PASCAL QUIGNARD
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PASCAL QUIGNARD
l'Homme aux trois lettres

"J’aime les livres. J’aime leur monde. J’aime être dans la nuée que chacun d’eux forme, qui s’élève, qui s’étire. J’aime à en poursuivre la lecture. J’éprouve de l’excitation à en retrouver le poids léger et le volume dans l’intérieur de la paume. J’aime vieillir dans leur silence, dans la longue phrase qui passe sous les yeux. C’est une rive bouleversante, à l’écart du monde, qui donne sur le monde, mais qui n’y intervient en aucune façon. C’est un chant solitaire que seul celui qui lit entend. L’absence de son externe, l’absence totale de tapage, de gémissement, de huée, l’éloignement maximum de la vocalisation et de la foule."

"Ce qui caractérise la société secrète de ceux qui lisent, c’est la solitude de chacun. C’est leur extrême singularité qui ne cesse de se faire plus singulière. C’est l’ascèse, le sacrifice, la modestie, la concentration, l’étude. C’est le silence, la dissimulation, l’anomie, l’ombre, la passion, l’insomnie. C’est une furtivité qui est en vérité, sans doute, féline. Ou du moins presque féline, peut-être un peu aviaire. La lecture est un vol sans bruit. Comme le vol magique des chouettes, dont les ailes ne se déploient que pour s’appuyer, sans le moindre bruit, sur l’air qui passe au-dessus de la terre et qui y rebondit. Prédation invisible. "


PASCAL QUIGNARD
Performances de ténèbres

"Les rapaces nocturnes ne font aucun bruit quand ils volent, ils saisissent en silence le moindre son qui passe ; ils ravissent dans la nuit, tendant au-dessous de leurs ailes leurs pieds puissants; tout devient indistinct ; les mauvais souvenirs s'insinuent dans les rêves et s'y attardent et nous accoutument à leur antique fièvre résistante et encolérée. Ce qui a disparu en profite pour se mêler aux vivants alors que les vivants sont, intégralement, faits de disparus."

"Rêver est la voie royale qui mène à l'inconscient. Si on replongeait la pensée dans sa rêvée on tomberait sur l'hallucination crépusculaire qui tourne en rond et reparcourt toutes les hantises animales, omni-animales, qui en rejoue les joies prédatrices et saltatrices, qui les sublime, les écume, les réduit, les retransforme en extases.
Melanie Klein ajouta ceci de décisif à Freud: Jouer comme les enfants jouent est le royaume où cette voie royale mène. Le jeu est cette petite région sacrée où se découvre l'inconscient. Comme la mer « découvre » l'estran, l'espace délimité et consacré du jeu diurne se tient au-delà du songe nocturne mais en deçà de l'acquisition de la langue."


PASCAL QUIGNARD
Les Larmes

"Nul ne savait dire en quelle direction partait Hartnid. Personne ne savait de quoi il pouvait vivre. Il voyageait. Il voguait. Il chevauchait. Il ne restait pas en place. On racontait qu'une dame fée qui vivait sur les rives de la Somme l'avait sauvé quand il était un tout petit enfant. Il ne parlait presque pas. Il ne mangeait pas. Son nom n'était que le contraire d'un nom et il était complètement indifférent au monde. Mais voici ce que pensait de lui son frère jumeau qui s'appelait Nithard quand il était en vie."


PASCAL QUIGNARD
Les désarçonnés


Tout mythe explique une situation actuelle par le renversement d'une situation antérieure.
Tout à coup quelque chose désarçonne l'âme dans le corps.
Tout à coup un amour renverse le cours de notre vie.
Tout à coup une mort imprévue fait basculer l'ordre du monde et surtout celui du passé car le temps est continûment neuf. Le temps est de plus en plus neuf. Il afflue sans cesse directement de l'origine. Il faut retraverser la détresse originaire autant de fois qu'on veut revivre.


