ECLATS DE LIRE 2014
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JACQUES RANCIERE
Les mots de l'histoire
Essai de poétique du savoir

"Mais l'impudique niaiserie avec laquelle se proclame aujourd'hui l'ouverture d'un temps désormais sans histoire et livré à la seule performance des « gagneurs » laisse clairement apparaître une alternative : ou bien l'histoire s'attache d'abord à consolider sa reconnaissance « scientifique » au risque de liquider son aventure propre en fournissant à la société des vainqueurs l'encyclopédie de sa préhistoire. Ou bien elle s'intéresse d'abord à l'exploration des multiples chemins aux croisements imprévus par lesquels peuvent être appréhendées les formes de l'expérience du visible et du dicible qui constituent la singularité de l'âge démocratique et permettent aussi de repenser d'autres âges. Elle s'intéresse aux formes d'écriture qui la rendent intelligible dans l'entrelacement de ses temps, dans la combinaison des chiffres et des images, des mots et des emblèmes. Elle consent pour cela à sa propre fragilité, au pouvoir qu'elle tient de sa parenté honteuse avec les faiseurs d'histoires et les raconteurs d'histoires. Tel historien déplorait récemment la «crise de confiance » introduite en sa discipline par les rumeurs et les tumultes parasites de « disciplines adjacentes » qui voudraient la soumettre à l'empire maléfique du texte et de sa déconstruction, à l'indistinction fatale du réel et de l'imaginaire. On conclura à l'inverse: rien ne menace l'histoire sinon sa propre lassitude à l'égard du temps qui l'a faite ou sa peur devant ce qui fait la matière sensible de son objet : le temps, les mots et la mort. L'histoire n'a à se protéger contre aucune invasion étrangère. Elle a seulement besoin de se réconcilier avec son propre nom."

La page Jacques Rancière Lieux-dits


VILLES ECRITES
Pierre Lassave, Jean-François Roullin...

Jean-François ROULLIN, Ville et architecture écrite : de L'auteur au lecteur.

"Aujourdhui, la constitution de la ville ou de l'architecture écrites en tant qu'objet permet de parler de champ identifié, où oeuvrent différentes disciplines. Les différents chercheurs, tout en légitimant ce champ, construisent et étudient cet objet du point de vue de leur discipline propre, par des approches sociologiques, géographiques, architecturales, littéraires, monodisciplinaires ou plus larges. Mais de ces approches, le lecteur est absent. C'est oublier qu'une œuvre est d'abord faite pour être lue par des non-spécialistes, que le premier destinataire nest pas le chercheur. L'article se propose d'introduire le lecteur dans le champ, comme sujet au travers de ses perceptions, et comme acteur parce qu'il est un des moteurs de l'histoire de la littérature. C'est alors non plus seulement se demander ce que la société dit à travers des textes, mais aussi ce qu'elle se dit à elle-même, dans le domaine de la ville et de l'architecture."



MARIO RIGONI STERN
Hommes, abeilles, bois

"La couverture sur la tête, on marchait en silence ; en sortant de la bouche le souffle gelait sur la barbe et sur les moustaches. Mais l'air, la neige et les étoiles aussi semblaient soudés ensemble par le froid. La couverture tirée sur la tête, on continuait à marcher en silence. On s'arrêta, peut-être parce qu'on ne savait pas où aller. Le temps et les étoiles passaient au-dessus de nous, étendus sur la neige."


ARTURO PEREZ-REVERTE
La patience du franc-tireur

"Ils étaient des loups nocturnes, chasseurs clandestins de murs et de surfaces, bombeurs impitoyables qui se déplaçaient dans l'espace urbain, prudents, sur les semelles silencieuses de leurs baskets. Très jeunes et très agiles. L'un grand et l'autre petit. Ils portaient des jeans et des survêtements noirs pour se fondre dans l'obscurité; et, quand ils marchaient, on entendait dans leurs sacs tachés de peinture le tintement métallique des aérosols pourvus d'embouts faits pour des pièces rapides et peu précises. Le plus âgé avait seize ans. Ils s'étaient reconnus dans le métro quinze jours plus tôt à leurs sacs et à leur allure, en se guettant du coin de l'œil jusqu'à ce que l'un des deux fasse, d'un doigt sur la vitre, le geste de peindre quelque chose. D'écrire sur un mur, un véhicule, le rideau de fer d'un magasin. "


JUAN JOSE SAER
L'ancêtre

"Les semaines passèrent, et les mois. L'automne arriva, un orage balaya l'été et la lumière qui vint après la pluie fut plus pâle, plus mince ; dans les après-midi ensoleillés, parmi les feuilles jaunes qui tombaient sans cesse et pourrissaient au pied des arbres, je restais immobile, assis par terre, rêvant éveillé dans la fascination incertaine du visible. Sous un ciel bleu pâle et même parfois blanc, dans la lumière ténue et uniforme qui s'amincissait plus encore contre le feuillage jaune, entre l'herbe décolorée et le sable blanchi, sec et soyeux, quand le soleil semblait, en me chauffant la tête, faire fondre le moule limitatif de l'habitude, quand ni tendresse, ni mémoire, ni même étonnement ne donnait un ordre ou un sens à ma vie, alors le monde entier que j'appelle à présent, à ce stade, l'automne, montait, net, depuis son envers noir, devant mes sens et m'apparaissait comme une part de moi ou comme un tout qui m'englobait, si irréfutable et si naturel que rien ne nous reliait d'autre que l'appartenance mutuelle, sans ces obstacles que peuvent être l'émotion, la peur, la raison ou la folie."


ALEJANDRA PIZARNIK
Les travaux et les nuits

ANNEAUX DE CENDRE

À Cristina Campopo

Ce sont mes voix qui chantent
pour qu'ils ne chantent pas, eux,
les muselés grisement à l'aube,
les vêtus d'un oiseau désolé sous la pluie.

Il y a, dans l'attente,
une rumeur de lilas qui se brise.
Et il y a, quand vient le jour,
un morcellement du soleil en petits soleils noirs.
Et quand c'est la nuit, toujours,
une tribu de mots mutilés
cherche asile dans ma gorge,
pour qu'ils ne chantent pas, eux,
les funestes, les maîtres du silence.


ALEJANDRA CASTAMAGNA
Animaux domestiques

"La fille aînée pense que la mère ne va pas atteindre les soixante-dix ans parce que le jour de son anniversaire, très exactement, c'est demain. Et que ce soir elles ont juste trinqué aux 69 ans, comme c'est triste.

La fille cadette ne pense pas quand elle écrit mamanalhopital sans accents ni exclamations ni espaces, sans respiration, tout attaché, et qu'elle appuie sur send comme si elle appuyait sur le bouton de la bombe atomique.

L'homme pense qu'il s'est noyé dans le fossé.

La mère aurait pensé que le hululement de la sirène toujours plus proche était aussi le vol de ses perceptions atrophiées.

La cadette et l'aînée pensent qu'elles ont été surprises en flagrant délit par le hululement frénétique des rumeurs triangulées, et qu'elles donneraient n'importe quoi pour que l'hiverr suspende leur pouls, leur appétit, leur sang commun : ce courant soudain qui à présent les secoue."


ANTOINE VOLODINE
Terminus radieux

"Le vent de nouveau s'approcha des herbes et il les caressa avec une puissance nonchalante, il les courba harmonieusement et il se coucha sur elles en ronflant, puis il les parcourut plusieurs fois, et, quand il en eut terminé avec elles, leurs odeurs se ravivèrent, d'armoises-savoureuses, d'armoises-blanches, d'absinthes.
Le ciel était couvert d'une mince laque de nuages. Juste derrière, le soleil invisible brillait. On ne pouvait lever les yeux sans être ébloui.
Aux pieds de Kronauer, la mourante gémit."


JULIEN GRACQ
les terres du couchant

"L'air était merveilleusement vif et cru ; le corps ici se frottait non à l'eau et à la terre molle mais à leur seule efflorescence pure et mordante : le sel et le sable - dans la friction rude et salubre et la gerçure du grand vent claquant, tout le jour on croyait marcher nu."


ROSELYNE SIBILLE
Ombre monde

"Heures piquetées
cernées
éteintes

Les ombres creusent les herbes
Des galets s'entrechoquent
souffrent sans respiration aux arêtes du sens

Ecrire dans les interstices
le silence.


JUAN RAMON JIMENEZ
Journal d'un poète jeune marié

"-Pourquoi ne restez-vous pas ici?
-Parce que je suis poète et ceci je peux le raconter, mais pas le chanter."


MICHEL BAGLIN
La part du diable
et autres nouvelles noires

"Je traîne derrière moi des personnages insistants. Beaucoup m'étonnent. Rien là que de très normal : un auteur sollicite les eaux troubles de l'imaginaire et de sa mémoire sans savoir qui va mordre à l'hameçon et ce qu'il remonte peut parfois lui sembler bien étrange. Pourtant, c'est probablement lui qu'on a ferré. Pêcheur péché. Comme si, au bout de la ligne qui l'amène où elle veut, on connaissait mieux ses fonds obscurs qu'il ne se connaît lui-même..."


HUBERT MINGARELLI
La vague

"Je ne savais pas si j espérais que Tjaden sortirait bientôt de la baraque pour que nous rentrions à bord nous coucher, ou bien si je souhaitais rester encore avec le garçon, même sans nous parler. Car j'avais un peu peur. A nos pieds, sous les détritus qui flottaient, je devinais l'eau noire, et les ténèbres profondes et insondables, là où peut-être la tristesse et la mélancolie se cachaient. Mais il me semblait que l'odeur du garçon et sa fragile silhouette avaient le pouvoir, comme si je les connaissais depuis longtemps, de les tenir à distance."


STIG DAGERMAN
Dieu rend visite à Newton(1727)

"Dune voix qui est comme une caresse à l'oreille de Dieu, Newton chuchote :
"Je crois que j'ai un cadeau pour vous, Sire.
- Quel cadeau ?
-Une vie humaine.
- Pour quoi faire ?
- Pour naître et pour mourir. Car ce n'est qu'en mortel, Sire, que vous vivrez le temps non comme une terreur, mais comme une loi. Et ce n'est qu'au sein des lois, Sire, qu'il est possible d'atteindre le cœur du monde.
- Fais-moi alors ce cadeau.""

 


ERIC MEUNIE
Poésie complète

"La littérature est l'état critique de la langue.(Consciente d'ele-même, menacée par cette conscience.)

"Son intelligence combat mes angles morts."


JULIEN BOSC
PAS

loin
très loin

virevolte un vocable
dans la nuit d'une bouche
close


JULIEN BOSC
Je n'ai pas le droit d'en parler

"Tracer des lignes.

Définir le périmètre des fondations, ne pas oublier la position du soleil, rassembler les outils (auge, truelle, langue de chat, burins, massette), préparer le sable de rivière, la chaux ; pierre après pierre, le cordeau tiré, élever les murs. Si nécessaire en pleine mer ou à l'extrémité du môle afin d'éviter les naufrages ou pour réapprendre à parler, syllabe après syllabe. Malgré la sentence.

Malgré la sentence réapprendre à parler, syllabe après syllabe, suivant les mouvements des lèvres réfléchis par le miroir."

 


BERNARD NOËL
La Vie en désordre

"un chien mental flaire le vide
flaire l'odeur qui n'existe pas
l'interminable odeur de rien

où fut le lieu passe le vent
tout est proche et tout est lointain
le cadavre au bout du chemin"

 

 


PEDRO JUAN GUTIERREZ
Le nid du serpent

"Je voulais être quelqu'un dans la vie. Pas la passer à vendre des glaces. Je me suis dit que la solution serait peut-être d'apprendre un métier. Quelque chose qui me serve à embobiner les gens. Et je me suis lu Comment briller en public et se faire des amis, de Dale Carnegie. C'est ça, la clé : entortiller les autres. Les séduire. Celui qui sait parler se retrouve toujours du bon côté du manche. C'est pour ça que les niais crèvent en trimant et ne connaissent jamais rien d'autre, alors que les beaux parleurs font carrière dans la politique et deviennent présidents."


GUILLERMO ROSALES
Mon ange

"On pouvait lire boarding home sur la façade de la maison, mais je savais que ce serait mon tombeau. C'était un de ces refuges marginaux où aboutissent les gens que la vie a condamnés. Des fous pour la plupart. Mais aussi des vieillards que leurs familles abandonnent pour qu'ils meurent de solitude et n'empoisonnent plus la vie des triomphateurs.

— Ici tu seras bien, dit ma tante, assise au volant de sa Chevrolet dernier cri. Il n'y a plus rien à faire, tu l'admettras."


RENALDO ARENAS
Le palais des très blanches moufettes

"Et toutes les voix qui étaient accourues à un certain moment pour nous intimer l'ordre de chanter, de continuer, perdent leurs accents désespérés, et tous les sons se résument désormais au pas de quelqu'un qui vient, plein d'assurance, certifier notre mort. Il approche. L'immense palais s'évanouit devant un hystérique roulement de cils. Il approche. Les innombrables angoisses sont levées devant l'étendue fixe où il se précipite déjà. Il approche. Et le feu, que nous gardons toujours en réserve pour l'instant où il n'y a pas d'autre issue, pour maintenant, finit par dessiner un petit cercle, un point minime qui oscille sous les doigts de celui qui vient nous inspecter. L'homme arrive. Et le pur, le pauvre, le héros n'est plus dès lors qu'un détritus qui a gardé l'empreinte de ceux qui l'ont piétiné."


CLAUDE OLLIER
Qatastrophe

"Ces mots font lieux de connivence, relais de parlers secrets, renvoient à des objets, des événements dont ils ne sauront jamais qu'ils les connaissent sous d'autres éclats sonores.

Une parole est là sur le banc de pierre qui se dispense sans autre attache à ce pays que l'oreille qui la capte, et cette oreille lui prête bien plus qu'elle ne livre, lui prête des dons fabuleux, des dons anciens qui lui parviennent comme par magie."

 


ANNE PORTUGAL
la formule flirt

"Vers un métier fraîcheur avc une chute. "


ARMAND GATTI
Les cinq noms de Résistance de Georges Guingouin

"L'ancien maquisard
devant le chêne de
la forêt de la Berbeyrolle

n'est

ni reniement
ni renouement

mais fraternité et solidarité

avec Vladimir Maiakovski

qui devant les frustrations
qu'imposaient les langages
des révolutions de son temps
au langage poétique

se suicida."

La page Paul Rebeyrolle sur Lieux-dits


GUY BENOIT
Ma mort, reconnaîtra
(sans qu'on sache le versant)

"l'oubli est un cadavre sans nom

des bourrelets d'images perturbent
la peau de l'invisible

on dirait des nuées et des nuées
aux riches heures avant l'heure"

 


"soudain l'insaisissable d'un ciel de traîne

autour, le jour
ne restera pas lettre morte"

Un billet de Jean-Claude Leroy sur son ami poète


JACQUES JOSSE ALAIN LE BEUZE MAYA MEMIN
Sahara/Iroise

"C'est l'heure où les phares du Stiff, de la Jument, de Nividic, de Kereon et du Créac'h s'assemblent et broient tout le noir alentour pour traverser puis cisailler d'une simple lame rouge, jaune ou blanche des murs de brumes ou de pluies serrées. Ils jettent les feux de leur lanterne au-delà de la ligne d'horizon, loin, de part et d'autre de ce rail invisible conçu pour guider les cargos, pétroliers et porte-conteneurs qui viennent ou s'en retournent, certains du Panamà ou de mer de Chine, d'autres de New York ou de Singapour."

