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JORGE NAJAR
Figure de proue

"Tout tremble dans la nuit de Cusco.

Ton univers s'effondre et dans la vallée il ne reste que des brasiers, le corps d'un puma aux aguets — la ville tempétueuse dans la pureté de l'air ; mais belle dans ses rancœurs et superbe dans ses cruautés."



JORGE NAJAR
Gravures sur maté

Un vol de flamands brûle à l'horizon
et les derniers voiliers de l'été blanchissent
au loin toute leur splendeur.
Ton ombre seule n'a pas de temps,
hors de lui — sans passé, sans futur —,
pavoisée, bec et fiente, par les oiseaux de mer.

MARIETTE NAVARRO
Alors Carcasse

Plusieurs aussi sont là, au beau milieu de leur époque, mais Carcasse particulièrement est au seuil, caresse du pied le seuil et se tient là, avec au visage une impression d'absence qui cloche beaucoup avec le reste. C'est que Carcasse est quelque part, mais c'est partout ailleurs, et sous bien d'autres formes. Tout le temps de préférence ailleurs, Carcasse, et ça cloche. Le présent s'enfuit de Carcasse comme un vulgaire liquide, ou plutôt coule à travers Carcasse, ça rentre par une oreille, ça sort par l'autre, et la bouche dans l'histoire est bien la seule à rester close. Tiens c'est période de reflux se dit Carcasse, sentant bien le présent se dérober de préférence à travers son corps comme s'il n'y avait qu'un chemin, tiens c'est marée fuyante et marée dérapante, mais moi au bord de mon époque on attend de moi quelque chose je me trompe?

ROBERT NEDELEC
D'elle, dit-il

Le matin, dit-il, de ce jour de brume dont il est ques-
tion entre vous et moi, ce matin de mains éparses,
D’écumes froissées et d’épaules nues rôdant à fleur
de rivage, je serais allé, selon vos témoins,
A travers la dune, puis, ayant quitté où le corps, à
mer basse, commence à s’enliser, celle~là qui m’accom-
pagnait...

IRENE NEMIROVSKY
Suite française

" La roulante qui sautillait à la fin du cortège comme une casserole à la queue d'un chien. Les hommes se mirent à chanter, un chant grave et lent qui se perdait dans la nuit. Bientôt, sur la route, à la place du régiment allemand, il ne resta qu'un peu de poussière."

ARTHUR NERSESIAN
Fuck up

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Charles Bonnot

 "Peut-être que le prix à payer pour une vie confortable, c’est qu’elle vous file plus vite entre les doigts. Mais quiconque a vécu sur le fil du rasoir, même pendant un court moment, accepterait sans hésiter ce marché. Ado, je m’étais imaginé une vie agréable une fois adulte. À cause d’une avarie mécanique, ma prédiction s’est révélée inexacte. La situation s’est renversée. J’ai atterri dans une ville que j’avais toujours fuie, à vivre avec une femme pour laquelle j’avais autrefois nourri une franche antipathie. Nous avons fêté nos sept ans il y a peu, avec un dîner correct et un film pas trop nul."

 

PABLO NERUDA

PABLO NERUDA
Mémorial de l'Ile Noire
suivi de Encore
Traduit de l'espagnol par Claude Couffon

"De temps à autre être invisible,
parler sans mots, ne plus entendre
que certaines gouttes de pluie
ou l'essor d'une certaine ombre."


PABLO NERUDA
Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée

suivi de Les Vers du capitaine
Traduction de Claude Couffon et Christian Rinderknecht

"Au-delà de tes yeux flambaient les crépuscules.
Des feuilles mortes d'automne tournoyaient dans ton âme."


PABLO NERUDA
Chant général
Traduction Claude Couffon

Le retour (1941)

"Et je rentrai...Le Chili m'accueillit avec la face jaune du désert.
Mes pieds peinaient et s'avançaient
de lune aride en cratères sableux. Je découvris
les grandes friches planétaires, la lumière
lisse et sans pampres, la ligne droite et vide.
Vide? Mais sans plantes, sans griffes, sans fumure,
la terre m'initia à sa dimension nue
et à son long et froid lointain où naissent les oiseaux
et des gorges ignées à douce contexture.

Au-delà , cependant, des hommes creusaient les confins,
ils ramassaient des métaux durs, disséminés
comme une farine d'amères céréales
et d'autres tel le sommet calciné du feu.
Et hommes et lune, tout dans son linceul m'enveloppa
et me fit perdre le fil creux du rêve. "

ANDRES NEUMAN
Fracture

 " Un tremblement de terre fracture le présent, brise la perspective, remue les plaques de la mémoire."

