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JACQUES RANCIERE
La page Jacques Rancière sur Lieux-dits



 

OLIVIER RAZAC
L'écran et le zoo

"Le problème posé par la télé-réalité n’est pas essentiellement esthétique ou moral, il est éthique. La télé-réalité n’est pas un simple effet de mode. Elle est un dispositif de contrôle social voué à s’installer. Un ensemble de programmes au fonctionnement et aux effets semblables. Il ne faut donc pas se laisser aveugler par les émissions les plus controversées et voyantes. Ce modèle technologique est aussi bien partagé par des reportages, des talk-shows ou des émissions de variété. Disons, le brutalement, la télé-réalité fonctionne comme un zoo."

 

 

ELISEE RECLUS
Les Alpes

"La géographie, prise dans son sens étroit et poursuivie d'une manière exclusive, est une des études les plus dangereuses. D'ailleurs, quelle est la science que l'on ne puisse racornir, dessécher, priver de toute sève, réduire à rien quand on l'étudie isolément, sans ampleur de l'esprit, sans largeur de conceptions? Tout savoir humain doit avoir sa part d'humanité.
Il vaudrait mieux n'avoir rien appris et garder son intelligence libre, prête à recevoir des empreintes toutes neuves, que de s'emplir la cervelle d'un immense fatras ne répondant à aucune idée. (...) La science à l'étude de laquelleje vous convie est tout autre."(1894)


ELISEE RECLUS
Ecrits sociaux

1851-1904

"Le tigre peut se détourner de sa victime, mais les livres de banque prononcent des arrêts sans appels ; les hommes, les peuples sont écrasés sous ces pesantes archives, dont les pages silencieuses racontent en chiffres l'œuvre impitoyable. Si le capital devait l'emporter, il serait temps de pleurer notre âge d'or, nous pourrions alors regarder derrière nous et voir, comme une lumière qui s'éteint, tout ce que la terre eut de doux et de bon, l'amour, la gaieté, l'espérance. L'Humanité aurait cessé de vivre."

"C'est ainsi que dans la police on a inventé l'anthropométrie, un moyen de changer la France entière en une grande prison. On commence par mensurer les criminels vrais ou prétendus, puis on mensure les suspects, et quelque jour tous auront à subir les photographies infamantes. « La police et la science se sont entrebaisées ».

"En comparaison de ce mouvement universel, ce que l'on est convenu d'appeler patriotisme n'est donc autre chose qu'une régression à tous les points de vue. Il faut être naïf parmi les naïfs pour ignorer que les « catéchismes du citoyen» prêchent l'amour de la patrie pour servir l'ensemble des intérêts et des privilèges de la classe dirigeante, et qu'ils cherchent à maintenir, au profit de cette classe, la haine de frontière à frontière entre les faibles et les déshérités. Sous le mot de patriotisme et les commentaires modernes dont on l'entoure, on déguise les vieilles pratiques d'obéissance servile à la volonté d'un chef, l'abdication complète de l'individu en face des gens qui détiennent le pouvoir et veulent se servir de la nation tout entière comme d'une force aveugle."


ELISEE RECLUS
Histoire d'un ruisseau

"Chose admirable et qui m’enchante toujours ! ce ruisselet est pauvre et intermittent ; mais son action géologique n’en est pas moins grande ; elle est d’autant plus puissante relativement que l’eau coule en plus faible quantité. C’est le mince filet liquide qui a creusé l’énorme fosse, qui s’est ouvert ces entailles profondes à travers l’argile et la roche dure, qui a sculpté les degrés de ces cascatelles, et, par l’éboulement des terres, a formé ces larges cirques dans les berges. C’est aussi lui qui entretient cette riche végétation de mousses, d’herbes, d’arbustes et de grands arbres."

"Enfin, il approche de la mer, et ses eaux douces, glissant en nappe tranquille, vont se heurter contre les vagues écumeuses de l’eau salée, qui se déroulent avec un bruit de tonnerre continu. "

 


OLIVIER REMAUD
Penser comme un iceberg

 "Dans la langue inuktitut, auyuittuq signifie “la chose qui ne fond jamais”. C’est le nom donné au glacier. Les glaciers incarnent le temps long de la Terre, la mémoire de ses phases élémentaires, les souvenirs des ancêtres qui vivaient avec eux. Ils sont un trait d’union entre le passé et le présent, comme une promesse de continuité. Leur antiquité fait partie de la vie pratique et mentale des communautés humaines circumpolaires. De nos jours, aucun glacier ne peut plus porter ce nom à cause de l’effacement général des étendues gelées. Quel sens y aurait-il à définir le glacier comme “la chose qui fond” ? "

 

"La solastalgie est le mal du pays éprouvé alors que vous vivez toujours chez vous dans votre environnement habituel."

