ECLATS DE LIRE 2015
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FREDERIC FORTE
Re-

entre deux pages la même
pluie à la place de rien

entre deux pages la même porte
absente pas de chien, un
écran dessus le thème inexistant
de re- son tiens italique posé
schème de qui s'avance
et combien

ce qui avance
à combien dans la marge, petits nems
empilés des amibiens tombant serrés
clinamen, pluie
à la place de rien


ANDRE COMTE-SPONVILLE
Du tragique au matérialisme

"Il s'agit, aujourd'hui, de pouvoir regarder toutes choses sans illusion aucune, et nottamment le néant où tout finit, et de tirer néanmoins, de cette théôria [contemplation] du néant, un certain bonheur - entendant par "bonheur" ce qui fait que l'on se sent un inépuisable courage". Marcel Conche

"Ne pas se raconter d'histoires, disait Louis Althusser, cette formule reste pour moi la seule définition du matérialisme." Je suis comme Clément Rosset: je trouve cette définition "excellente ", et d'autant plus peut-être qu'elle n'en est pas une (elle dit moins ce qu'est le matérialisme que le refus qui y mène). Considérer la nature "sans adjonction étrangère", comme le voulait le vieil Engels, c'est aussi refuser de lui ajouter quelque interprétation ou consolation que ce soit. Matérialisme tragique : aporétique, déceptif, inconsolé. Cela devrait pousser à se méfier des « grands récits », de toutes ces « histoires » qu'on se " raconte " en effet, de toutes ces herméneutiques qu'on ajoute au réel pour lui trouver, prétendument, un sens ! C'est l'usage matérialiste du rasoir d'Occam: ne pas ajouter d'entités idéelles ou idéales, ou du moins - puisqu'on ne peut tout à fait s'en passer - ne pas leur accorder d'autre réalité que celle des mots ou des désirs qui les visent. Cela n'interdit pas d'avoir des idées (puisque cela même en est une), ni de poursuivre, individuellement comme collectivement, tel ou tel but, ni donc d'avoir des idéaux, mais devrait dissuader d'y croire absolument, donc d'y voir autre chose - pour parler comme Spinoza - que des " êtres de raison " ou des " auxiliaires de l'imagination".


ROLAND GORI
L'individu ingouvernable

"La principale caractéristique de l'homme de masse n'est pas la brutalité ou le retard mental, mais l'isolement et le manque de rapports sociaux normaux." Hannah Arendt

"L'administration de la peur, cela signifie aussi que les Etats sont tentés de faire de la peur, de son orchestration, de sa gestion, une politique." Paul Virilio

"Conformément à une tendance en acte dans toutes les démocraties occidentales, la déclaration de l'état d'exception est progressivement remplacée par une généralisation sans précédent du paradigme de la sécurité comme technique normale de gouvernement." Giorgio Agamben

 


FRANK SMITH
Résolution des faits

"On reconnaît enfin que l'on est divisé, que l'on n'est pas forcément en accord avec soi-même et qu'il y a un travail à mener, un conflit à régler, donc une angoisse, pour penser ensemble ces antagonismes. Le refus de rencontrer, dans la langue et la pensée, quelqu'un d'autre qui parle à son tour, qui mette en cause ce que l'on exprime, qui pose question, qui soit différent. Qui, à notre place, tente la résolution commune.
Ne pas céder à la terreur, à la peur du conflit. Théorie d'une dérive augmentée et partagée."


ROLAND GORI
Faut-il renoncer à la liberté
pour être heureux?

"Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté". Confucius

"La croissance économique se révèlera peut-être un jour un fléau plutôt qu'un bienfait mais en aucune circonstance elle ne pourra mener à la liberté ou constituer une preuve de son existence?" Hannah Arendt

"Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières." Kant


NICOLAS FARGUES
Au pays du p'tit

"Les gens ne s'écoutent pas. C'est comme ça, c'est normal, c'est humain. Nous marchions dans Moscou avec Mondoloni. Pour alimenter la conversation, je lui faisais noter les proportions nord-américaines des avenues, le raffinement des décorations de Noël dans les vitrines, les voitures maculées jusqu'à mi-portière de gadoue neigeuse, les jeans des femmes qu'elles rentraient avec discipline à l'intérieur de leurs bottes à talons aiguilles. Je tentais, par toutes sortes de détails, de lui communiquer l'émotion que la ville me procurait, et Mondoloni ne répondait à ma verve que par des hochements de tête expéditifs. C'est ainsi : Mondoloni n'avait, comme tout le monde, pas de temps à perdre à chercher à comprendre ce qu'un autre que lui-même ressentait vraiment."


FRANK SMITH
Pourquoi je lis...Bartleby de Herman Melville
Fonctions Bartleby, bref traité d'investigations poétiques

"Comme si dans les plis des mots de B. dormait, avec à l'intérieur des rêves réels jamais tout à fait démentis ni éteints, l'incommensurable mémoire des hommes. Une liberté célibataire non rabattue sur des coordonnées familiales ou professionnelles ou salariales, le droit et le devoir de s'en tenir à soi, de n'être qu'à soi. B. ou une figure sans lien de parenté ou d'association avec qui que ce soit, sauf de l'espèce qui n'est que de l'homme, quand l'épreuve de la perception de l'autre ne se solderait plus par l'échec à penser et à agir autrement que selon le désordre de l'aliénation, de la barbarie et de la bestialité. Au degré zéro de l'homme, l'homme profane au point zéro. #Je préférerais ne pas."

"Tout acte poétique nu au point extrême de sa nudité implique et continue et recommence ne recommence rien qui ne continue pas."



FREDERIC FORTE
L'expérience de la goutte de poix

"Dans l'expérience de la goutte de poix certaine quantité de poix disons de poix qui est le nom générique donné à une matière extrêmement visqueuse asphalte résine goudron bitume est d'abord chauffée puis versée dans un entonnoir dont on a pris soin d'obstruer le cou pour que trois années durant la poix refroidisse et se stabilise à température ambiante après quoi l'entonnoir est débouché placé sous une cloche de verre et l'on peut alors commencer à observer l'écoulement du liquide puisque contre toute apparence c'en est un voir photo cela se passe à l'Université du Queensland à Brisbane Australie en 1927 cela se passerait n'importe où ailleurs que ça reviendrait à peu près au même..."


VALERIU STANCU
Clameurs du vent

"Etourdie, la nuit s'écoule dans son propre noir."

 


FREDERIC LORDON
Imperium
Structures et affects des corps politiques

"La question était de savoir si l'émancipation est vouée à la reconstitution sans fin de ce dont elle cherche à émanciper les hommes. Posons la plus rudement encore : l'émancipation est-elle vouée à toujours échouer? Oui et non. Oui, car le jeu des passions rend nécessaire, et aux deux sens de la nécessité, qu'il se reconstitue des institutions - et, partant, du pouvoir. Non, car il y a une ligne d'espoir de l'émancipation, la ligne de modification tendue vers l'oméga du devenir-actif, qui est une ligne de pouvoirs décroissants et d'extinction asymptotique de la loi. Une ligne d'asymptote dont Beckett nous donne la maxime : essayer encore, rater encore, rater mieux."


FREDERIC LORDON
On achève bien les Grecs
Chroniques de l'euro 2015

"Conceptuellement parlant donc, la question de la souveraineté n'est pas la question nationale, ou alors sous une redéfinition - mais tautologique - de la nation, précisément comme la communauté souveraine. Tautologie très productive en fait puisqu'elle nous conduits, entre autres, à une redéfinition contributive de la nation. Qu'est-ce que la nation dans ces nouvelles coordonnées? C'est une collectivité régie, non par un principe d'appartenance substantielle, mais par un principe de participation — de participation à une forme de vie. Dans ces conditions, la souveraineté ne se définit pas par une identité collective pré-existante, mais par la position commune d'objectifs politiques. C'est cette affirmation de principes, qui est en soi affirmation d'une forme de vie, qui fait la communauté autour de soi, c'est-à-dire qui invite tous ceux qui s'y reconnaissent à la rejoindre - et à y contribuer : à y appartenir en y contribuant."


"Comment l'économicisme néolibéral qui est une gigantesque dénégation du politique ne pouvait-il pas engendrer sa génération d'hommes politiques ignorants de la politique? «Abandonnez ces sottises, regardez les ratios, ils ne sont ni de droite ni de gauche », on ne compte plus les décérébrés qui, répétant cet adage, auront cru s'affranchir de la politique, en faisant la pire des politiques : la politique qui s'ignore.
Et ceux-là auront été partout, pas seulement sous les lambris. Car c'est tout un bloc hégémonique qui aura communié dans la même éclipse. A commencer par ses intellectuels organiques, si vraiment on peut les appeler des intellectuels puisque, de même qu'il a fait dégénérer les hommes politiques, le néolibéralisme n'a produit que des formes dégénérées d'intellectuels : les experts. Et forcément : l'économicisme néolibéral ne pouvait se donner d'autres «intellectuels» que des économistes. Les dits think tanks auront été la fabrique de l'intellectuel devenu ingénieur-système. À la République des Idées c'était même un projet : en finir avec les pitres à chemise échancrée, désormais le sérieux des chiffres - la branche universitaire de la pensée des ratios.
Et derrière eux toute la cohorte des perruches -les journalistes. Fascinés par le pseudo-savoir économique auquel ils n'ont aucun accès de première main, ils ont gravement répété la nécessité de commandements économiques auxquels ils ne comprennent rien - de la même manière, on peut le parier, que, têtes vides, ils se la laisseront remplir par le nouvel air du temps et soutiendront exactement l'inverse dès que les vents auront tourné."


REDRUM
à la lettre contre le fascisme
Collectif composé par Alain Jugnon (Pierre Alféri, Jean-Luc Nancy, Christian Prigent, Philippe Beck, Jean-Claude Pinson...)

" Car nous voici plus nus que jamais assignés à des représentations pieusement mturalisées de l'homme : l'homme hygiénisé, simplifié, performant, socialisé de part en part, angéliquement assigné à la bien-pensance, arraisonné par la technologie, le cerveau mis à la disposition de la rationalité marchande - l'homme soumis, d'abord par l'image que sous la pression idéologique il se fait de lui-même, aux entreprises totalitaires discrètes mais omniprésentes, qui trament aujourd'hui une coercivité inédite (un nouveau fascisme). A peine si nous pouvons encore imaginer un autre espace, une autre figure d'homme, plus dense, plus ambiguë, plus rétive, plus pensante. La domination est sur-puissante. Elle sait se parer de l'apparence du bon sens (se dénier comme idéologie). Elle est un peu partout parvenue à imposer l'idée qu'il n'y a pas d'alternative, qu'il n'existe pas d'autre homme que celui-là, corrigé, fragmenté, savonné, infantilisé, réduit à n'être que le reflet des choses qu'il possède, pas d'autre modèle social que celui où ce reflet passe pour le réel en soi. Le discours simplement rationnel, l'argumentation politique positive (avec tout ce qu'elle doit à une idéalisation de la figure humaine) se cognent à cette imagerie naturalisée et à ce pseudo-bon sens économique parce qu'ils se propagent sur le même terrain et n'ont face à lui aucune possibilité de différenciation profonde et de recul radical." Christian Prigent


EMMANUEL HOCQUARD
Théorie des Tables

Rien avant la mer. Une table est face au monde. Comme un ultime point d'appui. Un ultime retranchement. Ou encore, un malaise grammatical.

Claude Royet-Journoud Les objets contiennent l'infini


"Rares sont les livres qui m'ont impressionné. Je ne dis pas influencé. Les influences sont courantes, superficielles et utiles. Elles sont ces sortes d'émotions dont je peux avoir besoin à un moment ou à un autre et que j'accueille alors volontiers tout en sachant qu'elles ne touchent pas, au fond, ce que je recherche et ce que je veux. Elles sont autant d'indices, mêmes vagues et fluctuants, révélateurs de ce qu'au fond je ne vois pas encore. Wittgenstein m'a influencé et m'influence toujours. Lucrèce m'a impressionné.
Etre impressionné par un livre est une tout autre affaire, beaucoup plus rare et bien plus choquante. C'est être soudain pris à contre-pied. C'est se trouver soudain pris de court ou par surprise. Une autre voix a parlé à la place de la mienne. Une autre ?

Tu reconnais le livre
que tu ne connais pas encore

Rares sont les livres qui m'ont impressionné veut dire impressionné comme l'est une plaque photographique : je vois ici dans ce que je n'ai pas écrit quelque chose que je reconnais comme si je l'avais écrit."


GENEVIEVE PEIGNE
L'Interlocutrice

"La simplicité des rapports entretenus avec les personnages de romans - leur répondre en confiance. Avait-elle cette spontanéité, Odette, pour entrer en contact dans « la vie » ?
Lisant ses vingt-trois livres, l'illusion entre nous d'une rencontre qui serait dépouillée du rapport mère-enfant, au profit de ce caractère de liberté respectueuse qu'il y a dans la relation auteur-lecteur.
Engager avec elle la rencontre comme avec une inconnue ? J'ai peur de ne pas savoir faire preuve d'assez de délicatesse.

*

À 4 h moins 10 très mal dans tout le corps Très très mal à la tête au corps Ils me brûlent Ils me brûlent mes 2 pieds et c'est vrai Mal aux 2 jambes Très mal au derrière Mal à la cystite Mal aux 2 pieds qui brûlent Aux 2 yeux Tout est vrai Il est 4 h 20

 


EMMANUEL HOCQUARD
L'Invention du verre

"Le récit tend à expliquer et cristalliser (le quatrième état de l'eau) une situation qui n'a pas encore été tirée au clair. Sous couvert d'organisation logique de la mémoire, ce jeu de facettes est une fiction car le sens n'y prend corps que dans l'enchaînement des énoncés, le phrasé grammatical, en gommant ombres et angles morts. En revanche, comme le verre qui est un liquide, le poème est amorphe. Il ruisselle en tous sens mais ne reflète rien. Quel est le sens de bleu? Personne n'a besoin de s'interroger sur le concept de bleu pour comprendre ce que veut dire bleu."


