"La vie forme une  surface qui se donne l’air d’être obligée d’être ce qu’elle est, mais sous  cette peau, les choses poussent et pressent." Robert Musil, L’Homme sans  qualités
      " la forme de vie nomadique contrainte est celle de dizaines de millions d’individus sur les cinq continents,  qu’on les considère comme étrangers en situation irrégulière ou demandeurs  d’asile, migrants économiques ou réfugiés, dont la très grande majorité se  trouve en Afrique, en Asie et au Moyen Orient, et non dans les pays occidentaux  comme on tend à le faire accroire. Guatémaltèques aux États-Unis, Boliviens en  Argentine, Afghans en Australie, Rohingyas en Birmanie, Somaliens en Égypte,  Soudanais au Kenya, Syriens en Turquie, Palestiniens au Liban, Roms à travers  toute l’Europe, pour n’en citer que quelques exemples, ils sont, au sens  littéral, innombrables. Si l’on se restreint aux seules personnes  « déplacées du fait de persécutions, conflits, violences généralisées ou  violations des droits de l’homme », dans le langage du Haut-Commissariat  des Nations unies pour les réfugiés, leur nombre atteignait 70 millions en  2016 – en incluant les 5 millions de réfugiés palestiniens qui  relèvent d’une institution distincte –, dont un tiers environ se trouvait  hors de leur pays. Une statistique  qui n’intègre cependant pas les  déplacés qui le sont à cause de la pauvreté, des catastrophes et des désordres  climatiques. Ces personnes dont l’existence est menacée dans leur pays ne sont  généralement pas les bienvenues dans les nations où elles ont trouvé refuge.  Elles doivent ainsi faire face aux contradictions de politiques qui oscillent  entre rejet et protection, entre répression brutale et simple indifférence,  entre détention illimitée et assistance humanitaire, entre refus de  régularisation et affirmation de droits. Elles recherchaient la sécurité et  elles se retrouvent sur des terrains vagues ou dans des bâtiments abandonnés  lorsque ce n’est pas en prison ou dans des camps. Souvent, pourtant, elles  considèrent leur nouvelle condition un peu moins désespérée que ne l’était  celle qu’elles ont connue dans leur pays.
       Parler de la forme de vie de ces hommes, ces femmes et de ces enfants dépossédés de leur pays  d’origine et indésirables dans leur pays d’accueil, c’est rendre compte  d’expériences humaines partagées autant que de contextes culturels  particuliers, d’exposition à des périls physiques autant que de mise en danger  par des mesures sociales, d’incertitudes juridiques autant que d’aménagements  pragmatiques. Mais l’ensemble des contraintes qu’impliquent ces formes de vie  n’en épuisent pas la réalité. Comme le suggère la formule de Robert Musil citée  en exergue, sous la surface de ce qui paraît irrémédiablement s’imposer aux  individus s’expriment des attentes et des désirs, se manifestent des  singularités et des volontés. Sous la forme, la vie demeure. 
        Il faut pourtant  aller plus loin. La forme de vie des nomades forcés ne décrit pas seulement la  condition de ces personnes. Elle reflète aussi un état du monde. Elle résulte  en effet des impasses dans lesquelles se trouvent les démocraties  contemporaines, incapables de se hisser à la hauteur des principes qui fondent  leur existence même. La conjonction de déplacements impressionnants de  populations fuyant les conflits, les désastres et la misère, et de réactions  non moins notables d’animosité, encouragées par des rhétoriques populistes, est  assurément une marque de ce temps.
      Il faut pourtant se garder de tout présentisme. Depuis le  début du XXe siècle, l’Europe – pour circonscrire le champ de  l’analyse – a été confrontée à plusieurs périodes d’intenses  mouvements démographiques souvent suivis de réponses xénophobes : dans les  années 1920, après la révolution russe et la Première Guerre mondiale,  conduisant à la création du Bureau international des réfugiés ; à la fin  des années 1940, après le second conflit mondial, aboutissant à la signature de  la Convention de Genève sur les réfugiés. Le parallèle entre ces moments  tragiques et la période présente est trop aisément éludé.