" La solastalgie est donc le nom de l’impuissance ressentie par les résidents de territoires marqués par des désastres d’origine anthropique. Le concept précise le contexte affectif de désorientation qui suit la perte d’un “sentiment endémique du lieu” du fait des dégâts (incendies, ouragans, sécheresse, inondations, fonte des glaces) causés par l’industrie d’extraction, la pollution des sols, de l’atmosphère, des océans, et le réchauffement planétaire. Confrontées aux modifications des milieux de vie, les populations autochtones s’aperçoivent que les paysages qu’ils aimaient sont devenus “méconnaissables”. Les terres sont dégradées, les perspectives dévastées. "

 


Frederic Edwin Church, The Icebergs (1861-1863), musée d’Art de Dallas.

" Frederic Edwin Church entend fixer les volumes et les couleurs des icebergs sur des études à l’huile et des esquisses au crayon. Il a en tête une grande œuvre."

 "Deux ans après leur retour, le peintre livre au public new-yorkais une œuvre imposante : The North. Le tableau fait un mètre soixante-quatre de haut sur deux mètres quatre-vingt-cinq de large. L’opinion est positive, en ce mois d’avril 1861, mais pas unanime : trop de vide, aucune marque humaine. Church retravaille sa grande toile. Il décide un beau jour de la faire connaître en Europe.
En juin 1863, une soirée d’inauguration est organisée à Londres. Des personnalités y assistent, dont Lady Franklin et Sir Francis Leopold McClintock. Les spectateurs de la capitale britannique aperçoivent à gauche du cadre un mât brisé, encore doté de sa hune, qui pointe vers un bloc de roche à droite. Church a ajouté le détail dans la version finale. Sans doute pour évoquer le naufrage tragique de Franklin et répondre aux critiques. Tout autour des icebergs règne une même lueur arctique voilée. Le peintre a rebaptisé son œuvre en lui donnant le titre actuellement connu : The Icebergs. "

"Church instruit l’œil du spectateur en détaillant les aspects de la scène. Il estime que le public en a besoin. Pour deux raisons au moins. D’une part, l’iceberg est un objet spontanément pictural. Mais la variété de ses lignes doit être montrée. Sinon, le spectateur risque de se lasser devant tant d’uniformité. D’autre part, la beauté de l’iceberg est intrigante. Ses proportions font d’abord douter du principe d’Archimède. La masse semble très lourde. Et pourtant elle flotte ! Elle est si légère, presque aérienne. Comment figurer l’alliance du poids et de l’absence de poids ?
Le peintre a observé les blocs de près. Il sait que leur plasticité est un défi. Leurs droites s’entremêlent et leurs courbes se chevauchent. Les icebergs alternent sans cesse les premiers plans avec les arrière-plans. Ils composent des volumes qui paraissent éternels. Puis ils se dissolvent dans l’air et dans l’océan. Les cubes de glace massifs se métamorphosent en petites boules de flocons volatils."

 

PAUL RICOEUR.
JACQUES DERRIDA
La philosophie au risque de la promesse

"Le tournant décisif approche quand soudain les promesses dont je suis l'auteur viennent se replacer dans la mouvance des promesses dont j'ai été et suis encore le bénéficiaire. Or il ne s'agit pas seulement de ces promesses fondatrices, dont la promesse à Abraham constitue le paradigme, mais de cette suite de promesses dans lesquelles des cultures entières et des époques marquantes ont projeté leurs ambitions et leurs rêves, promesses dont beaucoup sont restées non tenues. de celles-là aussi je suis le continuateur.
C'est en ce point que la philosophie se trouve exposée au risque de la promesse."
Paul Ricoeur

"Si je sais qui promet quoi à qui, moi, moi-même, et si je sais que moi, promet à un autre qui lui aussi sait ce qu'il reçoit et de qui, à ce moment-là, la promesse devient calculable, et, dès qu'elle est déterminable, elle se transforme en programme, en contrat, et elle est trahie comme promesse; autrement-dit, la promesse est trahie, dans sa dignité de promesse, là où elle n'accepte pas que le risque de la trahison l'habite incessament."
Jacques Derrida


PAUL RICOEUR
LA CRITIQUE ET LA CONVICTION

"Je ne réclame rien, je ne réclame aucun " après ".Je reporte sur les autres, mes survivants, la tâche de prendre la relève de mon désir d'être, de mon effort pour exister, dans le temps des vivants."