EMMANUEL HOCQUARD
Un test de solitude

"La règle dit que voir est un verbe d'action.
Je change la règle et je dis que voir est un verbe
d'état (ou de changement d'état).
Ce qui est évident quand on y réfléchit.
Je vois une feuille. Je ramasse une feuille.
Les deux phrases ne sont pas équivalentes.
Je dessine une feuille est encore autre chose.
Giacometti voit un chien. Ce chien qu'il voit ce
jour-là.
Il dit : « Je suis ce chien. »
Il fait la sculpture de ce chien. Autoportrait.
Je vois Viviane.
Viviane est Viviane.
J'écris les sonnets de Viviane."


MOHAMMED KHAÏR-EDDINE
Agadir

"C'est le matin enrobant les derniers toits de ma ville natale tout à fait devant soi l'horizon moite percé de rayons aigus mon compagnon de voyage est content de pouvoir enfin retourner chez lui je dirais même qu'il exulte secrètement il me décrit son ancienne villa perchée comme un nid de cigogne sur la pointe de la kasbah que dit-il envahit le vent rapide des hauteurs un vent calme et pur qui n'a rien à voir avec le vent poussiéreux d'en bas de la route sale et des docks sa villa est tombée en même temps que la ville il perdit sa femme et ses deux fillettes mais il ne regrette pas ce mauvais coup du sort ayant voulu jadis répudier son épouse et confier ses enfants à quelque organisme de bienfaisance au contraire il est tout heureux puisque je ne suis pas mort que m'importe la vie des autres non ça ne vaut pas cher ça ne vaut pas mon pet l'autocar traîne sa carcasse poussive eh bien on arrivera on reverra au moins un éboulis de chez moi sois tranquille un ami qui a survécu comme moi à cette nuit terrible m'a envoyé à la caserne une photo le représentant contre la porte éclatée de ma demeure..."


CLIVE HAMILTON
Requiem pour l'espèce humaine

"Le monde est en train de basculer dans un avenir hostile. Notre obstination à tirer profit de la planète au-delà des limites supportables par son écosystème a déclenché des effets indirects si dramatiques que la crise climatique menace désormais notre existence.
Nous avons nié cette réalité. Nous avons ignoré ou accueilli avec lassitude les signaux d'alarme des climatologues, refusé de remettre en cause le dogme de la croissance et l'obsession consumériste. Nous devons maintenant en mesurer les conséquences pour le XXIe siècle et agir afin de tirer le meilleur parti de l'inéluctable."

"S'il est trop tard pour empêcher le bouleversement climatique, nous ne sommes tout de même pas condamnés à l'inaction. Tout succès dans la réduction des émissions est préférable à rien, car il peut au moins ralentir le réchauffement et ses effets. Il n'est pas vain non plus de lutter contre ceux qui baissent les bras. Et nous pouvons commencer à nous préparer aux conséquences du bouleversement climatique, non pas en nous protégeant égoïstement, mais par un engagement politique énergique : il nous faut construire collectivement des démocraties capables de mettre en place les meilleures défenses contre un climat plus hostile, des démocraties qui n'abandonneront pas les personnes démunies et vulnérables à leur sort tandis que ceux qui auront les moyens de se protéger s'y consacreront aussi longtemps qu'ils le pourront. Car nous devons absolument garder à l'esprit ceci : lorsque les puissants auront compris que les implications dramatiques de la crise climatique les menacent, eux et leurs enfants, ils imposeront à tous, à moins de rencontrer une résistance, leurs propres solutions, des solutions qui protégeront leurs intérêts et exacerberont les inégalités d'accès aux moyens de survie, abandonnant les pauvres à eux-mêmes. Il en a toujours été ainsi. Nous devons démocratiser la capacité de survie."


LIONEL BOURG
Un nord en moi

 

"]e ne cheminerai pas plus loin.
Une grande toile de Jérôme, peinte en 2014, décline comme nulle autre ses bleus et les mixtures de chaux qui l'arrosent, quelques bruns ataviques ou des infiltrations de marnes colorées s'insinuant dans cette fournaise de chaste fraîcheur à laquelle, malgré l'âge ou la pesanteur, on aspire.
Ce tableau, c'est La Source.
Elle gicle. Incandescente. Nébuleuse.
Se mêle aux batailles et aux embuscades lacustres qui peuplent les visions de l'artiste.
On ne peut l'ignorer. Elle afflue.
Se déverse au bas d'un ventre ou d'une falaise entre deux écluses, deux muqueuses, offerte, innocente : on y boit l'eau de la lumière."

Jérôme Delépine


NAOMI ORESKES
ERIK M. CONWAY
Les marchands de doute

"Notre produit, c'est le doute." Les lobbys industriels ont, à coup de milliards de dollars, élaboré une stratégie destinée à éviter toute règlementation de santé publique ou environnementale qui aurait pu nuire à leurs intérêts. Une stratégie toute simple, qui a constité à nier en bloc les preuves scientifiques de la dangerosité du tabac, du DDT, de la réalité du trou de la couche d'ozone, des atteintes environnementales des pluies acides et, aujourd'hui, du réchauffement climatique. Enquête aussi implacable qu'incroyable, l'ouvrage témoigne de l'importance des faits scientifiques dans le débat public, et de la vulnérabilité de la société mondiale face aux "marchands de doute".


LEE ANN BROWN
Autre archère

Traduit de l'américain par Stéphane Bouquet

"Je ressemble à une femme vue dans une vitre et qui court
Grandie avec une fille de 11 ans au seuil de « nombreuses nouvelles sensations »
Comme si en notant ça je pouvais
Quoi ? examiner pour des femmes plus jeunes
Ou offrir aux étrangers
Les arcs des choses possibles
Tracer un sillon dans les choses
A partir des très abstraites étendues du début
Remplir les roseaux creux affamés du corps
De vitesses et d'arcs d'amour d'arcs d'amour"

 


BOUALEM SANSAL
2084
La fin du monde

"La forteresse disparut dans la brume, derrière le rideau de ses larmes. C'était la dernière fois quAti la voyait. Il en garderait un souvenir mystique.C'est en son sein qu'il avait découvert qu'il vivait dans un monde mort et c'était là, au coeur du drame, au fond de la solitude, qu'il avait eu la vision bouleversante d'un autre monde, définitivement inaccessible."


SEREINE BERLOTTIER
Louis sous la terre

L'esprit circule. Le crâne est ouvert. La pensée est une matière grasse, qui, une fois le crâne entièrement ouvert, se répand sur les mains et tache.
Simplifiés par l'orage, ni squelettes ni simulacres.
Mémorisation des obstacles.
Bras levés et les mains, outil majeur.
Intention illisible.
Débarrassés de visage sauf.


JEAN-MICHEL LE BOULANGER
être breton?

""Marc Augé: Ce qui fait l'identité et le territoire, c'est toujours le langage"...
Et Augé de citer l'idée du philosophe Vincent Descombes : un espace se définit par le partage d'un langage (qui n'est pas forcément une langue), où l'on se comprend à demi-mot, où l'on peut avoir une complicité de gestes et d'allusions. "Les espaces où cette compréhension peut se traduire, même à mots couverts, constituent peut-être ce qu'on pourrait appeler un "territoire".
Un territoire, c'est du commun partagé . Un sens partagé.Des potins aussi, et un imaginaire."" Jean-Yves Le Drian

"Un des problèmes majeurs de la démocratie française n'est-il pas cette conception fermée d'une identité à racine unique, close sur des certitudes, nourrie par deux siècles de dogmatisme et parfois d'arrogance?"


JEAN-CLAUDE LEROY
Toutes tuées

"mots désarmés plus éclatants qu'un blanc calculé
ou un blanc gris infini et indéchirable
celui qui vient chaussé de bottes de cent lieues
mille femmes dévorées par des regards en hachoirs
mille femmes entre elles murées et désarmées de mots d'un seul sexe
et condamnées comme tout ce qui est tout à se relire et se redire
jusqu'à la fin du fin du souffle
quand plus rien à asseoir ni le soir ni le matin
à l'entrée du jour
à la fermeture de la bouche."


JIM HARRISON
Péchés capitaux

"Sunderson avait une dizaine d'années quand il contracta une angine accompagnée d'une forte fièvre. Le dimanche matin, il dut pourtant se rendre au service luthérien. Sa mère repérait de loin les simulateurs et seule Berenice, qui s'était cassé la jambe au toboggan, avait récemment réussi à échapper au temple. Ce fut affreusement ennuyeux, d'autant que cette semaine-là le pasteur avait fait venir d'Escanaba un confrère à la voix beaucoup trop tonitruante pour permettre à Sunderson de somnoler. Il pensa aux saucisses et aux pancakes qu'il dégusterait à la maison après le service religieux, et à la partie de pêche à travers la glace qu'il ferait peut-être avec son père dans l'après-midi. La voix grave et tonnante de l'homme de Dieu égrena les Sept Péchés Capitaux : l'orgueil, l'avarice, l'envie, la luxure, la gourmandise, la colère et la paresse. Durant le trajet du retour dans leur vieille Plymouth aux ailes et aux pare-chocs rouillés et brinquebalants, il demanda à voix haute ce que signifiait « la luxure ». Son père déclara : « Tu le découvriras quand tu auras quatorze ans », l'une de ces réponses typiques où la vie tout entière se retrouvait otage de l'avenir."


SLAVOJ ZIZEK
Moins que rien

Hegel et l'ombre du matérialisme dialectique

"J'ai écrit quelque part qu'il y avait cinq philosophes importants, en Europe, dans la deuxième moitié du xxe siècle et jusqu'à aujourd'hui. Laissons de côté les quatre premiers. Le cinquième était mon ami Slavoj Zizek. Il y avait un sixième, un philosophe en somme surnuméraire : moi-même." Alain Badiou (préface)

" La question essentielle est ainsi de savoir comment la pensée est possible dans un univers de matière, comment elle peut naître de la matière. Comme la pensée, le sujet (le Soi) aussi est immatériel : son Un-icité, son identité à soi, n'est pas réductible à son substrat matériel. Je ne suis précisément pas mon corps : le Soi ne peut apparaître que sur fond de la mort de son être substantiel, de ce qu'il est « objectivement ». Donc, encore une fois, comment pouvons-nous expliquer l'apparition de la subjectivité à partir de l'ontologie « incomplète », comment pouvons-nous penser conjointement ces deux dimensions (l'abîme/le vide de la subjectivité et l'incomplétude de la réalité) ?

 


GUILLERMO CABRERA INFANTE
La Havane pour un infante défunt

"C'est la première fois que je montais un escalier. Au village il n'y avait pas beaucoup de maisons de plus d'un étage, et elles me demeuraient inaccessibles."


REINALDO ARENAS
Le puits

"Ma mère venait de sortir de la maison en courant. Et elle criait comme une folle qu'elle allait se jeter dans le puits. Je vois ma mère au fond du puits. Je la vois flotter sur les eaux verdâtres et pleines de feuilles mortes. Et je pars en courant vers la cour où se trouve le puits avec sa margelle en bois d'almacigo presque croulante.

J'arrive en courant et je me penche. Mais, comme toujours, il n'y a que moi au fond. Moi d'en bas, me reflétant la tête en l'air. Moi qu'il suffit de cracher sur les eaux verdâtres pour faire disparaître."



FRANK SMITH
Katrina
Isle de Jean Charles, Louisiane

" Il se tait un moment.
Après, il dit encore : « Jamais on ne sait s’il faut fuir quelque chose, ou si au contraire on doit essayer d’atteindre cette chose… »"

"Partout c’est la Louisiane originelle, historique. Et on perçoit à l’intérieur du bayou une nuit impraticable, une masse figée, une substance immobile et lourde. Irrécupérable.
Aucun repli possible, jamais."

"Tu mènes une enquête. Tu diagnostiques, tu élucides.
Tu bouges dans le fragment, même de plus en plus volatile.
Tu t'animes, tu tournes autour de l'île par approximations progressives.
Mais comme cerné par impulsions de toupie, cible centrale d'un ouragan.
Son œil : un point grossissant en mobilité continue et variation constante.
Albert parle, il peut parler : « Les ouragans rasent. Les maisons ne tiennent pas, il faut les retaper. Et ainsi d'été en été. Il va falloir parlementer, convaincre ou quitter. C'est pas jouable autrement. » "


ANTONIO MUNOZ MOLINA
Séfarade

"Des gardes civils avec une sale tête puis des gendarmes hostiles et grossiers examinaient les passeports dans la gare de Cerbère. Cerbère : parfois les gares ressemblent dans la nuit au royaume d'Hadès et leur nom comporte déjà un début de maléfice ; Cerbère, où les gendarmes français, pendant l'hiver de mille neuf cent trente-neuf, humiliaient les soldats de la République espagnole, les injuriaient et les bousculaient à coups de crosse; Port-Bou, où Walter Benjamin s'est suicidé en mille neuf cent quarante ; Gmünd, la gare frontière entre la Tchécoslovaquie et l'Autriche, où de temps en temps se sont rencontrés Franz Kafka et Milena Jesenska, rendez-vous clandestins dans la parenthèse de temps entre des horaires de trains, dans la brièveté exaspérée des heures qui déjà commençaient de s'épuiser dès qu'ils s'apercevaient, dès qu'ils montaient vers la chambre inhospitalière de l'hôtel de la gare, où le proche passage des trains faisait vibrer les vitres de la fenêtre."


