LIONEL BOURG
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Avec des papillons épinglés sur son cœur

à Cécile


C’est un jardin de fées
Ouvert sur la mémoire
Avec des papillons
Épinglés sur son cœur

René Guy Cadou

 

 

Tableaux : Max Ernst



On ne guérit pas facilement d’être ou d’avoir été un enfant.
Et toi si tôt venue, sans guère de préambule et comme t’invitant à la noce, naïve, soudaine, tellement imprévue dans la vie de tes parents — la mienne, bancale, celle de ta mère, de ta mère surtout, mais comment faire ? comment refuser ce que l’on désire sans le vouloir et qui, déjà, s’émeut ou tremble au-dedans de soi, elle avait dix-neuf ans, j’en avais une vingtaine, il paraît que les enfants nés ainsi sont les fruits de l’amour ; peut-être, peut-être… —, toi si fragile, si frêle pour commencer, sans doute te sentis-tu certains jours à l’étroit, et flouée, oubliée j’en ai peur entre ce père épris d’un monde qui dut te sembler bien étrange et cette maman si peu affectueuse, laquelle ne savait pas, ou se détournait de savoir que la tendresse, rien, un geste, un mot chuchoté à l’oreille, ne sont pas obligatoirement des aveux de faiblesse, et qui, ce mot, ce geste, ne les osa pas.
C’est que cela tient de la place, une gamine, un petit bout de chou.
Que l’on n’est pas futé, pas prêt au partage et que cette maudite place, chacun la convoite, ou la défend, cela tourne vite à l’aigre, au conflit de frontière, coups de bec, coups de griffes, personne n’y échappe et les moins soupçonnables, les moins susceptibles de bassesse comme d’animosité, les moins vulgaires, même, cèdent en un clin d’œil aux provocations les plus convenues.
Il y eut des cris, bien sûr.
Des portes claquées.
Des assiettes qui se brisaient sur le carrelage.
Des promenades silencieuses, le dimanche. Et, tandis que Claude Villers parlait à la radio d’un train gravissant de corniches en paliers vertigineux la cordillère des Andes — d’une route poussiéreuse, de Bâton Rouge ou d’un navigateur solitaire auquel ne t’attachait que cette voix, douce, cajolante, dont à sept ou huit ans tu fus immédiatement amoureuse — des soupes à la grimace, des omelettes froides et des Petits Suisses une fois sur deux périmés.
Puis, tu en souffris, on procède généralement avec maladresse, de façon brutale en tout cas, je mis quelques vêtements dans un sac, abandonnant le peu que j’avais possédé : photos en vrac au fond d’un tiroir, bouquins, bibelots sans valeur autre que sentimentale, agendas et papiers griffonnés, lettres d’amis, enfin,  auxquelles je n’avais eu ni le cœur ni l’esprit de répondre — je ne fus longtemps fidèle qu’au souvenir des rendez-vous manqués.

*


Ça y est, ça y est, c’est reparti, la machine à pétrir, brasser, malaxer le passé.
On dirait que quelqu’un marche appuyé sur une canne et que, toc ! toc ! toc ! toc ! toc ! il frappe le sol ou heurte la porte avant de partir, s’en aller, revenir et clouer à nouveau des oiseaux ou des chiens et des rats des hiboux aux volets des maisons, qu’est-ce que c’est encore ? j’entends des gosses dans un film qui chantent :

Dis maman, dis maman,
Est-ce que la terre est ronde ?

tout un équipage de pirates estropiés et ces mômes sur une chaise, un fauteuil roulant ou debout à peine qui se traînent avec des béquilles — The Naked kiss, cela s’appelle : The Naked kiss… La vie n’est qu’une suite funeste de baisers que l’on n’a ni donnés, ni pris, ni reçus, ni volés.

