« Manet une fois pour toutes, dans un atelier des Batignolles, a pris une grande scie de carrier et a coupé le marbre en deux sans retour possible à l’Un, même si la scie de carrier était une paire de ciseaux. Il l’a coupé pour des motifs que nous ignorons, scrupule esthétique ou commodité de vente, hasard de commandes, décision idéologique, il ignorait peut-être lui-même pourquoi. On aimerait penser, et on est en droit de penser, étant donné ce qu’on sait de l’intelligence nerveuse de Manet, de sa terrible violence policée, de sa fulgurance spécifique qui était un savoir, on peut penser donc que ce qu’il a coupé avec une jubilation noire ou avec résignation, avec tristesse, ce qu’il a scié, marbre ou toile, c’est la tablée fondatrice des faubourgs de Jérusalem, celle autour de laquelle l’amour est donné, que l’amour organise. Nous sommes séparés et cloisonnés, divorcés, le lien a disparu, la belle continuité lisse de l’amour et de la tablée. Le monde est en morceaux, les petits atomes roulent chacun pour soi sur le clinamen. Manet avec ses ciseaux le ratifie. Le corps social est sécable, composé de petits éléments découpés, atomisés, qu’on recolle à la va-vite. Notre propre corps même est sécable, comme le beau Manet devra en faire l’expérience le 20 avril 1883, dans moins de dix ans, quand une scie de chirurgien lui coupera le pied gauche, à la perte duquel il ne survivra pas. « Il n’y a pas de symétrie dans la nature », disait-il à Antonin Proust. La dissymétrie règne. Manet le ratifiera à son corps défendant. Il descendra dans la tombe avec un seul pied, à Passy le 3 mai."