"À mesure que les langues étrangères entraient dans sa vie, Watanabe se rendait compte à quel point sa langue maternelle limitait la possibilité d’improviser, de bricoler une phrase en attendant de trouver un angle, un axe. La souplesse de l’espagnol, et en particulier le verbiage argentin, était structurellement impossible en japonais. Une fois le vertige et l’incertitude dépassés, il finirait par apprendre à apprécier ces sinuosités. Et cela modifierait, il en était persuadé, jusqu’à sa manière de marcher. À présent il se demande si sa démarche ne le trahit pas autant que ses intonations. "

CHANTAL NEVEU
La vie radieuse

cage

thoracique

élargie

vacante

est-ce susciter?

ce que

fabrique de syntagmes

dire ne pas dire

déparder

souffler

fondre

le logos

écrire ne pas écrire

la vie

radieuse

idylle

forme brève

prolongée

incluant

le hors-champ

les contingences

voire

l'adversité

 

COLIN NIEL

COLIN NIEL
Darwyne

"Darwyne pousse les débris accumulés au fil des pluies, fouille le sol, les mains dans l’humus. Et il en extirpe quelques-uns de ses trésors. Toutes ces choses qu’il a enfouies ici, jamais rapportées au petit carbet, parce qu’il y en a beaucoup trop, ou qu’elles sont trop encombrantes. Assis sur un bout de racine, les fesses noires de boue, il dispose chaque objet face à lui. Quelques pierres façonnées par les rivières, des bois flottés aux formes extravagantes. Et aussi des os, lavés par les averses et par les charognards, cassés, polis, taillés. Il les observe l’un après l’autre, les caresse de ses petits doigts crottés. Il retire son cartable, le pose dans les feuilles mortes, y glisse plusieurs d’entre eux parmi les fournitures scolaires, referme le sac en forçant sur l’attache. Et il s’adosse au contrefort, se laisse glisser sur la terre brune."


COLIN NIEL
Entre fauves

"Franchement, moi, j'ai honte de faire partie de l'espèce humaine. Ce que j'aurais voulu, c'est être un oiseau de proie, les ailes démesurées, voler au-dessus de ce monde avec l'indifférence des puissants. Un poisson des abysses, quelque chose de monstrueux, inconnu des plus profonds chaluts. Un insecte, à peine visible. Tout sauf homo sapiens. Tout sauf ce primate au cerveau hypertrophié dont l'évolution aurait mieux fait de se passer. Tout sauf le responsable de la sixième crise d'extinction qu'aura connue cette pauvre planète."


COLIN NIEL
Seules les bêtes

"Les gens veulent toujours un début. Ils s'imaginent que si une histoire commence quelque part, c'est qu'elle a aussi une fin. Que l'orage a cessé, qu'ils peuvent revenir à leur routine, épargnés qu'ils ont été. Ça se tient, je dis pas. Et puis ça rassure un peu. Il faut bien parce ce qui s'est passé cette année-là, ça en a inquiété plus d'un. Ceux d'en bas dans la vallée, sur les marchés, dans les foires, ils la racontent encore, cette histoire. Ils inventent la moitié d'ailleurs, chacun a ses petits détails qu'il a rajoutés, qu'il peaufine, les mois passant. À leur place, je ferais pareil: ça fait des choses à dire, tout le monde cherche des choses à dire, sinon on n'existe pas. C'est humain."


 

NIMROD

NIMROD
Gens de brume

"Le matin, je suis ralenti. Ma mère ne me presse jamais. J'aimerais me précipiter dans ses bras, mais ce geste me pèse. Mes articulations craquent ; je m'attable à tâtons. C'est au saut du lit que j'apprends à me composer un parfum d'estime.
Ma mère a déjà apprêté la bouillie de riz à la pâte d'arachide. Ce n'est pas une mixture de tourteau. Elle prépare elle-même la pâte. L'arachide utilisée est une variété blanc ivoire comparable à une cacahuète américaine. On en tire plutôt du lait que de l'huile. Ma mère la broie, lui faisant dégorger une eau transparente. Aussi le goût, l'odeur et l'atmosphère de la maison sont-ils si particuliers lorsque je mange la bouillie. Elle tranquillise les heures."


NIMROD
Babel, Babylone

Maintenant, le dimanche, l'église pentecôtiste, notre voisine de quartier, diffuse sur un gueulard des cantiques hystériques. Elle copie le muezzin.

Le Seigneur vient, mes frères
Le Seigneur vient, préparez-vous !

C'est désespérant, la venue du Messie dans une nation de boue. Et qu'on me fiche la paix avec l'espérance qui piétine. Où sont les leçons de révolte ? Où sont les leçons de vie ? On ne réveille pas un peuple de caniveau, on l'essore.


NIMROD
L'or des rivières

C'est ma mère qui invente ce pays. Comme j'ai mis longtemps pour formuler cette idée. Elle est si simple pourtant. Dépouillé depuis toujours de la moindre de mes richesses, surtout lorsque j'ai eu dix-neuf ans - qui est l'âge de la guerre civile -, le pays n'a eu de cesse qu'il ne me pille. Ma mère incarne ce dénuement. Aux poètes tchadiens - présents et à venir -, je dédie cette parcelle de nudité que même la fraîcheur matinale dédaigne désormais. Il faut beaucoup d'imagination pour lui trouver un attribut maternel. C'est mon rôle à moi qui suis poète. Ma mère invente le Tchad.