GEORGES ROQUE
CLAUDE GUDIN
La vie nous en fait voir de toutes les couleurs

"Développer de la couleur, c'est s'exposer! : à la lumière, aux autres, c'est s'ouvrir...s'épanouir et ne pas craindre le plein jour.
La difficulté c'est d'éviter la sous-exposition ou la surexposition mais la couleur nuancera grâce à sa réflexion. Elle a acquit en quelques milliards d'années son autonomie bien avant nos milliards de neurones qui la perçoivent, l'analysent et l'interprètent sans encore bien la comprendre."

(Geoges Roque: philosophe, Claude Gudin, biologiste)

HARTMUT ROSA
Rendre le monde indisponible


"Voici mon hypothèse de travail : dans la mesure où nous, membres de la modernité tardive, visons, sur tous les plans cités – individuel, culturel, institutionnel et structurel –, la mise à disposition du monde, le monde nous fait toujours face sous forme de « point d’agression », ou de série de points d’agression, c’est-à-dire d’objets qu’il s’agit de connaître, d’atteindre, de conquérir, de dominer ou d’utiliser, et c’est précisément en cela que la « vie », ce qui constitue l’expérience de la vitalité et de la rencontre – ce qui permet la résonance –, que la « vie », donc, semble se dérober à nous, ce qui, à son tour, débouche sur la peur, la frustration, la colère et même le désespoir, qui s’expriment ensuite entre autres dans un comportement politique impuissant fondé sur l’agression."

"Pour résumer l’argument que j’aimerais développer ici, ma thèse est que ce programme de mise à disposition du monde, imposé institutionnellement et fonctionnant, culturellement, comme une promesse, non seulement ne « fonctionne » pas, mais bascule littéralement en son contraire. Le monde rendu disponible sur les plans scientifique et technique, économique et politique semble se dérober et se fermer à nous d’une manière mystérieuse ; il se retire, devient illisible et muet, et plus encore : il se révèle à la fois menacé et menaçant, et donc au bout du compte constitutivement indisponible. Le symptôme manifeste de cette évolution est que, dans la culture de la modernité tardive, le « monde » apparaît de manière prédominante comme environnement ou comme le « global » de la globalisation politico-économique. Ce qui domine, dans le premier aspect, c’est alors la perception de la « destruction de l’environnement », dont les conséquences nous menacent de plus en plus. Mais les choses ne paraissent pas différentes quant au second aspect : la globalisation signale aujourd’hui, dans le discours politique, la perception d’un extérieur chaotique, périlleux, incontrôlable, qui exerce une pression dangereuse sur l’espace délimité de notre univers familier et contre lequel protectionnistes et militaristes promettent de nous préserver à l’aide de murs et de clôtures, de barrières douanières, mais aussi de dispositifs de télésurveillance et de tir automatique. Le monde devient ainsi à la fois ce qui subit une menace inquiétante et ce qui menace de manière inquiétante – or cela est précisément le contraire du disponible ; le monde apparaît comme indisponible. "

 


"La modernité a rendu le monde disponible d’une manière incomparable et dans une mesure inconcevable. Nombre d’indices suggèrent que la libido, le désir « brûlant », l’ardente espérance déclinent dans la société contemporaine, si bien que certains observateurs parlent déjà d’une ère postémotionnelle et postsexuelle. Mais des indices plus nombreux encore montrent que la frustration et la dépression augmentent, en même temps que la déception, qui s’exprime aussi politiquement, à l’égard du fait que la vie ne tient pas ses promesses, que la société moderne n’apporte pas ce que nous avons espéré. C’est précisément dans les zones de prospérité de la modernité tardive, où la disponibilité économique et numérique atteint une portée sans précédent, que les citoyens en colère (qui jouissent souvent d’une bonne situation) conquièrent les rues et les majorités. Qu’est-ce qui les rend si furieux ? Quelle promesse n’a pas été honorée ? Sur quoi se fonde leur ressentiment généralisé à l’égard du monde ? "

