GÜNTHER ANDERS
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GÜNTHER ANDERS
L'ÉMIGRÉ (1962)
Traduction de l'allemand d'Armand Croissant

"Ce qui caractérise essentiellement notre situation n’est pas que notre vie a été interrompue par un intermezzo (dont il est impossible de se souvenir) mais qu’elle a été irréversiblement disloquée en plusieurs vies distinctes. Cela signifie que la seconde vie s’écarte en oblique de la première, comme la troisième s’écarte en oblique de la seconde, et qu’à chaque fois advient une bifurcation, un pli, qui rend tout regard rétrospectif – j’allais écrire “physiquement” – impossible. “Bifurcation”, “en oblique”, “pli” – toutes ces formules résonnent étrangement à nos oreilles lorsque nous parlons du “temps”".

"On ne s’étonnera donc pas de l’ardeur avec laquelle la plupart d’entre nous s’empressèrent de se procurer à nouveau, et aussi rapidement que possible, la preuve de leur existence, dont ils devaient se repaître chaque jour pour rester en vie. Ils brûlaient de transformer le rivage qu’ils avaient un jour atteint par hasard en une seconde terre natale, offerte par le destin. Ils brûlaient de se laisser “porter” par le nouveau pays, peu importe que celui-ci fût en mesure de le faire ou non, d’obtenir de lui une reconnaissance et de réellement compter en son sein, plutôt que d’être simplement décomptés comme la cinquième ou la cinq millième roue du carrosse par la Police des étrangers – en un mot : ils avaient grande hâte de cesser d’être des émigrés pour devenir des immigrés, afin d’être de nouveau là. "


FLORENT BUSSY
Günther Anders et nos catastrophes

" Anders nous fait comprendre qu’il ne saurait y avoir de salut dans l’obsolescence déclarée de l’humanité de l’homme au profit de la tutelle scientifique et technique exercée sur la vie. Et qu’il convient de préserver ce qui est au cœur de notre humanité, ce qui fait de nous des êtres complets et non des êtres robotisés : la vie émotionnelle, la responsabilité, l’autonomie de la pensée et de l’action. "

"Qu’on détruise la vie ou qu’on détruise l’humanité, il s’agit bien de catastrophes totales. L’histoire ne peut plus être la même après de tels événements, et la hantise collective devrait être qu’ils se prolongent : « L’assombrissement dans lequel nous plongeons par ce retour en arrière n’a de valeur que si nous savons l’exploiter et le muer en autre chose. Nous devons le muer [...] en la résolution de lutter contre ses possibles répétitions.» ( Nous, fils d'Eichmann. Günther Anders) . Nous devons pour cela savoir ce qui a conduit à ces catastrophes (« nous mettre en quête des présupposés de ce qui s’est produit une fois, donc repérer sans ambiguïté ce qu’il nous faut vraiment combattre »), afin de nous opposer à leur répétition. Si l’on rapporte ces catastrophes uniquement à la domination des idéologies (totalitaire dans le cas du nazisme, opposition des blocs pour les bombes atomiques), dont on serait sorti depuis la fin du communisme soviétique, on ignore que leur possibilité est inscrite au cœur même de notre modernité technique, un système qui « est devenu notre destin à tous » et qui rend « possible et même vraisemblable la répétition du monstrueux ».


GÜNTHER ANDERS
L'Obsolescence de l'homme (1956)

Traduction de l'allemand de Christophe David

"Ne pas manquer un seul jour de sauter sur la moindre occasion d’ouvrir les yeux à nos voisins et de leur faire saisir qu’en soutenant les mouvements politiques qui interviennent en faveur de la production de moyens d’anéantissement ou simplement de la puissance atomique multilatérale, ils augmentent le danger et se rendent eux-mêmes dès à présent coupables, puisque le soutien à ces groupes est déjà une « collaboration » aux engins d’anéantissement."

"Nous ne sommes plus des « agents » mais seulement des collaborateurs. La finalité de notre activité a été démantelée : c'est pourquoi nous vivons sans avenir, sans comprendre que l'avenir disparaît, et donc « aveugles à l'apocalypse ».
Tout le monde sait que notre façon d'agir et donc de travailler a aujourd'hui fondamentalement changé. À l'exception de quelques survivances dépourvues de signification, le travail est devenu une « collaboration » organisée et imposée par l'entreprise. J'insiste bien sur le fait que cette contrainte est imposée par « l'entreprise », car si le travail solitaire n'a certes jamais constitué l'essentiel du travail humain, ce dont il s'agit désormais n'est justement plus de travailler avec les autres, mais d'être au service de l'entreprise (à laquelle celui qui travaille doit allégeance alors qu'il ne peut même pas, lui, se la représenter dans sa totalité), entreprise dont les autres employés ne sont eux-mêmes que des rouages."