SANTIAGO GAMBOA
Le syndrome d'Ulysse

À l'époque, la vie ne me souriait pas vraiment. Elle me faisait même la grimace, presque un rictus. C'était au début des années 90. Je vivais à Paris, la ville des voluptés peuplée de gens prospères, ce qui n'était pas mon cas. Loin de là. Ceux qui étaient entrés par la porte de service, en enjambant les poubelles, avaient une vie pire que les insectes et les rats. Et comme rien, ou presque, n'était prévu pour nous, le plus clair de notre alimentation se réduisait à des envies absurdes. Nous commencions toutes nos phrases par: "Quand je serai..." Un Péruvien du restaurant universitaire avait déclaré : "Quand je serai riche, je ne vous adresserai plus jamais la parole."


sous la direction de Manuel CERVERA-MARZAL
Autonomie ou barbarie

"La vérité de la philosophie est la rupture de la clôture, l'ébranlement des évidences reçues, y compris et surtout philosophiques. Elle est ce mouvement, mais un mouvement qui crée le sol sur lequel il marche. Ce sol n'est pas et ne peut pas être n'importe quoi - il définit, délimite, forme et contraint. Le propre d'une grande philosophie, c'est de permettre d'aller au-delà de ce sol, d'y inciter même. Comme elle tend - et doit - prendre en charge la totalité du pensable, elle tend à se clore sur elle-même. Si elle est grande, on trouvera en elle au moins les signes certains que le mouvement de la pensée ne peut pas s'y arrêter et même une partie une partie des moyens pour le continuer." Castoriadis. Fait et à faire. Les carrefours du labyrinthe 5

 


FREDERIC PAULIN
La grande peur du petit blanc

"Rennes 1972
À la Rose de Casablanca, au pied des HLM de la ZUP Sud de Rennes, Rochdi Mekchiche croisa à nouveau le grand ouvrier qui avait vécu à Philippeville. Ils prirent bientôt l'habitude de boire des cafés au comptoir en échangeant des souvenirs sur leur ville natale. Finalement, ça passait le temps, se disait Rochdi qui n'avançait plus dans ses recherches."


FREDERIC PAULIN
La Dignité des psychopates

"-Ça vous fait quoi d'être un agent double ?
- Je l'ai finalement toujours été. Mais avant c'était seulement pour mon compte...
- Il faudra que vous m'expliquiez cette histoire de chien. On ne tue pas un type comme Doriot pour un chien. Il y a des milliers de raisons pour le tuer. De milliers de vraies raisons.
Il sortit dans le couloir.
-Mais pas pour un chien...
Mordefroid suivit sa maîtresse et, calés à l'arrière d'une camionnette, ils prirent la route de Constance le soir même."


ELSA OSORIO
Luz ou le temps sauvage

Traduit de l'espagnol (Argentine) par F Gaudry

"Luz, Ramiro et leur fils Juan arrivèrent à l'aéroport de Barajas à sept heures du matin d'un jeudi chaud. Dans le taxi qui les conduisait à l'hôtel, Luz leur parla de la Plaza Mayor, des ruelles étroites et mystérieuses, des bars ouverts à toute heure, des femmes au regard hautain qui dansent avec leurs mains comme des oiseaux inquiets. Tu vas adorer le flamenco, Ramiro, et toi Juan je vais t'emmener au parc du Retiro."

 


LAURA RESTREPO
La multitude errante

Traduit de l'espagnol (Colombie) par F.Prébois

"Au milieu de cette cohue, Sept fois Trois voyait défiler toutes sortes d'oiseaux, désordonnés, fébriles et sur le qui-vive : soudeurs qui suivaient la voix du pipe-line depuis Tauramena, Cusiana ou l'Arabie Saoudite ; polisseurs qui avaient déjà tenté leur chance à Saldana, Paratebueno ou en Irak; frais émoulus du Sena, bacheliers techniques, aventuriers, ingénieurs en herbe, le plus bizarre de tous étant Sept fois Trois lui-même, qui ne déambulait que pour demander si quelqu'un, par hasard, avait eu connaissance, de visu ou par ouï-dire, d'une femme de Sasaima au regard vague et à la parole rare, du nom de Matilde Lina et lavandière de son état. Si on lui demandait des précisions, il reconnaissait dans un murmure qu'elle était semblable à toutes, ni blanche ni noire, ni jolie ni laide, ni boiteuse ni pourvue d'un bec de lièvre ou d'un grain de beauté, rien, rien au monde qui la distingue des autres, à part toutes les années qu'il avait vouées à sa recherche."


VENCESLAS KRUTA
L'Art des Celtes

"Les peuples celtiques possédaient en commun des langues de souche indo-européenne et certains d'entre eux adoptèrent très tôt des écritures empruntées aux Étrusques en Italie du Nord, aux Phéniciens dans la péninsule Ibérique, et plus tard aux Grecs et aux Latins.
Ils ne laissèrent cependant aucun texte comparable à ceux du monde classique. Une interdiction frappait tout enregistrement par écrit de faits qui appartenaient à leurs yeux au domaine du sacré, donc tout ce qui relèverait de la religion et de la connaissance. Selon César, leur élite intellectuelle, les druides « estiment que la religion ne permet pas de confier à l'écriture la matière de leur enseignement » (La Guerre des Gaules, VI, 14), et ce pour deux raisons : « parce qu'ils ne veulent pas que leur doctrine soit divulguée » et que « leurs élèves, se fiant à l'écriture, ne négligent leur mémoire ». Cette explication rationnelle est peu convaincante. Il faut probablement voir dans ce refus de l'écriture une conséquence de la même attitude que les Celtes avaient adoptée, envers l'image : la conviction que le sacré ne peut être figé, de par sa nature, d'une manière définitive et univoque.
Ils ne laissèrent ainsi que de courtes dédicaces qui associent des noms ou surnoms de divinités à ceux de personnes, des épitaphes, des légendes monétaires ainsi que quelques textes de nature juridique ou révélant une magie aux marges de la religion. [...]

L'interdit de l'enregistrement écrit ne fut levé qu'après l'avènement du christianisme, trop tard pour les pays celtiques du continent qui avaient connu entre-temps une longue occupation romaine et où l'élite sociale avait abandonné depuis longtemps les enseignements traditionnels, exclusivement oraux. Ces derniers étaient en effet non seulement très exigeants en temps et en mémoire, mais inutiles pour ceux qui envisageaient de faire une carrière dans un empire où la connaissance du latin, langue de l'administration, et du grec, langue de la culture, était indispensable. Seuls les pays celtiques des îles Britanniques, jamais ou peu romanisés, disposaient encore, à l'arrivée du christianisme, d'une élite intellectuelle, dépositaire de la littérature orale transmise de génération en génération. Le désir de présenter le christianisme comme l'aboutissement triomphal d'une tradition remontant à la nuit des temps conduisit les moines insulaires de l'aube du Moyen Âge, inspirés également par l'héritage encore très vivant de la culture gréco-latine, à enregistrer les récits ancestraux. Ils leur apportèrent de subtiles retouches pour en estomper l'aspect païen et apparaître eux-mêmes comme les héritiers directs d'une classe intellectuelle plus ancienne, reconnue et respectée par le pouvoir séculier, celle des druides."


ANDREI PLATONOV
La mer de Jouvence

"Un homme marchait, jour après jour, s'enfonçant dans les profondeurs des steppes, au sud-est de l'Union soviétique. Histoire d'occuper sa tête d'une pensée continue et de libérer son cœur de l'angoisse, il s'imaginait tour à tour mécanicien sur une locomotive, aviateur de la flotte aérienne, géologue explorant une terre inconnue, ou tout autre être professionnellement organisé. Il avait déjà réussi en marchant à découvrir la cause profonde des tremblements de terre, des volcans et du perpétuel bouleversement du globe terrestre. Grâce à l'ingéniosité du marcheur, ces phénomènes trouvaient leur origine dans le mouvement astronomique discontinu de la terre au milieu de l'espace incertain du cosmos. C'est-à-dire qu'à l'instant, si bref soit-il, où la terre trouve son point d'équilibre parmi les influences diverses des étoiles, et rétablit l'harmonie dans son mouvement complexe de balance et de progression, elle rencontre une situation exceptionnelle dans le bouillonnement de l'univers."


Iouri OLECHA
L'Envie

"Le matin, il chante dans les cabinets. Ceci pour faire comprendre quelle est la santé et l'épanouissement de vie de cet homme. Le besoin de chanter le saisit comme un réflexe. Ce sont des modulations sans paroles, des « ta-ra-ra » émis sur tous les tons, et qui peuvent se traduire ainsi :
« Que je suis à mon aise dans la vie !... ta-ra, ta-ra... Mon estomac marche bien... ra-ta-ta, ta-ra-ri... Mon sang circule... ra-ti-ta-dou-da-ta... Évacue, boyau, évacue, tra-ba-ba-boum ! »
Quand, le matin, il sort de sa chambre et passe devant moi (je fais semblant de dormir) pour se rendre dans les arcanes du logis, je le suis par la pensée. J'entends son remue-ménage au petit endroit où son vaste corps est loin de se trouver à l'aise. Son dos se soude contre l'intérieur de la porte qui vient de claquer, ses coudes frottent contre le mur, ses pieds remuent. Dans la porte des cabinets se découpe un ovale de verre mat. Il tourne le commutateur, et l'ovale, éclairé du dedans, devient semblable à un bel œuf suspendu dans la nuit du corridor."


SIRI HUSTVEDT
Un été sans les hommes

"Quelque temps après qu'il eut prononcé le mot pause, je devins folle et atterris à l'hôpital. Il n'avait pas dit : Je ne veux plus jamais te revoir, ni : C'est fini mais, après trente années de mariage, pause suffit à faire de moi une folle furieuse dont les pensées explosaient, ricochaient et s'entrechoquaient comme des grains de popcorn dans un four à micro­ondes."


JACQUES JOSSE
Marco Pantani a débranché la prise

"L'effort en altitude ne convient qu'à quelques solitaires de son acabit. Il faut du souffle, de la légèreté, de la spontanéité, de l'harmonie dans tous les mouvements du corps pour pouvoir s'éjecter hors d'un groupe. Les métronomes trop épais ne peuvent rivaliser avec ces lutins qui multiplient les banderilles et sortent de leur boîte sans crier gare. Ce sont eux les vrais rois de la montagne. Avant ils se nommaient Charly Gaul, Federico Bahamontes, Julio Jiménez, Lucho Herrera, Lucien Van Impe. Marco semble un des rares à pouvoir prétendre se hisser à leur hauteur. Il part à la conquête des sommets comme ils le faisaient. Il les gravit avec fougue, en majesté. Il les effleure, les respecte. Il apprécie les forts pourcentages. Il aime couper la pente rude des virages en épingle en appuyant toujours un peu plus sur les pédales. Ses muscles fins répondent du tac au tac. Son cœur ne s'affole jamais. Il l'entend battre avec précision sous sa peau. Il respire amplement. Il suit à distance la moto qui ouvre la course en fendant la foule qui devient de plus en plus compacte, pressante et bruyante au fur et à mesure qu'il s'approche de l'ultime sommet. Il grimpe sans se déhancher."


FRANK HARRIS
La bombe

"Je m'appelle Rudolph Schnaubelt. C'est moi qui ai lancé la bombe qui tua huit policiers et en blessa soixante à Chicago, en 1886. À présent je vis ou plutôt languis à Reichholz, en Bavière, où je me meurs de phtisie sous un nom d'emprunt, l'esprit enfin en paix.
Mais ce n'est pas de cet individu à bout de course dont je veux parler. L'hiver dernier m'a glacé jusqu'aux os; mon état n'a fait qu'empirer dans ces haïssables rues bavaroises, blanches et larges, cuites par le soleil et balayées par les vents de glace descendus des Alpes. Bientôt, la nature ou les hommes disposeront à leur convenance de mes déchets.
Avant de partir, cependant, il est une tâche que je dois accomplir, une promesse qu'il me faut tenir. Il m'échoit de conter l'histoire de celui qui sema la terreur dans toute l'Amérique, le plus grand homme qui ait à mon sens vécu ; rebelle-né, assassin et martyr. Si je puis dresser un portrait exact de Louis Lingg, l'anarchiste de Chicago, tel que je l'ai connu, si je puis montrer son corps, son âme et sa puissante volonté, j'en aurai plus fait pour le genre humain que le jour où j'ai lancé la bombe..."


BERNARD STIEGLER
La société automatique

1-L'Avenir du travail

"Le temps libéré par la fin de l'emploi doit être mis au service d'une culture des automates capable de produire une nouvelle valeur et de réinventer le travail. La culture de la désautomatisation rendue possible par l'automatisation est ce qui peut et ce qui doit produire de la valeur néguentropique"

"Ces infrastructures 24/7 qui ne s'arrêtent jamais, où il n'existe pas de pause, et où ce sont la décision et la réflexion qu'il s'agit de rendre « superflues », connectent en permanence les individus à des ressources en ligne qui court-circuitent la « vie quotidienne» en la vidant de sa quotidienneté, c'est-à-dire de sa familiarité : qui l'anonymisent.

"Crary montre que le capitalisme 24/7 qu'est le capitalisme totalement computationnel va toujours plus vite que ce droit. Ce qu'il ajoute, et qui est très original et fécond, c'est que le capitalisme 24/7 nous précède et nous devance toujours précisément en nous privant de fait du droit de rêver, et même de dormir, c'est-à-dire ; en anéantissant toute forme d'intermittence, et donc tout temps de la pensée. Au nom du développement technologique et de l'innovation, il impose le "maintien calculé d'un état de transition permanente"."


"Les savoirs demandent du temps : du temps nocturne pour dormir et pour rêver, du temps diurne pour songer, réfléchir et agir en déterminant les contenus de ses bons et mauvais rêves nocturnes et rêveries diurnes pour les matérialiser, les transmettre et les recevoir des autres aussi bien que pour les combattre : pour apprendre ce qui résulta des songes et des rêveries, réflexions, théories et inventions des autres. Il faut du temps pour confronter les temps des rêves réalisés et déréalisés, ce que peut-être les Australiens aborigènes appellent le dreaming : du temps pour délibérer et pour décider, en s inscrivant dans de nouveaux circuits de transindividuation formés par ces rêves, et en les poursuivant par des bifurcations qui les désautomatisent.


VASSILI GOLOVANOV
Espace et labyrinthes

Traduit du russe par Hélène Châtelain

"Il n'existe pas au monde de systèmes plus changeants que les deltas des grands fleuves. Et le delta de la Volga (ce couloir célèbre entre Oural et Caspienne, emprunté jusqu'au quinzième siècle par les vagues des nomades qui, du cœur de l'Asie, s'écoulaient vers l'Europe et formaient une antique voie de transit commercial reliant les quatre coins du monde) est un des lieux les plus échevelés de l'histoire, un tableau d'école sur lequel chaque nouvelle vague migratoire qui déferle efface les ébauches de civilisation qu'avait laissées la déferlante précédente."