*


 

T’en souviens-tu ?
C’était en Haute-Loire. Tu te régalais de myrtilles.
Nous allions par les bois, rieurs, essoufflés d’avoir couru sur la pente d’un suc dont le versant, au nord, plus abrupt, cassé, béait sur des fûts de basalte, la roche, et les scories grumeleuses que je t’avais montrées, s’avachissant en contrebas dans l’herbe drue, les épilobes, des digitales, quelques buissons de ronces et de hautes fougères.
Il faisait beau.
Tes lèvres étaient bleues du jus des baies que tu cueillais en chantonnant.
Comme toujours, l’avais-tu deviné ? senti ? j’avais peur.
Le ciel paraissait si calme, cependant. Si serein.
Les rares nuages qui le parcouraient si délicats, plus soyeux que les fils d’araignée barrant le sentier, et le soleil était si chaud, l’air chargé de senteurs si capiteuses que, pour une fois, je crus appartenir sans devoir ni prétendre m’en expliquer à ce qui sans fin se dérobe, étant heureux, heureux, je n’en revenais pas, au sein de cette lumière qui, partout alentour, après avoir brûlé peu à peu s’apaisait.
On meurt d’un rien.
De toutes ces minutes enfuies.
Des mots que l’on n’a pas su prononcer ou des contrées qui somnolent dans les recoins de sa mémoire.
Brioude, par exemple.
Tes yeux écarquillés lorsque tu découvris le Christ lépreux de l’Église Saint-Julien.
C’est que ses côtes saillent. Sa poitrine se creuse.
Que son visage, son regard, empreints d’une miséricorde sans borne, au-delà des plaies, du supplice, mettent à nu l’effarement le plus absolu : « mon père, mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ».
Saint-Flour. Issoire.
La Chaise-Dieu, son cloître en ruine et, dans l’église (celle-ci, une autre, toutes ces chapelles bâties de lave autour du Puy-en-Velay ou sur la large chape jusqu’à Langogne, l’alternance des pavés, rouges, noirs, quand ce n’est pas l’édifice lui-même qui saigne ou se consume :
C’est quoi, dis, papa, c’est quoi ?
T’en souviens-tu ?
C’était en Haute-Loire. Tu te régalais de myrtilles.
Nous allions par les bois, rieurs, essoufflés d’avoir couru sur la pente d’un suc dont le versant, au nord, plus abrupt, cassé, béait sur des fûts de basalte, la roche, et les scories grumeleuses que je t’avais montrées, s’avachissant en contrebas dans l’herbe drue, les épilobes, des digitales, quelques buissons de ronces et de hautes fougères.
Il faisait beau.
Tes lèvres étaient bleues du jus des baies que tu cueillais en chantonnant.
Comme toujours, l’avais-tu deviné ? senti ? j’avais peur.
Le ciel paraissait si calme, cependant. Si serein.
Les rares nuages qui le parcouraient si délicats, plus soyeux que les fils d’araignée barrant le sentier, et le soleil était si chaud, l’air chargé de senteurs si capiteuses que, pour une fois, je crus appartenir sans devoir ni prétendre m’en expliquer à ce qui sans fin se dérobe, étant heureux, heureux, je n’en revenais pas, au sein de cette lumière qui, partout alentour, après avoir brûlé peu à peu s’apaisait.
On meurt d’un rien.
De toutes ces minutes enfuies.
Des mots que l’on n’a pas su prononcer ou des contrées qui somnolent dans les recoins de sa mémoire.