NIMROD
Le Bal des princes

L'embarcadère se rapprochait, le bac n'attendait plus que moi. J'éprouvais quelque bonheur à contempler la dilution du paysage. L'intuition de ma mort m'envahissait peu à peu. Je savais maintenant pourquoi je percevais de la sorte les êtres et les choses. C'est que je vivrais désormais tout seul. Je me félicitais d'avoir été. Je voyais venir la mort. Il faut être très vieux - ou un très grand malade - pour la sentir ainsi.

Une question me tourmentait : A quelle phase de ma vie m'étais-je exposé ? Dans quelle sorte d'épuisement étais-je pris ? A l'épuisement de l'être ? A l'épuisement du temps ? Lequel, du départ ou de l'angoisse, m'habitait là ?

Emile-Mercy m'a embrassé ; il me savait déjà très loin.

 


NIMROD
Le départ

"J'aime le mumure des nuages ; je les compare volontiers à des "moutons d'infini"..."

BERNARD NOËL

La page Bernard Noël sur Lieux-dits


GERARD NOIRET
Maélo

Je ne sais de quel bois
tu sauras nous chauffer
ni de mes filles qui sera ta mère

Vois
c'est la fin d'août, un début janvier
ou la mi-octobre
pourquoi se fier aux apparences?
L'unique vérité c'est ton prénom

Maélo

encore imprononcé

Illustrations de Sarah Debove
2006

CEES NOOTEBOOM
Le jour des morts

"Championne du monde des adieux. Comment filmer l'adieu ?…ce qu'il veut, c'est la dynamique du mouvement, la rotation et l'éclaboussement, la bruine boueuse en suspens autour des cercles qui tournent, il prévoit exactement l'effet produit, sombre, menaçant… "

OLIVIER NOREK
Entre deux mondes

« Camp de migrants de Calais. Octobre 2016.
Dernier jour du démantèlement de la « Jungle ».

Insatiables, les pelleteuses dévoraient les cabanes et les tentes, les réduisant à l’état de débris pour en faire, un peu plus loin, des montagnes de plastiques, de tissus et de vêtements qui seraient anéantis par le feu lorsque le vent se serait calmé.
Il ne restait plus rien sur cette lande de ce que l’espoir y avait construit.
La pelle mécanique releva sa mâchoire et s’apprêta à traverser ce no man’s land de destructions. Le moteur s’emballa, l’engin cahota sur le sol irrégulier durci par le froid puis fit ligne droite vers sa prochaine cible, une vieille cabane en palettes de bois et au toit de carton. Une des dernières.
Quelques années auparavant, une déchetterie et un cimetière se partageaient l’endroit. Puis l’État y parqua les migrants aux rêves d’Angleterre."

BRUNO NORMAND
Du Contour

jeune corbeau sur un rocher de moules,
une forte lumière sur cette côte

beaucoup marché tous ces jours, trouvé même un soir, à marée basse,
entre les goémons, un morceau de quartz

JULIEN NOUVEAU
éloge des arborinidés

"L'arvorebera, «arbre-radeau» - ou medisilha, « arbre-île » -, fugueur-né, se voue à l'échappée des rives. Il pousse en zones estuariennes, aux abords de fleuves soumis à l'incessant balancement des marées. Habitant de berges caressées par l'eau de mer, cet arborinidé est pourvu d'empattements et de solides contreforts, laissant moins l'impression d'un tronc que d'une coulure de bois fondu s'étalant sur le sol. Solidement arrimé à la rive qu'il quittera, l'arvorebera retire pleinement malgré l'ennoiement de son pied, grâce aux nuées de ses racines aériennes, éparses autour de lui et tombant de ses branches, ainsi que les figuiers étrangleurs en pluvinent."

VALERE NOVARINA
Devant la parole

"Voici que les hommes s'échangent maintenant les mots comme des idoles invisibles, ne s'en forgeant plus qu'une monnaie : nous finirons un jour muets à force de communiquer ; nous deviendrons enfin égaux aux animaux, car les animaux n'ont jamais parlé mais toujours communiqué très-très bien. Il n'y a que le mystère de parler qui nous séparait d'eux. À la fin, nous deviendrons des animaux : dressés par les images, hébétés par l'échange de tout, redevenus des mangeurs du monde et une matière pour la mort. La fin de l'histoire est sans parole."


VALERE NOVARINA
Pendant la matière

DXCVII

Le langage est fugué, procède par fuite, par ouverture sans fin, perspectif et s'en allant, divinatoire et en attente, en échappée, en réminiscence et en pressentiment, se quittant, fuyant d'ici et ouvrant perpétuellement une vue sur une autre"

DC

"La parole parle en fuyant, dans la fugue respirée des mots. Celle qui s'ouvre; celle qui s'en va; celle qui galope.


VALERE NOVARINA
Le discours des animaux

J'ai vécu pour me venger d'être.
Je recommencerai toujours le monde avec l'idée d'un ennemi derrière moi.
Si on crache toutes ses pensées par terre, d'où vient qu'elles tombent rien qu'en paroles?