ERIC SADIN
        La silicolonisation du monde
        L'irrésistible expansion du libéralisme numérique
      
        "Dessaisissement, d'abord, de notre pouvoir de délibération collective relativement à un phénomène qui se veut inévitable et qui s'impose dans une précipitation irréfléchie et fautive. Dessaisissement, ensuite, autrement plus déterminant, de l'autonomie de notre jugement, par le fait que le ressort majeur de ce modèle économique dépend de la neutralisation de la libre décision et de la spontanéité humaines."
      "Nous passons de  fonctionnalités administratives, communicationnelles ou culturelles à une  puissance de guidage algorithmique de nos quotidiens et d'organisation  automatisée de nos sociétés. La vocation du numérique franchit un seuil, qui  voit une extension sans commune mesure de ses prérogatives, octroyant un  pouvoir hors-norme et asymétrique à ceux qui le façonnent."
      "Car ce sont les principes fondateurs de  l'humanisme européen, affirmant l'autonomie du jugement et le libre choix, et  induisant leur corollaire, soit le principe de la responsabilité et le droit  des sociétés à décider en commun de leur destin, que l'esprit de la Silicon  Valley a détruit en l'espace d'une génération et à une vitesse exponentielle.
        [...]
        Désormais, « l'innovation » numérique, cette nouvelle idole de notre temps,  modifie et façonne selon sa mesure et sans débat public le cadre de la  cognition, mais surtout celui de l'action humaine, ou de ce qu'il en reste.  Mouvement industriel qui affaiblit la possibilité de l'action politique,  entendue comme l'implication volontaire et a priori libre des individus à  contribuer à l'édification du bien commun."
      "Car c'est un net  partage qu'il faut aujourd'hui savoir dessiner. Entre, d'un côté, ceux qui  participent, d'une façon ou d'une autre, délibérément ou non, de la  généralisation et de la banalisation d'un mode d'être éminemment restrictif et  supposé incarner l'avenir. Et, d'un autre côté, ceux qui entendent rester à  l'écoute des traces mémorables léguées par le passé, à même d'inspirer l'invention de quotidiens célébrant  la complexité irréductible et indéfinie du monde et des êtres. Ce sont ceux-là  qui se situent dans le présent et l'avenir, et non pas ceux qui rêvent d'un  «avenir régressif», destiné in fine à seulement satisfaire leurs propres  intérêts étriqués et bornés. La posture coupable serait de ne pas nommer la  désolation et de ne pas œuvrer positivement à la fabrication d'instruments de  compréhension et d'action, portant des germes d'espérance. "