"Maxence depuis son arrivée dans l'île voici trois ans pour remplacer la prof de français Melle Colombe, mutée à Bordeaux, ne cesse de contempler ces aplats de bleus et de gris tourmentés par les gros nuages qui accourent de l'horizon et qui sèment sans relâche l'ivraie des mauvais jours."


ALAIN GUIRAUDIE
Ici commence la nuit

"Ce matin, je me lève en forme, il fait beau, il fait chaud, même très tôt. Je peux pas m'empêcher de penser que je vais bientôt arriver à la fin de ma première semaine de congé, et j'ai pas fait grand-chose, mais tout de suite après, je me dis que c'est normal, c'est la première semaine, c'est fait pour rien faire du tout. Il m'en reste encore deux et celle-ci est pas encore finie, peut-être que lundi, je partirai. En fait, j'en sais rien, tout aussi bien je partirai pas de toutes mes vacances, j'aurai plein de gens à voir, à l'océan, à la Méditerranée, mais je sais bien qu'au bout de deux jours je m'ennuierai et je me sens si bien chez moi."

 


CLAUDE OLLIER
Cinq contes fantastiques

"Monde du jour offert, m'y inclure, m'y loger, tous mes efforts pour m'y situer, ma situation s'inscrit dans ce travail, toujours vient un moment manquant le dernier terme, déclic à peine audible, mon corps flotte un peu.

J'écris « flotter » pour marquer l'essentiel : entre flotter et n'être là flottant, quelle charge d'incertitude !

Non-dit : le non-savoir.

Flottant là entre plein éveil et retrait, non pas somnolence : position comme en marge, mais seuls disent marge ceux du plein éveil.

Ne voient pas qu'il n'est ici ni marge ni retrait, jamais n'occuperont telle place, jamais ne jouiront de l'inversion du plein effet."



PATRICK MODIANO
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier

"Presque rien. Comme une piqûre d'insecte qui vous semble d'abord très légère. Du moins c'est ce que vous vous dites à voix basse pour vous rassurer. Le téléphone avait sonné vers quatre heures de l'après-midi chez Jean Daragane, dans la chambre qu'il appelait le « bureau ». Il s'était assoupi sur le canapé du fond, à l'abri du soleil. Et ces sonneries qu'il n'avait plus l'habitude d'entendre depuis longtemps ne s'interrompaient pas. Pourquoi cette insistance? À l'autre bout du fil, on avait peut-être oublié de raccrocher. Enfin, il se leva et se dirigea vers la partie de la pièce près des fenêtres, là où le soleil tapait trop fort

«J'aimerais parler à M.Jean Daragane. » Une voix molle et menaçante. Ce fut sa première impression."

 


EDWY PLENEL
Pour les musulmans

"Dès 1951, dans son livre pionnier Les Origines du totalitarisme,, la philosophe Hannah Arendt met l'expansion impérialiste des dominations coloniales à la charnière de ce basculement européen dans l'horreur. Elle n'hésite pas à discerner dans la domination coloniale, et notamment dans la « mêlée pour l'Afrique », dénuée de toute limite éthique, « maints éléments qui, une fois réunis, seraient capables de créer un gouvernement totalitaire fondé sur la race ». Elle y décèle même, entre dispositifs bureaucratiques et massacres de masse, l'une des prémisses du système concentrationnaire."


THOMAS BERNHARD
Le neveu de Wittgenstein

"En mil neuf cent soixante-sept, au Pavillon Hermann de la Baumgartnerhôhe, une des infatigables religieuses qui y faisaient office d'infirmières a posé sur mon lit ma Perturbation, qui venait de paraître, et que j'avais écrite un an plus tôt à Bruxelles, 60 rue de la Croix, mais je n'ai pas eu la force de prendre le livre dans mes mains, parce que je venais, quelques minutes auparavant, de me réveiller d'une anesthésie générale de plusieurs heures où m'avaient plongé ces mêmes médecins qui m'avaient incisé le cou pour pouvoir m'extraire du thorax une tumeur grosse comme le poing. Je me rappelle, c'était pendant la guerre des six jours, et, à la suite du traitement intensif à la cortisone auquel on m'avait soumis, ma face de lune se développait comme les médecins le souhaitaient; pendant la visite, ils commentaient cette face de lune dans leur style facétieux qui me forçait à rire, moi qui, à leur propre dire, n'avais plus que quelques semaines, au mieux quelques mois, à vivre. "

 


THOMAS BERNHARD
Des arbres à abattre

"Tandis qu'ils attendaient tous le comédien qui leur avait promis de venir dîner chez eux, dans la Gentz-gasse, vers onze heures trente, après la première du Canard sauvage, j'observais les époux Auersberger, exactement de ce même fauteuil à oreilles dans lequel j'étais assis presque chaque jour au début des années cinquante, et pensais que ç'avait été une erreur magistrale d'accepter l'invitation des Auersberger. Pendant vingt ans, je n'avais plus vu les époux Auersberger, et voilà que le jour même de la mort de notre amie commune Joana, comme par hasard, je suis tombé sur eux au Graben et j'ai accepté sans hésiter de me rendre à leur dîner artistique, comme les époux Auersberger ont appelé leur souper. Pendant vingt ans, je n'ai plus rien voulu savoir des époux Auersberger, et pendant ces vingt ans, j'avais eu la nausée rien que d'entendre leur nom prononcé par des tiers, pensaije dans le fauteuil à oreilles, et voilà maintenant que les époux Auersberger me confrontent avec leurs et avec mes années cinquante."


THOMAS BERNHARD
Le naufragé

Un suicide mûrement réfléchi, pensai-je, nullement un acte spontané de désespoir.

"Glenn Gould aussi, notre ami et le plus important pianiste virtuose du siècle, n'a atteint que cinquante et un ans, pensai-je en entrant dans l'auberge.
Sauf qu'il ne s'est pas suicidé comme Wertheimer mais qu'il est mort de sa belle mort, comme on dit.
Quatre mois et demi à New York, et encore et toujours les Variations Goldberg et L'art de la fugue, quatre mois et demi d'exercices pianistiques, comme Glenn Gould le répétait sans cesse, et en allemand uniquement, pensai-je.
Vingt-huit ans auparavant très exactement, nous avions séjourné à Leopoldskron et suivi les cours d'Horowitz, et nous avions plus appris d'Horowitz (du moins Wertheimer et moi, naturellement pas Glenn Gould) au cours d'un été de pluie ininterrompue que durant les huit années précédentes au Mozarteum et à l'Académie de Vienne. Horowitz a frappé tous nos professeurs de nullité. "


CLAUDE OLLIER
Cahier des fleurs et des fracas

"Je suis entré dans cette Akademie-là, ai tout retrouvé dans l'instant de la disposition des lieux sauf l'escalier trop large menant aux appartements, suis ressorti, programmes culturels à la main, ai « poussé » jusqu'à mon restaurant du temps du Mur, modernisé toujours sous l'arche de briques mais sur l'autre versant de la ligne aérienne, puis j'ai franchi le pont sur la rivière, vu l'autre rive enfin, erré encore un peu sur cette rive dans la touffeur du printemps précoce, j'étais très fatigué, j'étais en sueur, je somnolais, quelques rues d'un pas mécanique encore et j'ai hélé un taxi, le premier que j'aie jamais hélé explorant une ville.

(Berlin, 26.4.99)


THOMAS BERNHARD
Oui

"Le Suisse et sa compagne s'étaient présentés chez l'agent immobilier Moritz juste au moment où, pour la première fois, non seulement j'essayais de lui faire entrevoir, et, pour finir, de lui exposer scientifiquement, les symptômes d'altération de ma santé affective et mentale, mais où j'avais justement fait irruption chez Moritz — qui était sans doute à ce moment-là l'être dont je me sentais le plus proche — pour lui déballer tout à trac et sans le moindre ménagement la face cachée, pas seulement entamée, mais déjà totalement dévastée par la maladie, de mon existence, qu'il ne connaissait jusque-là que par une face externe pas trop irritante et donc nullement inquiétante pour lui, ne pouvant par là que l' épouvanter et le choquer, ne serait-ce que par la soudaine brutalité de l'expérience à laquelle je me livrais, du fait que cet après-midi-là, sans crier gare, je découvrais et dévoilais complètement tout ce que, en dix ans de relations et d'amitié avec lui, je lui avais caché, tout ce que, finalement, peu à peu j'avais cherché à lui dissimuler avec une ingéniosité méticuleuse et calculatrice, tout ce que, sans relâche et sans faiblesse envers moi-même, je lui avais soigneusement voilé pour qu'il ne puisse rien découvrir de mon existence, aussi tout cela l'avait choqué au plus haut point, le Moritz, mais son épouvante n'avait en rien freiné le mécanisme maintenant impétueusement lancé de mes révélations, naturellement influencé par les conditions atmosphériques, et, peu à peu, comme si je n'avais pu faire autrement, j'avais découvert tout ce qui me concernait devant un Moritz complètement pris au dépourvu, cet après-midi-là, par mon traquenard mental, j'avais couvert tout ce qu'il y avait à découvrir, j'avais voilé tout ce qu'il y avait à dévoiler;


MICHEL DUGUE
Tous les fils dénoués

...Marchant dans l'ombre
qui s'engrange
de toutes rumeurs
tu gardes celle
du flot ressassant
la plainte antique

Conservant de l'été
ces mêmes bruissements d'élytres
tu appuies ta mémoire
à des recoins d'ombre

De la brume peut surgir une île
(celle où tu vis désormais)
Il faudra que j'y marche comme si le flot
continuait...
(NOCTURNES)


"...Rien de ce qu'alors mon regard perçut
n'échappait à l'entêtement d'être là."
(LES EAUX)

"Où sont les mots favorables
est-il possible de les rameuter?

D'échapper à ce silence des schistes
aux feuilles congelées
à tout jamais emmurées
dans la forme ruinée des récifs

Aussi dure
qu'un mouvement arrêté
coulé dans une éternité mutique."
(LA CONTREE)

 


MIGUEL ANCEL ASTURIAS
L'ouragan

"Ils n'avaient plus la force de donner de violents signes de joie. Toute la multitude tenue éveillée était inerte, abandonnée, éparpillée, après avoir passé des jours et des nuits au travail. Cette terre sur laquelle les uns étaient assis, les autres couchés, semblait tout entière dominée par eux. Tout était dominé, sauf l'humide, immobile, aveuglante chaleur de la côte. La volonté de l'homme s'était imposée."


LAURENT MAUVIGNIER
Autour du monde

"Quelle heure il peut être chez moi ? se demande Guillermo, histoire de ne pas rester sans rien faire ni attendre encore alors que dehors, de l'autre côté de la vitre, l'image de cette fille se mêle aux reflets du comptoir, avec les pans entiers de miroirs et les néons jaunes et roses qui se dessinent dans le gris du ciel, comme des peintures suspendues au vide.
Yûko ne semble pas décidée à raccrocher. Pourtant, se dit Guillermo, depuis vingt minutes qu'elle est dehors, elle doit avoir froid. Mais elle ne reste pas en place et semble exclusivement tournée vers ce qu'elle dit et entend, et, si Guillermo en juge par cette façon qu'elle a de parler, elle défend, elle attaque, son agacement ressemble à des petits hoquets ou à des cris retenus, à peine lâchés, comme des bombes à fragmentation."


KEITH WALDROP
Taches d'eau

Traduit de l'américain par Paol Keineg

"Même si son rêve est
vraiment lié au
bruit de la pluie, il
n'acceptera pas le il
pleut
de quelqu'un qui dort."

"Dans la clairière
la plus lointaine, des malentendus
continuent de se lever."


KEITH WALDROP
Le vrai sujet

"Il perçoit le présent comme du temps emprunté, emprunt au-delà de ses moyens, dette qu'il ne pourra jamais espérer rembourser.

Il paierait très cher pour croire que le temps est une contradiction dans les termes. Il donnerait n'importe quoi pour un miracle juste à temps.

Il a soif d'intervalle."

"On demande à Jacob de Lafon de dessiner le cadran d'une horloge. Il le représente par un cercle que décrit la rotation d'une fronde. Sa fronde n'a pas de cible précise, ni de zone privilégiée, elle n'est d'aucune obédience particulière.

Quand on lui demande d'expliquer pourquoi les aiguilles reviennent à leur point de départ, son esprit se met à dériver vers les îles d'un archipel."


FORMES

aube - brune

allumé - éteint

organisation oscillatoire, un genre de
sablier vivant

sexe - mort - lèpre

surface sensible et
en dessous
un silence, bref
mais intense

depuis le cœur re-
distribué, esprit

curieux
ordinaire, arbitraire
au plus profond

imprimé sur les
doigts, tout
l'animal souffrant

sous les grandes ellipses, noyau
magnétique, est-ce que les immortels
rêvent ?

feu - soleil - évaporation d'acide car-
bonique

échelle au mur, viens


CAMILO JOSE CELA
La famille de Pascal Duarte

"Moi, monsieur, je ne suis pas méchant et pourtant j'aurais mes raisohs pour cela. Nous, mortels, nous avons tous en naissant la même peau, mais, à mesure que nous grandissons, le destin se plaît à nous diversifier, comme si nous étions de cire, et à nous mener par des sentiers multiples vers une seule fin : la mort. Il y a des hommes qui doivent prendre le chemin des fleurs, pendant que d'autres sont poussés à travers chardons et nopals. Les uns possèdent un regard tranquille et, au parfum de leur bonheur, ils sourient d'un visage innocent ; les autres, accablés du soleil violent de la plaine, se hérissent comme la vermine pour se défendre. D'un côté, pour embellir son corps, le fard et les parfums ; de l'autre, les tatouages que nul ensuite n'est capable d'effacer..."

 


EMMANUEL HOCQUARD
Conditions de lumières

Ils ont en commun ce qui
ne communique pas Une
équerre Un feu de naufrageur
Des noyaux d'abricots
L'enlèvement au sérail


EMMANUEL HOCQUARD
Tout le monde se ressemble
Une anthologie de poésie contemporaine

"...J'
aime les chansons qui
distancent leur texte et remplissent
le vide avec des la-la-la ou
les noms des saisons et
des étoiles.
Une loi précise régit
les marées
approximativement. Voir sa
propre mort, là où
les rivières remontent leur cours et les miroirs
reflètent l'envers
de l'image, demanderait
un œil
dans le dos. Je
compte mes mots, ces
plaies toujours
en train de se fermer, toujours à vif. Ma
mémoire qui veille
n'est pas remarquable. C'est
un monde comme
donné. J'ai
refusé
tous les remèdes sauf
toi. Sur la
crête, la lumière, dure,
souligne
les mouvements rapides, un-
deux-trois, seule
réponse aux
courbes sans fin.
Dans des services ridicules, j'
ai dévoilé mes
défenses. Sur moi, les rides du rire
ne s'expliquent pas. Je ne suis pas encor dé­
fini."
Keith Waldrop. Tomber amoureux en dormant.


