PATRICK DECLERCK
Les naufragés
"Ils ont, en effet, cette hautaine noblesse de ne plus faire de phrases. De ne plus croire — tout dans leurs comportements le montre — au progrès, aux lendemains chantants des efforts collectifs, à l’avenir de l’homme. De ne plus croire en rien d’autre, au fond, qu’au néant et à la mort. C’est là toute la religion qu’ils ont et ils n’en veulent pas d’autres. Sombre grandeur. Nous ne sommes pas si nombreux, nous les hommes, à pouvoir vivre sans espoir. Ils vivent mal, ô combien. Ils traversent la vie en titubant, en claudiquant, à cloche-pied, à genoux, en rampant. Mais ils la traversent tout de même. Se suicidant très rarement, ils préfèrent rester là, pour rien, jour après jour, année après année, à contempler, hébétés et hilares, la postérité des asticots. Vaisseaux fantômes et mystérieux. Personne à la barre. Grands voyageurs du vide, ils errent loin des pesantes réalités du monde. Funambules pitoyables. Mais glorieux, parce que sans retour. "
"Ils sont le plus souvent ivres et hagards. L’alcool, la malnutrition et la fatigue les condamnent à vivre un état chronique de faiblesse et d’épuisement. Car avec l’alcool, la fatigue est la deuxième grande constante de cette vie. On dort mal dans la rue. On est souvent réveillé par la police, par les « bleus », par les cauchemars, par le froid, par la pluie, par la peur, surtout, de dormir exposé à toute agression… Après quelques jours, tout se brouille : jours, nuits, heures, dates. La confusion s’installe, qui sert aussi à protéger le sujet d’une lucidité qui ne saurait être que terrifiante."