Chacun s'arrange avec ses faiblesses.
Toi, ce n'est pas nouveau, tu ne dors plus.
Tu te lèves au milieu de la nuit afin de t'assurer que tout est bien en ordre, la corde en cas de sinistre, qui servirait à fuir, les médicaments, les marmites, le fil, les aiguilles, la table à repasser, les draps, les couverts :
– Elle y voit plus rien, la Marie, nibe, que dalle, j ' me tape tout dans la baraque !
ta maniaquerie, ou ta paranoïa, te ramenant à ce gosse qui, sur une photo des années vingt, paraît malheureux comme les pierres.
Tu n'as pas changé.
Le même crâne. Le même regard. La même peur.
La même, tonton, la même qu'à la Chaise-Dieu, te rappelles-tu ? découvrant le cloître, l'église et sa danse macabre.
J'avais une quinzaine d'années.
Nous étions allés, en compagnie de mes parents, des Bontemps à coup sûr, toujours prêts à chausser les bottes de sept lieues, visiter l'abbatiale. Infiniment troublés, nous admirâmes la fresque, chaque personnage, le pape, le roi ou l'empereur, le bourgeois, le chanoine comme le laboureur, et le curé, le cordelier, l'enfant, le clerc, l'avocat aux yeux bandés, et le chevalier, le marchand :
– Vise-moi cette fiole !
renvoyant quiconque à la terreur d'être entraîné par la faucheuse, laquelle se trémoussait, là, devant nous, toujours nouvelle, immuable toujours, la peau collant aux os.
Il me hante, ce souvenir.
Nous n'avions pu nous détacher de la sarabande, la contemplant jusqu'au malaise et nous mettant stupidement à rire lorsque nous fûmes dehors, la journée s'achevant avec le repas du soir au quatrième étage de l'H.L.M., blagues, ragots, banalités de circonstance.
Au dessert, tu fredonnas les inévitables couplets :
Telle une femm'de petit' vertu
Elle arpentait le trottoir du
Cimetière
Aguichant les homm's en troussant
Un peu plus haut qu'il n'est décent
Son suaire.
Oncle Archibald, d'un ton gouailleur,
Lui dit : “Va-t-en fair' pendre ailleurs
Ton squelette,
Fi des femelles décharnées !
Vive les bell's un tantinet
Rondelettes !”
mais le cœur n'y était pas.
Tu te rassis, piteux. Les mots mouraient eux aussi. L'humour lui-même avait jeté l'éponge.
“ Bats-toi, tonton, bats-toi ! Fous-lui une correction ”, eus-je envie de t'encourager.
Las ! Tu n'avais plus de jus. Pas de jambes.
Les plus grands champions ne sont pas à l'abri d'une défaillance.
*
Le lendemain, tu avais repris le dessus et tu remontais sur le ring.
L'usine. Les soins du ménage.
Les pavés entre Saint-Chamond et la Grand-Croix.
L'entretien de la tombe où repose la mère Gay. Et le footing, la gym dans un hangar avec les pompiers : la mort, promis, juré, craché, ne gagnerait qu'aux points la rencontre.
Or t'y voici.
Tassé dans les cordes, incapable de t'abriter cependant que les coups s'abattent :
– Ton gauche, tonton !
tout s'enchaîne, crochet au foie, direct du droit à la mâchoire, la sueur ruisselle :
– Frappe ! Tonton, frappe ! Mais frappe !
et, tandis que tu vacilles :
– Accroche-toi, fatigue-la !
que les flashes crépitent, tu l'observes, pourquoi ne pas céder, et tout abandonner, elle n'est pas si méchante fille, à quoi bon les esquiver, ses gnons, ses uppercuts, viens, ma belle, viens, ou laisse, laisse :
– J ' me dégommerai avant d'être gâteux, moi !
tu arrives, entends le gong, l'arbitre tout de blanc vêtu dont la voix se propage à travers le coton tissé par les anges.
C'est fini.
Tu ne les paieras plus, les violons du bal.
Au reste :
– Je sais, j ' suis un ours...
ils n'avaient pas de place dans tes greniers, le fox-trot, la java, les fêtes.