FRANCOIS DOSSE
Castoriadis
Une vie

"Il n'existe aucune scission entre son être et son oeuvre...Autrement dit, il n'a pas seulement une pensée cohérente, sa vie est cohérente (congruente) avec sa pensée." Eugène Enriquez

Voir la page Cornélius Castoriadis sur Lieux-dits


Un bel hommage à éclats de lire!
merci!


EDUARDO MENDOZA
L'île enchantée

"Rêver. Au fond, toute ma vie, je n'ai su faire que ça : rêver, songea Fabregas un matin de printemps, tandis qu'il se rasait et contemplait dans le miroir ses traits bouffis de sommeil apparemment sans rapport avec la réflexion lucide qui venait de lui traverser l'esprit. Il acheva sa toilette dont l'agréable routine ne parvenait pas à dissiper l'anxiété qui le tourmentait depuis plusieurs heures. Naguère, une telle remarque ne l'aurait pas troublé : il s'était toujours tenu pour un homme pragmatique qui croyait connaître les facettes les plus instables de sa personnalité. Mais aujourd'hui elle le hantait. Et si je faisais une bêtise? se dit-il. Puis, refusant de réfléchir plus longuement à la question, il partit comme tous les jours pour son bureau, où il reçut le conseiller juridique de l'entreprise.
-Riverola, je pars en voyage, lui dit-il."


WILLIAM GIBSON
Code source

"Contre son oreille, Hollis Henry entendit le téléphone prononcer deux mots,
— Rausch. Node.
Elle alluma sa lampe de chevet, éclairant la canette d'Asahi pression rapportée le soir précédent du Pink Dot et son PowerBook couvert d'autocollants, fermé et en veille. Elle lui envia son inertie.
— Bonjour Philip.
Node était son employeur actuel, dans la mesure où elle en avait un, et Philip Rausch son rédacteur en chef. Ils n'avaient discuté qu'une seule fois, à la suite de quoi elle s'était retrouvée en partance pour LA et l'hôtel Mondrian, quoique cela tînt davantage à sa santé financière qu'aux pouvoirs de persuasion de son interlocuteur. L'intonation qu'il employait pour prononcer le nom du magazine, ces italiques audibles, lui laissait présager une ambiance dont elle se lasserait très vite."


YVES DI MANNO
Terre sienne

langue de terre
(sienne)

s'avançant dans la nuit
dont j'émerge

chaque jour ayant dû

ignorer le corps
qui la signe...


NUCCIO ORDINE
L'utilité de l'inutile

"Et c'est précisément le rôle de la philosophie de révéler aux hommes l'utilité de l'inutile ou, si l'on veut, de leur apprendre à distinguer entre deux sens du mot utile"
Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique.

 


NORMA HUIDOBRO
Le lieu perdu

"Un scarabée, pattes en l'air, se berçait sottement dans l'eau de la cuvette. Ferroni le regarda avec une certaine appréhension et décida que le mieux était de vider l'eau avec le scarabée dans le trou d'évacuation du bac. Il rinça la cuvette et laissa couler l'eau du robinet. Il se lava le visage, se rappelant la sensation de bien-être qu'il éprouvait chaque fois que l'eau glacée lui fouettait les joues. L'eau le réveillait, le mettait en alerte, lui activait les neurones."


FRANCOIS JULLIEN
Vivre de paysage ou
L'impensé de la Raison

En définissant le paysage comme « la partie d'un pays que la nature présente à un observateur », qu'avons-nous oublié?
Car l'espace ouvert par le paysage est-il bien cette portion d'étendue qu'y découpe l'horizon? Car sommes-nous devant le paysage comme devant un « spectacle »? Et d'abord est-ce seulement par la vue qu'on peut y accéder — ou que signifie « regarder » ?
En nommant le paysage « montagne(s)-eau(x) », la Chine, qui est la première civilisation à avoir pensé le paysage, nous sort puissamment de tels partis pris. Elle dit la corrélation du Haut et du Bas, de l'immobile et du mouvant, de ce qui a forme et de ce qui est sans forme, ou encore de ce qu'on voit et de ce qu'on entend...
Dans ce champ tensionnel instauré par le paysage, le perceptif devient en même temps affectif; et de ces formes qui sont aussi des flux se dégage une dimension d'«esprit» qui fait entrer en connivence.
Le paysage n'est plus affaire de « vue », mais du vivre.
Une invitation à remonter dans les choix impensés de la Raison ; ainsi qu'à reconsidérer notre implication plus originaire dans le monde.


PIERRE HADOT
Discours et mode de vie philosophique

La philosophie moderne a refusé définitivement l'argument d'autorité, elle a reconnu que la vérité n'est pas donnée, mais qu'elle est l'œuvre de l'élaboration d'une raison qui se fonde sur elle-même. Mais, après une période d'optimisme, pendant laquelle on a cru au mythe d'un commencement absolu, d'une fondation originaire et d'une autoposition de la pensée, la philosophie est devenue consciente de son conditionnement historique et linguistique. Il semble bien que l'on puisse se représenter l'évolution de la philosophie moderne et contemporaine comme un retour à un mode de pensée exégétique ; mais cette fois il s'agirait d'une exégèse qui se rapporterait au sens des œuvres humaines dans leur totalité et qui serait consciente de ses démarches et de ses limites.


JEAN-LUC STEINMETZ
Et pendant ce temps-là

Nous avons passé la porte invisible
une fois encore, presque sans le savoir.
Tout nous était signifié
pour ne pas aller au-delà.

C'est au printemps que je recommence à écrire
sans plus de confiance pour rien
sinon ce léger fil
rattachant des syllabes au prétendu réel.


RUWEN OGIEN
L'Etat nous rend-il meilleurs?

"Qu'est-ce que la « nature » humaine » ? Inclut-elle des traits psychologiques comme l'agressivité et des traits physiques comme des capacités sensorielles et intellectuelles limitées? Reste-t-on «humain» si on est devenu moins agressif, ou si nos capacités physiques et mentales ont été améliorées ? Selon quels critères peut-on établir la cohérence et la rationalité d'ensemble d'un organisme aussi complexe et aux buts aussi divers que l'État? Comment définir la stabilité sociale ? Exclut-elle toute forme de conflit ?
Je voulais seulement montrer que ces trois principes pouvaient être justifiés par une certaine conception de la liberté politique que nous avons de bonnes raisons d'adopter, la liberté négative, au sens minimaliste que j'ai essayé de lui donner."



EMMANUEL HOCQUARD
Un privé à Tanger

"Cancre - l'idée de lenteur est liée à cette origine -vient du latin cancer, qui signifie crabe ou écrevisse. Mais le cancre l'ignore. L'apprendre ne lui ferait ni chaud ni froid. Les étymologies glissent sur lui comme l'eau sur les feuilles de nénuphar. Il regarde voler les libellules.

Il est imperméable à tout. Et aux mots.

Imperméable: sensation composite à base de matière plastique souple et luisante, couleur vert olive ou jaune citron, odeur chimique très écœurante, pluie et vent, froissements et reflets, à la fin des années quarante.

L'inertie du cancre est sans calcul et sans conséquence. Dans l'arc-en-ciel des mérites, il n'a pas de couleur.

Monsieur Lasson, professeur d'anglais, avait coutume de haranguer sa classe en ces termes : « Soyez incolores, insonores et inodores ! »

N'ayant pas voix au chapitre, le cancre n'a pas de voix. Personne ne lui demande rien et, de lui-même, il ne parle pas. S'il doit parler, sa voix s'étrangle. Quand sa voix ne s'étrangle pas, on ne l'entend pas non plus. Ses paroles tombent dans le vide.
En cachette, il collectionne quelques mots rares dont nul, pas même lui, n'a l'usage : nénuphar, étymologie, pyramide, taffetas...

Comme le grand ailante de Tchouang-tseu, dont le bois noueux et fibreux ne peut se débiter en planches, le cancre n'est propre à rien. Il ne prête pas plus attention à ce qui se dit autour de lui qu'à une poulie qui grince. C'est un prêté pour un rendu.

Il n'a ni amis ni ennemis. Quand la voie est libre, il marche droit. Au moindre obstacle, il va de côté, comme font les crabes ou les écrevisses.

Le cancre n'est pas un pitre. Il ne fait pas rire. Relégué dans les régions extérieures de la classe, il est définitivement terne. Il est toujours dernier. Non à l'issue d'une série de compétitions malheureuses, mais quoi qu'il en soit et par avance. C'est son frêle destin, tragique, insignifiant. Un mauvais élève peut espérer devenir un bon élève. Et, par la suite, un policier. Au cancre un tel espoir est interdit. Pour lui, les jeux sont faits et il le sait."


DOMINIQUE FOURCADE
manque

"De toute grande oeuvre émane une profonde, puissante et toujours inattendue qualité de silence. De ce silence le monde sort repensé et vivifié - et nous-mêmes, dans notre relation au monde."


ERIC VUILLARD
Tristesse de la terre
Une histoire de Buffalo Bill Cody

"LE SPECTACLE est l'origine du monde.
Le tragique se tient là, immobile, dans une inactualité bizarre. Ainsi, à Chicago, lors de l'Exposition universelle de 1893 commémorant les quatre cents ans du voyage de Colomb, un stand de reliques, installé dans l'allée centrale, exposa le cadavre séché dun nouveau-né indien. Il y eut vingt et un millions de visiteurs. On se promenait sur les balcons de bois de l'Idaho Building, on admirait les miracles de la technologie, comme cette colossale Vénus de Milo en chocolat à l'entrée du pavillon de l'agriculture, et puis on se payait un cornet de saucisses à dix cents."


ANNE PARIAN
La Chambre du milieu

Le blanc domine le tombeau du frère que l'on me donne en exemple.

Il est dans les bras de la mère noire mais je comprends qu'il est noir comme moi dans les bras de la mère blanche.

La mère aux cheveux noirs et blanche.

Le père aux cheveux noirs et blanc.

Ont un nouveau fils blanc.

Je recule pour mieux voir.

Ce faisant je rétrécis.

Lire à la bougie sous les couvertures est dangere

Je prévois l'incendie.


SPIELRAUM: W. Benjamin et l'architecture
sous la direction de Libero Andreotti

Préface Jean-Paul Dollé.

"La ville correspond à ce que Benjamin appelle un Spielraum, un espace de jeu mais aussi une marge de manoeuvre. Celle de moments criciaux du passé exploités avec le procédé de l'actualisation pour leur donner une vie nouvelle, hors de l'état de rêve, restitués dans un présent tendu entre souvenir, espoir et présage." L.A.

Jean-Paul Dollé :"D'où la nécessité de réintroduire une discontinuité, une rupture, un choc - pas l'excitation énervée de la foule., mais la véritable expérience poétique fondatrice qui s'émancipe de tous les faux-semblants de la marchandise, d'autant plus présents que les progrès de la technologie produisent en série des fétiches qui hallucinent et satisfont pour un temps les demandes d'individus isolés et déstructurés des foules modernes. L'advenue de l'humain est toujours une sortie hors de l'histoire catastrophique. C'est pourquoi Walter Benjamin associe dans la même admiration les deux insoumis, le poète Baudelaire et le révolutionnaire intraitable Auguste Blanqui, et fait sienne la «fusée» baudelairienne : «L'action est sœur du rêve.
Walter Benjamin, comme le note Hannah Arendt, son amie en butte aux «mêmes sombres temps», est un passeur de temps, car il a «le don de penser poétiquement»."

"La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, l'à-côté de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'incommunicable". Baudelaire



BENEDICTE GORRILLOT
L'illisibilité en questions

Avec Michel Deguy, Jean-Marie Gleize, Christian Prigent, Nathalie Quintane

"Le présent volume est issu du colloque international « Liberté, licence, illisibilité poétiques » co-organisé en Californie par l'Université de Valenciennes (France) et la Point Loma Nazarene University of San Diego (USA). Ces journées ont mis à la question l'illisibilité poétique moderne. Ce jugement - qui concerne en réalité une certaine partie de la production contemporaine - résulte d'un quiproquo. La majorité des lecteurs demandent encore à la poésie de parler du Monde (extérieur) et d'eux-mêmes (comme êtres de ce Monde), alors qu'elle s'occupe surtout d'interroger la fonction phénoménologique du langage et les conditions de (l'échec de) la communication verbale entre les êtres parlants. Ces journées ont donc remis en question l'évidence avec laquelle un large public qualifie volontiers celle-ci d'illisible. Le titre initial du colloque a été infléchi pour insister sur cette problématisation.

Michel Deguy, Jean-Marie Gleize, Christian Prigent et Nathalie Quintane étaient les invités d'honneur de ce congrès. Leur choix a été motivé par le désir d'interroger la variété des accusations contemporaines d'illisibilité poétique. D'autres auteurs français et anglo-saxons ont enrichi la manifestation de leur présence active (interventions, débats ou lectures) : Jean-Noël Chrisment, Raymond Federman, Jérôme Game, Pierre Joris et Jérome Rothenberg. Des communications sur d'autres poètes français ont élargi le spectre d'étude, même s'il ne pouvait être envisageable d'embrasser la totalité des écritures problématiques durant ce seul colloque."


JEAN-MARIE BARNAUD
Le Don furtif

« Et donc on cherche encore
espérant que la chose se lève
de l’obscur 
et qu'elle éclaire toute la scène."

 


MATHIAS MENEGOZ
Karpathia

"Une épidémie de révolutions traversa l'Europe entre 1830 et 1831. L'Empire d'Autriche fut moins affecté que ses voisins car le prince Metternich réussit à maintenir un couvercle policier et bureaucratique particulièrement pesant sur toutes les aspirations libérales. Bientôt, les fièvres révolutionnaires retombèrent. Tout rentra dans l'ordre ultraconservateur de la Sainte-Alliance qui semblait devoir régner pour l'éternité sur l'Europe centrale et orientale.
Au début du mois de novembre 1833, une neige fine tombait sur la vieille ville de Vienne, encore enserrée dans ses bastions inutiles. La soirée était déjà avancée lorsque trois officiers franchirent le sas des doubles portes du Café Steidl, dans la Heumarktgasse."


PHILIPPE ANNOCQUE
RIEN
(qu'une affaire de regard)

"Rien n'a changé. Il est toujours là, à écrire son Conflit, dans la même bulle de lumière que dessine sa lampe de bureau, au creux de la même pénombre, du même silence sur lequel se dessinent les moteurs plus rares des voitures qui s'arrêtent et qui démarrent au feu du carrefour. Une partie de lui-même s'en étonne, le monde aurait dû être bouleversé, son regard devrait être neuf. Une autre lui répond qu'il le savait déjà, qu'il n'y a pas de changement, que même s'il n'était pas resté dehors il n'y aurait pas eu de changement, que rien ne change. La première, à moins que ce ne soit une troisième, lui rétorque qu'il devrait bien se rappeler que cette croyance que rien ne change n'est due qu'à un manque d'imagination, lui-même dû au manque d'expérience du changement, qu'il n'y a pas de raisonnables raisons pour que tout ne change pas, ou au moins pour qu'une chose change. Alors pourquoi rien n'a-t-il changé ?"