Brioude, par exemple.
Tes yeux écarquillés lorsque tu découvris le Christ lépreux de l’Église Saint-Julien.
C’est que ses côtes saillent. Sa poitrine se creuse.
Que son visage, son regard, empreints d’une miséricorde sans borne, au-delà des plaies, du supplice, mettent à nu l’effarement le plus absolu : « mon père, mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ».
Saint-Flour. Issoire.
La Chaise-Dieu, son cloître en ruine et, dans l’église (celle-ci, une autre, toutes ces chapelles bâties de lave autour du Puy-en-Velay ou sur la large chape jusqu’à Langogne, l’alternance des pavés, rouges, noirs, quand ce n’est pas l’édifice lui-même qui saigne ou se consume :
C’est quoi, dis, papa, c’est quoi ?
ces carcasses, et ces quartiers de viande, ces cryptes, ces autels, et ces vitraux, ces fonts baptismaux, ces Vierges, et ces roses, le soir, que le soleil enflamme avant de se coucher, les corolles dans les nefs où nous nous abritions tous deux piétinant sans malice ni regret ni remords leurs cendres, leurs bouquets), la danse macabre, bouleversante.
Le désert, quelques années auparavant.
Les strates bouffies, revêches, marbrées d’ecchymoses, vingt, trente kilomètres au sud d’Erfoud, où tu ne comprenais pas ce que je m’obstinais à défier — quel éden, quel enfer —, au beau milieu du chaos, sur cette butte pareille à quelque chicot lunaire, déclamant face aux dunes qui moutonnaient d’un point à l’autre de l’horizon des sourates sans suite, grotesques, ridicules.
Rabat. Tiznit. Le chalet de la plage, à Salé.
Nos déambulations sur le rivage ou près du fleuve, à l’écart, tout de même, des voyous qui s’amusaient à tirer les rats et qui, pataugeant dans la bave ou l’écume gluante, mimaient les gangsters de cinéma quand ils rechargeaient en gueulant leurs foutues carabines.
Les environs de Vallon-Pont-d’Arc et nos explorations le long du Rieussec, cherchant parmi les cailloux, les galets ou les blocs de calcaire détachés d’un escarpement les fossiles d’ammonites et d’oursins  que nous rapportions dans nos T-shirts :
T’as plus qu’à les laver !
lançait ta mère, remarque peu amène, certes, qui nous faisait pouffer de rire.
Et le plateau. La route des gorges. Celle de Saint-Remèze, comme une balafre à même la peau laiteuse ou la caillasse plantée de vignes.
Paris.
L’Institut Pasteur où tu dus subir un traitement préventif contre la rage (le médecin, qui n’était plus tout jeune, tremblotait en tenant la seringue mais, au moment d’agir, sa main s’affermissait, le tremblement ne reprenant qu’une fois l’injection faite).
Lyon, lorsque tu fus plus grande.
Le Rhône qu’il suffisait de traverser sur un pont pour flâner dans le quartier d’Ainay, lieu plus louche qu’on ne l’imagine, que j’épluchais les soirs, seul, en secret, suspectant les bourgeois du coin de se payer des filles ou des bonniches dans les chambres de l’Hôtel Baudelaire, dont l’enseigne m’attirait.
L’errance en Irlande, après une tempête mémorable.
Le mec dans sa barque, lequel flanquait de méchants coups de rame à des requins et que nous observions, médusés, nous étant arrêtés dans un virage au-dessus de la houle qui jetait au hasard ses paquets d’eau furieuse :
Great man !
commentait un pêcheur qui nous avait rejoint,
Great man !
tout en hochant la tête. Le type, au milieu des requins, se battait visiblement avec lui-même. Il fut — reste, je crois — ton vieil homme et la mer.

*



Le vieil homme, aujourd’hui, c’est moi : l’âge est une curieuse aventure.
Je suis plus vieux que ne l’était mon père — Gust, « papy Gust » — quand il te faisait sauter sur ses genoux, plus vieux que ton grand-père maternel quand, te soulevant au-dessus de ton lit de bébé, il t’embrassa pour la première fois, claironnant l’une des sentences qu’il jugeait humoristiques, dont il était friand et qui, depuis des lustres, ne déridaient que lui.
Les saisons ne s’attardent pas.



Tu grandissais. Je roulais ma bosse — modeste, fort modeste — à l’intérieur de divers pays et dans des villes, Nantes, Strasbourg, Bruxelles, qui, considérées d’ici, revêtent les charmes de cités légendaires.
J’ai marché, beaucoup.
Connu nombre de déboires. Me suis à plusieurs reprises fourvoyé dans des dédales dont je ne trouvais l’issue, m’en remettant aux pluies, à l’usure des heures comme à cette densité très particulière que le temps donne au moindre fétu de paille quand la brise, fatiguée, ne gifle plus que des illusions.


