L'émancipation sociale, si elle doit advenir, sera un saut dans l'inconnu sans filet de sécurité, non la réalisation d'une sentence émise par l'histoire.
Le mot «émancipation» n'est pas encore aussi abîmé que celui de révolution. Originairement, il désignait l'affranchissement de l'esclave, qui n'a donc plus de maître et accède à l'autonomie. On s'émancipe toujours à l'égard de quelque chose...
La seule chance est celle de sortir du capitalisme industriel et de ses fondements, c'est-à-dire de la marchandise et de son fétichisme, de la valeur, de l'argent, du marché, de l'Etat, de la concurrence, de la Nation, du patriarcat, du travail et du narcissisme, au lieu de les aménager, de s'en emparer, de les améliorer ou de s'en servir.
S'il veut briser la dureté des individus fétichistes et narcissiques, l'art lui-même doit être dur et difficile. Cela ne veut pas dire volontairement cryptique, mais exigeant. L'art, s'il ne veut pas participer à la marche de ce monde, doit s'abstenir de venir à la rencontre des « gens », faciliter leur vie, rendre la société plus sympathique, être utile, plaire ; il reste plus fidèle à sa vocation lorsqu'il s'oppose à la communication facile et s'efforce de confronter son public avec quelque chose de plus « grand » que lui. Cet art doit heurter - non des conventions morales déjà complètement ébranlées, mais l'entêtement des êtres humains dans leur existence empirique, leur pétrification dans les catégories courantes (ce qui aujourd'hui n'exclut pas la liquéfaction la plus extrême). Idéalement, ce ne sont pas les œuvres qui doivent plaire aux hommes, mais les hommes qui devraient tenter de suffire aux œuvres. Il ne revient pas au spectateur/consommateur de choisir son œuvre, mais à l'œuvre de choisir son public, en déterminant qui est digne d'elle. Ce n'est pas à nous de juger Baudelaire ou Malevitch ; ce sont eux qui nous jugent et qui jugent de notre faculté de jugement. L'œuvre, dans cette perspective, ne doit pas être « au service » du sujet qui la contemple.