ALAIN BADIOU
Beckett
L'increvable désir

"...D'un observatoire ainsi bricolé, je ne pouvais voir en Beckett que ce que tout le monde y voyait. Un écrivain de l'absurde, du désespoir, du ciel vide, de l'incommunicabilité et de l'éternelle solitude, un existentialiste, en somme. Mais aussi un écrivain « moderne », en ceci que le destin de l'écriture, le rapport entre le ressassement de la parole et le silence originel, la fonction simultanément sublime et dérisoire des mots, tout cela était capturé par la prose, très loin de toute intention réaliste ou représentative, la fiction étant à la fois l'apparence d'un récit, et la réalité d'une réflexion sur le travail de l'écrivain, sa misère et sa grandeur."...

"Il m'a fallu de longues années pour me défaire de ce stéréotype, et pour prendre enfin Beckett au pied de sa lettre. Non, ce qu'il nous donne à penser par son art, de théâtre, de prose, de poésie, de cinéma, de radio, de télévision, de critique, n'est pas cet enfoncement ténébreux et corporel dans une existence abandonnée, dans un délaissement sans espoir. Ce n'est pas non plus du reste le contraire, qu'on a tenté de faire valoir : farce, dérision, saveur concrète, Rabelais maigre. Ni existentialisme, ni baroque moderne. La leçon de Beckett est une leçon de mesure, d'exactitude, et de courage. C'est ce que je voudrais établir dans ces quelques pages."

la page Alain Badiou

 


VILLES REBELLES
De New York à Sao Paulo
comment la rue affronte le nouvel ordre capitaliste mondial

Paulo Arantes, Roberto Schwarz, Raquel Rolnik, Erminia Maricato, David Harvey, Carlos Vainer, Mauro Iasi, Mike Davis, Silvia Viana, Joâo Alexandre Peschanski, Felipe Brito, Pedro Rocha de Oliveira, Lincoln Secco, Ruy Braga, Jorge Souto Maior, Venicio A. de Lima, Leonardo Sakamoto, Slavoj Zizek


Venicio A.de Lina: "Indépendamment des raisons, nombreuses et légitimes, qui justifient l'expression démocratique d'une insatisfaction généralisée d'une partie significative de la population brésilienne, on ne peut ignorer la construction d'une culture politique qui disqualifie systématiquement les institutions politiques et les politiciens eux-mêmes. Plus important : on ne peut ignorer les risques potentiels pour le régime démocratique quand c'est cette culture politique qui prévaut.

J'ai eu recours à de nombreuses reprises, au fil des ans, à une observation perspicace du professeur Maria do Carmo Campello de Souza (aujourd'hui décédée) à l'époque de la transition démocratique, encore en cours à la fin des années 1980.

Dans le chapitre « La Nouvelle République brésilienne : sous l'épée de Damoclès », publié dans un volume organisé par Alfred Stepan, elle discute, parmi d'autres, de la question de la crédibilité de la démocratie. Dans les moments de rupture démocratique, afnrme-t-elle, les crises économiques représentent une cause moins lourde que la présence ou l'absence du system blame (littéralement « accusation du système »), c'est-à-dire de l'évaluation négative du système démocratique rendu responsable de la situation.

En citant spécialement les exemples de l'Allemagne et de l'Autriche dans les années 1930, Campello de Souza rappelle que « le processus d'évaluation négative du système démocratique était tellement disséminé que, lorsque certains secteurs voulurent défendre le régime démocratique, ils étaient déjà trop minoritaires pour pouvoir empêcher la rupture ».

L'analyse de la situation brésilienne d'il y a plus de deux décennies semble plus actuelle que jamais. La contribution insidieuse des vieux médias au développement du system blame y était désignée comme l'un des obstacles à la consolidation démocratique. Une longue citation s'impose :

"L'intervention de la presse, de la radio et de la télévision dans le processus politique brésilien demande une étude linguistique systématique du « discours adversaire » à propos de la démocratie, qui s'exprime à travers les moyens de communication. Il nous semble possible de dire [...] que les moyens de communication ont participé d'une manière très nette à l'extension du processus du system blame [...]. Il faut signaler le rôle exercé par les moyens de communication dans la formation de l'image publique du régime, surtout pour ce qui concerne l'accentuation d'un aspect toujours présent dans la culture politique du pays - la défiance enracinée à l'égard de la politique et des politiciens - et qui peut renforcer le manque de crédibilité de la structure de représentation partisane-parlementaire elle-même. [...] Le contenu exclusivement dénonciateur d'une grande partie des informations finit par établir au sein de la société [...] un lien direct et extrêmement néfaste entre la démoralisation de la conjoncture actuelle et la substance même des régimes démocratiques. [...] " "

Leonardo Sakamoto: "Beaucoup de ces jeunes sont mécontents, mais ne savent pas ce qu'ils veulent. Ils savent seulement ce qu'ils ne veulent pas. Dans le moment présent, si agressifs qu'ils soient, une bonne part d'entre eux est en pleine extase, hallucinés par le divertissement que représente le fait d'être dans la rue et par le pouvoir qu'ils croient avoir entre les mains. Mais, dans le même temps, ils ont peur. Car, sommés de rendre compte de leur insatisfaction, au fond, ils ne parviennent à percevoir qu'un grand vide."



JEAN-PIERRE MINAUDIER
Poésie du gérondif

"La diversité des langues, dont la lecture de chaque grammaire révèle une facette inédite, remet en cause non seulement la grammaire universelle des chomskyens, mais tous les universalismes, qui ne sont généralement que des occidentalocentrismes, des provincialismes aveuglés par l'arrogance et l'ignorance de l'autre. L'inépuisable variété des manières de mettre le réel en mots renvoie à leur profonde inexistence intellectuelle tous les cornichons persuadés que la seule manière digne d'intérêt de penser et d'exprimer le monde est celle en vigueur dans leur village natal, et ignorant ou méprisant tout ce qu'ils ne distinguent pas du haut de leur clocher: philosophes qui confondent les préjugés de leur siècle et de leur société avec des universels intemporels, littéraires figés dans un dialogue millénaire avec une tradition « classique » prise pour le centre du monde parce qu'elle se trouve être à l'origine de notre patois, nationalistes assez obtus pour oublier que la richesse des nations réside dans leur pluralité. "


 

PETER SLOTERDIJK
Les lignes et les jours

Notes 2009-2011

"Le droit à la guerre est la peste qui permet à la désinhibition de la violence de se nicher dans la pensée politique."

"Quand nous partirons, nous aurons le sentiment d'avoir passé notre enfance dans l'Antiquité, nos années de maturité dans un Moyen Age que l'on appelait la modernité et nos vieux jours dans une époque monstrueuse pour laquelle nous n'avons pas encore de nom."


CRISTOPHER LASCH & CORNELIUS CASTORIADIS
La culture de l'égoïsme

CC : "Personne n'est partie prenante d'un horizon de temps public. De même, personne - là encore avec toutes les nuances requises - n'est partie prenante d'un espace public."

CC :" Ce qui ne fonctionne pas, c'est la correspondance avec des rôles, ou des possibilités de rôles, prédéterminés que le sujet puisse investir, valoriser et reprendre à son compte; c'est un des aspects de la crise dont nous discutons aujourd'hui."

 


Jean-Claude Michéa (post face) : Mais au moins devrions-nous, à présent, être sûrs d'une chose. Ce n'est certainement pas, en effet, en diabolisant comme « réactionnaire » tout sentiment d'appartenance et de filiation ou en considérant, par principe, comme nécessairement « passéiste » l'attachement légitime des peuples à leur langue, leurs traditions et leur culture (puisque tel est, de nos jours, le noyau résiduel de toute métaphysique de gauche) que les individus modernes pourront trouver le chemin d'une émancipation personnelle et collective à la fois réelle et véritablement humaine.


OLIVIER CADIOT
Retour définitif et durable de l'être aimé

"Il faut que je file.

Changer de coin, disparaître, personne ne le saura, ça ne va pas faire d'histoire, ça n'intéresse personne, un autre livre explique que : nombre d'événements réputés historiques n'ont jamais été les souvenirs de personne, je comprends sans comprendre mais il y a quelque chose de juste là-dessous, même s'il se passe quelque chose d'important, y être ne change rien, il faut rester en dehors de la bataille pour comprendre, si on est trop dedans, on pense que c'est juste une bagarre.

Si on est un héros."


"Quand on y sera, on inventera des chansons spéciales, prières maison, on se construira un endroit pratique pour les chanter, sans être dérangé, dans un vrai cadre végétal.

Une vraie vie antidote.

Ajouter ici la polyrythmie d'un cœur de lapin qui bat la chamade, vif-argent sous la fourrure verte, fixe, calme, sculpté dans le noir, regardant droit vers la droite, droite, pattes repliées, tempo doux, note à 60, on sera bien, on aurait calculé la bonne proportion entre les choses extérieures qui vous frappent et la connaissance précieuse des rapports que les choses entretiennent à l'intérieur d'elles-mêmes et leurs rapports avec d'autres choses qui entretiennent à l'intérieur d'elles aussi un autre rapport.

Ça tourne.

Lapin fluo, à mes pieds, mon cobaye persistant, comme deux têtes de lion séparées sur des chenets de cuivre."


OLIVIER CADIOT
Un mage en été

On se souvient pour l'éternité de certaines personnes à cause d'un infime conseil. À chaque fois que je me fais un café, s'il est soluble, je pense à mon frère qui disait chaque matin d'un ton grave de ne verser qu'une seule cuillère, même si la tasse était grande. S'il est filtre, je pense immanquablement à celle qui insistait sur le truc de ne remplir la casserole d'eau à bouillir qu'en plusieurs fois, à petits coups, pendant que le café passe, pour gagner du temps. On pense toujours à son grand-père en disposant les bûches en forme de petite maison pour réussir un feu de cheminée. Ça peut être un usage de table déguisant une superstition et devenu mondain, comme celui de retourner la coquille vide de l'œuf à la coque avant de la briser d'un coup sec et désinvolte, Parole du Père. Éviter un danger : ne jamais toucher un interrupteur électrique les mains mouillées. On pourrait classer ces conseils en catégories en opposant par exemple ceux qui sont là pour éviter une mort certaine à ceux qui vous facilitent la vie, etc. Mais l'essentiel, c'est qu'ils vous font penser automatiquement à quelqu'un, chaque tasse de café soluble m'oblige à saluer un frère, comme ces croix sur le talus des routes à la mémoire de X Renversé Ici, que l'on salue chaque jour dans le même tournant près de chez soi.


OLIVIER CADIOT
Futur, ancien, fugitif

Comment représenter la ligne claire de l'eau et la ligne des herbes ? Comment représenter la ligne claire de l'eau et la ligne des herbes ondulantes aspirées filaments articulés ? Comment représenter la ligne claire de l'eau et la ligne des herbes ondulantes aspirées filaments articulés ?

Comment représenter la ligne des herbes dans le courant rapide glacé rapide courant ? Comment représenter la ligne claire de l'eau et la ligne des herbes ondulantes aspirées filaments articulés dans le courant rapide glacé rapide courant avec le reflet du ciel bleu pur imprimé avec le chant strident des oiseaux en vol le vert profond des haies circulant haut en spirale ff-fff ?


GEORGES DIDI-HUBERMAN
Sentir le grisou

L'artiste est inventeur de temps. Il façonne, il donne chair à des durées jusqu'alors impossibles ou impensables : apories, fables, chroniques.

En ce sens pourrait-on dire qu'il « sent le grisou » de l'histoire. Mais comment sentir le grisou, ce gaz incolore et inodore ? Comment voir venir le temps ? Les mineurs, autrefois, utilisaient des oisillons en cage comme « devins » pour les coups de grisou : mauvais augure quand le plumage frémissait. Le frémissement des images ne pourrait-il pas, lui aussi, remplir cet office mystérieux ?


GEORGES DIDI-HUBERMAN
Essayer voir

"Regarder, donc : assumer l'expérience de ne rien garder de stable. Accepter, devant l'image, de perdre les repères de nos propres mots. Accepter l'impouvoir, la désorientation, le non-savoir. Mais c'est là, justement, que réside une nouvelle chance pour la parole, pour l'écriture, pour la connaissance et la pensée elles-mêmes. Regarder nous désœuvre, comme l'a si bien raconté Maurice Blanchot..."


OLIVIER CADIOT
Le colonel des zouaves

"Et si je construisais une maquette de la rivière. L'eau en coupe. Les arbres tombés en miniature. Ombre des feuilles sur papier métal. Le chant des oiseaux reproduits par des haut-parleurs habilement dissimulés dans les parois du ciel.

"Je suis domestique. Souple, flexible, adaptable aux désirs du client. Nursering maximal et contrôle de tout. C'est ça l'Art Ménager aujourd'hui. Du travail pur. Et puis un jour, ils vous désactivent sans prévenir. Vous y restez ad vitam sans savoir que c'est fini. Ronde de nuit inutile. Plans à jeter. Matériel en trop. Exil volontaire. Célibat forcé. Robinson pour toujours. Très grande forme physique pour rien."


JEAN-PAUL GALIBERT
Les chronophages

« L'hypercapitalisme apparaît comme un projet de domination de l'ensemble du monde. Maître en l'art subtil de vendre le rien et le néant au prix du réel, il tente une conquête de l'être (et donc des existences) dans sa totalité. Son projet est ontologique : que la rentabilité soit le principe, la cause unique,le seul critère de l'être et du non-être.»

« Le chronophage est à la fois l'objet sacrificiel immédiat et le bénéficiaire ultime d'une rentabilité sans précédent. Il est ce qui obtient une rentabilité absolue par votre sacrifice absolu, et néanmoins plaisant, par la grâce de votre propre imagination.»

1. « Évidance » de la marchandise
2. Rentabilité du réel
3. Iniquité de l'échange
4. Plaisance du consommateur
5. Hypertravail de l'image
6. Évanescence du virtuel
7. Spécularité du capital


L'économie de l'attention
sous la direction de Yves Citton

Avec des contributions de Franco Berardi, Daniel Bougnoux, Dominique Boullier, Jonathan Crary, Georg Franck, Christophe Hanna, Jean-Philippe Lachaux, Sandra Laugier, Pierre Le Quéau, Matteo Pasquinelli, Anthony Pecqueux, Julien Pierre, Martial Poirson, Claudia Roda, Adrian Staii, Bernard Stiegler, Henry Torgue.

Bernard Aspe:"La réussite du capital ne tient pas à l'atomisation des individus, mais à ceci qu'il réussit chaque jour, pour chacun, à transformer « Le temps presse » en « Je n'ai pas le temps ». Si les sujets, aujourd'hui, ne sont pas dans la lutte, ce n'est pas parce que cette dernière ne serait pas à leurs yeux justifiée, ce n'est pas même d'abord parce qu'ils auraient peur de ses conséquences, c'est avant tout parce qu'ils n'ont pas le temps de la mener."

Si une politique authentiquement démocratique exige d'interrompre cette économisation étouffante de l'attention, qui ne nous laisse pas le temps de questionner la désorientation de nos économies, alors on peut espérer que la lecture d'un volume consacré à l'économie de l'attention puisse constituer un premier pas aidant à une réappropriation, indissociablement individuelle et collective, de notre temps, de notre attention, de nos économies et de nos devenirs politiques.