Tu me diras qu’il en va de même pour la plupart d’entre nous.
Que nous sommes tous plus ou moins des êtres pusillanimes, et lâches, pas très consistants, que rien de grave, au fond, rien de si terrible ne nous est arrivé mais, excuse ma faiblesse, le rasoir qu’un salaud qui me menaçait avec son acolyte essuya sur ma gorge, ou la branlée, sévère, que je reçus vers treize ou quatorze ans, les jeunes gars qui m’avaient pris à partie me laissant mal en point sur le carreau (ma gueule, m’avaient-ils prévenu, ne leur revenait pas), les tabassages musclés, par des flics, des gros bras d’Occident ou d’Ordre Nouveau, les mois sans un centime pour les boucler, les coups de tisonnier quand tout partait en vrille et que maman ne se contrôlait plus, l’indifférence ou, pire que ses colères, l’attitude haineuse de papa, l’expression d’inflexible mépris à sa lippe lorsqu’il m’attrapait par un bras pour me flanquer dehors :



Dégage, p’tit con ! Dégage !
maman me bâillonnant de sa main les jours où l’employé chargé du recouvrement des quittances d’électricité tambourinait à la porte, les trahisons des uns, l’hypocrisie des autres, qui toujours s’en arrangent et pactisent avec bien plus vils que moi tout en me reprochant mon manque d’indulgence, tout ça, qui n’est rien, je l’admets, l’aurais-je bien cherché, n’arrange pas l’état de mes pauvres vertèbres.
C’est le prix, me dit-on.
Je ne suis pas bégueule mais, est-ce inconvenant ? à fréquenter mes contemporains — fût-ce, désormais, avec des pincettes — je le trouve un tantinet excessif.

*


La mer avait été calme.
Débarqués en Algérie — Annaba, ville fantôme : plus un commerce ; un bar, lequel avait encore l’aspect des grands cafés d’antan, mais sombre, délabré, des néons ternes éclairant chichement une salle où le serveur refoulait l’eau douteuse stagnant après nettoyage ; la gare, cadenassée, qu’une foule assez anxieuse, assez turbulente aurait volontiers prise d’assaut si les plus téméraires d’entre les candidats au départ avaient cru pouvoir forcer l’accès aux wagons de marchandise ; quelques étals, couverts de mouches —, nous avions gagné, dans un taxi poussif, le no man’s land précédant la douane tunisienne : cinq heures s’étaient avérées nécessaires pour franchir la barrière initiale, cinq seraient à nouveau requises au guichet de sortie, les douaniers m’intimant l’ordre d’attendre toujours un peu plus loin dans la file :
T’as du haschisch ?
m’interrogeait, rogue, sournois :
Allez, t’en as bien…
 l’un des fonctionnaires, me fouillant, me palpant, tournant et retournant cinquante fois mon passeport entre ses doigts pour mieux l’examiner sous une lampe, le posant ensuite sur le comptoir et l’examinant encore en soupirant, me questionnant, vérifiant ma signature :
C’est ton nom ?
 avant de me laisser passer.
J’étais en nage. Nous progressions le long d’une route défoncée, où de rares camions soulevaient des nuages de crasse pulvérulente. L’air était chaud. Nous avions soif, suivant cette route de plus en plus absurde que bordaient des canaux d’irrigation désaffectés, pas une goutte ne suintant des tuyaux gisant çà et là. Je n’en pouvais plus. Compassais désespérément ces étendues arides, m’essuyais le front, résistant à l’envie de me coucher dans le fossé pour fermer les yeux et ne plus rien voir, ne plus rien penser, de sorte que si je n’avais senti ta main dans la mienne, qui serrait :
Viens, papa, viens !
j’aurais peut-être renoncé, mort, moulu, défait, attendant que le vent se lève et roule à même la terre brûlante les papiers comme les sacs de matière plastique disséminés au-travers des champs caillouteux, poulpes, lambeaux de chair, méduses sèches, dont quelques-uns pendaient ainsi que des fruits avariés aux branches des arbustes, qu’il forcisse, ou que ce vent chauffé comme sur une plaque de tôle souffle plus rageusement par la plaine, balayant, avec les formulaires, les sacs et les fiches signalétiques déchiquetées, le sable, cette poudre de gypse, plutôt, impalpable, afin de m’en couvrir, que tout s’arrête et que je disparaisse.
Le sol, blanchâtre, brillait comme du sel.
Le soleil m’embrasait le crâne.
Une automobile se gara. Un couple, charmant — des gens âgés, secourables — nous prit en charge, nous emmenant à Tunis où nous arrivâmes lorsque la nuit tombait.
L’homme trancha une pastèque.
Nous mangeâmes de grand appétit avant de nous étendre sur la pelouse d’une avenue où nos anges gardiens, qui ne voulaient pas nous abandonner avant l’aube, nous proposèrent de dormir. Tu avais froid. Je te couvris de mon blouson, te serrant contre moi jusqu’au matin. Le lendemain, nous cherchâmes la gare routière, la dénichant après avoir vagabondé sans assistance ni soutien que les indications farfelues des passants dans la ville. Nous grignotâmes une pâtisserie. Changeâmes un peu d’argent — dimanche, banques fermées : j’eus recours au marché noir des devises — nous installant en début d’après-midi sur la banquette d’un bus en partance pour Monastir.
Quelle équipée !
Je me la remémore souvent.
M’en projette les séquences — les images sautent, se chevauchent —, me représentant ce père et cette enfant, chaplinesques, dont les silhouettes se découpent sur fond de lumière sale tandis qu’elles s’éloignent sans se retourner qu’une fois ou deux, peut-être, pour bien mesurer la distance qui les sépare du lieu qu’elles viennent de quitter : nous étions démunis, ce jour, cette nuit-là, mais si proches, si noués l’un à l’autre que je n’ai pas le souvenir d’instants plus profonds entre nous, ou de plus vive, plus confiante complicité. Comment dire ? Comment avouer ce que j’hésite toujours à te livrer et qui, malgré les désaccords, parfois, les aléas voire les choix ou les inclinations divergentes, lesquels de loin en loin nous séparent, n’est pas, ne devrait pas être trop compliqué, c’est simple, allez, j’y vais, le morceau, le morceau, je le crache, comment t’expliquer l’émerveillement que tu fus, et cette déchirure si cuisante durant ton enfance, cela me lacérait, me lacère encore chaque fois que tu m’apostrophes : « papa », « papa », c’est idiot, je sais, mais je n’eus au cours de ma vie, dans la joie, dans la peine, que des larmes.