"Nous nous sommes mis en route, remplis de l'espoir de revivre au présent le passé des textes de Platonov, de nous immerger dans l'espace/texte du paradis et de l'apocalypse platonovienne, indissolublement liés, dans ce pays où le temps s'est arrêté, où le ciel est si proche que, le jour, le soleil, exsudant sa chaleur utile, passe à ras de tête et, la nuit, la fraîcheur stellaire caresse la tête du marcheur."

"Ici, dans cette paix immuable, vous assaillent les rêves d'une vie vertueuse, la soif de cette vie et son impossibilité. Ici naissent les pensées qui torturaient Platonov, et le voyageur, à son insu, se retrouve dans les profondeurs de ce Tchevengour qui s'est retiré du temps de la vie quotidienne pour passer dans le temps de l'éternité, loin de l'affairement mécanique des villes et des gens que Platonov connaissait bien. Question : aimait-il l'humanité? Ou n'aimait-il que l'homme secret, à l'âme d'enfant, seul parmi dix mille autres ?"


PIERRE PEUCHMAURD
Arthur ou le système de l'ours

"La mer éteinte, il y avait des ours bleus dans les îles et le roi s'appelait comme eux et maintenant il dort."


ALICE MASSENAT
L'Homme du sans-sépulcre

"Bien sûr
ces pas je les entends encore
se frottant à des tympans
qui n'en sont plus vraiment
qu'en cas de disette
les sépulcres de nouveau à la une
la question aux rideaux éclaboussés et tapis
plus calabres en sirupeux qui se bécotent
Et oignant autant de cadavres
au-devant de ton sourire incrédule
les rebaptisant, les rejouant mannequins ovés
ou aux rictus de tant d'autres — sas agapo
j'irai me perdre
hystérique du carrefour barcelonien,
entre crises extinguibles et larmes
pourfendantes du verbe
où d'aucuns s'en iraient se noyer hâves
omettant de leurs corps
ces simples lobes putréfiés"


MICHAEL J. SANDEL
Ce que l'argent ne saurait acheter

"Lorsque les prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz et Amartya Sen proposent d'inclure dans la richesse nationale l'équivalent monétaire des travaux domestiques, nul doute qu'ils sont animés de bonnes intentions progressistes. Leur économisme étriqué, cependant, les rend aveugles aux données anthropologiques que je viens de rapporter. Les sociologues du travail domestique ne craignent pas de ranger leur objet d'étude sous la bannière de l'échange de dons. Nul angélisme ici, si l'on garde en tête que cette institution ruse avec la violence dans laquelle elle peut à tout moment retomber. Il s'agit de dire la non-clôture de l'échange symbolique, son irréductibilité à une quelconque comptabilité. A l'obscénité déjà mentionnée, la valorisation monétaire de la gratuité ajoute la bévue anthropologique.
Si la publication de la version française de l'ouvrage de Michael Sandel pouvait susciter ce type de débats, les efforts qui ont conduit à sa réalisation n'auraient pas été inutiles." Jean-Pierre Dupuy(préface)


CLAUDE LUCAS
une-certaine-absence@gmel.ie

"J'ai reçu cette lettre hier matin, c'est un fait
Sur la main courante de l'accueil, Aileen a noté, comme son office est de le faire ponctuellement : 10 h 45, tatati tatata (c'est l'énumération du courrier rapporté par elle de notre boîte postale), jusqu'à : lettre, tampon de la poste : Balard, Paris 15, 08-09-2011, mention « PERSONNEL » en capitales feutre rouge, remis en mains propres à M.B.
« Mains propres » n'est pas exact.


STEPHANE SANGRAL
Fatras du Soi, fracas de l'Autre

"Les découpes arbitraires, dans le tissu de l'humanité, de réseaux de filiation, et les découpes arbitraires, dans le tissu de ces réseaux, de certaines branches, et les découpes arbitraires, dans le tissu de ces branches, de certaines branches, et les découpes arbitraires, dans le tissu de ces branches, de certaines branches, et les collages arbitraires, sur le tissu de ces branches, de certaines branches, et les collages arbitraires, sur le tissu de ces branches, de certaines branches, et les collages arbitraires, sur le tissu des représentations, de ces enfantillages, et les collages arbitraires, sur le tissu des concepts de filiation, de cette dégoûtante colle, et la découpe arbitraire du mot authenticité dans le tissu du langage et son collage arbitraire sur le tissu de ces découpes arbitraires et de ces collages arbitraires, découpent, dans le tissu de mes sentiments, celui de la solitude, d'une solitude authentique, et le collent sur mon humanité."


EMMANUELLE PAGANO
Ligne & Fils

"Jusque-là, en bouclant la ceinture de sécurité, je ne savais pas que j'avais affaire à l'eau, à l'eau vive. Je n'imaginais pas la torsion du fil, et pour elle le bruit sans relâche, la vapeur, les odeurs bouillies, la soif toujours plus grande des brins de soie. Pourtant, la torsion est tapie dans ce réflexe anodin. De mon siège à la ceinture, les fils élastiques accompagnent mes mouvements. Ils ne sont pas seulement dans ma voiture. Si je me blessais, ils se nicheraient à l'intérieur de l'armoire à pharmacie, si je voulais courir à l'aise, ou faire de la musculation, ils déborderaient de mon sac de sport. Je ne fais aucun effort physique, je laisse s'amollir mon âge, mais les fils de la fabrique se glissent dans mes chaussures et jusque dans mes sous-vêtements, ils forment une gaine permanente bordant mon corps et facilitant mes gestes."


MARIO VARGAS LLOSA
Le héros discret

"Felicito Yanaqué, patron de l'Entreprise de Transports Narihualâ, sortit de chez lui ce matin-là, comme tous les jours du lundi au samedi, à sept heures et demie pile, après avoir fait trente minutes de qi gong, pris une douche froide et s'être préparé son petit déjeuner habituel : café au lait de chèvre et tartines grillées beurrées, avec quelques gouttes de miel de chancaca1. Il habitait dans le centre de Piura, et la rue Arequipa éclatait déjà du brouhaha de la ville, ses hauts trottoirs étaient noirs de monde allant au bureau, au marché ou amenant les enfants à l'école. Quelques bigotes se dirigeaient vers la cathédrale pour la messe de huit heures."


LA VOIX de JOSEPH STIGLITZ
portrait d'un prix Nobel engagé et alternatif

Lire aussi dans Libération "Ce que l’Allemagne a imposé à coups de bâton est tout simplement inconcevable".


GEORGES HALDAS
La confession d'une graine

L'émergence

"Sous cette férule paternelle, d'un type très particulier, comme sous la contrainte scolaire, jamais je ne pouvais être vraiment moi-même. Ou, plus exactement, je ne pouvais l'être - et cela, je pense, a joué un certain rôle dans la genèse de tout ce qui allait venir — que de manière clandestine. Ce qui, tout naturellement, implique l'angoisse. Et, sous le coup de celle-ci, une ruse continuelle pour déjouer, en toute circonstance, la double tutelle familiale et scolaire. Mais ce n'était pas tout. Ne pouvant jamais me montrer tel que j'étais, mais tel que mon père voulait que je sois, sans cesse je me sentais non seulement en porte-à-faux, mais coupable de n'être pas naturellement conforme à l'idée qu'il se faisait de ce que je devais être. Et que j'aurais mortellement déçu, j'en étais certain, si je m'étais révélé dans ma nature véritable. La petite mère, elle, devinait peut-être ce qu'il en était pour moi. Mais par attachement à mon père, pour ne pas le contrarier non plus, ni ajouter à son tourment, elle participait dans une certaine mesure — ou du moins faisait semblant — à ce projet de faire de moi un écolier hors ligne ; et par la suite, et sans trop savoir exactement ce que cela représentait, « quelqu'un ». Non par rapport, hélas, à une valeur réelle, mais bien, et là était le drame, à un personnage ayant acquis, selon une des expressions les plus sottes que je connaisse, et dont mon propre père se gaussait quand il l'entendait dans la bouche des autres, « une certaine surface sociale ». Or, être le premier de la classe, n'était-ce pas déjà avoir cette surface ? Déjà être, par conséquent, en état d'imposture ? De mensonge. Et tout cela, cette lamentable équivoque, chez des êtres aussi braves et honnêtes que mon père et ma mère, pour mon bien. Quelles hontes, quels méfaits, quels désastres on ne prépare pas pour le bien des hommes. Que de crimes, en religion comme en politique, n'a-t-on pas commis au nom du bien toujours. Jamais du mal. La couverture de la tyrannie, c'est le bien. C'est de lui, en définitive, dont on a tout à craindre."


MARC KRAVETZ
L'aventure de la parole errante
multilogues avec Armand Gatti

"C'était bon. Et puis le froid a pris le dessus. Et puis arrive le moment où tu ne sens plus le froid. Le matin s'est levé sur ce moment, juste. Avec la parole juste. C'est elle que j'ai toujours cherchée par la suite ; parole errante c'est la quête de la parole juste. A ce moment-là tu vis, enfin moi, j'ai vécu... Peut-être allions-nous mourir dans quelques heures. Mais si l'aventure devait s'arrêter là, ma vie était remplie . J'avais fait à mon niveau, à mon degré de parole, à mon degré de connaissance, les rencontres essentielles. J'avais vécu ce qu'il y avait vraiment d'important dans la vie. Plus tard je me suis aperçu que la vie était faite de ce type de rencontres. Le reste, ce n'est que du temps qui s'écoule."


ALEXANDRE PAPADIAMANTIS
Les petites filles et la mort

"A demi allongée au coin du feu, les paupières closes, laissant reposer sa tête contre le jambage - le montant, comme on dit là-bas - de la cheminée, la vieille Khadoula que l'on appelait plus souvent Yannou la Franque, ne dormait pas, mais faisait le sacrifice de son sommeil auprès du berceau de sa petite-fille malade. L'accouchée, la mère du nouveau-né souffrant, s'était endormie un peu plus tôt, sur son lit misérable posé à même le sol."

 


GEORGES HALDAS
Un grain de blé dans l'eau profonde

"Je vis comme la graine
muette au fond du puits
Eteignez cette lampe
qui dérange ma nuit"


JERÔME LAFARGUE
En territoire Auriaba

" Le rêve appartient avant tout à la nuit, certaines communautés le considèrent comme un élément déterminant dans la conduite de leur bonne fortune. Il devient une manière d’accéder à des sujets humains, à des animaux ou à des esprits, et bien sûr aux multiples facettes de soi. "

" J ai toujours pensé que ce monde-ci est trop petit, ou plutôt que ce que l' on nous donne pour réalité ne constitue qu une infime partie de l' infinité du monde. Nos rêves, la force et l' inventivité de notre imaginaire le déploient déjà dans des directions inattendues, mais il y a davantage. Il m' arrive de prendre des décisions incongrues alors que je souhaitais faire le contraire. Au dernier moment, j opère un revirement incompréhensible à mes yeux, j accepte de vivre avec un choix dont je ne saisis pas la nécessité ou l' intérêt, mais je me dis que ce n est pas grave, que ce qui me semble une impasse ou une imbécillité est bien à l' inverse le chemin qu il fallait suivre. "


JERÔME LAFARGUE
Nage entre deux eaux

"Je ne dirai pas que Bleu pétrole m'a sauvé, non, faut être honnête, ce qui m'a sauvé, c'est le bruit de la dizaine de CD balancés à terre par Jed une nuit de septembre. Il les avait volés au hasard dans le supermarché du coin, s'était bourré la gueule puis orienté avec les étoiles pour enfin s'affaler sur le canapé défoncé de l'entrée.
De toute façon, je ne dormais pas."


CHRISTOS CHRYSSOPOULOS
Terre de colère

" La colère produit la colère et a besoin d'une colère en face pour être supportable. Parce qu'il se produit également ceci : la colère dont on souffre le plus n'est pas celle que l'on subit, mais la sienne propre que l'on dirige contre les autres sans pouvoir la maîtriser. Et quand on est dans l'incapacité d'en affronter la cause, la seule solution, alors, est de faire en sorte que l'autre en face y soit sujet à son tour, qu'il soit mis sur le même plan que soi, et que le tort en revienne à chacun tout autant.
Sauf qu'ainsi, la fureur ne s'annule pas, comme deux forces contraires. La colère de l'un ne réduit pas à néant celle de l'autre. Ce qui se passe, c'est que le matériau est multiplié par deux. Il s'accumule et devient plus pesant.
La langue ne fait rien à l'affaire. Ni le lieu, ni les noms. Partout la fureur est la même. Nous vivons dans un territoire clos et soumis à une surveillance sévère. Sur un continent pour ainsi dire cerné de tous côtés par des barrières. Voilà pourquoi aujourd'hui nous finissons par être en colère en permanence. Mais nous vivons seuls les uns avec les autres, nous ne voulons personne à nos côtés, et notre colère se retourne inévitablement contre nous-mêmes. Nous enrageons les uns contre les autres - les uns avec les autres."


CHRISTOS CHRYSSOPOULOS
La Destruction du Parthénon

"Personne n'y croit. Tout le monde chuchote, effaré. Personne ne veut y croire. Chacun court voir de ses propres yeux, veut être sûr. C'est arrivé pour de vrai ? Ils pensent que leurs sens leur jouent des tours. Ils n'en croient pas leurs yeux. Rien n'est vraiment certain, rien n'est encore définitif. Qu'est-ce qu'il reste ? Un rocher éclaté, c'est tout. Le socle, ravagé par les flammes. Une fine colonne de fumée qui s'élève entre les piliers métalliques tordus au milieu des lumières orangées. Certains projecteurs fonctionnent encore. C'est la fin de l'après-midi. La tombée de la nuit. L'heure où le ciel, au-dessus de la ville, prend une couleur bleu outremer. Les réverbères dans les rues s'allument les uns après les autres et l'air se rafraîchit avec le souffle de la terre."