DOMINIQUE QUELEN
Câble
à âmes multiples

"Tout en s'activant chacun de leur côté, on sent qu'ils communiquent. Les corps sont à présent soudés entre eux au point de former une masse indistincte et de couleur neutre, ou alors c'est parce qu'ils sont dans un recoin. Ce que voyant, l'œil du jeune attaché se dilate et se contracte tour à tour, ainsi que son cœur qui a quand même souffert par le passé. Un bon désir le pousse et l'entraîne. Il se verrait bien tenter quelque chose, un geste, une attitude un peu audacieuse. Mais un écriteau prévient : Attention, possibilité de jus dans ce câble. Il faut en rabattre et subir, comme les autres. Au lieu de s'en plaindre, il s'en félicite et s'en réjouit : il n'y a pas de honte à s'abaisser. L'affolement de son cœur et de son œil, il en convient, n'était que le résultat mécanique de l'action d'un clapet."


MADELINE MILLER
Le chant d'Achille

Mon père était roi et fils de rois. De petite taille comme la plupart des nôtres, il était bâti à la manière d'un taureau, tout en épaules. Ma mère avait quatorze ans lorsqu'il l'épousa, dès que la prêtresse eut confirmé sa fécondité. C'était un bon parti : de par sa condition de fille unique, la fortune de son père reviendrait à son époux.
Il ne se rendit pas compte qu'elle était simple d'esprit avant le jour du mariage.


YASUNARI KAWABATA
Les pissenlits

Sur les rives de l'Ikuta fleurissent des pissenlits, à profusion. Caractéristique de la ville d'Ikuta, cette floraison évoque un printemps éclatant. Sur les trente-cinq mille âmes que compte la ville, trois cent quatre-vingt-quatorze vieillards ont dépassé quatre-vingts ans.
Il y a cependant quelque chose qui ne semble peut-être pas tout à fait à sa place à Ikuta — c'est l'asile de fous.


LUTZ BASSMANN
Danse avec Nathan Golshem

Des chiens et des mouettes rôdaient autour de lui, mais ne l'attaquaient pas encore.
La rigidité cadavérique, pensa-t-il soudain et pour finir.
Plus rien ne bouge.
Nulle histoire ne subsiste.
Plus rien ne bouge, il n'y a rien.
La rigidité cadavérique, pensa-t-il, on en fait tout un plat. Mais une fois qu'on voit ça de l'intérieur, ça ne correspond pas à grand-chose.

 

   

THOMAS MCGUANE
Sur les jantes

"Je suis Berl Pickett, le Dr Berl Pickett. Mais je signe chèques et documents « I. B. Pickett », et il faut sans doute que je m'en explique. Ma mère, une femme énergique s'il en fut, ardente patriote et chrétienne évangélique, choisit mes prénoms en l'honneur du compositeur de God Bless America. C'est ainsi que je m'appelle en réalité Irving Berlin Pickett, et que je suis parfaitement conscient du caractère ridicule de mon nom. Mon père aurait préféré « Lefty Frizzell Pickett », et c'eût été encore pire. En tout état de cause, mon nom, comme ma vie même, a quelque chose d'une reprise, d'un emprunt, difficile à contester. En fait, j'ai appris peu à peu à me réjouir de mon sort en évoluant parmi mes congénères, bien souvent prisonniers de leur foyer, de leur métier, de leur famille... et de leur nom ! "


Bernard Noël : le corps du verbe
Colloque de Cerisy 2005

Auteur d'une œuvre majeure saluée par Aragon, Mandiargues et Blanchot comme l'une des plus marquantes de notre époque, Bernard Noël mène depuis cinquante ans une investigation lyrique de l'organique corporel, celle d'un témoin de son époque en révolte contre toute tentative de « sensure ». Ce volume rassemble les actes du colloque de Cerisy qui a réuni pour la première fois en 2005 des spécialistes de tous bords dans le but de rendre compte des diverses facettes de son travail d'écriture. Des lectures d'orientation phénoménologique alternent avec d'autres plus politiques en approfondissant le lien entre le corps et la langue, l'esthétique et le rapport à la peinture, la spécificité du récit, la relation au monde, la poéticité profonde d'un écrivain transgénérique et inclassable qui a fondé sur l'interrogation du vide et de l'absence sa présence à l'autre. Trois textes inédits et un important dossier publiant les actes et les témoignages du procès intenté en 1973 à Bernard Noël pour outrage aux moeurs à la suite de la publication sous son propre nom du roman Le Château de Cène confirment l'unicité du rôle de l'auteur dans son temps et l'actualité offensive de sa pensée.


..."il est temps de replier sa peau et de dire maintenant
regarde ces lignes ces taches ces oiseaux d'encre
peut-être tout cela ne raconte-t-il rien et pourtant
une vie remue parmi ces plis et son tremblement dit
la présence est un geste qui oriente l'espace..."


FRANCESCO MASCI
entertainment!

"Ici, la liberté a pris la place de la contrainte physique, mais cette liberté est payée au prix d'une totale inconsistance du monde vécu."

"Le pouvoir perd sa relation verticale avec ses sujets, et commence à se diffuser de manière horizontale, d'évènement en évènement. Au lieu d'intervenir sur un monde rigidement divisé, il porte la division en soi."

"De la promesse et du culte de la nouveauté de la culture à la pure attente et au principe d'indifférence de l'entertainment, le passage du temps continue à laisser, comme le veut une vieille chanson, des vies vides qui attendent d'être remplies. C'est de cette attente même qu'elles se remplissent désormais."

entertainment: anglais, de l'ancien français entretenement , de s'entretenir avec soi.
amusement, distraction, détente, spectacle amusant.


FRANCESCO MASCI
Superstitions

la culture façonne, par toutes ses expressions, une pratique de l'obéissance. Je l'identifie à la superstition, cette invention résolument moderne, qui doit être comprise comme une abêtissante contrainte interne à croire que quelque chose doit être vrai. Ce sont donc des actes de croyance qui la constituent. La culture ne se manifeste jamais sous forme d'objets mais d'événements. Mais qu'est-ce que l'événement ? L'événement n'est rien, sinon une excroissance rhétorique du temps, l'occasion de jouir, comme d'un bien consommable, des possibles pris dans le présent. Dans l'événement, la menace de l'inattendu que contient le futur est réduite à néant. Et ce néant se reproduit à une vitesse extraordinaire, parce que la superstition, qui a besoin de toujours se manifester, ne manque jamais de forme.


"TOI AUSSI, TU AS DES ARMES"
poésie & politique

J.-C. Bailly, J.-M. Gleize, C. Hanna, H. Jallon, M. Joseph, J.-H. Michot, Y. Pagès, V. Pittolo, N. Quintane

J.-C. Bailly :"Le poème doit toujours se tenir sur le seuil, dans l'ouverture de l'accès où l'absolument distinct résonne."

"Mon livre est un livre engagé dans la mesure où il m'engage à vivre ce que j'ai écrit" (Pierre Guyotat)

J.-M. Gleize : "Je sais maintenant qu'il faut claquer la porte. Se tenir debout dehors et oublier les images. La question révolutionnaire est désormais une question musicale. Se tenir debout dehors, écouter le vent."

"Il va de soi que la prolifération des structures éditoriales autonomes, la multiplication des modes d'intervention publique, la culture de réseaux (en place du fonctionnement groupal), l'appropriation de tous les outils de la communication contemporaine, leur usage direct ou décalé, détourné, etc., tout cela participe d'une réponse politique à la pression du contexte. Nous construisons nos propres cabanes. Et les chemins qui les relient."


"Une certaine négation de la politique par la poésie est politique. Surtout si l'on veut bien admettre par ailleurs cette pratique de l'écriture de poésie comme négation endurante de «la» poésie : aucun message achevé, refus de la revendication, maintien à hauteur d'énigme, réalisme radical.

Encore et toujours pour tout ce qui parle «à voix intensément basse ».



SUZANNE DOPPELT
La plus grande aberration

"L'un est le revenant de l'autre, les mêmes mais pas tout à fait telle une figure presque égale dans la glace, une réplique incertaine et une double absence, mais entre eux comme entre 2 points quelconques on peut toujours mener une droite, une ligne de fuite, un chemin réservé pour aller dans la ville haute et flottante qui clignote tout doucement."


SEYMUS DAGTEKIN
Ma maison de guerre

" Je suis un curieux vertébré qui imagine se faire un monde, une maison avec des mots qui ne seraient même pas les siens. Parce que certains voudraient que les mots aussi aient leurs appartenances. Et les mots se laissent avoir, se laissent enfermer dans des enclos. Ils se mettent dans toutes les bouches, s'épuisent à toutes les besognes comme si un ressort avait dû céder dans la langue.

Mais je crois au verbe, à la force instituante de la parole. L'essentiel serait de retrouver le ressort cassé, le lien fondateur entre le mot et nos êtres. Pour parvenir, un jour, à ce mot qui nous refonderait, nous pousserait à exister pleinement, avec qui et où que l'on soit. "

 


JOSEPH ROTH
Une heure avant la fin du monde

1934 " Quel fourmillement dans ce monde, une heure avant sa fin ! Les ministres, ces garçons de course de l'Europe, courent d'un poste perdu à un autre et un malheur nouveau fleurit dans les ruines! Tous les États entretiennent entre eux des «relations amicales». Leurs relations amicales se limitent principalement à interdire à l'écrivain indépendant de traiter de maquignon le chef suprême d'un État, quand par hasard il en est réellement un ; elles reposent en outre sur le principe de la soi-disant « non-ingérence »,


JOSEPH ROTH
Job, roman d'un homme simple

" Il y a de nombreuses années vivait à Zuchnow un homme qui avait pour nom Mendel Singer. Il était pieux, craignait Dieu et n'avait rien d'exceptionnel, c'était un juif tout à fait ordinaire. Il exerçait le modeste métier de maître d'école. Dans sa maison, qui se composait uniquement d'une vaste cuisine, il transmettait à des enfants la connaissance de la Bible. Il enseignait avec une ferveur sincère et sans obtenir de résultats spectaculaires. Avant lui, des centaines de milliers d'hommes avaient vécu et enseigné de la même manière que lui."


JOSEPH ROTH
A Berlin

16 juillet 1924: "Timides et couverts de poussière, les brins d'herbe futurs croîtront entre des traverses de métal. Un masque de fer se pose sur le paysage.

27 octobre 1929 : "Il m'arrive plus d'une fois de prendre un cabaret pour un crématorium et de passer, avec le léger frisson que les accessoires de la mort ne manquent pas de provoquer, devant plus d'un édifice consacré en réalité au divertissement. De telles méprises auraient été impossibles précédemment. On pouvait alors au moins ramener par un biais quelconque la laideur, la lourdeur et l'échec à la beauté, à l'élégance et à une construction de bonne qualité."

 


5 juillet 1930 : "Berlin est une ville jeune, malheureuse et encore à venir. Elle a une tradition de caractère fragmentaire. Son développement, qui a connu de fréquentes interruptions et des changements de direction et d'orientation plus fréquents encore, est à la fois entravé et favorisé par des erreurs inconscientes et des tendances consciemment mauvaises - en quelque sorte favorisé au moyen d'entraves. Ce sont la malignité, l'inconscience et l'égoïsme de ses dirigeants, organisateurs et protecteurs qui, après avoir conçu les plans, y portent la confusion et les exécutent. Les résultats - cette ville a de si nombreuses physionomies, et qui changent si vite, que l'on ne peut parler d'un seul résultat - consistent en un fâcheux conglomérat de places, de rues, de casernes cubiques, d'églises et de palais. Une confusion bien ordonnée ; un arbitraire exactement planifié ; une absence de buts sous une apparence de finalité. Jamais encore autant d'ordre n'a été appliqué au désordre, autant de prodigalité à la parcimonie, autant de réflexion à la déraison, de système à l'absurdité. S'il peut y avoir de l'arbitraire dans le destin, c'est bien par une décision arbitraire du destin de l'Allemagne que cette ville en est devenue la capitale. Comme si nous voulions démontrer à la face du monde combien nos difficultés sont plus grandes que celles des autres ! Comme si notre histoire pleine de confusion et de déchirures avait manqué d'un dernier détail confus et déchiré ! Comme si nous avions été tentés de placer en tête de la funeste absence de plan de notre existence nationale un symbole de pierre édifié sans aucun plan ! Comme si l'on avait encore eu besoin de prouver que nous sommes le peuple le plus patient de la terre - ou bien, pour le dire de manière cruelle et en termes médicaux, un peuple masochiste. Comment, dans l'histoire de Berlin, absolutisme et corruption, tyrannie et spéculation, pratique de la bastonnade et usure foncière, cruauté et soif du profit, mascarade d'une rigoureuse correction et maquignonnage scabreux s'épaulent pour creuser les fondations et tracer les rues, comment la capitale de l'Empire allemand se constitue donc à partir de l'ignorance, du manque de goût, du malheur, de la méchanceté et de hasards rarement favorables. "

1 mai 1930 : Dans une grande ville comme Berlin, des sociétés anonymes sont en mesure de satisfaire simultanément les besoins en plaisirs de plusieurs couches sociales, d'entretenir la « mondanité » à l'ouest, d'organiser dans une autre partie de la cité les réjouissances d'une « moyenne bourgeoisie » et de pourvoir en « établissements de troisième ordre », dans la troisième, cette couche supérieure du prolétariat qui voudrait se faire elle aussi une idée du « grand monde ». Et de même que, dans un grand magasin, vêtements et denrées alimentaires sont soigneusement apprêtés et échelonnés en prix et en « qualité » pour chaque couche sociale, voire pour les couches intermédiaires avec leurs multiples nuances, de même les sociétés anonymes de l'industrie des plaisirs livrent-elles à chaque classe l'amusement qui lui convient et qu'elle supporte, la sorte d'alcool dont elle se trouvera bien et qu'elle peut payer, du Champagne et des cocktails au cognac, au kirsch, à la liqueur sucrée et à la bière de Patzenhof. En une seule nuit, où ma tristesse était si grande qu'elle me forçait à prendre part à la peine de ces hommes affamés de plaisirs issus de toutes les couches sociales de la métropole, je suis allé lentement des bars de la partie occidentale de la ville à ceux de la Friedrichstrasse, et de là dans les bars des quartiers nord pour aboutir dans les cafés peuplés par ce qu'on appelle le lumpenproletariat. Les schnaps devenaient de plus en plus forts, la bière plus claire et plus légère, les vins plus acides, la musique plus fausse et les filles plus grosses et plus vieilles. Oui, j'avais l'impression qu'il existait quelque part une puissance unique et impitoyable - évidemment une société anonyme - qui exhortait, avec une inflexible rigueur, le peuple tout entier à s'amuser la nuit, le corrigeait par la joie, en exploitant avec un soin extrême le matériel de cette joie, jusqu'au dernier reste utilisable.


GILLES CLEMENT
manifeste du tiers paysage

Si l'on cesse de regarder le paysage comme l'objet d'une industrie on découvre subitement — est-ce un oubli du cartographe, une négligence du politique? — une quantité d'espaces indécis, dépourvus de fonction sur lesquels il est difficile de porter un nom. Cet ensemble n'appartient ni au territoire de l'ombre ni à celui de la lumière. Il se situe aux marges. En lisière des bois, le long des routes et des rivières, dans les recoins oubliés de la culture, là où les machines ne passent pas. Il couvre des surfaces de dimensions modestes, dispersées comme les angles perdus d'un champ ; unitaires et vastes comme les tourbières, les landes et certaines friches issues d'une déprise récente.
Entre ces fragments de paysage aucune similitude de forme. Un seul point commun : tous constituent un territoire de refuge à la diversité. Partout ailleurs celle-ci est chassée.
Cela justifie de les rassembler sous un terme unique. Je propose «Tiers paysage», troisième terme d'une analyse ayant rangé les données principales apparentes sous l'ombre d'un côté, la lumière de l'autre.
Tiers paysage renvoie à Tiers état (et non à tiers-monde). Espace n'exprimant ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir.
Il se réfère au pamphlet d'Emmanuel-Joseph Sieyès de 1789 :
« Qu'est-ce que le Tiers état ?
— Tout.
— Qu'a-t-il fait jusqu'à présent ?
— Rien.
— Qu'aspire-t-il à devenir?
— Quelque chose.»

