ANSELM JAPPE
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ANSELM JAPPE
La société autophage

" Depuis quelque temps, l’impression prédomine que la société capitaliste est entraînée dans une dérive suicidaire que personne ne veut consciemment mais à laquelle tout un chacun contribue. Destruction des structures économiques qui assurent la reproduction des membres de la société, destruction des liens sociaux, destruction de la diversité culturelle, des traditions et des langues, destruction des fondements naturels de la vie : ce que l’on constate partout, ce n’est pas seulement la fin de certains modes de vie pour passer à d’autres – « destructions créatrices » dont l’histoire de l’humanité serait pleine –, c’est plutôt une série de catastrophes à tous les niveaux et à l’échelle planétaire, qui semblent menacer la survie même de l’humanité, ou au moins la continuation d’une très grande partie de ce qui a donné un sens à l’« aventure humaine », pour replonger les humains à l’état d’« amphibies ». "

"Le système capitaliste est entré dans une crise grave. Cette crise n’est pas seulement cyclique, mais finale : non dans le sens d’un écroulement imminent, mais comme délitement d’un système pluriséculaire. Ce n’est pas la prophétie d’un événement futur, mais le constat d’un processus devenu visible au début des années 1970 et dont les racines remontent à l’origine même du capitalisme.
Nous n’assistons pas au passage à un autre régime d’accumulation (comme ce fut le cas avec le fordisme), ni à l’avènement de nouvelles technologies (comme ce fut le cas avec l’automobile), ni à un déplacement du centre de gravité vers d’autres régions du monde, mais à l’épuisement de la source même du capitalisme : la transformation du travail vivant en valeur."

2017


2017

ANSELM JAPPE
Les aventures de la marchandise

" Il n’est pas nécessaire de dresser ici le bilan des horreurs produites par la société marchande dans son actuelle phase néolibérale. Elles sont bien connues. La « main invisible » tant prisée a commencé à frapper tous azimuts. Nous tous sommes en train de devenir « non rentables ». Maintenant, les crises ne dérivent plus des imperfections du système producteur de marchandises, mais au contraire de son développement complet. Il n’y a plus de place pour les oppositions et les solutions immanentes au système. Ce n’est pas par parti pris en faveur du radicalisme ou de l’« utopie », mais par réalisme qu’il faut maintenant envisager des issues radicalement anticapitalistes. Il faut abandonner l’illusion que les problèmes posés par le marché puissent encore trouver des solutions sur le terrain de l’économie de marché elle-même. Il sera plus facile de tuer la bête une fois pour toutes. Pendant plus de 150 ans, le mouvement ouvrier et démocratique a accepté l’existence de la bête pour lui appliquer mille chaînes et l’entourer de mille clôtures. On a vu que la première crise de valorisation, la première contestation sérieuse, a suffi pour que la bête oublie qu’elle a été apprivoisée et brise toutes ses chaînes. Le capitalisme rendu « social », « démocratique », « humain », et même « écologique », par un effort séculaire peut redevenir d’un jour à l’autre le capitalisme sans phrases : un système fétiche aveugle, prêt à tout dévorer pour assurer sa survie."


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2011

ANSELM JAPPE
Crédit à mort

On n'échappe pas aux contraintes structurelles du système en démocratisant l'accès à ses fonctions.

Ce capitalisme post-moderne représente la seule société dans l'histoire qui ait promu une infantilisation massive de ses membres et une désymbolisation à large échelle. Désormais, tout contribue à maintenir l'être humain dans une condition infantile: de la bande dessinée à la télévision, des techniques de restauration des œuvres d'art anciennes à la publicité, des jeux vidéo aux programmes scolaires, du sport de masse aux psychotropes, de Second Life aux expositions dans les musées, tout concourt à la création d'un consommateur docile et narcissique qui voit dans le monde entier une extension de soi-même, gouvernable d'un clic de souris.

 


L'émancipation sociale, si elle doit advenir, sera un saut dans l'inconnu sans filet de sécurité, non la réalisation d'une sentence émise par l'histoire.

Le mot «émancipation» n'est pas encore aussi abîmé que celui de révolution. Originairement, il désignait l'affranchissement de l'esclave, qui n'a donc plus de maître et accède à l'autonomie. On s'émancipe toujours à l'égard de quelque chose...

La seule chance est celle de sortir du capitalisme industriel et de ses fondements, c'est-à-dire de la marchandise et de son fétichisme, de la valeur, de l'argent, du marché, de l'Etat, de la concurrence, de la Nation, du patriarcat, du travail et du narcissisme, au lieu de les aménager, de s'en emparer, de les améliorer ou de s'en servir.

S'il veut briser la dureté des individus fétichistes et narcissiques, l'art lui-même doit être dur et difficile. Cela ne veut pas dire volontairement cryptique, mais exigeant. L'art, s'il ne veut pas participer à la marche de ce monde, doit s'abstenir de venir à la rencontre des « gens », faciliter leur vie, rendre la société plus sympathique, être utile, plaire ; il reste plus fidèle à sa vocation lorsqu'il s'oppose à la communication facile et s'efforce de confronter son public avec quelque chose de plus « grand » que lui. Cet art doit heurter - non des conventions morales déjà complètement ébranlées, mais l'entêtement des êtres humains dans leur existence empirique, leur pétrification dans les catégories courantes (ce qui aujourd'hui n'exclut pas la liquéfaction la plus extrême). Idéalement, ce ne sont pas les œuvres qui doivent plaire aux hommes, mais les hommes qui devraient tenter de suffire aux œuvres. Il ne revient pas au spectateur/consommateur de choisir son œuvre, mais à l'œuvre de choisir son public, en déterminant qui est digne d'elle. Ce n'est pas à nous de juger Baudelaire ou Malevitch ; ce sont eux qui nous jugent et qui jugent de notre faculté de jugement. L'œuvre, dans cette perspective, ne doit pas être « au service » du sujet qui la contemple.




Anselm Jappe dans Lignes

...Quelques similitudes entre Debord et Baudrillard ne manquent pas. Ce dernier a repris, surtout au début de sa carrière, une partie de la critique situationniste de l'urbanisme. Mais c'est surtout le concept de « spectacle » qui revient fréquemment dans ses œuvres, normalement sous forme de références fugaces : « Si notre société n'était plus celle du "spectacle", comme on le disait en 68, mais, plus cyniquement, celle de la cérémonie »*, parfois même sans le nommer directement: « S'il ne s'agissait plus d'opposer la vérité à l'illusion, mais de percevoir l'illusion généralisée comme plus vraie que le vrai ? ... Et si tout cela n'était ni enthousiasmant, ni désespérant, mais fata? »*. Dans une phrase comme : « Si la pensée n’anticipe pas sur ce détour­nement par son écriture même, c'est le monde qui s'en chargera, par la vulgarisation, le spectacle ou la répétition»*, on trouve même deux concepts-clefs des situationnistes : « spectacle » et « détournement », ainsi que la volonté, typiquement situationniste, de se dérober à la « récupération » par le « système ».

* J. Baudrillard, LAutre par lui-même. Habilitation, Paris, Galilée, 1987, p. 89-90.

Voir le Fichier : Baudrillard_detournement_par_exces.pdf