ISMAÏL KADARÉ
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ISMAIL KADARÉ
Disputes au sommet
Traducion de l'albanais deTedi Papavrami

"En guise d’épilogue
Rarement on aura autant parlé et écrit sur une conversation téléphonique. Innombrables ont été les analyses de texte et également entêtantes les interprétations contraires. Le matériel que les archives sont en mesure de nous fournir, au lieu de nous aider à définir le contenu de la conversation, est de nature à nous pousser finalement à douter même de son existence.
En réalité, la conversation téléphonique a bien eu lieu. C’était le samedi 23 juin 1934. Les noms des deux interlocuteurs ont bien été consignés : Joseph Staline, chef suprême de la nation la plus inquiétante de l’époque et Boris Pasternak, écrivain à la fois distingué et mal aimé de cette nation et de son chef. Les archives indiquent une durée de conversation de trois-quatre minutes. Le texte entier de chaque protagoniste dans tous les enregistrements est clairement perceptible. Les premiers mots échangés déterminent les lieux à partir desquels ils s’adressent l’un à l’autre. Le premier c’est le Kremlin, l’autre, l’appartement moscovite de l’écrivain.
À première vue, rien d’obscur, pour ne pas dire « mystérieux » dans cet échange. L’un des personnages, Staline, adresse quelques questions à l’autre, Pasternak, concernant un tiers, un autre écrivain, dont le nom, en raison de son arrestation récente, est alors sur toutes les lèvres : Ossip Mandelstam. Pasternak lui répond, mais le chef est manifestement insatisfait de sa réponse puisqu’il finit par lui raccrocher au nez.
L’histoire se complexifie soudain en débouchant sur une autre dimension, qu’on pourrait nommer « la zone de la mort ». C’est elle qui y introduit incompréhensions et brouillard qui persisteront des dizaines d’années durant.
Simultanément présente sur deux zones impossibles l’une pour l’autre, l’histoire donnera à tous du fil à retordre par son impossibilité. Elle sera une sonnerie d’alarme pour tout ce qui empêche à jamais les consciences humaines de s’assoupir. Ossip Mandelstam n’a pas été, ni ne sera jamais seul dans son exil. Et c’est là que réside, apparemment, ce que, afin d’éviter le mot trop tapageur d’« immortalité », nous verrons plus volontiers, à l’instar de Mandelstam et de ses semblables, rassemblé sous le mot d’« infini ». "

2022


2007

ISMAIL KADARÉ
Hamlet, le prince impossible

Traducion de l'albanais deTedi Papavrami

Facile d'affirmer que le Hamlet de Shakespeare est une œuvre universelle. Et même d'ajouter qu'il s'agit peut-être de l' œuvre la plus universelle de toute la littérature mondiale. Plus difficile, en revanche, de répondre à la question de savoir si ce qualificatif exprime un éloge ou un défaut.


1992

ISMAÏL KADARÉ
La pyramide
Traduction de l'albanais de Jusuf Vrioni

(épilogue)
"Un matin, un touriste blond qui photographiait la pyramide forma un vœu instant : qu'elle devînt transparente, de sorte que derrière ses faces de verre l'on pût distinguer tout ce qui se trouvait à l'intérieur, les sarcophages, les momies, l'indéchiffrable énigme. Le jour se levait, la pyramide se faisait de plus en plus vaporeuse et à chaque minute qui s'écoulait, il sentait son âme frissonner comme celui qui, au cours d'une séance de spiritisme, s'attend à photographier un esprit.
Il développa le rouleau de pellicule le soir même et la pyramide ressemblait vraiment à une verrière, sauf qu'à l'un de ses angles, près du neuvième gradin de la face nord-est, on distinguait une sorte de déchirure. Il sortit la pellicule du bain, l'y replongea... à mille, deux mille, quatre mille ans de profondeur, mais, quand il l'en ressortit, la déchirure était toujours là. Ce n'était pas un défaut du film, ainsi qu'il l'avait d'abord pensé, mais une tache de sang dont aucune eau, aucune solution ne pourrait jamais venir à bout."


ISMAIL KADARÉ
L'envol du migrateur

Traduction de l'albanais de Jusuf Vrioni

"Pourquoi cette démence sans fin, pourquoi aussi cette niaise soumission, cet aveuglement ? Pas une voix pour dénoncer, pas un seul geste de courage, fût-il sans espoir !"

1986


1981

ISMAIL KADARÉ
Le Palais des rêves
Traduction de l'albanais de Jusuf Vrioni

C'était une matinée humide. Il tombait une petite pluie mêlée de neige. Les immeubles massifs qui considéraient de haut l'animation de la rue avec leurs lourds portails et leurs vantaux encore clos, semblaient ajouter à la grisaille de ce début de journée.
Mark-Alem endossa son manteau, attachant jusqu'au dernier bouton qui le serrait au cou ; il porta son regard vers les réverbères en fer forgé autour desquels voltigeaient, clairsemés, les fins flocons, et sentit un frisson lui parcourir l'échine.