La page Gilles Clément sur ce site



J.M.G. LE CLESIO
Tempête

La nuit tombe sur l'île.
La nuit remplit les creux, s'infiltre entre les champs, une marée d'ombre qui recouvre tout peu à peu. Au même instant, l'île se vide d'hommes. Chaque matin les touristes arrivent par le ferry de huit heures, ils emplissent les espaces vides, ils peuplent les plages, ils coulent comme une eau sale le long des routes et des chemins de terre. Puis quand vient la nuit, à nouveau ils vident les mares, ils s'éloignent à reculons, ils disparaissent. Les bateaux les emportent. Et vient la nuit.


ISAAC BABEL
Cavalerie rouge
suivi de
Journal de 1920

Le natchdiv* six a rapporté que Novograd-Volynsk a été pris ce jour à l'aube. L'état-major est sorti de Krapivno, et notre convoi, bruyante arrière-garde, s'est étiré le long de la route qui va de Brest à Varsovie et qui fut construite sur les os des moujiks par Nicolas Ier.

Les champs de pavot pourpre fleurissent autour de nous, le vent de midi joue dans le seigle jaune, le sarrasin vierge se dresse à l'horizon, comme le mur d'un lointain monastère. La paisible Volhynie serpente, la Volhynie s'éloigne de nous dans la brume irisée des bosquets de bouleaux, elle rampe sur les collines fleuries et emmêle ses bras épuisés dans les touffes de houblon. Un soleil orange roule dans le ciel, comme une tête tranchée, une lumière tendre s'embrase dans les failles des nuages, les étendards du couchant flottent au-dessus de nos têtes. L'odeur du sang de la veille et des chevaux tués s'égoutte dans la fraîcheur du soir.
* Abréviation pour "chef divisionnaire".


 

FRANCESCO MASCI
L'Ordre règne à Berlin

"La grande apostasie culturelle a voulu tour à tour oublier, effacer et puis transformer le réel mais n'a su qu'offrir au sujet le loisir d'une liberté imaginaire et moralement déterminée. Aujourd’hui, pour la première fois, à l'échelle d'une ville entière, la promesse faite par la culture absolue de régler ses comptes avec le réel a été assouvie. La contingence des événements remplace alors la nécessité politique du 'lieu', l'ordre du nomos. À Berlin ce n'est plus seulement l'individu, mais une ville entière qui s'est égarée dans un domaine surinvesti par le narratif, laissant l'Histoire succomber à la quiétude infinie de la culture. Après avoir hanté les villes d'Occident, en se contentant de jouir de sa liberté fictive dans les interstices d'un réel duquel il avait, de toute manière, disparu comme unité significative, l'individu semble avoir trouvé sa cité idéale. Seulement, la ville où il a élu sa demeure n'existe plus."


Berlin est une ville entrée en apesanteur. Elle n'est plus aujourd'hui que le pôle sentimental d'un pèlerinage culturel alimenté par un folklore de la révolte et de la création. Jadis au cœur même de la guerre civile européenne qui a traversé la première partie du XXe siècle et qui y a laissé ses plus profondes blessures, Berlin est devenue l'avant-poste d'une capitulation généralisée à la fiction de l'individu autonome comme "forme abstraite toute prête", structure qui pourrait endosser tous les contenus. La subjectivité fictive a trouvé là l'environnement idéal aux épanchements festifs de son ego hypertrophié. C'est ici que la culture absolue, avec sa production d'événements interchangeables, a fini par se substituer entièrement à la densité politique du territoire, à ses contradictions, à ses oppositions latentes.


 La culture absolue est un flux ininterrompu d'images et événements, dans lequel les différences entre morale et économie, public et privé, responsa­bilité et jouissance sont entièrement effacées. Elle garde sur le monde de la technique qui lui sert d'environnement la supériorité que lui confère sa plasticité. La culture est totali­sante, autoréflexive et ne saurait connaître de ratés. La cadence de son régime de production est tout ce qui compte, les matériaux qui le nourrissent lui sont indifférents.


CHRISTIAN PRIGENT
Les Enfances Chino

Ces bruits : pépies, la jacasse. Celles qui jacassent sont en blouses noires. De même celles qui rient à cause des jacasses. Elles sont descendues à matin au douet du val bien nommé car c'est bon disent-elles d'y être arrivées : ru de Doux-Venant. Ou elles ont monté des caves de bicoques avec les baquets lourds de frusques aux hanches jusqu'à la cuvelle à bords de ciment posée en lisière des joncs et des menthes juste avant le sable qui s'en va à plat métissé de vase plus loin faire la grève sur son tas de maërl. Après (au-dessus) c'est la mer livide qui lave tout toute seule avec ses rouleaux dont s'essore du sel d'algue comme un sou neuf.
Aucun œil sur elle. Si Vénus en sort en tenue à poil, nulle lui tendra la serviette éponge. Elles ont mieux à faire. Elles tapent du battoir comme dans la chanson. Elles sont joyeuses, c'est obligatoire. Elles dormiront bien ce soir après le labeur, la soupe, chapelet, torgnole aux mouflets et l'assaut mâle réglementaire : ronron.
Ça cause, on dirait. Vazy, Chino, tout ouïe, le sens en éveil : ça t'informera. L'entour est bavard, la vie c'est complexe. Où ça volubile est le lieu des formes apparues comme choses. Là où ça parle, le monde advient. Et le monde ici, ça y est, c'est les gens.


Chino s'amène. Chaloupe, décontrac', le cambré membru du rognon. Penché étudié oblique sur l'œil du béret. C'est crâne, grande allure. La tige d'avoine pour le bucolique et le style bouffarde. Bonjour, les filles. Salut, gamin. Ça va, la buée? Ça va, ça mijote. Tu fais quoi ici à traîner les guêtres à mollo l'allure ? (demande la Marie, complétée Dondaine à cause des volumes). Rien bien net, on vaque. J'observe où xa pousse. Je fais la causette aux sapins. Autant dire tu glandes, voyez la feignasse (dixit Nez-de-Fouine, la garce à Cul-d'Rat). Et question sapin, m'est avis xa peint surtout la girafe (dixit Augustine, alias la Titine). Ça peigne, dit loustic, pas peint. Papin, non : moi c'est Titine. Vexe pas, Titine, la langue a fourché. Girafe ou bourricot, je peins pas, tintin : j'ai pas le pinceau. Même dans la culotte ? finasse Herculine, la fille à Poirot. Rien, juré, je montre : visez les poches. Il le fait, lui poussent momentanément oreillons d'ourson aux cuisseaux du short. Et le peigne, tu l'as ? On dirait pas. Dixit la mutine à fossette coquine, la finaude, l'Ablette, la fille à Poisson, et les allusions s'en vont sinuer plus loin sur le ru dans du gominé lissé Vitapointe.
Un blanc. Le coup d'œil vexé aux sabots. Petit pet comme zef de protestation. Tap tap les battoirs. Le linge ? Il expire. L'eau du ru? Elle mousse, c'est l'effet Persil. La mousse? Ça file aux herbus. La tanche, elle aura l'écaillé qui rutile. La perche : les ouïes nettes. Perdons pas le fil.

La Page Prigent sur lieux-dits


JOSEPH CONRAD
Au coeur des ténèbres

La Tamise s'ouvrait devant nous vers la mer comme au commencement d'un chemin d'eau sans fin. Au loin la mer et le ciel se joignaient invisiblement, et dans l'espace lumineux les voiles tannées des barges dérivant avec la marée vers l'amont semblaient former des bouquets rouges de voilures aux pointes aiguës, avec des éclats de livardes vernies. Une brume dormait sur les côtes basses dont les aplats allaient s'effaçant vers la mer. L'air était sombre au-dessus de Gravesend et plus en deçà encore semblait condensé en triste pénombre et pesait immobile sur la plus vaste et la plus grande ville du monde.


 

SUZANNE DOPPELT
DANIEL LOAYZA
Mouche

"Mon ancienne assurance m'avait abandonné, les mouches, elles, y allaient maintenant de toutes leurs forces, vrombissaient de plus en plus fort ; enragées peut-être d'être privées du papier de boucherie que j'avais presque complètement pressé, affolées, qui sait, par le courant d'air qui soufflait depuis que j ' avais éventré la montagne de papier, elles formaient autour de moi un buisson serré aussi dense que des framboisiers, aussi touffu que des ronces et j'avais l'impression, en les repoussant de mes mains, de me battre avec de longues épingles ou bien des fils de fer."

Bohumil Hrabal


JACQUES ABEILLE
Brune esclave de la lenteur

l'aube égoutte ses blancheurs
sur des plis de pivoine
promesse de plaisir nu
commencent tes légendes
tes évasions

les fesses du ciel
façonnent autour de toi
les noirs festons de la passion
tu cernes ma silhouette de craie
tu choisis pour maître
le plus modeste
j'abuserai dans la lenteur


JACQUES JOSSE
Hameau mort

Encres de Thierry Dohollau

De retour dans la lenteur de l'aube., sur une route qui file le long du littoral, érafler l'herbe rase, le sable, localiser deux blockhaus, n'en rien dire mais retourner, sans cesse, les poches de nos pensées perdues au creux des vagues, voire même en-dessous, là où veille à coup sûr un souffleur, un jeteur de mots tapi dans la position du péri définitif, capable de nous inviter à l'oublier un instant, de façon à ne pas rater l'éclat, la lumière, le sourire de la femme allemande qui se balade sur les bas-côtés.


LIONEL BOURG
l'échappée

"Je me ruais sans autre désir dans les recoins les plus revêches du mont Pilat.
Quant à Gaul, dont on ne parlait plus, il vivotait à l'écart, entre les vallées de l'Our, de la Clerve ou de la Sûre, près de Wiltz peut-être : il faut savoir disparaître.
Or, c'est mourir quand même, mourir un peu, écrire, s'exiler cependant que les genêts fleurissent, ainsi que ce l'avait été d'escalader les cols de la Grande Chartreuse, et l'Aubisque, et le Ventoux, seul, sous le soleil ou la pluie, dans le froid, la chaleur, n'étant plus sur son vélo comme devant la page blanche que du temps, une boule, une graine ou une écharde, une éponge de temps tour à tour contracté, dilaté, lequel se fera pierre encore quand nous ne serons plus, et silence, et charnier, où mourront de nouvelles étoiles.
Que savais-je donc, gamin ?
Ouvrir, fermer les portes."


JACQUES RANCIERE
Le fil perdu

"La poésie n'est pas d'abord une manière d'écrire mais une manière de lire et de transformer ce qu'on a lu en manière de vivre, d'en faire le support d'une multiplicité d'activités: errer, musarder, réfléchir, faire l'exégèse, rêver."

""C'est comme tissu commun, constamment retissé à partir de telle ou telle parcelle, que la poésie peut appartenir à tous."

"Le monde excède le champ de l'action tout comme le sujet excède le cercle de la volonté. L'acte de pensée qui prend cet excès en compte porte un nom, il s'appelle rêverie. La rêverie n'est pas le repliement sur le monde intérieur de celui qui ne veut plus agir parce que la réalité l'a déçu. Elle n'est pas le contraire de l'action mais un autre mode de la pensée, un autre mode de rationalité des choses. Elle n'est pas le refus de la réalité extérieure mais le mode de pensée qui remet en question la frontière même que le modèle organique imposait entre la réalité «intérieure» où la pensée décidait et la réalité «extérieure» où elle produisait ses effets."


BERNARD NOËL
La Langue d'Anna

" Je trébuche à l'avant d'une pensée qui ne suit pas, qui se refuse, qui pourrait tout changer. Je l'ai souvent sentie venir et me pousser. Je tends l'oreille à une sorte de suintement sonore dont les gouttes, une à une rassemblées, pourraient me dire ce je-ne-sais-quoi dont j'espère tout."


EDITH AZAM
On sait l'autre

"On meurt : on meurt, on est à terre. On écoute les poètes, on écoute leur voix, le temps qui passe par leur souffle, venus de tous pays, marchant vers nulle part, on entend le murmure du monde, la mémoire de l'oubli, un long chant lancinant, et qui s'élève : et nous rehausse. Ils sont tous là, assis par terre, le dos au mur, à faire un feu avec la vie. Ils sont là, tous, à faire des flammes avec leurs mains, mettre des braises avec leur bouche, et nous réchauffer le coeur.

on est à terre
et c'est la fin
on meurt des vertiges des oiseaux
on meurt enfin
tout en rêvant
qu'une armée en furie
baisse la tête devant :
une poignée de fous."


ERRI DE LUCA
Le tort du soldat

Il me reste à savoir si quelqu'un nous suivait sur cette route et si l'homme de l'auberge était l'un d'entre eux.
L'été prochain, en juillet, je retournerai là-bas et je m'assiérai à la même table à sept heures du soir.
Je boirai une bière et j'attendrai.


COLSON WHITEHEAD
Zone 1

Et puis merde, se dit-il. Tôt ou tard, il faut bien se jeter à l'eau. Il ouvrit la porte et entra dans l'océan des morts.


FADWA TOUQAN
Le cri de la pierre

"Toutes les maisons étaient fouillées par l'armée ennemie, qui recherchait armes et détenteurs d'armes parmi la population; les femmes serraient contre elles les enfants tremblant de peur à la vue des casques de fer ; les soldats pointaient leurs armes, baïonnette au canon, prêts à tirer au moindre signe de danger. Et puis, dans l'âme effrayée des enfants, il se passait autre chose, qui était l'envers de la terreur. La page blanche de l'enfance s'impressionnait secrètement ; dans les profondeurs de l'âme s'imprimaient et s'enracinaient les images des premiers jours de l'occupation ; elles engendreraient plus tard les actes légendaires des « enfants des pierres » contre les soldats de l'occupant, avec toute la force de leur défi et de leur refus."


MAYLIS DE KERANGAL
réparer les vivants

"Le coeur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d'autres provinces, ils filaient vers d'autres corps."


VIKTOR PELEVINE
La Flèche jaune

"Il se détourna, et se mit à marcher. Il ne savait pas où il allait, mais ses pieds foulèrent bientôt une route asphaltée qui traversait un large champ. Une bande claire apparut dans le ciel, à l'horizon. Comme le tintamarre métallique des roues, derrière son dos, s'estompait, il commença à distinguer clairement des bruits qu'il n'avait jamais entendus auparavant : la sèche stridulation de l'herbe, le bruit du vent, et le son étouffé de ses propres pas."