" L’éducation, j’ai tenté de le montrer dans plusieurs publications, est dans le meilleur des cas un processus semi-disponible d’entrée en résonance entre le sujet et le monde, ou encore entre l’enfant et un fragment donné du monde : l’éducation ne se produit pas là où une compétence déterminée est acquise, mais à chaque fois qu’un fragment du monde pertinent sur le plan social « se met à parler », c’est-à-dire lorsqu’un enfant ou un adolescent note tout à coup : Tiens, l’histoire, ou la politique, ou la musique, etc. me disent quelque chose – ils me concernent et je peux m’engager en eux de manière auto-efficace. L’instant adéquat pour que le « déclenchement » s’opère est pratiquement indisponible, il survient le plus souvent à des moments inattendus et anodins, de façon non planifiée. Quant à ce que l’enfant ou l’adolescent fait avec et à partir de ce fragment du monde (le poème, la guerre de Trente Ans, la loi de Kepler), ce qu’il lui dit, cela reste tout autant indisponible. L’éducation est par conséquent en toute certitude un processus de transformation constant, et le sujet se développe au cours de ce processus pour devenir une personne « dotée de sa propre voix » – mais cette voix est indisponible."


4ème de couverture: "Dominer le monde, exploiter ses ressources, en planifier le cours… Le projet culturel de notre modernité semble parvenu à son point d’aboutissement : la science, la technique, l’économie, l’organisation sociale et politique ont rendu les êtres et les choses disponibles de manière permanente et illimitée.
Mais alors que toutes les expériences et les richesses potentielles de l’existence gisent à notre portée, elles se dérobent soudain à nous. Le monde se referme mystérieusement ; il devient illisible et muet. Le désastre écologique montre que la conquête de notre environnement façonne un milieu hostile. Le surgissement de crises erratiques révèle l’inanité d’une volonté de contrôle débouchant sur un chaos généralisé. Et, à mesure que les promesses d’épanouissement se muent en injonctions de réussite et nos désirs en cycles infinis de frustrations, la maîtrise de nos propres vies nous échappe.
S’il en est ainsi, suggère Hartmut Rosa, c’est que le fait de disposer à notre guise de la nature, des personnes et de la beauté qui nous entourent nous prive de toute résonance avec elles. Telle est la contradiction fondamentale dans laquelle nous nous débattons. Pour la résoudre, cet essai ne nous engage pas à nous réfugier dans une posture contemplative, mais à réinventer notre relation au monde."

 

KRISTIN ROSS

KRISTIN ROSS
La forme-Commune

"Quiconque a parcouru ces dernières années ces vastes étendues de la campagne française livrées à la monoculture sait combien le vieux paysage médiéval du bocage est devenu inhabituel. Il aura été témoin, sans le savoir peut-être, des forces qui ont détruit le bocage : une sorte de processus de réification rurale et de « redécoupage » agressif familière aux urbanistes qu’on appelle « remembrement » à la campagne. Déployé dans toute son intensité tout au long des années 1980 et 1990, le remembrement a lieu lorsqu’un territoire qui permettait jusque-là la subsistance est réorienté vers la maximisation des profits. Avec l’arrivée des grandes machines agricoles, les haies et les autres obstacles naturels ont été rasés pour créer de vastes parcelles individuelles destinées à la monoculture, en particulier en Bretagne. Arracher les haies et noyer les champs sous les produits chimiques permet d’obtenir des rendements plus élevés et des aliments moins chers mais tout cela se paye au prix fort : celui de l’épuisement des terres. Dès le XIXe siècle, Marx avait parfaitement conscience que ce qui passait pour le « progrès » à la campagne était aussi la cause de la dégradation des sols :

"Tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité.""


KRISTIN ROSS
Mai 68 et ses vies ultérieures

"J'utilise l'expression « vies ultérieures » pour bien marquer que ce que l'on désigne aujourd'hui comme « les événements de Mai 68 » ne peut être considéré indépendamment de la mémoire et de l'oubli collectifs qui les entourent. C'est l'histoire des manifestations concrètes de ce couple mémoire/oubli que je souhaiterais retracer dans ce livre. Trente ans après, la gestion de la mémoire de Mai 68 - ou, autrement dit, la façon dont les commentaires et les interprétations ont fini par vider l'événement de ses dimensions politiques - est au centre même de sa perception historique."