LIONEL BOURG
J'y suis, j'y suis toujours

(...)
"Pas d'illusions, n'empêche.
Le désert s'accroît, ses dunes hérissées de barbelés ou de blockhaus technologiques.
Des flux s'y dispersent.
Les vents de sable, qui s'y déploient selon des réseaux que l'absence paradoxale de proximité détermine, poussent devant eux des troupeaux d'avatars, de fantômes, dissimulant, à la vue des touristes ou des néo-nomades, fussent-ils bardés d'écrans et de capteurs sophistiqués, des mirages d'une plus dramatique envergure. La cuistrerie n'en progresse qu'avec moins d'états d'âme. Rassasiée de fruits dont l'industrie culturelle garantit la fraîcheur, elle pérore, vaticine, racole ouvertement au coin des rues et, pour que mesure soit comble, exerce sans discrimination son droit d'ingérence au sein des diverses théories subversives cotées en bourse, qu'elle absorbe, digère, défèque, régurgite, se drapant d'une pudibonde chasuble avant d'animer les débats qu'arbitrent colloques et synodes estivaux."

 


CHRISTIANE RENAULD
Les camarades imaginaires

"Cette heure est à elle.

Par la baie grande ouverte le soleil inonde la pièce. Les ombres courent au plafond, comme autrefois, dans l'appartement du premier, quand la lumière jouait entre les feuilles des platanes, dessinant une forêt où Jeanne entrait à petits pas. C'était là que vivaient les camarades imaginaires et leurs voix emplissaient la maison silencieuse. La voix de Jeanne qui grondait, suppliait, faisait tous les rôles."


JACQUES RANCIERE
Figures de l'histoire

« L'histoire est le temps où ceux qui n'ont pas le droit d'occuper la même place peuvent occuper la même image : le temps de l'existence matérielle de cette lumière commune dont parle Héraclite, de ce soleil juge auquel on ne peut échapper. Il ne s'agit pas d'"égalité des conditions" au regard de l'objectif. Il s'agit de la double maîtrise à laquelle l'objectif obéit, celle de l'opérateur et celle de son "sujet". Il s'agit d'un certain partage de la lumière. »


EDITH AZAM
Caméra

"Caméra lit, autrement dit, elle participe. Elle vit la syntaxe d'un souffle qui ne lui appartient pas, n'appartiendra jamais à personne. Un souffle cabré, insoumis. Et c'est cele, Caméra, qu'elle veut aller chercher, ce coup bref, ce souffle, et s'y conjuguer jusqu'au verbe, le bon verbe écrivant la puissance d'exister. Lorsqu'elle découvre les parles, Caméra, la douleur dévore son torse. Patiemment, avec les forces qui lui restent, elle copie les mots dans un coin de poumon, et puis les recopie sur un bout de tissu. Ensuite, exténuée, elle pose la tête contre le béton froid. Essaie, par captation, d'entendre les mouvements à l'intérieur de la muraille, et ce sont des bruits de machettes, de coupe-coupe, des enfants cachés sous les tables, des femmes armées de haches, des buchées. Caméra lève ses grands yeux vers le ciel où la paroi vertigineuse se boursoufle de tous côtés. Puis, à nouveau, diaphragme ouvert : plongée."


SOPHIE BUYSE
La Graphomane

"La lettre amoureuse et le roman d'amour peuvent-ils s'accorder ? Parfois, ils se frôlent, mais c'est sans se toucher. Leurs fièvres se séparent. Ainsi se séparent ce qui va à l'Un et ce qui va au Multiple. Il serait osé de vouloir les accoupler. Quel canevas pourrait assouvir une intimité, lui faire un enfant au visage de chef-d'œuvre ? Il ne fallait pas moins que le verbe spasmodique de Sophie Buyse pour les réunir sur la même couche. Une sorte d'orgasme devancé de préludes marie l'éros de la lettre et la beauté du récit. Car ici, ce qui se lit comme transe confidentielle se reçoit comme histoire cohérente. Tout simplement, la cohérence excelle à se transgresser. Elle est étrange et dévergondée." Extrait de la préface de Marcel Moreau


WILLIAM CLIFF
Amour perdu

Le Collégien

"Il a retroussé les bords de sa culotte à
cause de la chaleur,
c'est qu'il faisait si chaud ! Cet été-là il a
entrouvert sa chemise
pour que les souffles d'air lui caressent la peau
et il aime bien que
les tiges des broussailles lui giflent les jambes,
plus loin il s'est assis
seul sur une éminence et il regarde en bas
le ruban argenté
du fleuve ensoleillé où les bateaux avancent
très insensiblement,
il reste le regard fixé au paysage,
ensuite sous les arbres
il est allé pour prendre la fraîcheur de l'ombre,
le dos plaqué au sol,
la tête sur les bras, il a senti enfin
une onde le bercer
(est-ce qu'il a dormi ?) mais soudain on appelle,
il est temps de rentrer,
les garçons se rassemblent, là ils redescendent,
en silence marchant,
le visage boudeur, vers la froide maison
où après la prière
on rejoindra un lit dont le ressort gémit
quand le corps incommode
se retourne pour retrouver le fil d'un rêve
qui s'échappe et qu'on cherche
et qu'on suit à travers on ne sait quels désirs."


IAN MONK
14x14

"puis j'ai pensé tout de suite à autre chose lun-
di matin par exemple après un dimanche tout
à fait déprimant oui tout à fait aussi dé-
primant que le café PMU dans lequel
j'écris ces vers plus bancals que moi

puis j'ai

pensé que décidément il faut arrêter
de penser et plutôt et plutôt quoi miser
sur un cheval comme les autres gens ici par
exemple reboire un rosé comme les autres
ici par exemple caresser un clébard
plus moche que moi par exemple entre autre
chose on se demande pourquoi les gens se dépensent
tellement dans tous les sens du terme dans les che-
vaux et du rosé beurk alors qu'on pense
on peut le faire aussi en baisant entre deux
verres de Champagne et surtout quand on regarde du
trot où le but bête est de faire ralentir son
cheval il vaudrait mieux regarder non mais tu
vois ce que je veux dire aux paralympiques un bon
saut à la perche en chaise roulante

puis j'ai pensé

que j'ai trop pensé oui décidément immensé-."


Les grands entretiens d'artpress
JACQUES RANCIERE

Dork Zabunyan, Yan Ciret, Dominique Gonzalez-Foerster, W.J.T. Mitchell

"Le changement se fait à travers une multitude de petites effractions."

"De mon point de vue, il importait de souligner que les transformations esthétiques ne dépendent pas simplement de l'invention technique. Bien des caractéristiques esthétiques de la photographie ne découlent pas automatiquement de l'essence du média, mais avaient déjà été expérimentées en littérature : la beauté de l'anonyme, ainsi qu'un certain régime d'indétermination de la signification. Dans cette mesure, la littérature a ouvert la voie à la photographie.
Et ironiquement, bien que Baudelaire ait condamné la photographie, l'esthétique de la photographie a été engendrée par le poème en prose tel qu'il le pratiquait, par la scène comme instantané, par l'image sur laquelle se lit la structure de la relation entre l'individu et le visible à un moment donné. Aussi, ce qui m'intéresse chez Benjamin n'est pas tant le rôle de la technique ou la perte de l'aura que l'intuition de nouvelles formes de partage de l'expérience: l'idée qu'un nouveau média crée de nouvelles formes de compétences qui sont partagées par de nouveaux experts ; l'idée que le cinéma, par exemple, crée de nouvelles compétences accessibles à n'importe qui ; l'idée que ce qui était provocation en peinture devient accessible à tous avec le cinéma."


JEAN-CLAUDE LEROY
Un cahier sans école
(écrire ne pas)
suivi de Se sentir seule

"Ma timidité devant l'écriture prise au sérieux, condition de l'écriture comme elle est condition de l'amour. De cette peur surmontée, j'ai dû et je dois gagner en hardiesse et partager mon envie, me faire entraîneur d'un «devenir soi» exemplaire. Timidité devant l'écriture qui n'est rien à côté de ce que fut ma timidité devant mes congénères, et de mon incapacité à parler devant eux, à - notamment- tenir un propos devant un aréopage ou au sein d'une assemblée. Le recours à l'écriture, induisant que l'expression est différée -puisqu'on écrit toujours trop tard, devait me sauver du désastre et de l'aliénation. Pour un handicapé de l'expression orale, l'écriture n'est pas un choix, elle est le seul passage possible pour la parole. Ecriture d'autant plus oratoire que la voix manque, le volume des mots se reconstruit sur la feuille comme celui de la voix se déploierait dans l'espace.
Quant à la lecture, qui est son extrémité, elle fait figure de première audace et d'apprentissage avant de passer à la pratique et rejoindre la république de ces êtres de papier que sont les écrivassiers, les grimauds, les stylistes, les barbouilleurs. Le lecteur féru finit par rédiger des réponses à ses lectures, des lettres aux auteurs, des livres aux éditeurs, des retours de lumière ou d'émotion destinés à l'humanité. La lecture est en soi bien plus extraordinaire sans doute que l'écriture, elle est sportive et magique, elle transporte l'imagination et perce le temps. Elle ne prétend à rien, est intelligence avérée."

"Outre ce déménagement qui me voit passer d'un lieu à l'autre, le basculement de ma bibliothèque d'abord dans des cartons que je dois mendier un peu partout, puis sur les rayonnages réinstallés dans l'espace où je vis désormais, les sollicitations se multiplient, les engagements que je ne saurais ne pas tenir, les séductions qui m'aimantent, le loisir de la paresse et la paresse du devoir. Pourtant, je n'oublie jamais, je ne cesse de penser à ce livre que j'ai à faire, je l'écris pour moi, intérieurement, sans le construire, mais il me faut admettre que ce n'est pas assez, que je dois transcrire avec des mots bien rangés, des phrases sans approximations, des réflexions suffisamment exhaustives, dérouler mon témoignage terre à terre en plus de ces éclairs de fumées qui voyagent d'un rêve à l'autre, jour et nuit."

la page Jean-Claude Leroy sur Lieux-dits


MATHILDE GIRARD
JEAN LUC NANCY
Proprement dit

Entretiens sur le mythe

"Il est vrai que, dans ce qui précède, nous avons sans doute tendu à rendre synonymes « parole » et « écriture » - synonymes dans la désignation d'un « toucher au sens » (il faudra revenir sur cette formule). Cependant si nous nous servons des deux mots, il vaut sans doute mieux distinguer entre « parler » qui renverrait plutôt à l'émission, à la profération et « écrire » qui noterait plutôt la tension vers un sens toujours un peu - ou beaucoup - hors de portée. Je dirais : la parole touche au sens qui se donne (fût-ce en échappant aussitôt), c'est une prise, presque une étreinte, tandis que l'écriture touche à la limite, au bord externe d'une forme qui va naître - ou pas. La parole présente, pose presque un éclat de sens, l'écriture fraye un chemin vers un sens à venir. De l'une ou de l'autre manière le sens essentiellement se suspend, s'interrompt, défaille ou fait défaut (la vérité est ce qui le coupe ; elle est toujours un sens tranché).


PATRICK LAUPIN
L'Homme Imprononçable

suivi de Phrase et le Mystère de la création en chacun

"Je pensais à l'empire médusant de ceux dont les vies sont détruites."


ELISEE RECLUS
Histoire d'un ruisseau

"Chose admirable et qui m’enchante toujours ! ce ruisselet est pauvre et intermittent ; mais son action géologique n’en est pas moins grande ; elle est d’autant plus puissante relativement que l’eau coule en plus faible quantité. C’est le mince filet liquide qui a creusé l’énorme fosse, qui s’est ouvert ces entailles profondes à travers l’argile et la roche dure, qui a sculpté les degrés de ces cascatelles, et, par l’éboulement des terres, a formé ces larges cirques dans les berges. C’est aussi lui qui entretient cette riche végétation de mousses, d’herbes, d’arbustes et de grands arbres."


CLAUDE BER
Epître Langue Louve

"De lumière un besoin de lumière
dans une obscurité un sentiment d'obscurité
un besoin de lumière lucide au vif argent des oliviers
d'une lumière équitable
dans une obscurité où passe le noir de femmes
endeuillées

un besoin d'ouvert de la lumière"


EMMANUEL TODD
Qui est Charlie?

"Nous savons désormais, avec le recul du temps, que la France a vécu en janvier 2015 un accès d'hystérie"

Si je peux me permettre, et une fois n'est pas coutume:Pour ma part j'ai toujours apprécié les livres d'Emmanuel Todd, mais il me semble que là, il n'a pas "pris le recul du temps" et qu'il est lui-même dans un "accès d'hystérie". Il me semble même que Charlie est un prétexte pour déverser sa colère (légitime ) contre les oligarques qui tentent de nous gouverner mais son "analyse" de Charlie me semble partir d'une hypothèse complètement erronée ...FB Lieux-dits


GILLES AILLAUD

"Je peins des choses, je suis absolument incapable de peindre une idée. Je peins des choses parce que la force des choses me paraît plus forte que toute idée. Pour nier une chose, il faut la détruire, tandis qu'une idée, c'est du vent, on peut toujours fermer l'oreille."

" Ne pas prendre la réalité comme point de départ, prétexte à une opération esthétique, mais comme but ultime et lui laisser, en dernier ressort, la parole, à elle. Avoir la politesse, lorsqu'on ne fait, au mieux, que folâtrer entre "ses bras légers", de ne pas prétendre la dépasser. Mieux vaut buter sur l'obstacle, et chuter, que le franchir en passant à côté."


THOMAS McGUANE
La fête des corbeaux

"Quand l'ancien bordel - connu sous le nom de Le Joufflu - ferma ses portes il y a des années de cela, l'immeuble qu'il occupait fut présenté en ces termes dans les petites annonces : « Demeure en bord de rivière, huit chambres, huit salles de bains, pas de cuisine. Vente obligée cause changement des temps. »


CLEMENT ROSSET
Loin de moi
Etude sur l'identité

"La connaissance de soi est à la fois inutile et inappétissante. Qui souvent s'examine n'avance guère dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connaît, mieux on se porte."