Des millions de victimes sur des milliers de siècles ont rarement songé à prendre les jambes à leur cou faute qu'elles aient eu, quant à elles, le moindre soupçon de ce qui les attendait. Elles hurlent sur place sans finir parce qu'elles sont hypnotisées par l'agressivité qui les martyrise. Cette agressivité est le désir sans inhibition de la mort. S'entretuer est la passion spécifique de l'espèce homo, faisant jaillir son sang noir, son virus, sa virtus, s'opposant aux autres fauves chez qui la prédation est simplement affamée de la proie qui les rassasiera, et aussi immédiatement assouvie qu'elle était précisément affamée. Les centaines de millions d'écrans qui couvrent la planète sont devenus le nouvel organe fascinateur, remplaçant sacrifices et rites, foules pèlerinantes, masses piétinantes. C'est la sédentarisation finale. C'est le pogrome devenu immobile. Si le spectacle n'apaise pas entièrement la jouissance horrifiée qu'il excite, au moins il cloue sur place le spectateur qui examine le sang qui s'écoule. Il fait de ceux qu'il sidère des proies à adresses, à pièces d'identité, à cartes bancaires, des victimes numérotées, des corps assis et pétrifiés susceptibles de tous les rackets et de tous les pillages. La tétanie de chacun s'offre à la prise de tous. La haine, une fois devenue à ce point immobile, se transforme en peur. La peur, cette unique compagne du désir, confinée dans la sédentarité et la propriété foncière, est retraitée en angoisse. Cette angoisse cherche protection auprès de la puissance qu'elle a elle-même déléguée dans l'épouvante pour contrer son effroi, à laquelle elle consent comme si elle n'était pas sienne sous forme d'obéissance, de liberté meurtrie, d'immobilité physique, de veulerie sociale. Ce que les démocraties appellent la politique, depuis le commencement de ce siècle, oubliant l'horreur du siècle qui précéda ce nouveau siècle, est en train de commettre le tort de criminaliser la contestation qui les fonde et qui devrait les agiter jusqu'au tumulte pour les laisser vivantes.


Qu'est-ce que le pouvoir ? La possibilité qu'a une société ou un État, à tout moment, de refouler un individu à sa frontière en le déclarant non humain, non national, non subjectif, lui arrachant son visage comme sa biographie, les projetant dans la mort ou le vide.


Ils erraient dans la chaleur d'août. Ils ne comprenaient pas la nature des maux qui les frappaient. Ils ignoraient qu'ils avaient survécu à la bombe appelée Little Boy, laquelle avait été lancée sur les populations civiles d'Hiroshima afin d'annoncer la bonne nouvelle de l'humanisme restauré sur la terre. Sur le bord du quai, des ombres noires étaient assises en rang d'oignon, sans se toucher, devenues presque nues, et toutes avaient le corps boursouflé. Sur la place principale, accroupie sur le trottoir, il y avait une mère qui tenait sur ses genoux un tout petit enfant dont la peau du dos pendait. L'un et l'autre restaient immobiles. Ils étaient figés dans le silence si bien qu'on ne savait pas s'ils étaient encore vivants. Devant eux des milliers d'hirondelles aux ailes brûlées se traînaient par terre en sautillant.


Quand on cesse de se soumettre au jugement de ceux dont on s’est retranché, tout ce qui blesse s’effiloche et se gomme d’un coup comme une brume sur la rivière à l’instant où monte le soleil. 


La domestication collective humaine est épuisante, assourdissante. Elle est faite de dialogie inlassable, d'agglutination sollicitée, de significations prescrites, d'interdictions insupportables, d'admonestations dépourvues de sens. Quitter une mission c'est démissionner. Quitter la domus c'est se dédomestiquer. Être apolis, c'est à la fois quitter la ville mais n'entraîner personne à sa suite.
C'est regagner un peu de silence.
Il ne faut pas attendre du déserteur le point de vue du général.
Il faut se précipiter vers ce qu'on préfère sans qu'il soit besoin de le juger.
Lire comme les lettrés. S'approcher de la terre comme si on allait mourir.
Libres comme les chats.
Et muets comme les pierres où ils vont, où ils sautent, où ils se pelotonnent, où ils se réchauffent dans le rayon de soleil qui colore et qui tombe.






Pascal Quignard aux Champs Libres à Rennes, samedi 13 octobre 2012



2011

PASCAL QUIGNARD
Les solidarités mystérieuses

Au bord de la falaise il y a un pneu, un buisson jaune, un peu d'algue séchée.
C'est toujours près de lui, près du buisson jaune, qu'elle s'assoit et qu'elle rêve, le soir. Chaque soir, c'est le même rêve : elle rêve qu'elle vit avec lui, elle lui raconte sa journée. Elle lui fait part des événements du jour et lui demande ce qu'il en pense.

*

Mon dernier souvenir d'elle? C'est celui du dernier soir. Mais c'est celui de tous les soirs où il pleuvait. On mange dans la cuisine. La nuit est tombée depuis longtemps derrière la fenêtre. Dehors, il pleut à verse. Elle tient une cigarette ou un verre de vin. Elle boit une gorgée de vin qui l'apaise. Elle se lève. Elle est debout. Elle tient le front posé contre la vitre. Elle a envie de sortir mais il pleut.