"C'est à travers la culture de Mai que s'est opéré le retour à ce que nous pourrions appeler une thématique de l'égalité : en comblant le fossé entre travail manuel et intellectuel, en refusant la qualification professionnelle ou culturelle comme justification des hiérarchies sociales et de la représentation politique, en rejetant toute délégation, en sapant la spécialisation, bref, en perturbant violemment les rôles, les places ou les fonctions assignées. En encourageant le refus des rôles ou des places prédéterminées par le système social, le mouvement de Mai s'est, au fil de son existence, orienté vers une critique de la division sociale du travail. "


Editorial du N°1 des Révoltes logiques, janvier 1975(Membres du collectif: Daniele et Jacques Rancière, Geneviève Fraisse, Jean Borrel...)


« Révoltes logiques voudrait simplement réentendre ce que l'histoire sociale a montré, restituer, dans ses débats et ses enjeux, la pensée d'en bas. L'écart entre les généalogies officielles de la subversion - par exemple l'"histoire du mouvement ouvrier" - et ses formes réelles d'élaboration, de circulation, de réappropriation, de résurgence.
La disparité des formes de la révolte.
Ses caractères contradictoires.
Ses phénomènes internes de micro-pouvoirs.
Son inattendu.
Avec l'idée, simple, que les luttes de classe ne cessent pas d'être, pour n'être pas conformes à ce qu'on apprend à l'école (de l'État, du Parti, ou du groupuscule) [...]
Révoltes logiques [...] essaiera de suivre les parcours et les chemins de traverse de la révolte, ses contradictions, son vécu et ses rêves. »

Editorial du N°5, printemps-été 1977

"La «leçon» de l'histoire consiste, au mieux, à « reconnaître le moment d'un choix, d'un imprévisible, bref, l'émergence d'une liberté ; [à] tirer de l'histoire non des leçons ni exactement une "explication" mais le principe d'une vigilance à ce qu'il y a de singulier dans chaque appel de l'ordre et dans chaque affrontement.»



KRISTIN ROSS
L'imaginaire de la Commune

"L'émancipation a lieu quand l'univers de l'expérience quotidienne devient traduisible en écriture, et c'est une chose matérielle qui devient la passerelle assurant la traduction entre deux esprits."

"...les circonstances de la Commune s'avèrent extrêmement productives, en créant des façons de formuler ou de lire ou de participer sur le moment qui modifièrent ensuite le cadre de perception et ouvrirent le champ du possible."

 

 


KRISTIN ROSS
Rimbaud, la Commune de Paris et l'invention de l'histoire spatiale

"Aujourd'hui, après l'année 2011 et le « printemps arabe », le mouvement Occupy, les indignés et les insurrections de masse qui ont secoué le monde, d'Athènes au Québec, on peut supposer que nous sommes de nouveau entrés dans une période de forte visibilité pour la Commune de Paris. La démocratie radicale mise en œuvre par les Communards, l'interrogation sur les objectifs et le financement de l'enseignement public, le renversement de toute forme de discipline et de hiérarchie sociales, le profond internationalisme et l'alliance avec les intérêts des travailleurs des campagnes, l'appropriation de l'espace social et le démantèlement de la bureaucratie étatique, toutes ces pratiques qui ont assuré ce que Marx appelait l'« existence en acte » de la Commune, tout cela pourrait bien se révéler capital pour une multitude de groupes et de mouvements populaires en guerre contre ce que l'on ne peut pas ne pas percevoir, au plan international, comme la consolidation d'un gouvernement mondial de la richesse."


