La neige, le froid.
Je les aurai choyés.
Recherchés avec avidité, plus que le soleil, plus que la nuit, les silhouettes des femmes que l’on épouserait sur l’heure quand elles surgissent au détour d’une rue comme sur les marches d’une volée d’escaliers, à Lyon — pleuvait-il ? je ne m’en souviens plus —, les aurai traqués, l’hiver, volés dans les phrases d’autrui, les versets de Saint-John Perse, les contes, les chansons.
Et celle-ci, celle-ci, rappelle-toi, que je chérissais entre toutes, qui est d’Apollinaire et de Léo Ferré :
Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C’est la maclotte qui sautille
Toutes les cloches sonneront
Quand donc reviendrez-vous Marie
Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu’elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux
Les brebis s’en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d’argent
Des soldats passent et que n’ai-je
Un cœur à moi ce cœur changeant
Changeant et puis encor que sais-je
combien de fois ne l’ai-je fredonnée ? j’en avais plein la bouche, l’inventant au rebours de toutes les désillusions cette fille, cette femme :
— Marie !
ignorant qu’elle viendrait enveloppée dans un châle d’innocence, et qu’elle me sourirait, là, sur une natte, un vague tapis couvrant le sol d’une maison d’emprunt, de l’autre côté de la mer que je n’avais jamais traversée.
Tu vois, je n’ai pas trop changé.
Tu m’as connu bredouillant l’ultime strophe de cette même romance :
Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine
triste, enthousiaste, vindicatif, stupide, injuste quelquefois.
Toi, tu susurrais du Brel ou du Brassens — du Ferrat, de l’Aragon, pardi :
Je me sens pareil
Au premier lourdaud
Qu’encore émerveille
Le chant des oiseaux
Des gens de ma sorte
Il en est beaucoup
Savent-ils qu’ils portent
Une pierre au cou
Quarante ans plus tard, la pierre pèse encore, et nous allons, un peu balourds, un peu naïfs, Antoine, un peu lourdauds.
Rien n’est mort, pourtant. Non.
Rien n’est mort.
Ni les sirènes qui nous charmèrent. Ni tes chagrins ni tes étonnements.
Les inquiétudes que sur les bords de la Loire, flânant, nous mettions en commun.
Ni nos émois ni, sur la route où tu roulais à gauche dans le brouillard :
— Allez, Lionel, on se viande !
nos rires, l’amertume au cœur de nos plaisanteries, nos couplets de deux sous, nos rimes, nos chansons.
P.S. :
Écrivant à Roland Brancourt, que tu connus, je crois, au temps de nos adolescences, j’en appelais le mois dernier à Breton, lequel releva dans la presse de 1950 deux faits divers concernant l’île de Sein : il s’agissait de drapeau noir, d’indépendance, de sédition.
À mon tour.