2009

PASCAL QUIGNARD
La barque silencieuse

Le suicide est certainement la ligne ultime sur laquelle peut venir s'écrire la liberté humaine. Elle en est peut-être le point final. Le droit de mourir n'est pas inscrit dans les droits de l'homme. Comme l'individualisme n'y est pas inscrit. Comme l'amour fou n'y est pas inscrit. Comme l'athéisme n'y est pas inscrit. Ces possibilités humaines sont trop extrêmes. Elles sont trop antisociales pour être admises dans le code qui prétend régir les sociétés. Car un homme naît croyant comme un lapin est ébloui par les phares.



2008

PASCAL QUIGNARD
Boutès

Ils rament. Ils rament. Ils filent sur la mer. La voile est fermement tirée sur les drisses de la vergue. Un vent rapide les aide et pousse le navire. Le vaisseau s'approche de l'île aux oiseaux à tête de femme qui sont nommés en grec Sirènes. Tout à coup une voix féminine et merveilleuse s'élève. La voix avance sur la mer vers les rameurs. Elle provient de l'île. Aussitôt ils veulent s'arrêter; ils veulent entendre ce chant; ils lâchent les rames; ils se lèvent de leur banc; ils détendent la voile; ils vont chercher les pierres ancres; ils s'apprêtent à déployer les amarres; ils veulent rejoindre le rivage de l'île.


2007

PASCAL QUIGNARD
La nuit sexuelle

Il y a trois nuits.
Avant la naissance ce fut la nuit. C'est la nuit utérine.
Une fois nés, au terme de chaque jour, c'est la nuit terrestre. Nous tombons de sommeil au sein d'elle. Comme le trou de la fascination absorbe, l'obscurité astrale engloutit et nous rêvons en elle. Et si c'est par la nuit qui est en nous, interne, que nous nous parlons, c'est dans la nuit externe, quotidienne, qui semble à nos yeux venir du ciel, que nous nous touchons.
Enfin, après la mort, l'âme se décompose dans une troisième sorte de nuit. La nuit qui régnait à l'intérieur du corps se dissout dans un effacement que nous ne pouvons anticiper. Cette nuit n'a plus aucun sens pour s'aborder. C'est la nuit infernale.



2006

PASCAL QUIGNARD
Villa Amalia

Puis il irradia la détresse.
Il s'approcha de la mort.
Il buvait trop.
Il explosa soudain en intolérances, en plaintes, en violences, en injustices.


PASCAL QUIGNARD
Sordidissimes ( Dernier royaume V )

"Les terreurs ne ressemblent pas aux bêtes qui les provoquent. Les affects n'ont pas les traits des ouragans dont la menace les effraie. Les blessures ne ressemblent pas aux armes. Les tristesses ne ressemblent pas aux mots."

"On appelle enfance la grande fondation silencieuse dont chacun reste captif au sein du groupe jusqu'à la mort.
Les hominidés sont bien plus captifs de cette longue empreinte non verbale que du langage qu'ils acquièrent, par la suite, à partir d'elle et qui le plus souvent manque à la fin de leur vie comme à ses débuts.
L'inachèvement est originaire. Le temps physique le fonde - auquel s'ajoutent chez l'homme la prématuration biologique, le langage toujours défaillant.
L'insuffisance tend les mains à une domestication sans limites."


2005


2005

PASCAL QUIGNARD
Les Paradisiaques ( Dernier royaume IV )

"Nous dépendons de nos lieux plus encore que de nos proches"

"Cest cela le tourisme: ne pas rencontrer la rencontre. Aller saluer l'ersatz, fuir l'ici brûlant du monde, mépriser l'aïeul, oublier le fer qui bout au centre de la terre, se détourner de la marée et de son vacarme assourdissant et incessant, dormir la nuit, dormir dans l'aube, dormir sous le soleil, voilà le tourisme.
L'antiquement familier, le paradis perdu, l'île merveilleuse, le jardin édénique ne se mesurent ni en kilomètres ni en siècles - ni en voyage ni en souvenirs - mais en profondeur interne et en intensité fulgurante."


PASCAL QUIGNARD
Abîmes
( Dernier royaume III )

"La lune est le lieu où le Jadis nocturne échoue et vient muer."