1980

ISMAÏL KADARÉ
Avril brisé

Traduction de l'albanais de Jusuf Vrioni

"La grosse horloge murale sonna sept coups. Il s’approcha à nouveau des vitres et, le regard perdu vers les cimes lointaines, il sentit son cerveau se vider de ses pensées. Mais, comme d’habitude, il s’agissait d’une vacuité toute provisoire. Peu à peu, son esprit se remplissait d’une nébulosité grisâtre. Quelque chose de plus que le brouillard, mais de moins que la pensée. Un entre-deux opaque, extensif et lacunaire. À peine une région de son cerveau se découvrait-elle que l’autre se recouvrait à l’instant. "


1980

ISMAÏL KADARÉ
Qui a ramené Doruntine?
Traduction de l'albanais de Jusuf Vrioni

"Stres se souvint de l'enterrement des neuf frères Vranaj, trois ans auparavant. C'avait été une série de malheurs, tous plus pénibles les uns que les autres, au point même qu'on ne pouvait en perdre le souvenir qu'en perdant la raison, mais une telle calamité — neuf cercueils de jeunes hommes d'une même maison en une semaine — ne pouvait se retrouver dans la mémoire d'aucune génération. Et tout cela s'était produit cinq semaines après les grandioses épousailles de la seule fille de la maison, Doruntine. Une armée normande avait soudain attaqué la principauté, et les neuf frères étaient allés à la guerre. Il était souvent arrivé que plusieurs frères d'une même maisonnée partissent pour des affrontements encore plus sanglants, mais jamais plus de la moitié d'entre eux n'avaient été fauchés au combat. Cette fois, cependant, l'armée ennemie avait quelque chose de bien spécial : c'était une armée atteinte de la peste, en sorte que tous ceux qui participèrent aux hostilités, vainqueurs et vaincus, moururent de même, certains au cours du conflit, d'autres une fois la bataille terminée. Nombre de maisons eurent ainsi à pleurer deux, trois, voire même quatre morts, mais une seule eut à en déplorer neuf : celle des Vranaj. "


ISMAIL KADARÉ
L'Hiver de la grande solitude

Traduction de l'albanais de Jusuf Vrioni

"C'était l'après-midi. Moscou s'étendait, immense, sous un ciel stérile où ne se distinguaient ni les contours des nuages, ni l'horizon. Les voitures de la délégation albanaise s'arrêtèrent sur la place Noguine, devant l'édifice gris du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique.
Dans le grand bureau, outre Khrouchtchev, il y avait Mikoyan, Kozlov et Andropov. Khrouchtchev arborait une expression mi-sérieuse, mi-maussade. Il savait que cet air-là ne lui allait pas et en était agacé.
« Nous vous écoutons », dit-il.
Enver Hodja écarta légèrement les mains. "

1973


ISMAÏL KADARÉ
Chronique de la ville de pierre
Traduction de l'albanais de Jusuf Vrioni

"C'était une ville étrange qui, tel un être préhistorique, paraissait avoir surgi brusquement dans la vallée par une nuit d'hiver pour escalader péniblement le flanc de la montagne. Tout dans cette ville était ancien et de pierre, depuis les rues et les fontaines jusqu'aux toits des grandes maisons, séculaires couverts de plaques de pierre grise, semblables à de gigantesques écailles. On avait de la peine à croire que sous cette puissante carapace subsistait et se reproduisait la chair tendre de la vie."

"Préservant péniblement la vie humaine dans ses membres et sous sa cuirasse de pierre, elle ne lui en causait pas moins, à cette vie, bien des peines, des écorchures et des plaies, et c'était naturel, puisque c'était une ville de pierre et que son contact était rude et froid.
Il n'était pas facile d'être un enfant dans cette ville."

"Le dimanche était uniformément étendu sur la ville. On eût dit que le soleil, projeté sur la terre, avait volé en éclats et que partout, dans les rues, sur les vitres des fenêtres, dans les flaques d'eau et sur les toits, étaient retombés des morceaux de lumière humides. Il me revenait à la mémoire un jour lointain où grand-mère avait écaillé un gros poisson. Ses avant-bras étaient couverts d'écailles. J'avais eu alors l'impression que tout son corps était dimanche. Par contre, quand mon père se mettait en colère, il était mardi.


1971


ISMAÏL KADARÉ
Les tambours de la pluie
Traduction de l'albanais de Jusuf Vrioni

"[...] Ils ont tout tenté contre nous, depuis les canons gigantesques jusqu'aux rats infectés. Nous avons tenu et nous tenons. Nous savons que cette résistance nous coûte cher et qu'il nous faudra la payer plus cher encore. Mais sur le chemin de la horde démente, il faut bien que quelqu'un se dresse et c'est nous que l'Histoire a choisis."

"Le pacha suivait avec une attention extrême chaque mouvement du cheval. Les yeux fixés sur lui, il paraissait fasciné. Il était si tendu qu'au bout de quelque temps, il sentit ses genoux et son cou fatigués, comme si c'eût été lui qui galopait devant les remparts en baissant de temps en temps la tête pour rechercher un peu d'humidité sur le sol brûlé. A un moment, il eût même la sensation qu'il avait de l'écume à la bouche, et il y porta la main pour l'essuyer."

1970


1966

ISMAÏL KADARÉ
Le général de l'armée morte
Traduction de l'albanais de Jusuf Vrioni

"On était maintenant en automne. C’était la saison des pluies, le général le savait. Avant son départ, il s’était renseigné sur le climat du pays. Cette période de l’année y était humide et pluvieuse. Mais le livre qu’il avait lu sur l’Albanie lui aurait-il appris que l’automne y était sec et ensoleillé, cette pluie ne lui aurait pas, pour autant, paru insolite. Au contraire. Il avait en effet toujours pensé que sa mission ne pouvait être menée à bien que par mauvais temps."

"Ils parlèrent encore un moment, mais la plus grande partie de leur trajet s’écoula en silence. Les routes étaient jonchées de feuilles mortes jaunies ou pourries. Les premières voltigeaient de-ci de-là, sous la poussée du vent, les autres se mouvaient un peu, avec peine, puis restaient inertes, collées au sol, comme appesanties sous leur charge d’eau et de boue et ainsi flétries, éparses sur la chaussée, paraissaient attendre la mort.
Les autos leur roulaient dessus à vive allure."