PETER TRAWNY
La liberté d'errer, avec Heidegger

"La relation de Heidegger à ce qui est allemand ne suffit pas à définir sa vie philosophique, à faire image. C'est également sa compréhension, sa pensée de l'Allemand : « Seul l'Allemand peut renouveler le surgissement de la poésie et le dire de l'être - lui seul reconquerra l'essence de la theoria et finalement édifiera la logique. »Tout porte à croire que le philosophe revendiquait pour ses pairs la domination mondiale au sens politique. Or, l'idée selon laquelle il conviendrait de « réinventer une nouvelle poésie de l'être » s'impose au lecteur. Il est évident, en suivant cette piste, que ce que Heidegger entend par la notion d'Allemand, était tout aussi décalé sous le prétendu « Troisième Reich » qu'aujourd'hui. Qui peut croire que « l'appel d'urgence lancé au poète méta-phy-sique », au « poète de l'autre commencement », à ce « plus allemand des Allemands » pouvait être entendu par quelqu'un d'autre que Heidegger ?"


ARTHUR RIMBAUD
Poèmes politiques
anthologie présentée par Frédéric Thomas

"Est-il trop tard pour lire Rimbaud ? L'explosion à force d'être différée s'est-elle décomposée dans les manuels scolaires ? Les révoltes auraient-elles perdues leurs logiques ? Il y a les guerres, et la guerre aux pauvres, les vieux réflexes de classe, les recours décomplexés aux fantasmes de la Civilisation, sinon à la race. Il y a les immigrés qu'on expulse, les chômeurs qu'on exclut, les travailleurs qu'on expurge, et tous les autres qu'on contrôle. Il y a la haine et la misère, et, plus terrible encore, l'absence de colère. Il y a malgré tout, fragile et inutile, l'amour. Et le collier de suicides aux cous précautionneusement intacts. Il y a enfin, il y a toujours, comme au temps de Rimbaud, « quand on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse» (Enfance). " FT

Démocratie
« Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
«Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
«Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
« Au revoir ici, n'importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort; la crevaison pour le monde qui va. C'est la vraie marche. En avant, route ! »
Rimbaud

 

 


SOPHIE LOIZEAU
Caudal

"avant je trouvais mon droit-fil et déchirais
le droit-fil au départ de toutes les déchirures

dans ils avaient pris à travers champ même le chien
l'emporte sur la femme ensemble à se promener
les enseignes, ajouté-je in petto : Pâtissière/Bouchère
l'Entreprise mère et fille/père et fille"


SOPHIE LOIZEAU
La Femme Lit

"...elle se déplace sur les os articulés des ailes, le désir si instant
la prive de voler
l'aimante l'intérieur de la maison depuis les bois

pour la soie du lien l'dont j'abuse

mon bain dégénère en mer permienne
j'ouvre les yeux : dans le flou des ammonites ascensionnelles et lentes

ses os des bras et des avant-bras
soi en chiroptère drapée,
de soi visible que ce grand fermoir suspendu secrète."



JEAN-PIERRE LE DANTEC
Un héros
vie et mort de Georges Guingouin

23 février 1954. Ils sont entrés dans sa cellule vers neuf heures du matin. Deux gardiens en bras de chemise prétendant apporter le café. Assis sur son bat-flanc éclairé par un prisme de lumière grise tombant d'une lucarne grillagée, Guingouin n'a pas compris. Depuis quelques jours, on le drogue à son insu. On a même préparé les journalistes à son décès tragique. Un suicide, a-t-on murmuré. Un accès de folie. Sa mère n'aurait-elle pas été internée en clinique psychiatrique ? Et lui-même, Guingouin, n'a-t-il pas été qualifié par ses camarades du Parti, au temps où son maquis, selon Le Populaire du Centre, faisait « régner l'épouvante sur la montagne limousine », de « fou qui vit dans les bois » ?


Paul Rebeyrolle
Hommahe à Georges Guingouin

KAREL CAPEK
La guerre des salamandres

"Si vous cherchez la petite île de Tana Masa sur la carte, vous la trouverez en plein sur l'équateur, un peu à louest de Sumatra ; mais si vous montez sur le pont du Kandong Bandoeng pour demander au capitaine J. Van Toch ce que c'est que cette Tana Masa devant laquelle il vient de jeter l'ancre, il lâchera une bordée de jurons, puis il vous dira que c'est le plus sale coin de l'archipel de la Sonde, encore plus minable que Taba Bala et tout aussi perdu que Pini ou Banjak; qu'il n'y vit, sauf votre respect, qu'un seul homme — sans compter, bien sûr, ces pouilleux de Bataks - et que c'est un agent commercial, un soûlard, un bâtard de Cubain et de Portugais, plus voleur, mécréant et cochon que tous les Cubains et tous les Blancs pris ensemble ; et que s'il y a au monde quelque chose de foutu, c'est bien cette foutue vie sur cette foutue Tana Masa, c'est moi qui vous le dis, Monsieur ! "


JEAN-LOUP AMSELLE
L'occident décroché
Enquête sur les postocolonialismes

"Ce qui émerge de cette exposition* et de son catalogue, c'est l'idée que l'eurocentrisme et ses corollaires, l'orientalisme et l'extranéisation (othering) occidentale de l'autre, ont toujours prévalu sur la vision de l'Occident en tant qu'autre. Or les commissaires de cette exposition estiment au contraire qu'une immigration accrue nécessite la révision de l'idée d'une culture ou d'une civilisation européennes «pures». Pour eux, l'Europe est une entité mêlée, métissée et l'a toujours été tandis que ses frontières, les limites entre l'Europe et la « non-Europe » ont toujours été floues et poreuses. Cette manifestation artistique et intellectuelle conteste ainsi la prétention de l'Europe à l'uni-versalisme, sa volonté d'essentialiser l'avènement de la démocratie et des droits de l'homme en en faisant un récit mythique et sans tenir compte, en contrepartie, de la violence subie par les peuples colonisés. Dans le même temps où la démocratie européenne fleurissait sur le fumier de l'esclavage et de l'exploitation coloniale, nous disent Salah Hassan et Iftikhar Dadi, son historiographie caractérisait les cultures non européennes par un manque («primitives», «sans histoire », « sans écriture ») et les rejetait dans le passé. Il conviendrait donc de tordre le bâton dans l'autre sens et de «déconstruire l'Europe», de lui faire ravaler sa superbe et d'en faire une aire culturelle comme une autre."

*exposition ayant pour titre Unpacking Europe, à Rotterdam en 2001.


VLADISLAV VANCURA
Jan Marhoul

"L'espace de la nuit est le silence. De nulle part ne vient aucune voix. A travers le froid et l'obscurité on entend le souffle de l'univers. Les hommes, semence mystérieuse, dorment dans leurs maisons. Si la pauvreté et la douleur se mettaient à crier, la colonne de leur clameur monterait aussitôt jusqu'au bord des ténèbres. Si la mort n'était pas accablée, le grondement d'une action horrible et grandiose se ferait entendre à minuit et sur chacun des coups du temps."


JEAN-LOUP AMSELLE
Les nouveaux Rouges-bruns

"Dès lors, plutôt que de considérer que les classes populaires ont disparu et leur conscience de classe avec, il serait préférable de chercher à identifier ces nouveaux marqueurs de la conscience de classe du peuple, toutes origines confondues, que sont les conversions à l'islam ou la pratique de la « quenelle ». Même si cela sonne désagréablement aux oreilles de certains, il faut se faire à l'idée que ce n'est plus le marxisme qui constitue l'idéologie de classe du prolétariat, mais bel et bien une religion et une posture corporelle, ce qui par ailleurs n'est pas sans interroger quant aux facultés émancipatrices supposées, et pour certaines d'entre elles assurément aliénantes, de ces nouvelles revendications identitaires»

 


KAREL CAPEK
La fabrique d'absolu

"Le 1er janvier 1943, G.-H. Bondy, Président du Conseil d'Administration des Entreprises MEAS, était en train de lire les journaux comme n'importe quel autre jour; il sauta quelque peu irrespectueusement les derniers communiqués des divers champs de bataille, esquiva la crise ministérielle, et plongea résolument dans la page économique du Lidové noviny. Il y tira quelques brasses, de-ci, de-là, puis se laissa porter et balancer par les vagues d'une amère rêverie."


DJUNA BARNES
Le bois de la nuit

"Il marchait un peu en deçà d'elle. Elle avait des mouvements légèrement arbitraires et en porte à faux, lents, gauches et pourtant gracieux, la démarche ample de la ronde de nuit. Elle ne portait pas de chapeau et son visage pâle, dont les cheveux courts poussaient à plat sur le front rétréci encore par les boucles qui tombaient presque à la hauteur des sourcils bien arqués, la faisait ressembler aux chérubins des théâtres Renaissance ; les prunelles paraissant légèrement bombées de profil, les tempes basses et carrées. Elle était gracieuse et cependant dépérissante, comme une vieille statue de jardin qui symbolise les intempéries souffertes, n'étant pas tant l'ouvrage de l'homme que celui du vent et de la pluie et du défilé des saisons, et qui, bien que formée à l'image de l'homme, est une figure de la fatalité. A cause de cela, Félix trouvait sa présence pénible et toutefois un bonheur. Penser à elle, l'évoquer était un acte extrême de la volonté ; se souvenir d'elle une fois qu'elle était partie, cependant, était aussi aisé que se remémorer une sensation de beauté sans ses détails. Quand elle souriait, le sourire n'était que des lèvres et un peu amer : elle avait le visage d'une incurable qui, pourtant, n'eût pas encore été atteinte par sa maladie."


ANDRES RUGGERI
"occuper, résister, produire"
Autogestion ouvrière et entreprises récupérées en Argentine"

"Les entreprises récupérées par leurs travailleurs ont démontré depuis longtemps qu'elles ne sont pas un phénomène passager. Elles ne sont pas non plus la particularité nationale d'un pays en crise cyclique, une simple invention argentine. Ou encore une version chaotique du vieux coopérativisme. Il s'agit d'un processus dont le potentiel et les conséquences ouvrent la voie à une alternative à l'économie capitaliste, une possibilité qui est toujours sur le fil du rasoir évidemment, mais dont il faudra voir jusqu'où elle parvient. Sûrement beaucoup plus loin que ce que les travailleurs ont obtenu jusqu'à maintenant et que ce que beaucoup d'entre eux n'osent imaginer."


KRISTIN ROSS
Rimbaud, la Commune de Paris et l'invention de l'histoire spatiale

"Aujourd'hui, après l'année 2011 et le « printemps arabe », le mouvement Occupy, les indignés et les insurrections de masse qui ont secoué le monde, d'Athènes au Québec, on peut supposer que nous sommes de nouveau entrés dans une période de forte visibilité pour la Commune de Paris. La démocratie radicale mise en œuvre par les Communards, l'interrogation sur les objectifs et le financement de l'enseignement public, le renversement de toute forme de discipline et de hiérarchie sociales, le profond internationalisme et l'alliance avec les intérêts des travailleurs des campagnes, l'appropriation de l'espace social et le démantèlement de la bureaucratie étatique, toutes ces pratiques qui ont assuré ce que Marx appelait l'« existence en acte » de la Commune, tout cela pourrait bien se révéler capital pour une multitude de groupes et de mouvements populaires en guerre contre ce que l'on ne peut pas ne pas percevoir, au plan international, comme la consolidation d'un gouvernement mondial de la richesse."


«Tout, chez Rimbaud - sa jeunesse, sa classe sociale, ses origines provinciales, son extrême ambivalence face à l'idée de trouver une vocation ou de fonder un foyer, sa haine de l'"être poète" -, suggère que l'on ne saurait le comprendre seulement en lisant son œuvre. Il faut essayer de comprendre les personnes et les choses qui l'entouraient, et de l'envisager, lui, non comme un corps individuel mais comme une personnalité à moitié fondue dans la masse. Comme quelqu'un qui arpentait plusieurs mondes à la fois, quelqu'un à qui "plusieurs autres vies semblaient dues", quelqu'un qui, dans cette conjoncture historique particulièrement instable, où les travailleurs parisiens avaient pris en main leur orientation politique, fit le choix, du moins pendant quelques années, d'écrire de la poésie. À la différence de Flaubert et de Mallarmé, la vie de Rimbaud ne fut pas une vie d'artiste. »


REINER KUNZE
Le poète Jan Skacel

"Je suis inaudible tel la lumière encore

Je médite sur le silence
jusqu'à tordre le cou à la peur

Celle de l'autre et la mienne intime
Ainsi, on dirait que je suis
comme les aveugles qui se retournent

En secret nous glissons dans les ténèbres par le chas de l'aiguille"


LUC BOLTANSKI & NANCY FRASER
Domination et émancipation
Pour un renouveau de la critique sociale

"...De cette rencontre est donc en train d'émerger une étrange mixture que l'on peut qualifier de nouvelle idéologie dominante ou de néoconservatisme à la française. Elle est marquée à la fois par l'anticapitalisme (à la différence du néoconservatisme américain), par le moralisme et par la xénophobie. Elle se concentre, de façon quasi obsessionnelle, sur la question de l'identité nationale, avec l'opposition entre le vrai (et bon) peuple de France et les émigrés des banlieues, amoraux, violents, dangereux et surtout désireux de profiter abusivement des « bienfaits » de ce qu'il reste de l'Etat-providence. Elle réclame le renforcement des formes culturelles les plus « nobles » (auxquelles sont opposées les « élucubrations » de la contre-culture), et dénonce la faiblesse des démocraties, dont la tolérance confinerait au laxisme, avec pour conséquence la demande d'un renforcement des pouvoirs de police.
Cette idéologie, dans ses expressions les plus marquées, est, bien sûr, celle que véhiculent les partis de la droite extrême, comme le Front national. Mais il faut bien admettre qu'elle tend à contaminer, sous des formes plus euphémisées, nombre de discours et de pratiques qui se réclament non seulement de la droite traditionnelle mais aussi, dans un nombre non négligeable de cas, de la gauche. Et cela non seulement dans les propos de porte-parole politiques, soucieux de séduire des électeurs potentiels qui tendent à leur échapper, mais aussi, ce qui est plus inquiétant encore, dans certains développements de la gauche intellectuelle." (Luc Boltanski)


ERRI DE LUCA
La parole contraire

«Je revendique le droit d'utiliser le verbe "saboter" selon le bon vouloir de la langue italienne. Son emploi ne se réduit pas au sens de dégradation matérielle, comme le prétendent les procureurs de cette affaire.
Par exemple : une grève, en particulier de type sauvage, sans préavis, sabote la production d'un établissement ou d'un service.
Un soldat qui exécute mal un ordre le sabote. Un obstructionnisme parlementaire contre un projet de loi le sabote. Les négligences, volontaires ou non, sabotent. L'accusation portée contre moi sabote mon droit constitutionnel de parole contraire. Le verbe "saboter" a une très large application dans le sens figuré et coïncide avec le sens d'"entraver".
Les procureurs exigent que le verbe "saboter" ait un seul sens. Au nom de la langue italienne et de la raison, je refuse la limitation de sens.
Il suffisait de consulter le dictionnaire pour archiver la plainte sans queue ni tête d'une société étrangère. J'accepte volontiers une condamnation pénale, mais pas une réduction de vocabulaire. »


MARILYN HACKER
La rue palimpseste

Élégantes rainures de graveur, tendres défis :
descendre sur le quai à verrière, embarquer
dans le dernier wagon du dernier train lancé
à travers le tunnel noir, strié çà et là de lueurs
virides, alizarines. Dans la clarté violente,
une silhouette, androgyne, pose des mosaïques
(où est-on ? À Paris ? Londres ? Prague ? New York ?)
Ensuite, par un escalier en colimaçon,
elle vous conduit dans la bleue explosion
de l'air brillant de l'aube. Mais disparaît soudain -
chair impatiente, avatar mercuriel
envoyé par le désir ? l'imagination ?
C'est alors qu'on trouve exactement ses repères :
la rue est étroite, on en distingue la fin.