"L'« instrumentalisation » règne partout : dans les pays qui imposent le conformisme par la violence, et aussi dans ceux qui l'obtiennent en douceur. Comme c'est bien sûr dans les pays totalitaires que ce phénomène est le plus clair, je prendrai, pour illustrer ce qu'est l'« instrumentalisation », l'exemple d'un comportement typiquement totalitaire.
Au cours des procès où l'on a jugé les « crimes contre l'humanité », on a très souvent constaté que les accusés étaient vexés, consternés, voire indignés qu'on leur demande « personnellement » des comptes pour les mauvais traitements infligés à ceux qu'ils avaient effectivement maltraités et pour les meurtres de ceux qu'ils avalent effectivement tués. Il serait absolument erroné de ne voir dans ces accusés que des cas de déshumanisation et d'entêtement extrêmes. Ce n'est pas « bien qu'ils aient collaboré », mais le plus souvent « parce qu'ils ont seulement collaboré » qu'ils se sont révélés incapables de repentir, de honte, ou même de la moindre réaction morale. C'est parfois précisément « parce qu'ils avaient collaboré », autrement dit parce que pour eux, « être moral », c'était nécessairement se conduire d'une façon complètement « instrumentalisée », qu'ils avaient bonne conscience (d'avoir personnellement « collaboré »). "

« Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.

L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif.

Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux.

En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.

L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutiennent devront ensuite être traités comme tels. "


EDOUARD JOLLY
GÜNTHER ANDERS, Une politique de la technique

" Les trois thèses majeures : que nous ne sommes pas à la hauteur de la perfection de nos produits ; que nous pouvons davantage produire que représenter et en assumer la responsabilité ; et que nous croyons que ce que nous pouvons faire, nous y sommes aussi autorisés, non : nous devons le faire, non : nous y sommes contraints – ces trois thèses fondamentales, du fait des dangers environnementaux devenus manifestes en ce dernier quart de siècle, sont malheureusement plus actuelles et explosives qu’autrefois ." (G.Anders, 1956)

"Parce qu’aujourd’hui, qui produit n’est pas le point essentiel ; ni comment la production se déroule ; ni à peine combien est produit ; mais – et en cela nous en sommes à la seconde différence fondamentale entre le danger d’alors et celui d’aujourd’hui – ce qui est produit ." (G.Anders)

"La tâche de la science d’aujourd’hui ne consiste plus à détecter l’essence cachée, donc voilée, ou la légalité voilée du monde ou des choses, mais à découvrir leur utilisabilité cachée. La présupposition métaphysique (elle-même habituellement voilée) de la recherche d’aujourd’hui est donc qu’il n’y a rien qui ne soit pas exploitable." (G.Anders)


"Devenu le produit obsolète de ses propres produits, essayant de rattraper les nouveaux qui liquident les anciens, soumis lui-même à l’obsolescence programmée imposée par les règles de la production qui ne cherche qu’à se perpétuer, l’homme finirait idéalement par être produit en série, conforme, remplaçable, indiscernable des autres exemplaires de son espèce. "

"Afin d’être immunisé contre le néant, chaque organe doit être “occupé-par”. Et “être-occupé-par” est, en tant que description de cet état, bien plus pertinent qu’“être-occupé-à” Le divertissement permanent rend la survie supportable. Il empêche que l’ennui ne s’installe "(G.Anders)

"Étaient et sont des “hommes sans monde” ceux qui sont contraints de vivre à l’intérieur d’un monde qui n’est pas le leur ; d’un monde qui, bien qu’ils le produisent et le maintiennent en marche par leur travail quotidien, “n’est pas construit pour eux” (Morgenstern), n’est pas présent pour eux ; à l’intérieur d’un monde pour lequel ils sont pensés, utilisés et “présents”, mais dont les standards, les intentions, le langage et le goût ne sont pas les leurs, ne leur sont pas accordés." (G.Anders)

"La question n’est plus comment distribuer équitablement les fruits du travail, mais comment rendre supportables les conséquences de l’absence de travail ."(G.Anders)

 "Parce que le chômage qui prédomine désormais fera apparaître inoffensif celui qui a régné il y a cinquante ans. Si l’on pense que ce dernier avait été une des causes principales du nazisme, alors le courage vient à manquer pour se représenter ce à quoi va donner naissance celui d’aujourd’hui. Il n’est absolument pas impossible que les fours d’Auschwitz (autrefois économiquement contradictoires) servent de modèles pour “maîtriser” le fait que, comparativement aux occasions de travail, “il y a trop de gens” . L’idée est outrancière par sa radicalité."(G.Anders)


 

GÜNTHER ANDERS, Christophe David
et si je suis désespéré que voulez-vous que j'y fasse?

" j'ai essayé par contre de capter l'attention de ceux dont l'action et la négligence décident du sort de l'humanité, mais qui ne savent pas, ne veulent pas savoir, ne doivent pas savoir ce qu'ils font. Avant tout donc, l'attention des physiciens et celle des hommes politiques que dirigent les technocrates."

"Le courage ? Je ne sais rien du courage. Il est à peine nécessaire à mon action. La consolation ? Je n'en ai pas encore eu besoin. L'espoir ? Je ne peux vous répondre qu'une chose : par principe, connais pas. Mon principe est : s'il existe la moindre chance, aussi infime soit-elle, de pouvoir contribuer à quelque chose en intervenant dans cette situation épouvantable, dans laquelle nous nous sommes mis, alors il faut le faire. Mes Gebote des Atomzeitalters [Commandements du siècle de l'atome], que vous venez d'évoquer, se terminent par le principe qui est le mien : et si je suis désespéré, que voulez-vous que j'y fasse ? "