*



La veille de ta naissance, et toute la nuit, comme pour s’accorder à la date — décembre s’achevait mais, en dépit du froid, il manquait au décor cette touche candide, duveteuse, sans quoi les fêtes d’hiver ne sont que de tristes guirlandes électriques dont les ampoules clignotent aux branches des épicéas, des Pères Noël distribuant ballons rouges et prospectus à l’entrée des grands magasins ou l’échange rituel de cadeaux, le reste, vins fins, foie gras, huîtres, boudin blanc, chapon, poularde ou dinde farcie, marrons glacés, bûches sur lesquelles, rubiconds, leur équilibre compromis par les rapides glissements d’un terrain tout en chocolat, des nains scient allègrement de la pâte d’amande, suffisant aux nausées d’après boire —, la veille de ta naissance, oui, le jour, la nuit, il avait neigé, si bien que, vers deux heures du matin, quand nous dûmes nous mettre en route, c’est en poussant, hissant, contrôlant de justesse les dérapages de la bagnole qui faisait la fierté de ton grand-père (une Renault 4, dont le moteur toussait affreusement) qu’en compagnie de tes oncles j’escortai la parturiente, conduisant Dominique à bon port dans cette salle d’hôpital où, la matinée serait rude, ta mère poussant, poussant, tu vins au monde.
Il t’avait fallu toute cette neige.
Tout ce temps avec.
Comme si naître n’avait pas été de l’ordre de l’évidence et qu’il t’eût paru prudent d’envisager la question sous ses différents angles, de te faire belle, qui sait ? — « il, ou elle, elle, certainement, se frise », conclut la sagesse populaire lorsqu’une naissance se fait attendre —, te décider in extremis et crier ton plaisir comme ta crainte d’apparaître alors que le silence tombait en milliers de flocons, là, dehors, de l’autre côté d’une vitre, afin de mieux te saluer, de te bercer peut-être.
Je n’avais jamais rien vu de plus beau.
Ton petit corps.
Le cordon bleuté, vert.
Ta tête surgissant, étonnée, puis ce poing minuscule s’ouvrant comme une fleur.
C’était il y a 37 ans.
37 ans... Je n’en ficherais pas ma main au feu mais, entre la femme, la mère que tu es à présent, et le bébé d’antan, la différence n’est pas si grande, aurais-tu mûri, comme chacun, au milieu de bien des décombres.