JEAN-LOUP TRASSARD
L'homme des haies

"Des fois il vend une bête, je demande combien il a donné, le gars Cormier, il dit: «Moins que j'aurais voulu», ou bien: «C'est pas trop mal. » Jamais de prix. C'est pas tant ce qu'il touche, mais de savoir si je me trompe. J'ai bien une idée des bêtes, j'ai fait mon commerce assez longtemps, mais de l'heure qu'il est ça monte, ça descend.
Le marchand achète à la traverse, comme on dit, d'un regard il sait. Si vous arrivez à lui faire mettre quelques francs de plus vous avez de la veine. Le Cormier s'amène, il prend la bête par l'arrière, une vache il a déjà vu la fontaine à lait, un brouton le bœuf que ça fera, une patte solide ou bien point charpenté pour porter de la viande, parce que en jeune comme de juste on ne vend pas le meilleur."


TRACY CHEVALIER
La dernière fugitive

"Elle ne pouvait pas revenir en arrière. Quand Honor Bright avait brusquement annoncé à sa famille qu'elle allait accompagner sa sœur Grâce en Amérique — quand elle avait trié ses objets personnels, ne gardant que le nécessaire, quand elle avait fait don de tous ses patchworks, quand elle avait dit au revoir à ses oncles et tantes, et embrassé ses cousins et cousines et ses neveux et nièces, quand elle était montée dans le coche qui allait les arracher à Bridport, quand Grâce et elle s'étaient donné le bras pour gravir la passerelle du bateau à Bristol —, tous ces gestes, elle les avait effectués en se disant en son for intérieur : Je pourrai toujours revenir. Sous cette pensée, toutefois, était tapi le soupçon que dès que ses pieds auraient quitté le sol anglais, sa vie serait irrévocablement transformée."


LUC BOLTANSKI
ARNAUD ESQUERRE

Vers l'extrême
Extension des domaines de la droite.

"Nous sommes entrés depuis quelques mois dans une situation politique exceptionnelle, dont les déroutes électorales de la gauche ne sont que le signe le plus patent. Cette situation est marquée à la fois par une extension des mesures néolibérales et par la dérive vers la droite nationaliste et xénophobe dont l'antilibéralisme affiché fait désormais fortune. Cette dérive vers l'extrême ne touche pas seulement la droite classique, elle contamine aussi des espaces longtemps marqués à gauche, suscitant des déplacements ambigus et la formation de nouvelles alliances. Elle gagne un nombre croissant de domaines et jusqu'au langage comme en témoigne le détournement de termes usuels comme ceux de système, d'identité, de terroir, de culture, de morale et, au premier chef, celui de peuple." (avril 2014)


"...Ce genre d'acquiescement tacite et gêné non seulement aux thèses du Front National, mais au fait même de sa montée en puissance, est d'autant plus prégnant qu'il se trahit jusque dans les discours publics, par exemple ceux de nouveaux éditorialistes vedettes, qui prétendent s'en inquiéter et l'analyser pour le contrecarrer. Car, se présentant comme animés par le désir bien intentionné de « comprendre », ils orientent moins leurs critiques contre le Front National lui-même et contre ses stratégies politiques, que contre les conditions sociales et politiques — surtout si elles peuvent être attribuées à la gauche — qui sont censées être la cause de l'adhésion populaire croissante au Front National."

"La conscience d'être plongés dans un monde où les mots "n'auraient plus de sens" parce qu'ils auraient "perdu leurs significations partagées", est sans doute l'un des symptômes les plus marquants de l'inquiétude qui accompagne, ou plutôt précède, les grandes crises sociales..."



JORGE NAJAR
Figure de proue

"Tout tremble dans la nuit de Cusco.

Ton univers s'effondre et dans la vallée il ne reste que des brasiers, le corps d'un puma aux aguets — la ville tempétueuse dans la pureté de l'air ; mais belle dans ses rancœurs et superbe dans ses cruautés."



JORGE NAJAR
Gravures sur maté

Un vol de flamands brûle à l'horizon
et les derniers voiliers de l'été blanchissent
au loin toute leur splendeur.
Ton ombre seule n'a pas de temps,
hors de lui — sans passé, sans futur —,
pavoisée, bec et fiente, par les oiseaux de mer.


ANDRE LEROI-GOURHAN
Le geste et la parole
I. Technique et langage

"On peut prouver que l'équilibre matériel, technique et économique influence directement les formes sociales et par conséquent la manière de penser, alors qu'il n'est pas possible d'ériger en loi que la pensée philosophique ou religieuse coïncide avec l'évolution matérielle des sociétés. S'il en était ainsi, la pensée de Platon ou celle de Confucius nous paraîtraient aussi curieusement désuètes que les charrues du premier millénaire avant notre ère. Or l'une et l'autre peuvent sembler inadaptées aux conditions sociales créées par l' évolution des moyens matériels, elles n'en contiennent pas moins des concepts qui nous sont accessibles dans l'actualité. L'équivalence des pensées humaines est un fait à la fois du temps et de l'espace : dans ce qui n'est pas lié au domaine des techniques et à leur contexte historique, la pensée d'un Africain ou celle d'un Gaulois sont d'une complète équivalence avec la mienne. Cela n'est pas dire qu'elles n'aient leurs particularités spécifiques mais simplement que, leur système de référence connu, les valeurs en sont transparentes. Ce fait est d'un ordre qui n'est pas transposable au monde matériel, pas plus qu'on ne peut faire état de la force expansive du cerveau dans l' évolution du crâne. Chaque domaine a ses voies de démonstration, celui du matériel dans la techno-économie et l'histoire, celui de la pensée dans la philosophie morale ou métaphysique ; si l'on est justifié de les trouver complémentaires, cette complémentarité est dans une réelle opposition."


ALAIN JEGOU
Direct live

DOORS
Absolutely live
Boston, Detroit, Los Angeles,
New York, Philadelphie, Pittsburg
juillet 1970

"...« Forget the bomb, forget Fat Man *, forget Enola Gay** » et ta carne irradiée dans l'eau claire du lagon. Flash dans les chasses et tassée de neutrons contre un petit coin d'éden à l'ombre des rérés. Le cœur tout chose et la conscience shootée aux essences de tiaré.

Qu'est-ce que tu fous à Muru, Frani?
—J'attends la fin du compte à rebours, pour voir monter
dans le ciel le drôle de champignon.

Cancer pour tout le monde. La méga dose de drames à la portée de tous. Le chancre généreux propulsé dans l'éther, comme un vulgaire bubon. Miracle de la technique et du génie humain. L'effort de mort sournoise au service de l'État sis à plus de 20 000 bornes du bunker névralgique. Mouchés les tue-menus, daufés les comiques troupiers, englandés jusqu'à l'os par les ténors du CEA***.

« Iaonara Frani », qu'elle t'avait dit la vahiné de Faa, entre ta descente d'avion et ta montée dans le GMC. Juste un sourire volé, quelques fragrances de corps rapidement sniffées avant que les crânes rasés te mettent le grappin dessus.

Bienvenue en Polynésie française, Ducon!"

*Nom donné à la bombe d'Hiroshima.
**Nom de l'avion qui la transportait et la lâcha sur la ville.
***Commissariat à l'énergie atomique


BERNARD NOËL
La Place de l'autre

"Pourquoi certains assemblages de mots produisent-ils une telle échappée ? Parce que ces assemblages, en ne disant pourtant rien de précis, prouvent qu'il n'existe rien qui ne puisse être dit - ou plutôt que la possibilité de dire est toujours très supérieure au dit. Ces assemblages font jaillir de l'espace même de la langue des vibrations de sens plus sensées que le contenu propre à chaque mot et à son lien ordinaire avec les autres."


"Le rôle du poète?
Sans doute vaut-il mieux partir du fait que la société actuelle n'assigne aucun rôle à la poésie que, généralement, elle ignore. En conséquence, la poésie doit se fortifier de ce qui la nie et tirer de cette présence négative un nouveau souffle. D'ailleurs pourquoi est-elle ainsi reléguée? Parce quelle n'appartient pas à l'univers médiatique même s'il peut arriver qu'un poète y soit momentanément considéré. La raison de cette mise à l'écart est simple : la poésie ne saurait parler le langage simplificateur de la consommation sans y perdre sa nature, et elle ne saurait être lue sans contester la passivité qu'engendre cette simplification. Cela étant, faire acte de poésie, c'est aujourd'hui faire un acte de résistance à l'avilissement de l'intériorité par des stéréotypes qui, sous prétexte de démocratie, stérilisent l'émotion et l'imagination tout en privant de sens la pensée. Un produit conçu pour tous est forcément un produit insignifiant selon les critères de la consommation. La poésie, donc, est d'emblée inconsommable parce quelle a besoin, comme l'amour, d'un effort d'attention pour qu'advienne le partage. Sa signification est dans la qualité qu'elle rend alors au langage et, par lui, à la relation humaine..."


Que peut la poésie?
"...Il y a dans notre corps un lieu où les mots surgissent, et qui n'est pas a priori « l'esprit » même si, mais seulement a posteriori, il pourra mériter cette désignation. Ce lieu, où s'élabore la pensée, n'est pas non plus a priori celui de la pensée mais, très antérieurement, le lieu fondamental de l'expression. Le poème, ou plus exactement l'acte poétique, tente de remonter jusque-là pour avoir là son lieu d'avènement. Il doit à cette remontée le pouvoir d'attirer ce qui demeure en suspension derrière la formation du langage et parmi quoi retentit le fracassement silencieux des images du monde sur la paroi de l'espace charnel pas encore devenu mental.
Images, débris d'images sont le matériau originel qui ne nous parvient plus que porté par des mots - des mots propulsés à la vitesse de l'ancien fracas et chargés par lui d'une énergie significative qu'aucune explication n'épuise. Ces mots sont à observer dans leurs effets avant de l'être dans leur sens - des effets qui représentent une sorte de pré-langage générateur d'une émotion pensive. Est-ce l'écoute de cette émotion et de sa diffusion dans le corps qui révèle le circuit expressif animé par le poème ? Ou bien la pensée finit-elle par se traverser elle-même pour se voir apparaître ? L'important est ce qu'a gagné la conscience et dont elle va s'armer."

"La banalisation de l'emprise médiatique la protège d'être perçue pour ce qu'elle est : une occupation totale de l'espace visuel qui a pour conséquence automatique l'occupation de l'espace mental. Quand on tient les yeux, on tient le lieu de la pensée en même temps que ceux de l'imaginaire et de l'expression."

"Dans un monde où tout est conduit vers le non-sens de la marchandise, il ne reste que la poésie pour re-naturer l'ensemble des relations et des valeurs. Mais qu'il ne reste qu'elle à pouvoir le faire ne garantit pas qu'elle puisse le faire car son pouvoir n'agit que secondé par un effort. Le vieil effort d'attention qu'exigent toujours l'acte culture aussi bien que l'acte d'amour, et que débilite à présent le culte de la passivité. La chair a besoin de se refaire Verbe pour remonter vers la vitalité..."


JEAN-MARC CHOUVEL
Le Livre du Phénix

« Le pressentiment que c’est là, à quelques mètres du réverbère rouge, qu’aura lieu la prochaine tentative. Je connais trop la magie de la lumière du soir - trop douce, trop colorée, trop absolument essentielle – mais ce n’est pas cela qui me fascine. C’est l’extraordinaire précision avec laquelle se condense le rythme de l’espace tout entier qui règne là. »


« La cinquième tentative…musique de l’impossible envol. Dans la matière informe des théories à naître, tous ces gestes se contrarient, tentent désespérément de s’appuyer l’un sur l’autre. Des nerfs tendus zèbrent le temps, se confient, pour peu, à quelques courants ascendants, se dispersent comme des cendres d’instants incapables. »


KRISTIN ROSS
L'imaginaire de la Commune

"Ce sont les actions qui produisent des rêves et des idées, non l'inverse."

"L'émancipation a lieu quand l'univers de l'expérience quotidienne devient traduisible en écriture, et c'est une chose matérielle qui devient la passerelle assurant la traduction entre deux esprits."

"...les circonstances de la Commune s'avèrent extrêmement productives, en créant des façons de formuler ou de lire ou de participer sur le moment qui modifièrent ensuite le cadre de perception et ouvrirent le champ du possible."

 

 


ALAIN ROUSSEL
Ainsi vais-je par le dédale des jours

"...Dans ces moments-là
Je peins mon visage avec la cendre
Je revêts ma parure de guerre
Je danse et je crie autour du feu
J'en appelle à la horde
Je suis d'une race ancienne
Qui-vive?

Soudain un merle traverse le ciel."


