ISMAÏL KADARÉ
Chronique de la ville de pierre
Traduction de l'albanais de Jusuf Vrioni
"C'était une ville étrange qui, tel un être préhistorique, paraissait avoir surgi brusquement dans la vallée par une nuit d'hiver pour escalader péniblement le flanc de la montagne. Tout dans cette ville était ancien et de pierre, depuis les rues et les fontaines jusqu'aux toits des grandes maisons, séculaires couverts de plaques de pierre grise, semblables à de gigantesques écailles. On avait de la peine à croire que sous cette puissante carapace subsistait et se reproduisait la chair tendre de la vie."
"Préservant péniblement la vie humaine dans ses membres et sous sa cuirasse de pierre, elle ne lui en causait pas moins, à cette vie, bien des peines, des écorchures et des plaies, et c'était naturel, puisque c'était une ville de pierre et que son contact était rude et froid.
Il n'était pas facile d'être un enfant dans cette ville."
"Le dimanche était uniformément étendu sur la ville. On eût dit que le soleil, projeté sur la terre, avait volé en éclats et que partout, dans les rues, sur les vitres des fenêtres, dans les flaques d'eau et sur les toits, étaient retombés des morceaux de lumière humides. Il me revenait à la mémoire un jour lointain où grand-mère avait écaillé un gros poisson. Ses avant-bras étaient couverts d'écailles. J'avais eu alors l'impression que tout son corps était dimanche. Par contre, quand mon père se mettait en colère, il était mardi.