ANTOINE CHOPLIN
Le héron de Guernica
"D’abord, la question de cette immobilité. C’est curieux comme de ces poses qu’aime prendre le héron, de ces postures qu’il sait rendre parfaitement inertes, émane pourtant une sorte de palpitation. Même à vingt ou trente mètres, on le perçoit, le frémissement invisible, le battement profond qui cogne aux parois de ce corps figé.
Basilio se dit que la peinture ne pourra jamais rendre ça. C’est déjà difficile de conférer par le pinceau un peu d’allant à la représentation d’un être en mouvement ; mais s’il renonce à bouger ne serait-ce qu’un cil, alors là. Il s’y essaye pourtant sans relâche, Basilio. Il s’invente quelques stratagèmes pour cela ; en constate les limites ; en expérimente de nouveaux.
Tous ont en commun de l’amener à tricher un peu, d’une manière ou d’une autre. À courber le rectiligne, à barbouiller un peu l’évidence du réel visible. À éroder les lignes trop nettes, les contours trop prononcés. Et dans les meilleurs jours, il a parfois l’impression de peindre à l’unisson de cette vibration secrète, celle qui du héron immobile fait avant tout un être en train de vivre. Mais il est possible aussi que dans la sincérité de cette vibration, le héron lui-même finisse par se perdre."
"Basilio se dit qu’il conviendrait peut-être un jour ou l’autre de se résoudre à oublier le héron lui-même pour ne s’intéresser qu’à l’abîme qui s’ouvre à l’interstice de son regard. Plonger un peu là-dedans, et seulement ça. D’ailleurs, de cette façon, on pourrait au passage abandonner tout le reste. Le héron lui-même donc, son plumage, ses allures fières, la flèche de son bec, mais aussi tout ce qui façonne son environnement. La roselière, les aulnes, les reflets dans l’eau du marais, la couleur du ciel. Dans cette exploration réduite aux entrailles du modèle, on cesserait de se poser la question du dehors ; de la place du dehors dans la peinture. "