«Tout, chez Rimbaud - sa jeunesse, sa classe sociale, ses origines provinciales, son extrême ambivalence face à l'idée de trouver une vocation ou de fonder un foyer, sa haine de l'"être poète" -, suggère que l'on ne saurait le comprendre seulement en lisant son œuvre. Il faut essayer de comprendre les personnes et les choses qui l'entouraient, et de l'envisager, lui, non comme un corps individuel mais comme une personnalité à moitié fondue dans la masse. Comme quelqu'un qui arpentait plusieurs mondes à la fois, quelqu'un à qui "plusieurs autres vies semblaient dues", quelqu'un qui, dans cette conjoncture historique particulièrement instable, où les travailleurs parisiens avaient pris en main leur orientation politique, fit le choix, du moins pendant quelques années, d'écrire de la poésie. À la différence de Flaubert et de Mallarmé, la vie de Rimbaud ne fut pas une vie d'artiste. »


CLEMENT ROSSET

CLEMENT ROSSET
l'endroit du paradis

trois études

"I. Le bouclier d’Achille
Pour Marcel Conche.

DE LA JOIE DE VIVRE je dirais volontiers, en parodiant Aristote, qu’elle constitue une substance totalement indépendante de ses « accidents ». Sans doute cette joie est-elle constamment exposée à des arrêts : par la torture, physique ou morale, par la mort. Mais ce sont là des interruptions, pas des accidents de la joie. Dès lors que règne la joie de vivre, il n’est aucun fait, aucune circonstance qui puissent la perturber ou la contrarier. En un mot, elle est étrangère aux événements, au domaine de l’événementiel. Les meilleures circonstances, comme les pires, ont peu de prise sur elle. Pascal »Pascal est un des ceux qui ont le mieux résumé, en quelques mots, cette indifférence de la joie à tout événement : « J’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi ; le bien et le mal de mes affaires même, y fait peu ». On a souvent assimilé, assez justement d’ailleurs, cette joie – joie d’aucune chose en particulier – à une délectation de ce qu’on appelle parfois le merveilleux quotidien. Cette expression semble faire oxymore, puisque le quotidien est précisément étranger à l’extraordinaire et au merveilleux. Mais c’est que la joie de vivre est souvent proche, non d’un sujet de réjouissance exceptionnel, mais du simple bonheur qu’on éprouve à réussir un pot-au-feu ou une fondue savoyarde : comme les vins moyens mais honnêtes, qu’on dit être des vins pour tous les jours, la joie de vivre n’est alors qu’une petite joie pour tous les jours. Ce n’est évidemment pas le cas de la joie de vivre pour toujours qui elle est permanente (sauf grand motif de deuil), est indépendante, existe sans raison de sa propre existence et non en raison de motifs qui auraient pu la faire exister, tel un chef-d’œuvre culinaire."  


" L’EFFET DE LA MUSIQUE n’est pas d’exprimer quelque chose mais de n’exprimer qu’elle-même, a répété Stravinsky. Une telle opinion n’a pas manqué d’indigner, d’abord certains musiciens, ensuite les amateurs de musique qui montraient par là qu’ils ne comprenaient pas ce que voulait dire Stravinsky, et qu’ils ne comprenaient pas davantage la musique ; qu’ils pouvaient sans doute apprécier en raison de motivations extérieures à elle (souvenirs, associations d’idées, échos d’émotions profondément éprouvées mais encore une fois étrangères à ce qu’il y a de précisément émouvant dans la musique). « La musique provoque des sentiments, elle ne les exprime pas », écrit justement Alexandre Tansman, compositeur, grand ami et meilleur biographe de Stravinsky. Quels sont alors les sentiments ou émotions qu’elle pourrait susciter ? Ce sont évidemment tous les sentiments ou émotions qu’elle fait naître, à l’exception de tous ceux que l’exercice ordinaire de la vie suffit à évoquer. Mais les émotions de la vie n’ont rien à voir avec les émotions inspirées par la musique. Schopenhauer, le premier philosophe à avoir pris la musique au sérieux, est aussi le premier à avoir dit la différence absolue qu’il y avait entre l’émotion musicale et toute autre forme d’émotion : il est très difficile, voire impossible, d’expliquer le rapport qu’il y a entre la musique et le monde."


CLEMENT ROSSET
Loin de moi
Etude sur l'identité

"La connaissance de soi est à la fois inutile et inappétissante. Qui souvent s'examine n'avance guère dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connaît, mieux on se porte."


CLEMENT ROSSET
L'invisible

Il est certain que la faculté de capter des objets inexistants met à jour un caractère étrange et un peu inattendu de la pensée. Or cette bizarrerie ne manque ni d'intérêt ni d'importance, si l'on s'avise que c'est précisément à cette faculté de croire voir et de croire penser, alors que rien n'est vu ni pensé, que les hommes doivent l'essentiel de leurs illusions.