IAN MONK

le monde est
affreusement jaune et
brillant et pendant
tout ça j'
entends que le
Zimbabwe vire aussi
fasciste que l'
histoire qui l'
entoure comme une amante

 


STEPHANE CREMER
GILLES A. TIBERGHIEN
Des apparences bien suivies

"L'amitié n'a sans doute que peu à voir avec un temps qui ne serait que chronologique et donc facilement mesurable. L'une sera dite ancienne, l'autre toute récente, une autre encore, éphémère cette fois, ne devant son registre qu'à un moment partagé dans cette tessiture à nulle autre pareille. Mais toutes forment peut-être cette « famille » qui serait enfin sans hérédité, sans père ni mère comme sans dieu ni maître, une fratrie orpheline aux liens indéfectibles et cela, même dans l' éloignement, même dans la rupture, comme en témoignent par exemple les Noodles et Max de II était une fois en Amérique. L'amitié, en effet, est un « Nouveau Monde »."

 


MARCEL CONCHE
Epicure en Corrèze

"J'entends le souffle du vent qui secoue les volets dans ma chambre d'enfant. J'ai 5 ans. Ma grand-mère Marie, tout près, sommeille. La maison est grande, les pièces sont immenses, pleines de vide : mes tantes, sœurs de ma mère, ne sont plus là - l'une est à Paris, l'autre a épousé mon père. Ma grand-mère Marie m'entoure d'un amour protecteur sans faille. Mais qui va me parler ? « Personne », dit le Vent. Le Vent me confirme dans ma solitude, mais pas méchamment. Il secoue les volets - « Je suis là » - mais ne les casse pas. C'est plutôt un ami. Quand on n'a pas d'ami, malgré tout il en faut un ! Alors pourquoi pas le Vent ? J'aime qu'il ne me laisse pas seul avec le Silence - ce silence dont il y a toujours bien assez pour moi."


REGIS DEBRAY
Un candide à sa fenêtre

???????

rien d'intéressant de cet aigrivain à retenir. (Lieux-dits)


JOSE SARAMAGO
Caïn

"Quand le seigneur, connu aussi sous le nom de dieu, s'aperçut qu'adam et ève, parfaits en tout ce qui se présentait à la vue, ne pouvaient faire sortir un seul mot de leur bouche ni émettre ne fût-ce qu'un simple son primitif, il dut sûrement s'irriter contre lui-même puisqu'il n'y avait personne d'autre dans le jardin d'éden qu'il pût rendre responsable de cette gravissime erreur, alors que tous les autres animaux, produits, comme les deux humains, du que cela soit divin, bénéficiaient déjà d'une voix qui leur était propre, les uns au moyen de mugissements et de rugissements, les autres de grognements, de gazouillements, de sifflements et de gloussements. Dans un accès de colère, surprenant chez quelqu'un qui eût pu tout résoudre avec un autre geste rapide, il se précipita sur le couple et, l'un après l'autre, sans réfléchir, sans demi-mesure, il leur fourra une langue au fond du gosier."


MARCEL CONCHE
sur épicure

"Cela a un sens, de dire que l'on peut « être épicurien aujourd'hui », car l'on peut vivre aujourd'hui selon les principes d'Épicure : absence de crainte des dieux, absence de crainte de la mort, absence d'intérêt pour les valeurs de la société du toujours plus, goût pour une manière de vivre naturelle (cf. la « sobriété heureuse » de Pierre Rabhi), amour de la philosophie, goût de l'amitié. Dès lors, en effet, que le monde humain n'est pas un vrai monde (cosmos = ordre) donateur de sens où l'individu trouve sa place sans problème, mais un pseudo-monde (où la déraison inhérente au capitalisme sécrète continuellement de l'inhumain) qui rejette l'individu comme de trop (cf. le chômage), l'individu, rejetant la société qui le rejette, se trouve ramené à lui-même et se fait lui-même son monde — un monde où il y a du sens à vivre et où il se trouve heureux."


 

ALAIN ROUSSEL
Le Labyrinthe du Singe

"Le vieil Indien squelettique traversait encore l'Atlantique à la nage quand Archibald, un perroquet sur l'épaule, entra dans le café. Un sombre pressentiment l'accablait, mais il n'en laissa rien paraître, et c'est avec un large sourire, hérité d'un ancêtre italien, qu'il referma derrière lui la porte de verre. D'un geste qui se voulait élégant, il secoua quelques pellicules de part et d'autre de sa vareuse. « Pas d'étoile ce soir pour jouer la dernière scène ! » se dit-il, non sans une certaine inquiétude, car il avait la parole prémonitoire, et cette réputation l'avait fait surnommer autrefois : « la calamité parlante ». D'un pas lent, comme s'il comptait les centimètres, il marcha vers le comptoir, s'y installa. « Sept mètres vingt-deux, il y a sept mètres vingt-deux de la porte d'entrée jusqu'ici », dit-il au barman interloqué, en commandant un demi."


MARIE-LOUISE BREHANT
ou l'alchimigraphe

Préface de Jacques Josse:

"On reste un instant muet, ébahi, l'oeil en alerte et les sens en éveil, devant ces tableaux que l'on sait nés de la photographie mais qui côtoient de si près la peinture et la gravure que l'on se demande, in instant, s'il est vraiment nécessaire de poser une rontuère entre ces différents pratiques."


JACQUES JOSSE
Au bout de la route

Gravures de Scanreigh

"Il faut se méfier des petits pas fielleux de la mort et des approches tout aussi redoutables de la nuit. L'une et l'autre portent sur elles des lames qui scintillent et la première profite souvent de la seconde pour s'offrir une tenue de camouflage à moindre frais. Son reflet s'imprime avec aisance sur les façades et palissades où elle aime se dandiner en portant son imparable faux au tranchant inversé à l'épaule. Elle longe les murs à l'improviste en se mettant à miauler pour ne pas inquiéter les éventuels promeneurs. Elle multiplie les sorties en ville, enjambe les terrains vagues, se frotte à l'écorce des premiers arbres. Elle saute un fossé, un talus, une rivière. Traverse un hameau, un désert, des prés, des landes et des bancs de brume. On dirait qu'elle se nourrit de la fluidité du vent qui ondule à la surface d'un champ de blé."

La page Jacques Josse sur Lieux-dits


STEPHANE BOUQUET
Les amours suivants

et vivre
il faut que ça fasse à la fin une histoire
la même peut-être depuis toujours
qu'on se raconte... dans le métro quelqu'un lève
la tête
mèche flottante sous bonnet
gris l'air romantico-malade et sa béquille le soutient

... l'hiver sort de sa bouche le métro
roule par ex. les gens montent et descendent
nous sommes suffisamment ensemble


STEPHANE BOUQUET
Nos amériques

"Tu redors finalement le métro roule
la neige n'a pas fondu dehors, à cause de toi
le temps t est d'une transparence peu agressive

ma station maintenant, je vais te laisser
infiniment pulsation de visage
écrasée sur le sommeil de la vitre continuer

continuer de respirer doucement
dans le métro de neige étale
je sais que tu vas bâiller plus tard

et t'étirer dans toutes les dimensions
de l'icosaèdre des choses, on dirait que tu serais
un faon dans l'enfance indienne de la neige

mâchant les fougères qui étaient les dernières preuves
si ça fait le moindre sens, tu vois je t'ai retrouvé
si souvent depuis parce que j'ai juste suivi

les flocons du battement cardiaque
je me suis assis dans le poème vigoré
sous l'hospitalité gratuite des arbres..."

 


JOSE SARAMAGO
Les intermittences de la mort

"Le lendemain, personne ne mourut, Ce fait, totalement contraire aux règles de la vie, causa dans les esprits un trouble considérable, à tous égards justifié, il suffira de rappeler que dans les quarante volumes de l'histoire universelle il n'est fait mention nulle part d'un pareil phénomène, pas même d'un cas unique à titre d'échantillon, qu'un jour entier se passe, avec chacune de ses généreuses vingt-quatre heures, diurnes et nocturnes, matutinales et vespérales, sans que ne se produise un décès dû à une maladie, à une chute mortelle, à un suicide mené à bonne fin, rien de rien, ce qui s'appelle rien. "


ISABELLE AUTISSIER
ERIK ORSENNA
Passer par le Nord

"Un jour, par grand beau temps et précisément 90° de latitude Nord, l'ultime ours blanc verra passer le premier cargo.
Cette route du Nord, à la croisée de traditions humaines et d'écosystèmes millénaires, résume les tensions qui travaillent notre planète. Comment exploiter les richesses minérales sans détruire le vivant ? Comment concilier le développement et la géostratégie, l'économique et le militaire ? Et pour traverser les régions de la Terre les plus sensibles au réchauffement. La route du Nord en devient la préfiguration. Elle ouvre l'avenir : celui que nous déciderons d'écrire."


ANTOINE VOLODINE
Lisbonne
Dernière marge

Rue de l'Arsenal, à Lisbonne, les potences abondent.
« Les quoi ? demanda-t-il, s'étonna-t-il. Qu'est-ce que tu as dit ?
- Les potences », confirma-t-elle, avec un mouvement provocant de l'épaule.
Et : J'ai toujours voulu faire démarrer ainsi mon roman, par une phrase qui les gifle. Et lui : Ton roman ? Tu as vraiment l'intention de l'écrire ? Qui gifle qui ? Et elle : Qui les gifle, eux, les esclaves gras de l'Europe, et les esclaves boudinés, et les cravatés, et les patrons militarisés par l'Amérique, et les serfs du patronat, et tous ces pauvres types asservis par tous, et les sociaux-traîtres et leurs dogues, et toi aussi, mon dogue, toi aussi."


JOSE SARAMAGO
L'autre comme moi

"L'homme qui vient d'entrer dans le magasin pour louer une cassette vidéo porte sur sa carte d'identité un nom peu commun, Tertuliano Maximo Afonso, rien que cela, nom à la saveur classique, rancie par le temps. Selon l'humeur du moment, il arrive encore à supporter Maximo et Afonso, d'un usage plus courant, mais le Tertuliano lui pèse comme une pierre tombale depuis le jour où il a compris que ce nom malencontreux pouvait être prononcé avec une ironie offensante."


JULIEN NOUVEAU
éloge des arborinidés

"L'arvorebera, «arbre-radeau» - ou medisilha, « arbre-île » -, fugueur-né, se voue à l'échappée des rives. Il pousse en zones estuariennes, aux abords de fleuves soumis à l'incessant balancement des marées. Habitant de berges caressées par l'eau de mer, cet arborinidé est pourvu d'empattements et de solides contreforts, laissant moins l'impression d'un tronc que d'une coulure de bois fondu s'étalant sur le sol. Solidement arrimé à la rive qu'il quittera, l'arvorebera retire pleinement malgré l'ennoiement de son pied, grâce aux nuées de ses racines aériennes, éparses autour de lui et tombant de ses branches, ainsi que les figuiers étrangleurs en pluvinent."


JOSE SARAMAGO
La lucidité

"Quel temps de chien pour aller voter, se lamenta le président du bureau de vote numéro quatorze après avoir refermé avec violence son parapluie ruisselant et ôté une gabardine qui ne lui avait pas servi à grand-chose pendant la course hors d'haleine de quarante mètres depuis l'endroit où il avait laissé sa voiture jusqu'à la porte par laquelle il venait d'entrer, le cœur battant à se rompre. J'espère ne pas être le dernier, dit-il au secrétaire qui l'attendait, légèrement en retrait, à l'abri des bourrasques de pluie soufflées par le vent qui inondaient le sol. Il manque encore votre suppléant, mais nous sommes dans les temps, le rassura le secrétaire, Avec ce déluge, ça sera une vraie prouesse si toute l'équipe est présente, déclara le président en pénétrant dans le bureau de vote."


YVES CITTON
Pour une écologie de l'attention

"Voilà l'objet de l'attention individuante, telle que nos expériences esthétiques en fournissent à la fois un modèle réduit et une épreuve grandeur nature, une occasion d'exercice pratique et de réflexion critique. Savoir choisir ses aliénations et ses envoûtements, savoir construire des vacuoles de silence capables de nous protéger de la communication incessante qui nous surcharge d'informations écrasantes, savoir habiter l'intermittence entre hyper-focalisation et hypo-focalisation - voilà ce que les expériences esthétiques (musicales, cinéphiliques, théâtrales, littéraires ou vidéoludiques) peuvent nous aider à faire de notre attention, puisque l'attention est tout autant quelque chose que l'on fait (par soi-même) que quelque chose que l'on prête (à autrui)."

La page Yves Citton sur lieux-dits

 

 


JEAN-CHARLES DEPAULE
Définition en cours

friture de fèves et persil /je t aime il fait chaud / soupçon d'odeur / de goyave par anticipation

veine / en bas du cou / poids des seins / voir ne pas voir (œil clair)

odeur sucrée / deux trois iris par tombe / verte tige / et flamme-jet du jaune

tremblement hochement rapide / frémissement / c est-à-dire intensité de sentiment / de pensée


JOSE SARAMAGO
L'aveuglement

"La femme du médecin se leva et alla à la fenêtre. Elle regarda en contrebas la rue jonchée d'ordures, les gens qui criaient et chantaient. Puis elle leva la tête vers le ciel et le vit entièrement blanc, Mon tour est arrivé, pensa-t-elle. La peur soudaine lui fit baisser les yeux. La ville était encore là."


JOSE SARAMAGO
La Lucarne

"Entre les voiles oscillants qui peuplaient son sommeil, Silvestre commença à entendre des entrechoquements de vaisselle et il aurait presque juré que des clartés s'insinuaient à travers les grandes mailles des rideaux. Sur le point de se fâcher, il s'aperçut soudain qu'il était en train de se réveiller. Il cligna plusieurs fois des paupières, bâilla et demeura immobile, sentant le sommeil s'éloigner lentement. D'un mouvement rapide, il s'assit dans le lit. Faisant craquer bruyamment les articulations de ses bras, il s'étira. Sous le vêtement, les muscles de son dos roulèrent et tressaillirent. Il avait un torse puissant, des bras épais et durs, des omoplates revêtues de muscles entrelacés. Il avait besoin de ces muscles pour son métier de cordonnier."