"La sensation de revenir, de reconnaissance, d'évidence, la sensation de brûler, la sensation de familiarité, l'assurance inexplicable, le sentiment océanique, l'impression de déjà vécu, de déjà vu, de déjà connu, toutes les petites transes spontanées qui envahissent le corps avec tant d'exultation conduisent dans le même temps à une lisière d'angoisse.
Limes où la toute-puissance affronte l'angoisse. Nous avons raison de craindre de ne pas être maître de ce qui se passe; nous sommes fous de croire que nous le sommes jamais; nous errons entre les deux pôles du temps; nous sommes comme les cerfs-volants ou les yo-yo que les enfants font flotter entre ciel et terre; entre endo et exo; entre mer et terre.
Comme le ressac.
On n'est jamais sûr de revenir. Mais ce qui revient en nous dans ces impressions n'est rien qui puisse dérouter entièrement cac cela s'est produit; c'est le passé pur qui lance sa vague; c'est le jadis; le passé avant la mémoire; la plénitude océanique, aoristique, aporétique, abyssale, sans limites, d'avant que nous soyons séparés, que l'objet se soit perdu, que nous soyons devenus sexués et respirants."

2002



2002

PASCAL QUIGNARD
Sur le jadis
( Dernier royaume II )

"Une aube muette se cherche dans la lecture des livres."

"Je pose que la nature, en deça des trois "règnes" propres à son propre "royaume", est le spectacle terrestre lumineux, ensoleillé, atmosphérique, natal, ultime de l'homme.
C'est un accord qui ne s'est pas négocié, auquel l'expérience épanche, et qui dilate à force d'identification progressive.
C'est la récréation.
Cela recrée la source en nous."


PASCAL QUIGNARD
Les ombres errantes ( Dernier royaume I )

"Il y a dans lire une attente qui ne cherche pas à aboutir. Lire c'est errer. La lecture est l'errance."

Il y a un monde qui appartient à la rive du Léthé.
Cette rive est la mémoire.
C'est le monde des romans et celui des sonates, celui du plaisir des corps nus qui aiment la persienne à demi refermée ou celui du songe qui l'aime plus repoussée encore jusqu'à feindre l'obscurité nocturne ou qui l'invente.
C'est le mondes des pies sur les tombes.
C'est le monde de la solitude que requièrent la lecture des livres ou l'audition de la musique.
Le monde du silence tiède et de la pénombre oisive où vague et se surexcite soudain la pensée.

"Il y a dans lire une attente qui ne cherche pas à aboutir. Lire c'est errer. La lecture est l'errance."

Il y a un monde qui appartient à la rive du Léthé.
Cette rive est la mémoire.
C'est le monde des romans et celui des sonates, celui du plaisir des corps nus qui aiment la persienne à demi refermée ou celui du songe qui l'aime plus repoussée encore jusqu'à feindre l'obscurité nocturne ou qui l'invente.
C'est le mondes des pies sur les tombes.
C'est le monde de la solitude que requièrent la lecture des livres ou l'audition de la musique.
Le monde du silence tiède et de la pénombre oisive où vague et se surexcite soudain la pensée.

2002








AGUSTINA IZQUIERDO (Quignard)
L'amour pur

Qui peut échapper à ce que dit le mot désir ? Ni le vêtement, ni le silence, ni la nuit, ni les fards, ni même les pensées volontaires ne dissimulent tout a fait la honte des fantasmes qui nous affolent. La femme ou l'homme qui implorerait pitié pour son désir implorerait en vain.
Dans la cité de Barcelone, à l'abri des murs, près du cloître de la cathédrale, à deux pas de la porte de Santa Eulalia, vivait un homme à la fois pieux et musicien qui s'appelait le Père Guimerà.


AGUSTINA IZQUIERDO (Quignard)
Un souvenir indécent

Je relevai le visage et lui fis remarquer qu'elle était en train de prononcer un vers qu'aimait citer Didac, qui aimait tellement citer des vers. Elle me regarda.
Elle se pencha vers la table en rotin et elle remplit une nouvelle fois nos tasses à café. Elle prit un sucre. Elle dit que la foudre était toujours prête, la colère toujours enflammée, la solitude toujours sûre, la peur toujours insondable.


Avant la construction du site Lieux-dits:, avant 2001 donc, livres lus:

-Terrasse à Rome, 2000

- Vie secrète, 1998

-L'Occupation américaine, 1994

-Le Sexe et l'Effroi, 1994

-Tous les matins du monde, 1991

-Les escaliers de Chambord, 1989

-La Leçon de musique, 1987

-Le Salon du Wurtemberg, 1986 

-Le Lecteur, 1976