ATHANASE CHIMONAS
Ramon


Mauvais grec

 


JACQUES JOSSE
J'ai pas mal d'écume dans le cigare

"Il est des pages que l'on aimerait ne pas avoir à ouvrir. Celle-ci en est une. De tristesse sans nom. Alain Jégou s'en est allé peu avant l'aube, le six mai 2013, chercher des vents plus porteurs, découvrir de nouveaux ressacs et sillonner d'autres océans. Son dernier livre, Une meurtrière dans l'éternité, a été publié en 2012, quelques mois après la parution d un roman noir, Ne laisse pas la mer t'avaler, où il revenait, sur fond d'intrigues portuaires, en se dédoublant avec tact, sur ce qui le décida, un beau jour, à rompre les amarres pour devenir marin-pêcheur. Il exerça ce métier durant près de trente ans, appareillant en pleine nuit, départ de Doëlan ou de Lorient-Keroman, l'œil rivé sur les points de repères lumineux disséminés tout autour. Outre ses poèmes, où la mer en furie s'allie souvent à ses propres bourrasques intérieures, il a écrit plusieurs textes en prose, notamment Passe Ouest, livre dans lequel il dit, avec cette grande énergie qui l'animait, la dureté de son quotidien en pêche et son plaisir à frotter sa carcasse, ses méninges et son imaginaire à plus fort que lui, loin des entourloupes côtières. Il fut également à l'origine du très riche ouvrage collectif Je suis un cut-up vivant, réalisé autour de l'œuvre du poète Claude Pélieu."


ALEXANDER LERNET-HOLENIA
L'étendard

"Lors d'une soirée, la première grande soirée organisée dix ans après la Grande Guerre et qui réunissait les officiers de presque tous les régiments de cavalerie, je me retrouvai placé à table à côté d'un homme d'allure encore jeune, de remarquable prestance, mais dont le nom, lorsque l'on me le présenta, ne me dit d'abord rien ; mais lorsque je me renseignai aussitôt après, on me confirma qu'il s'agissait d'un certain Menis, neveu d'un des généraux présents ce soir-là."


DORIS LESSING
L'histoire du Général Dann

"Il suffirait à Dann de bouger à peine la main, d'un côté ou de l'autre, et ce serait la chute.
Il s'était allongé, comme un plongeur, et se cramponnait à l'extrémité d une fragile saillie de roche noire, dont la partie inférieure avait été usée par l'eau et par le vent. De loin, on aurait dit un doigt obscur pointé vers la cataracte se déversant sur une paroi de rocs sombres, où elle se volatilisait instantanément en une brume tourbillonnante. Cette vision mouvante fascinait Dann, comme s'il contemplait une falaise rugissante, d'un blanc éclatant."


EUDORA WELTY
Le brigand bien-aimé

"Le jour touchait à sa fin lorsqu'un bateau accosta à l'Embarcadère de Rodney, sur le Mississippi. Clément Musgrove, planteur innocent, chargé d un sac d'or et de nombreux cadeaux, en débarqua. Il avait voyagé depuis la Nouvelle-Orléans sans rencontrer aucun péril, et son tabac avait été vendu à bon prix aux hommes du Roi. A Rodney l'attendait un cheval qu'il avait mis à l'écurie en prévision de son retour, et il comptait passer la nuit là, à l'auberge, car bien des dangers le guettaient sur le chemin de sa demeure. Au moment où il posait le pied sur le rivage, un soleil couleur de sang sombrait dans le fleuve et, simultanément, le vent se leva et couvrit le ciel de nuages noirs, jaunes et verts, gros comme des baleines, qui passèrent devant la face de la lune. Le fleuve était couvert d'écume, et les bateaux arrimés à l'embarcadère, ballottés par les vagues, tiraient sur leurs amarres.


GIORGIO AGAMBEN
Qu'est-ce que le commandement?

"Je crois même qu'on pourrait donner une bonne description des sociétés prétendument démocratiques dans lesquelles nous vivons par ce simple constat que, au sein de ces sociétés, l'ontologie du commandement a pris la place de l'ontologie de l'assertion non sous la forme claire d'un impératif, mais sous celle, plus insidieuse, du conseil, de l'invite, de l'avertissement donnés au nom de la sécurité, de sorte que l'obéissance à un ordre prend la forme d'une coopération et, souvent, celle d'un commandement donné à soi-même. Je ne pense pas ici seulement à la sphère de la publicité ni à celle des prescriptions sécuritaires données sous forme d'invitations, mais aussi à la sphère des dispositifs technologiques. Ces dispositifs sont définis par le fait que le sujet qui les utilise croit les commander (et, en effet, il presse des touches définies comme "commandes"), mais en réalité il ne fait qu'obéir à un commandement inscrit dans la structure même du dispositif.
Le citoyen libre des sociétés démocratico-technologiques est un être qui obéit sans cesse dans le geste même par lequel il donne un commandement."


La poésie au coeur des arts
Anthologie établie par Bruno Doucey et Christian Poslaniec

Les errants

Deux errants se croisent
Ils se regardent à peine
Et passent leur chemin
chacun poussant
devant lui
l'ombre de l'autre.

Abdelatif Laâbi


JACQUES ABEILLE
La Clef des ombres

"Silence. Nuit. Puis, à travers les rares et minces interstices des volets pleins, lentement se met à filtrer l'indécise lumière de l'aube. Les objets ne sont au commencement que des masses sombres ou claires assez confuses, dans la grisaille à peine séparés les uns des autres. C'est l'heure muette où la maison s'éteint; les boiseries cessent de craquer, les pierres de soupirer dans leur gravité, en attente des bruits de la vie. Les objets ont presque recouvré leur contour quand la sonnerie du réveille-matin déchire cette torpeur. La sonnerie insiste, se propage dans sa durée et s'interrompt."


JACQUES ABEILLE
Le comparse

"L'œil d'un vert marin éteint, le visage chevalin encadré de mèches pâles qui déjà se givraient, une longue silhouette oscillante, Henri de Hère deux fois la semaine traversait avec une mélancolie hautaine la salle de rédaction pour déposer dans la corbeille de notre chef sa chronique culturelle. Une onde de silence se propageait sur son passage. Hors de sa présence on parlait de lui comme d'un petit hobereau jouissant d'une fortune confortable qui pratiquait le journalisme en dilettante et gardait ses distances avec le commun. Un prétentieux ; on ne l'aimait guère."


JACQUES ABEILLE
Séraphine la Kimboiseuse

"Pour la quatrième fois en une dizaine d'années, je naviguais vers ma plantation. Les vents étaient favorables et la mer, faste. Durant ces longsjours de vacance face à l'immensité des eaux, l'oreille harcelée par le chuintement refroissé de l'étrave déchirant la vague, je n'avais d'autre compagnie que celle de mes soucis. L'esclavage continuait d'avoir cours dans les îles."


MILAN KUNDERA
La fête de l'insignifiance

"C'était le mois de juin, le soleil du matin sortait des nuages et Alain passait lentement par une rue parisienne. Il observait les jeunes filles qui, toutes, montraient leur nombril dénudé entre le pantalon ceinturé très bas et le tee-shirt coupé très court. Il était captivé; captivé et même troublé : comme si leur pouvoir de séduction ne se concentrait plus dans leurs cuisses, ni dans leurs fesses, ni dans leurs seins, mais dans ce petit trou rond situé au milieu du corps.
Cela l'incita à réfléchir : Si un homme (ou une époque) voit le centre de la séduction féminine dans les cuisses, comment décrire et définir la particularité de cette orientation érotique? Il improvisa une réponse : la longueur des cuisses est l'image métaphorique du chemin, long et fascinant (c'est pourquoi il faut que les cuisses soient longues), qui mène vers l'accomplissement érotique ; en effet, se dit Alain, même au milieu du coït, la longueur des cuisses prête à la femme la magie romantique de l'inaccessible.
Si un homme (ou une époque) voit le centre de la séduction féminine dans les fesses, comment décrire et définir la particularité de cette orientation érotique? Il improvisa une réponse : brutalité; gaieté; le chemin le plus court vers le but; but d'autant plus excitant qu'il est double.
Si un homme (ou une époque) voit le centre de la séduction féminine dans les seins, comment décrire et définir la particularité de cette orientation érotique? Il improvisa une réponse : sanctification de la femme; la Vierge Marie allaitant Jésus; le sexe masculin agenouillé devant la noble mission du sexe féminin.
Mais comment définir l'érotisme d'un homme (ou d'une époque) qui voit la séduction féminine concentrée au milieu du corps, dans le nombril?"



JUAN BENET
L'air d'un crime

"D'un piton de l'auvent pendait une corde qui se balançait légèrement dans l'ombre, recevant à l'extrémité de son oscillation un rayon de soleil qui la repoussait de nouveau en arrière.
Elle le reçut dans une petite pièce du premier étage, dans un vieux et large fauteuil, une couverture au crochet sur les jambes et un napperon antibrillantine derrière la tête."


ZOE VALDES
L'éternité de l'instant

traduit de l'espagnol (Cuba) par Albert Bensoussan


"Elle sentait le tamarinier. Li Ying en but jusqu'à étancher sa soif. Il se plut à entendre au loin l'écho d'un gong et le hennissement d'un cheval.


BEN MARCUS
L'Alphabet de flammes

"Les gens avaient envahi la rue. Je ne pouvais pas voir leurs visages. L'évacuation se déroula avec ordre, et dans le déni total - ce qui nous épargna les expressions de douleur trop démonstratives. C'était une journée chaude, les pleurs dévalaient la colline, les pleurs de quelqu'un d'autre, et dans notre propre jardin, sous l'ombre fracturée du plus vieil arbre de notre pâté de maisons, un grand désordre de phalènes troublait l'air. Ces phalènes, de la taille d'oiseaux, étaient lentes, et si gauches qu'elles auraient tout aussi bien pu être étiquetées et numérotées."


JUAN BENET
La construction de la Tour de Babel

"On ne peut ignorer cette leçon implicite : la tour a croulé, et il n'en reste rien parce que dans les statuts du plan qui la fondait il était prévu que ce serait tout ou rien."


TOBIAS WOLFF
notre histoire commence

"L'été suivant mon année de troisième, j'ai traversé une crise d'indépendance et, en auto-stop, je suis passé de fermes en fermes dans la vallée pour chercher du travail à la journée, cueillir des baies ou nettoyer les étables. Finalement, j'ai trouvé un endroit où le fermier me payait dix cents de l'heure de plus que le salaire minimum et où sa femme, dodue et en manque d'enfant, me préparait à déjeuner et s'affairait autour de moi pendant que je mangeais, si bien que je suis resté jusqu'à la rentrée."


EDITH AZAM
JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX

Bel échec


Images: Elice Meng

pas
voix
des mots chantants chantournés
pas
voix
de moi non plus j'aurais voulu
de minuscules écorchures d'écritures


JEAN-FRANCOIS MATHE
La vie atteinte

Le soir vient d'abord dans les voix
poser sur chaque mot une ombre.


CHANTAL CREUSOT
Mai en automne

"Au début des années cinquante, sur les côtes du Cotentin, vivaient à la lisière d'un bois, dans une sombre maison délabrée, une femme et son enfant. Jamais personne ne leur rendait visite.


JEAN-CLAUDE LEROY
Aléa second
suivi de Nuit élastique

avec l'unique projet parfois d'en finir
sous les coups d'une furie haineuse

être ce rien qui leste le temps
corps noyé sec sur l'étal de l'ennui

prêt à jouir d'une lame, devenir fragment


LAURE LIMONGI
fonction elvis

Il était une fois. Le 8 janvier 1935 àTupelo, États-Unis. Vernon Presley attend que sa femme, Gladys, mette au monde leur enfant. Les temps sont durs et l'accouchement a lieu dans leur bicoque du quartier Est. Dans le petit matin clair. Limpide, misérable. Les planches de bois laissent passer. Le jour, quelques insectes. De quoi respirer, en courant d'air. Une vie d'interstices. Les fenêtres sont souvent closes. À 4 h du matin naît un enfant mort-né qui aurait dû s'appeler Jessie Garon. Le texte dit. Le drame d'un ange errant parmi les limbes, perdu, lassé, malgré lui. On commence à se lamenter. On pose des questions à Dieu, à la vie. On demande pourquoi, pourquoi, pourquoi.

Le texte dit. Rebondissement. Le médecin de campagne appelé fait remarquer qu'il y a un second bébé. Les contes de fée ont des hoquets, parfois. Le jour pointe. La délivrance, enfin. L'enfant s'appelle Elvis Aaron. En écho strict. Il crie, il respire, il vit. Il était une fois Elvis Aaron Presley.


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Basse continue

non un chant mais une basse continue
en dessous, oui, sous les mots, en eux,
soulevée avec eux
soulevant avec eux ce qu'ils retiennent d'avant
ce qu'ils retiennent de ce qu'avant qu'ils soient
les choses disaient pour eux
onde stationnaire d'avant le sens
mais sans qui il serait perdu tout entier
onde, c'est-à-dire percussion :
ni événement ni chance ni même
(même pas encore) coup de dés :
contact - le vent immobile du mot
sans socle et sans pointe
indiquant, fléchant
passant au crible du périr
comme ça
avec une passoire
c'est-à-dire laissant passer, venir
laissant venir la rive :
les chants de la périssoire...


...marchant dans la sciure des mots décomposés
les archéologues diront, voyant les traces et
palpant les vestiges « ici s'élevait »
tu leur diras de ma part - non, rien
rien ne s'élevait ni ici ni ailleurs tout tombait
tout était dans la chute depuis le commencement
tout tombait nous étions flocons d'avoine
légers dans la machine copeaux fragments de peau tatouée
échos dans la spirale images dans le miroir
tout tombait tout tombait lentement
et c'est ainsi que nous vivions.


JIM HARRISON
Nageur de rivière

"L'odeur de l'ail et de la sauce tomate, les cuisses de Lydia, le soleil mouchetant le patio sous le saule, tout cela l'émut et le convainquit de boire une longue gorgée."


GIORGIO AGAMBEN
L'Homme sans contenu

"L'art est à présent l'absolue liberté qui cherche en soi sa propre fin et son propre fondement, et n'a besoin - au sens substantiel - d'aucun contenu, car elle ne peut que se mesurer au vertige de son propre abîme."

"Le problème de l'art en soi ne peut alors se poser puisque l'oeuvre est, précisément, l'espace commun où tous les hommes, artistes et non-artistes, se retrouvent en une unité vivante."

"Aussi nous semble-t-il naturel de parler aujourd'hui de conservation du paysage comme on parle de conservation d'une oeuvre d'art, alors que ces deux idées auraient été inconcevables à d'autres époques ; et il est probable que, de même qu'il existe des instituts pour la restauration des œuvres d'art, de même on en arrivera bientôt à créer des instituts pour la restauration de la beauté naturelle, sans se rendre compte que cette idée présuppose une transformation radicale de notre rapport à la nature, et que l'incapacité à s'insérer dans un paysage sans le souiller et le désir de le purifier de cette intrusion ne sont que les deux faces de la même médaille."


"L'artiste est l'homme sans contenu, qui n'a d'autre identité qu'une émergence perpétuelle au-dessus du néant de l'expression, ni d'autres consistance que cette incompréhensible station en-deça de soi-même."

"Poésie, ne désigne pas ici un art parmi d'autres, mais le nom du faire même de l'homme, de cette opération productive dont le faire artistique n'est qu'un exemple éminent et qui semble aujourd'hui déployer en une dimension planétaire sa puissance dans le faire de la technique et de la production industrielle."