CLEMENT ROSSET
Tropiques.
Cinq conférences mexicaines

La dénonciation chronique des méfaits du monothéisme, telle celle à laquelle s'emploie aujourd'hui sans s'essouffler Michel Onfray, est une illustration exemplaire de cette confusion intellectuelle et de la simplicité d'esprit qu'elle implique.


CLEMENT ROSSET
Le principe de cuauté

Mais l'intérêt principal d'une vérité philosophique consiste en sa vertu négative, je veux dire sa puis­ sance de chasser des idées beaucoup plus fausses que la vérité qu'elle énonce a contrario. Vertu critique qui, si elle n'énonce par elle-même aucune vérité claire, parvient du moins à dénoncer un grand nombre d'idées tenues abusivement pour vraies et évidentes. Il en va un peu de la qualité des vérités philosophiques comme de celle des éponges qu'on utilise au tableau noir et auxquelles on ne demande rien d'autre que de réussir à bien effacer. En d'autres termes, une vérité philosophique est d'ordre essentiellement hygiénique : elle ne procure aucune certitude mais protège l'organisme mental contre l'ensemble des germes porteurs d'illusion et de folie.

 


CLEMENT ROSSET
Ecrits satiriques

"Ce pastiche, à peine forcé, des manuels de philosophie invite plutôt au rire qu'à la réflexion. Il tend cependant à illustrer le fait que la transmission du savoir, par le biais des ouvrages à vocation pédagogique, se confond bien souvent avec la transmission de l'imbécillité."


CLEMENT ROSSET
L'école du réel

"Le réel est la seule chose du monde à laquelle on ne s'habitue jamais."


CLEMENT ROSSET
La nuit de mai

Ce que je suggère (et continuerai à suggérer ici) est qu'un objet d'amour n'est jamais seul mais toujours accompagné. Non pas accompagné d'un facteur perturbant qui le troublerait (telle la présence d'un jaloux ou d'une rivale), mais d'un ensemble de facteurs favorables qui le favorisent et lui tiennent lieu, comme pour un mets réussi, d'excellente et nécessaire «garniture ». Si je suis heureux c'est que tout va bien et que tout est bon; si je suis heureux mais qu'autour de ce bonheur certaines choses ne vont pas rond, c'est que je ne le suis pas. C'est pourquoi je ne saurais approuver, malgré son apparence de bon sens et de profondeur, le mot de Ramuz dans l'Histoire du soldat de Stravinsky : «Un bonheur, c'est tout le bonheur; deux c'est comme s'il n'existait plus.»

 


CLEMENT ROSSET
Impressions fugitives
L'ombre, le reflet, l'écho

"L'ombre, le reflet, l'écho, ces trois compagnons de proximité du réel, sont les garants de la réalité des objets dont ils constituent l'environnement forcé, quelque fugitif et parfois inquiétant que celui-ci puisse sembler. La littérature nous enseigne depuis longtemps ce qu'il en coûte d'être privé de son ombre ou de son reflet et, pour parodier La Fontaine, qu'à lâcher l'ombre on perd aussi la proie."

 

ELISABETH ROUDINESCO

Elisabeth Roudinesco
La part obscure de nous-mêmes

Une histoire des pervers

Mais, au cœur de cette hiérarchie de la misère humaine qui tend à s'imposer dans l'opinion publique, les sans-domicile fixe, sales, alcooliques, odieux et vivant avec leurs chiens , sont regardés aujourd'hui comme les plus nuisibles - c'est-à-dire les plus pervers - puisqu'on les accuse de jouir de ne pas travailler. Et pour les éloigner de la cité, les nouveaux Homais de l'hygiénisme moderne prétendent désormais combattre leur puanteur en déversant sur eux des substances malodorantes. Mais peut-on ainsi, sans pervertir la Loi, lutter contre une puanteur par une autre puanteur agréée par l'État



ELISABETH ROUDINESCO
Le patient, le thérapeute et l'Etat.

On sait aujourd'hui que la volonté fanatique d' « hygiéniser» les corps et les consciences risque toujours de basculer dans un projet d'éradication de la déviance avec pour objectif le contrôle, non plus de la santé physique, mais de la santé dite «raciale» ou «mentale ».