*


Il avait neigé, beaucoup neigé pareillement, le 23 décembre 1890, quand le Major Whiteside encercla le village de Big Foot où, torturés par la faim, au bord de l’épuisement, les Sioux campant à Pine Ridge — dans la réserve de Pine Ridge — résolurent de danser avec des fantômes.
Les 300 hommes de Whiteside, qui ouvrirent le feu sans attendre — fusils, canons Hotchkiss, —, tuèrent très rapidement 200 Indiens, femmes, vieillards, enfants pour la plupart, déclarant qu’ils vengeaient Custer et que Sitting Bull, exécuté quelques jours avant l’attaque, était l’unique responsable du massacre, le vieux chef ayant autorisé cette fameuse danse : l’armée des États-Unis ne plaisante pas avec les Spectres.
Des gosses avaient eu le temps de se cacher dans un fossé, sous la neige.
Quand ils n’entendirent plus rien, ils sortirent de leur trou, s’enfuyant à toutes jambes entre les cadavres.
Les soldats visèrent. Un bon Indien, n’est-ce pas ? est un Indien mort.
Je te l’ai racontée cent fois, cette histoire.
Est-ce à cause d’elle que ta chanson préférée, ce que tu as pu la fredonner :

Le vieil Indien s’est caché pour pleurer
Le cœur humilié
Obligé
De jouer pour manger
Il regarde les touristes
Le dévisager
Ses yeux fiers deviennent tristes
Et les poings serrés
Il s’engage sur la piste
Se met à danser
Entonne un vieux chant
Inconnu des Blancs

Le vieil Indien et le western show

fut dès que tu l’entendis cette ballade, mélancolique, entraînante tout autant, mais c’est que la musique tourne, tourne, tourne, d’Eddy Mitchell ? nous la roucoulions en marchant dans le lit du Rieussec :

Venez voir la vie de l’Ouest
Au temps des pionniers
Toutes les figures légendaires
Des aventuriers
Des cascades spectaculaires
Vous feront trembler
Venez retrouver
Vos cœurs d’écoliers

Le vieil Indien et le western show
Le vieil Indien et le western show

ou sur l’avenue Salvador Allende, à Unieux, qui est ville médiocre et, cheminées, bâtiments de brique, rails d’un bout à l’autre de la rue principale, comme une usine que ceinturent des immeubles construits sous le règne somme toute éphémère de Georges Pompidou.
Nous escaladions la colline.
Admirions la Loire, laquelle coule au pied d’un mur granitique, emportant avec elle des touffes d’herbes scalpées à sa berge ou, qui flottent dans le sillage des détritus, les rêveries adjacentes d’un père et de son enfant :

Le vieil Indien…

J’ai ouvert tout à l’heure, pesant, remuant tout ça, un livre consacré à l’œuvre ambiguë — il en devint fou — d’Edward S. Curtis.
Je tourne les pages.
Contemple, les uns après les autres, ces clichés couleur sépia où le photographe, au début du vingtième siècle, mit en scène les survivants des Nations indiennes, désireux qu’il était de les magnifier, quitte à les travestir, comme de célébrer leur culture. Or tout est déchirant. Les visages peuvent bien braver l’objectif — Black Eagle, badigeonné de suie, une aile d’aigle dépassant de la couverture censée le protéger du froid ; Two Moons, les yeux plus hauts, plus dédaigneux que l’appareil, sa coiffe de dignitaire cheyenne dissimulant mal ses cheveux coupés courts ; Star White, tel un Artaud mutique — nous les violons une fois de plus, de notre chagrin, notre honte, notre curiosité, notre affection, même.
C’est Hollywood, déjà.
Le désespoir en plus.
Mais cela dure. Cela nous unit par-delà l’anecdote, ne serait-ce à jamais qu’un songe auquel nous sacrifions, le plus droit, le plus innocent de tous, de telle manière que, m’offrant à l’occasion d’un anniversaire le beau piège à rêves, zuni, sous la protection duquel je m’endors, tu me gratifias du présent le plus juste, le plus émouvant de ceux qui, par toi, me furent un 27 juin destinés.
La nuit, mes cauchemars se prennent dans les fils où des plumes, des perles colorées les attirent.
Ils y demeurent jusqu’à mon réveil.
Captifs. Impuissants. Inutiles.

