Lors de ton récent passage, nous sommes allés visiter le Moulin Richard de Bas, près d’Ambert, où l’on fabrique, « à l’ancienne », un papier de chiffon dont la réputation n’est plus à faire.
Il y avait des années que nous n’avions accompli ce pèlerinage.
La visite finie — j’ai dû citer Henri Pourrat, sans doute, ou l’évoquer, précisant que, selon lui, l’argot des malfaiteurs de Paris tenait du patois d’Ambert, « parce que c’était le langage des receleurs, chiffonniers auvergnats » : cette migration des langues me laisse béatement méditatif —, nous mîmes le cap en direction de Pierre-sur-Haute (par Bunanges, par l’Artaudie, Rimbaud…), arpentant un moment les chaumes où les bruyères se cloutaient de gentianes, de racines, quelquefois, décharnées, épineuses, dont les plus longues, la peau craquelée, serpentent au ras du sable qu’accumule dans les creux des sentiers un vent que rien n’arrête.
Nous marchâmes lentement.
J’avais, on ne choisit pas, et pour quelle raison, recourant à quel artifice aurais-je dû la chasser ? l’image en moi de maman qui mourait dans son lit, recroquevillée, minuscule, ce bonheur ensemble, cette boule de bonheur — est-ce mal ? dois-je en demander pardon, mais à qui ? à qui ? les morts n’en veulent à personne —, de te guider sur la piste indécise des Égaux, de la Croix du Fossat, comme d’entraîner mes petits-enfants :
— On fait la course ! On fait la course !
par les ornières, les cicatrices de cette lande où, pour une part, se jouèrent les destinées des nôtres.
Celle de ton arrière-grand-père, d’abord, dont je t’ai confié, tu te mariais, je voulais te transmettre un gage, un talisman, le cahier de chansons qu’en 1910 ou 1912, sur le trimard, puis en 14, et 15, et 16, à la guerre, il calligraphia de sa main :
Ben, ouais, quoi, j’suis anarchisse,
J’demande à c’qu’on supprim’ les abus
J’demande à c’qu’on nous fass’ justice
Pis d’la justic’, ben l’en faut plus !
y déchiffre-t-on, l’écriture s’embrouille, entre deux refrains plus lestes. « Mon Dieu ! mon Dieu ! » ne s’en écriait-il pas moins, la bise le courbait sur la tourbe où, maniant cette fourche qu’ici comme ailleurs l’on nomme un « diable », il arrachait la gentiane, vendant le fruit de ses épuisantes récoltes aux grossistes d’Ambert ou de Noirétable, de Saint-Anthème — adolescent, je trafiquais auprès des mêmes marchands, ou de leurs descendants, des sacs de lichen : c’était beaucoup moins lourd, moins accablant.
Pépé, c’est ça, le premier.
Jean-Marie, lui que je ne connus pas. Dame ! le gros rouge, les hallucinations, le ventre en bouillie sous une benne au fond de la mine.
Celle de Marius, tonton Marius, en 1948, en 1950, qui collectait des plantes médicinales afin d’empocher cinq francs six sous tout en soignant ses poumons bouffés par le bacille de Koch.
Celle de mémé, « la » mémé, pour couronner l’affaire, placée très jeune sur ces hauteurs, chez la Fine, ou la mère de la Fine, merci, merci :
— L’avait bien fait de m’mettre à l’Assistance publique, mon père, qu’est-ce qu’il pouvait faire d’autre, j’te d’mande ? y avait pas d’meilleure solution…
chacun avec sa portion de souffrance et ces nuées sur les épaules, ces cataractes précipitées d’un ciel toujours très bas, il en dégringolait, paraît-il, des seaux, des hallebardes, sans parler des brouillards à couper au couteau quand on ne distinguait plus ni les sommets hérissés de cailloux, ni les burons, ni les fermes, ni les jas.
Mon propre cheminement enfin, ou celui de Michel, de Pascal soustraits durant les vacances aux coups de leur père, celui de maman, d’André, de Sylviane, un an après la mort de Daniel, j’avais quatre ans, putain ! quatre ans ! je divaguais toutes les nuits à bredouiller des phrases incompréhensibles ou ne pipais pas le moindre mot semaine après semaine tandis que le vent, toujours le vent, ou la pluie, barattait le silence et que maman hurlait comme une démente sur la route du col du Béal, courait, braillait, s’arrêtait, plongeait ses bras dans les orties ou décortiquait des fleurs de coquelicot, qu’elle baisait, la bouche pleine de pétales — un mioche se trompe-t-il ? je n’y vis malgré moi que du sang.
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