 


Et c'est ainsi que nous assistons, dans nos Etats démocratiques, à une sorte d'involution du rationalisme des Lumières conduisant les sujets eux-mêmes à désirer leur propre servitude. En conséquence de quoi la psychanalyse est violemment prise à partie par les neurosciences et le comportementalisme, qui sont les deux piliers de ce sombre hygiénisme des âmes par lequel un individu risque toujours d'abdiquer sa liberté pour se mouler dans un modèle de soumission collective. La psychanalyse est attaquée partout dans le monde - et par les psychanalystes eux-mêmes, parfois complices d'une résistance inconsciente à leur propre discipline - parce qu'elle représente l'une des formes les plus modernes de résistance, non seulement aux savoirs occultes, mais à la pratique de l'expertise, du contrôle et de l'évaluation mise en œuvre par le savoir dominant.
Prédire, évaluer, calculer, expertiser, valider, compter, mesurer: que veulent dire tous ces mots s'agissant de la souffrance psychique et des thérapies censées la guérir, ou encore de la clinique susceptible d'en assurer la description?


ELISABETH ROUDINESCO
Philosophes dans la tourmente

J'ai choisi de rendre hommage à six philosophes français - Canguilhem, Sartre, Foucault, Althusser, Deleuze et Derrida - dont l'œuvre est connue et commentée dans le monde entier, et qui ont eu pour point commun, à travers leurs divergences, leurs disputes et leurs élans complices, de s'être confrontés, de façon critique, non seulement à la question de l'engagement politique (c'est-à-dire à une philosophie de la liberté) mais à la conception freudienne de l'inconscient (c' est-à-dire à une philosophie de la structure). Ils furent tous des stylistes de la langue, passionnés d'art et de littérature.

remarque perso:cette citation donnée par Roudinesco:
De Bernard-Henri Lévy, à propos de Gilles Deleuze:"sorte de dégénéré qui a fait l'apologie du pourri sur fumier de décadence"
C'est drôle, je me sens sale, rien qu'à recopier ces mots...


ELISABETH ROUDINESCO
LA FAMILLE EN DESORDRE

"C'est pourquoi elle (la famille) suscite un tel désir aujourd'hui, face au grand cimetière de références patriarchiques désaffectées que sont l'armée, l'Eglise, la nation, la patrie, le parti. Du fond de sa détresse, elle paraît en mesure de devenir le lieu de résistance à la tribalisation organique de la société mondialisée. Et elle y parviendra sans doute, à condition toutefois qu'elle sache maintenir, comme un principe fondateur, l'équilibre entre l'un et le multiple dont tout sujet a besoin pour construire son identité."

ANDRES RUGGERI
"occuper, résister, produire"
Autogestion ouvrière et entreprises récupérées en Argentine"

"Les entreprises récupérées par leurs travailleurs ont démontré depuis longtemps qu'elles ne sont pas un phénomène passager. Elles ne sont pas non plus la particularité nationale d'un pays en crise cyclique, une simple invention argentine. Ou encore une version chaotique du vieux coopérativisme. Il s'agit d'un processus dont le potentiel et les conséquences ouvrent la voie à une alternative à l'économie capitaliste, une possibilité qui est toujours sur le fil du rasoir évidemment, mais dont il faudra voir jusqu'où elle parvient. Sûrement beaucoup plus loin que ce que les travailleurs ont obtenu jusqu'à maintenant et que ce que beaucoup d'entre eux n'osent imaginer."

BERTRAND RUSSEL
LA CONQUETE DU BONHEUR

"Tout manque de bonheur résulte d'une désintégration ou un manque d'intégration; il y a désintégration dans le moi par manque de coordination entre le conscient et l'inconscient; il y a manque d'intégration entre le moi et la société là où ils ne sont pas liés ensemble par la force d'intérêts et d'affectations objectifs. L'homme heureux est celui qui ne souffre pas d'un de ces manques de synthèse, l'homme heureux est celui dont la personnalité n'est pas divisée contre elle-même ni en conflit avec le monde. Un tel homme se sent citoyen de l'univers, il jouit en toute liberté du spectacle et des joies que le monde lui offre, il n'est pas troublé par la pensée de la mort, parcequ'il ne se sent pas réellement séparé de ceux qui viennent après lui. C'est dans cette union profonde et instinctive avec le courant de la vie que l'on trouvera les joies les plus intenses."