*



Lors de ton récent passage, nous sommes allés visiter le Moulin Richard de Bas, près d’Ambert, où l’on fabrique, « à l’ancienne », un papier de chiffon dont la réputation n’est plus à faire.
Il y avait des années que nous n’avions accompli ce pèlerinage.
La visite finie — j’ai dû citer Henri Pourrat, sans doute, ou l’évoquer, précisant que, selon lui, l’argot des malfaiteurs de Paris tenait du patois d’Ambert, « parce que c’était le langage des receleurs, chiffonniers auvergnats » : cette migration des langues me laisse béatement méditatif —, nous mîmes le cap en direction de Pierre-sur-Haute (par Bunanges, par l’Artaudie, Rimbaud…), arpentant un moment les chaumes où les bruyères se cloutaient de gentianes, de racines, quelquefois, décharnées, épineuses, dont les plus longues, la peau craquelée, serpentent au ras du sable qu’accumule dans les creux des sentiers un vent que rien n’arrête.
Nous marchâmes lentement.
J’avais, on ne choisit pas, et pour quelle raison, recourant à quel artifice aurais-je dû la chasser ? l’image en moi de maman qui mourait dans son lit, recroquevillée, minuscule, ce bonheur ensemble, cette boule de bonheur — est-ce mal ? dois-je en demander pardon, mais à qui ? à qui ? les morts n’en veulent à personne —, de te guider sur la piste indécise des Égaux, de la Croix du Fossat, comme d’entraîner mes petits-enfants :
On fait la course ! On fait la course !
par les ornières, les cicatrices de cette lande où, pour une part, se jouèrent les destinées des nôtres.
Celle de ton arrière-grand-père, d’abord, dont je t’ai confié, tu te mariais, je voulais te transmettre un gage, un talisman, le cahier de chansons qu’en 1910 ou 1912, sur le trimard, puis en 14, et 15, et 16, à la guerre, il calligraphia de sa main :

Ben, ouais, quoi, j’suis anarchisse,
J’demande à c’qu’on supprim’ les abus
J’demande à c’qu’on nous fass’ justice
Pis d’la justic’, ben l’en faut plus !

y déchiffre-t-on, l’écriture s’embrouille, entre deux refrains plus lestes. « Mon Dieu ! mon Dieu ! » ne s’en écriait-il pas moins, la bise le courbait sur la tourbe où, maniant cette fourche qu’ici comme ailleurs l’on nomme un « diable », il arrachait la gentiane, vendant le fruit de ses épuisantes récoltes aux grossistes d’Ambert ou de Noirétable, de Saint-Anthème — adolescent, je trafiquais auprès des mêmes marchands, ou de leurs descendants, des sacs de lichen : c’était beaucoup moins lourd, moins accablant.
Pépé, c’est ça, le premier.
Jean-Marie, lui que je ne connus pas. Dame ! le gros rouge, les hallucinations, le ventre en bouillie sous une benne au fond de la mine.
Celle de Marius, tonton Marius, en 1948, en 1950, qui collectait des plantes médicinales afin d’empocher cinq francs six sous tout en soignant ses poumons bouffés par le bacille de Koch.
Celle de mémé, « la » mémé, pour couronner l’affaire, placée très jeune sur ces hauteurs, chez la Fine, ou la mère de la Fine, merci, merci :
L’avait bien fait de m’mettre à l’Assistance publique, mon père, qu’est-ce qu’il pouvait faire d’autre, j’te d’mande ? y avait pas d’meilleure solution…
chacun avec sa portion de souffrance et ces nuées sur les épaules, ces cataractes précipitées d’un ciel toujours très bas, il en dégringolait, paraît-il, des seaux, des hallebardes, sans parler des brouillards à couper au couteau quand on ne distinguait plus ni les sommets hérissés de cailloux, ni les burons, ni les fermes, ni les jas.
Mon propre cheminement enfin, ou celui de Michel, de Pascal soustraits durant les vacances aux coups de leur père, celui de maman, d’André, de Sylviane, un an après la mort de Daniel, j’avais quatre ans, putain ! quatre ans ! je divaguais toutes les nuits à bredouiller des phrases incompréhensibles ou ne pipais pas le moindre mot semaine après semaine tandis que le vent, toujours le vent, ou la pluie, barattait le silence et que maman hurlait comme une démente sur la route du col du Béal, courait, braillait, s’arrêtait, plongeait ses bras dans les orties ou décortiquait des fleurs de coquelicot, qu’elle baisait, la bouche pleine de pétales — un mioche se trompe-t-il ? je n’y vis malgré moi que du sang.

