ouvre les Manuscrits de 1844, du jeune Karl Marx, le ton et le contenu en sont étonnamment proches —, appartiennent à celles qui m’aident à habiter l’enclos provisoire du temps. 
La poésie commence après. Ailleurs. J’y reviendrai peut-être.

*


J’écris cette lettre en écoutant chanter Lightnin’Hopkins.
Ou son cousin, Frankie Lee Sims.
Et Guy Davis, Homesick James, Fillmore Slim, Juke Boy Bonner :
I’m a bluesman !
du moins l’ai-je toujours prétendu.
Mais un bluesman à la Jean-Jacques, lequel, est-ce l’âge ? l’inévitable besace pleine à craquer, d’amertumes, de déceptions ? ne me sembla jamais si fraternel.
Rousseau  — «[.…] c’est sur cette branche, pour moi la première jetée à hauteur d’homme, que la poésie a pu fleurir », décida Breton : je retombe sur mes pieds —, Rousseau ne connut pas la Bretagne.


Je me le représente, pourtant, marchant dans les environs de Rennes, puis sur les pentes du Ménez-Hom, du Ménez-Bré, cueillant au hasard de l’excursion des plantes qu’il eût dédaignées la veille, des digitales ou de merveilleuses fougères.
Il est là.
Courbé sur un talus.
Des flâneurs le croisent, se retournent pour l’observer, qui s’amusent de cet homme couvert d’une pelisse d’Arménien ou d’une djellaba, coiffé d’un bonnet, et si le chemin qu’il foule d’un pas décidé n’a pas de nom, la route de Lorient, elle, ne peut être que la même : des gosses y jouent,
À toi ! À toi !
lançant et relançant une balle très très haut dans le ciel.

Novembre 2007