*


L’après-midi s’écoula.
Clara, Mathieu se gavèrent à leur tour de myrtilles.
Assis sur un rocher, je regardais les oiseaux voleter dans l’air blondissant du soir ou s’immobiliser, leurs croix comme sur des tombes, les écoutant qui découpaient de cris les nuages, d’où des gouttes perlèrent avec un bruit léger d’étoffe que l’on froisse avant de choir à terre et de s’évaporer.
Je t’observais.
Caressais mentalement les cheveux de la fillette qui lançait des croûtes de pain aux animaux du parc de la Tête d’Or, à Lyon, quand le mercredi matin nous nous y promenions, pensais à la jeune fille de seize, de dix-sept ans égarée dans de difficiles amours, à l’adulte qu’elle est devenue, dont le visage se ferme  plus rêveusement, plus tristement qu’autrefois me disais-je, une forme d’ingénuité ne s’en accrocherait-elle qu’avec plus de franchise à ses brusques sourires.
La nuit, nous roulâmes sur la « route des balcons », laquelle, franchi le col de la Croix de l’Homme Mort — tu n’as pas oublié l’épisode : l’un des propriétaires du Moulin Richard de Bas, Thomas, Thomas Richard, 20 ans, chevauchant une nuit de 1795, les sacoches bourrées de titres et de trébuchante monnaie, croisa son assassin près d’une clairière que cendrait encore la pâle clarté de la lune : on ne découvrit son corps que le lendemain, un chiffonnier, ou un brigand plus ordinaire, ayant trucidé d’un coup de serpe l’imprudent voyageur —, domine la plaine du Forez, toute poisseuse d’éclairages urbains enchâssés dans la brume. En bas, les villes se succèdent, que soudent en une seule banlieue des zones pavillonnaires, les lotissements gangrenant les rives d’une Loire que ne reconnaîtrait naturellement pas Honoré d’Urfé. Partout, la même lueur orange. Ou la même teinture d’iode, le même voile opaque et la même mélasse offusquant les étoiles.
J’avais, pour marquer cette journée d’une pierre blanche, réservé nos couverts au chaud de quelque auberge.
Il y eut des rires. Des propos de table. Un retentissant concert de fourchettes. La fourme ni les pommes de terre, la charcutaille, la tarte aux poires pas plus que le vin des coteaux limitrophes n’y résistèrent.
Rentrés à Saint-Étienne, Clara couchée, Mathieu cherchant dans ses poches les lamelles de mica qu’il avait rapportées , nous devisâmes devant un ultime café. 
Nous ne sommes pas grand-chose, Cécile.
Un jour, c’est loin encore, peut-être pas, je ne serai plus là. On m’oubliera. C’est la règle.
Il fera beau.
Ou il pleuvra, neigera sur les chaumes de Pierre-sur-Haute.
Des couples iront cueillir des lys ou des marguerites, des œillets, du muguet, des pâquerettes.
D’autres enfants naîtront.
J’aimerais, j’aimerais ne pas avoir seulement su dire que je t’aime.

Janvier-février 2008