"Ouvrant à l'homme son authentique dimension temporelle, l'œuvre d'art lui ouvre aussi, de fait, l'espace de son appartenance au monde, le seul espace dans lequel il puisse prendre la mesure originelle de son séjour sur terre et retrouver sa vérité présente dans le flux impossible à arrêter du temps linéaire.
Dans cette dimension, le statut poétique de l'homme sur terre trouve son véritable sens. L'homme a sur terre un statut poétique parce que c'est la poiesis qui fonde pour lui l'espace originel de son monde. Cest seulement parce que dans l'acte poétique il fait l'expérience de son être-au-monde comme de sa condition essentielle, qu'un monde s'ouvre à son action et à son existence. C'est seulement parce qu'il est capable du pouvoir le plus inquiétant, celui de la pro-duction dans la présence, qu'il est capable de praxis, d'activité libre et voulue. C'est seulement parce qu'il accède, dans l'acte 'poiétique', à une dimension plus originelle du temps, que l'homme est un être historique, pour lequel donc sont en jeu à chaque instant son passé et son futur."

"L'art est le dernier lien qui unisse encore l'homme à son passé."

"En effet, contrairement à ce qui peut apparaître à première vue, la rupture de la tradition ne signifie en aucun cas la perte ou la dévalorisation du passé : il est même probable que seulement alors le passé se révèle en tant que tel avec un poids et une influence inconnus auparavant. Perte de la tradition signifie en revanche que le passé a perdu sa transmissibilité, et, tant qu'on n'aura pas trouvé un nouveau moyen d'entrer en rapport avec lui, il peut dorénavant n'être qu'objet d'accumulation. Dans cette situation, l'homme conserve donc intégralement son hérédité culturelle, et la valeur de celle-ci se multiplie même vertigineusement : mais il perd la possibilité d'en tirer le critère de son action et de son salut, et, avec cela, le seul lieu concret où, en s'interrogeant sur ses origines et sur son destin, il lui est donné de fonder le présent comme rapport entre passé et futur. C'est en effet sa transmissibilité qui, en attribuant à la culture un sens et une valeur immédiatement perceptibles, permet à l'homme de se mouvoir librement vers le futur, sans être entravé par le poids de son passé. Mais quand une culture perd ses moyens de transmission, l'homme en vient à se trouver privé de points de référence et coincé entre un passé qui s'accumule sans cesse derrière lui et l'opprime avec la multiplicité de ses contenus devenus indéchiffrables, et un futur qu'il ne possède pas encore et qui ne lui fournit aucune lumière dans sa lutte avec le passé."



CAMILLE DE TOLEDO
Oublier
trahir
puis disparaître

Quand nous approcherons, Elias,
le train s'arrêtera et je t'accompagnerai.
Nous descendrons aux pieds des grands pylônes.
Nous glisserons le long des pentes.
Des pierres rouleront sous nos pieds.
Tu n'auras pas de bombes entre tes mains,
ta seule présence suffira.


Manola Antonioli, Pierre-Antoine Chardel et Hervé Regnauld
Gilles Deleuze, Félix Guattari et le politique

« L'auto-production de la production articule ainsi une sorte de machine sociale où l'homme en vient à être prédéterminé dans sa sensibilité, dans ses affects mêmes, à cause du fonctionnement du code interne du cadre machinal d'appartenance »(Ubaldo Fadini) . En lien avec cette lecture, nous pouvons connecter le plan du gouvernement bureaucratique de la vie et le déploiement des technologies, avec tout le corollaire idéologique qui en résulte. Le machinisme bureaucratique se fonde en effet sur la dépersonnalisation de l'administration et sur la fragmentation des différents segments qui la composent. Loin d'être strictement verticale, la structure bureaucratique actuelle apparaît réticulaire et donc visant à gouverner un tissu social que le capital transnational de notre temps a quitté. Ainsi la bureaucratie fonctionne avec des tâches de suppléance non plus et non seulement de services, mais aussi en relation aux dynamiques socio-territoriales, qui à cette époque de violentes accélérations semblent complètement désarticulées. Il s'ensuit l'élaboration d'un langage constitutif d'une technique de communication particulièrement compliquée et obscure en raison de la multiplicité d'exigences et d'acteurs qu'elle met en scène.



JON FOSSE
Les rêves d'Olav

Dans le tournant il apercevra le fjord, se dit Olav, car il est Olav maintenant, pas Asle, et Alida n'est plus Alida, mais Âsta ; maintenant ils sont Âsta et Olav Vik, se dit Olav, et il se dit qu'aujourd'hui il va aller à Bjorgvin et faire ce qu'il a prévu de faire, et il s'est engagé dans le tournant et il voit le fjord miroiter, il ne le voit que maintenant, car aujourd'hui le fjord miroite, il arrive que le fjord miroite, et alors, quand il miroite, les montagnes s'y reflètent, et autour du reflet des montagnes le fjord est incroyablement bleu, et le miroir bleu du fjord rejoint imperceptiblement le blanc et le bleu du ciel, remarque Olav, et devant lui, assez loin devant lui à vrai dire, il voit un homme sur le chemin, mais qui cela peut-il être, connaît-il cet homme, il l'a sans doute croisé, sa façon de marcher, penché en avant, lui rappelle quelque chose, mais...


 

ALBANE GELLE
Je te nous aime

il
a fait un bruit de verre en elle,
et puis elle est partie.

elle
a commencé par enlever le cou-
vercle et puis tout doucement elle
est sortie de son bocal.

il

lui a dit je t'aime avec tellement
de conviction, elle, dans un premier
temps, en a oublié de partir en
courant .

elle
en a marre des ils qui ne tiennent
pas debout tout seuls.

 


 

JEAN ZIEGLER
Destruction massive
Géopolitique de la faim

"L'aveuglement, tout au long de la guerre, du haut-commandement allié face à cette stratégie nazie de contrôle, puis de destruction par la faim de certaines populations occupées me sidère.
A Buchenwald, ce qui m'a frappé, c'est cette ligne unique de chemin de fer, ces rails couverts d'herbe et de fleurs des champs qui, d'une façon presque bucolique, serpentent à travers l'attachant et doux paysage de la Thuringe.
Aucun bombardier américain, anglais ou français ne l'a jamais détruite.
Les trains de déportés - très normalement - continuaient à arriver au pied de la colline.
Certains de mes amis ont visité Auschwitz : ils sont revenus avec la même révolte au cœur, le même sentiment d'incompréhension : l'unique ligne de chemin de fer approvisionnant quotidiennement - et jusqu'au début de l'année 1945 - cette usine de mort est retée parfaitement intacte."



 

"Qui sont les puissances de l'agroalimentaire, qui contrôlent aujourd'hui la nourriture des hommes ?
Quelques sociétés transcontinentales privées - nous l'avons vu - dominent les marchés en question. Elles décident chaque jour qui va mourir et qui va vivre. Elles contrôlent la production et le commerce des intrants que doivent acheter les paysans et les éleveurs (semences, produits phytosanitaires, pesticides, fongicides, fertilisants, engrais minéraux, etc.). Leurs traders sont les principaux opérateurs dans les commodity stock exchanges (les bourses des matières premières agricoles) du monde. Ce sont elles qui fixent les prix des aliments.
L'eau est désormais en grande partie sous le contrôle de ces sociétés.
Depuis peu, elles ont acquis des dizaines de millions d'hectares de terres arables dans l'hémisphère Sud.
Elles se réclament du libre marché qui serait gouverné par des « lois naturelles ». Or, il n'y a rien de «naturel» dans les forces du marché. Ce sont les idéologues des sociétés transcontinentales (des Hedge-Funds, des grandes banques internationales, etc.) qui, pour légitimer leurs pratiques meurtrières et apaiser la conscience des opérateurs, donnent ces « lois du marché » comme naturelles, s'y réfèrent en permanence comme à des « lois de la nature »."

"Toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim; des centaines de millions souffrent avec leurs parents de sous-alimentation permanente. Or l'agriculture mondiale pourrait nourrir près du double de l'humanité. Jean Ziegler propose un état des lieux documenté, vibrant de la connaissance acquise sur le terrain, et identifie les ennemis du droit à l'alimentation. Nulle fatalité à cette destruction massive! Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné."

«Notre solidarité totale avec les centaines de millions d'êtres humains subissant la destruction par la faim est requise. »


AMADOU HAMPÂTE BÂ
Mémoires

La mémoire africaine
"Plusieurs amis lecteurs du manuscrit se sont étonnés que la mémoire d'un homme de plus de quatre-vingts ans puisse restituer tant de choses, et surtout avec une telle minutie dans le détail. C'est que la mémoire des gens de ma génération, et plus généralement des peuples de tradition orale qui ne pouvaient s'appuyer sur l'écrit, est d'une fidélité et d'une précision presque prodigieuses. Dès l'enfance, nous étions entraînés à observer, à regarder, à écouter, si bien que tout événement s'inscrivait dans notre mémoire comme dans une cire vierge. Tout y était : le décor, les personnages, les paroles, jusqu'à leurs costumes dans les moindres détails. Quand je décris le costume du premier commandant de cercle que j'ai vu de près dans mon enfance, par exemple, je n'ai pas besoin de me «souvenir», je le vois sur une sorte d'écran intérieur, et je n'ai plus qu'à décrire ce que je vois. Pour décrire une scène, je n'ai qu'à la revivre. Et si un récit m'a été rapporté par quelqu'un, ce n'est pas seulement le contenu du récit que ma mémoire a enregistré, mais toute la scène : l'at­titude du narrateur, son costume, ses gestes, ses mimiques, les bruits ambiants, par exemple les sons de guitare dont jouait le griot Diêli Maadi tandis que Wangrin me racontait sa vie, et que j'entends encore...
Lorsqu'on restitue un événement, le film enregistré se déroule du début jusqu'à la fin en totalité. C'est pourquoi il est très difficile à un Afri­cain de ma génération de «résumer». On raconte en totalité ou on ne ra­conte pas. On ne se lasse jamais d'entendre et de réentendre la même histoire ! La répétition, pour nous, n'est pas un défaut."


TAHAR DJAOUT
Les chercheurs d'os

"Ils s'arrangeaient toujours pour arriver dans les différents villages qu'ils traversaient à l'heure la plus chaude de la journée. Les cigales, écrasées sous l'enclume de la canicule, somnolaient en silence sur l'écorce des frênes. On pouvait s'approcher d'elles, tendre la main et les saisir avant qu elles ne se rendent compte de rien. Mais les gens étaient tous là, à l'ombre bienfaisante des mosquées. La solennité du moment avait partout banni la sieste.
Chaque fois que quelqu'un passait, talonnant un âne accablé par les mouches, un vétéran mettait sa main en visière au-dessus des sourcils et en demandait l'identité. Et un autre vieillard, secouant machinalement son éventail fait d'un carton planté dans un roseau, lançait : « C'est Saïd Oukaci du village d'Igoudjdal », ou : « Il me semble que c'est le fils d'Ali Madal du hameau de Laâzib. »"


ASSIA DJEBAR
Ombre sultane

"Ô ma sœur, j'ai peur, moi qui ai cru te réveiller. J'ai peur que toutes deux, que toutes trois, que toutes -excepté les accoucheuses, les mères gardiennes, les aïeules nécrophores -, nous nous retrouvions entravées là, dans « cet occident de l'Orient », ce lieu de la terre où si lentement l'aurore a brillé pour nous que déjà, de toutes parts, le crépuscule vient nous cerner."

 


ABDELLATIF LAÂBI
Un autre Maroc

"Mon souci, qui ne date pas d'aujourd'hui, est de remettre en mémoire les défis que la pensée et la culture vivantes ont su relever, le rôle qu'elles ont joué dans la critique et la dénonciation de l'ordre régnant, sans omettre ce qu'elles sont censées accomplir en tout temps et en tout lieu : élaborer le récit qui sert à chaque peuple pour construire sa mémoire, marquer la singularité de sa sensibilité et de son imaginaire, enrichir le récit global de l'humanité."

"Je saisis cette occasion pour affirmer que l'un des méfaits de l'islam politique, où qu'il se manifeste, est de nous éloigner, que dis-je, de nous couper de ce patrimoine civilisationnel afin de mieux nous enfermer dans le cercle étroit des dogmes et des rituels, du licite et de l'illicite."


NICK FLYNN
Contes à rebours

"Je vais vous dire un secret : quiconque vit assez longtemps finit un jour par se perdre. Vous aussi, un jour, en vous réveillant, vous serez perdu. C'est la dure et simple réalité. Si ça ne vous est pas encore arrivé, estimez-vous heureux. Quand ça vous arrivera, un beau jour, en regardant alentour, de ne rien reconnaître, de vous trouver seul dans le noir, égaré, peut-être jugerez-vous plus facile d'accuser quelqu'un d'autre : un amant infidèle, un père absent, une enfance malheureuse. Ou alors de vous en prendre à la carte qu'on vous a donnée, tant de fois repliée, jamais mise à jour, aux caractères trop petits. Vous pouvez brandir un poing menaçant vers le ciel, accuser le destin, le karma, le sort, et à raison parfois. La plupart du temps, toutefois, si vous êtes honnête, vous ne pourrez vous en prendre qu'à vous-même."


SIMON HANTAÏ
JEAN-LUC NANCY
Jamais le mot "créateur"...

JL N:"Très vite j'ai su qu'aucune institution ni aucune espèce de projet ne représentait pour Simon autre chose qu'une manière ou une autre de faire allégeance aux conventions d'une scène sur laquelle il refusait d'être traité comme un artiste célèbre - et plus encore, on y viendra, comme un créateur important.
Il me raconta diverses démarches faites auprès de lui et comment il leur avait opposé tantôt de simples refus, tantôt des exigences auxquelles ses interlocuteurs (il donnait des noms importants) n'avaient pas voulu ou pas su faire droit. En particulier, il insistait sur le désir qu'on montrât - si on venait à exposer -, en même temps que l'œuvre reconnue, les précédents ignorés et méprisables de sa jeunesse : combien il avait pu être un mauvais barbouilleur et quel travail souterrain avait fait venir au jour celui dont on voulait exposer les œuvres (le mot de «chef-d'œuvre» était bien entendu banni). A l'entendre, nul n'avait seulement commencé à être attentif à ce requisit. Celui-ci, en outre, n'était qu'une partie d'une attente plus large, que peut résumer le mot « travail » : il ne pouvait pas s'agir d'exposer pour faire voir, il fallait mettre le public au travail, ce qui impliquait d'abord de mettre au travail les commissaires et autres responsables de l'hypothétique entreprise. Or ce travail, je comprenais aussi que lui seul en détenait les exigences et les modalités."


JL N:"Il se contentait - si on peut dire - de redire sans se lasser combien il fallait être attentif à toutes les conditions historiques, matérielles, impersonnelles de ce qui avait fini par se produire comme un ensemble de formes exceptionnellement distinct et propre, mais dont il ne fallait surtout pas considérer d'abord (voire pas du tout...) la prestance ni le prestige achevés, imposants, catalogués - et par conséquent aussi exposés au sens cérémoniel où il l'entendait."

JL N: "Le plus important d'entre eux était à coup sûr le refus de la notion de «créateur» au profit d'une insistance farouche sur le motif d'une peinture se faisant seule, par l'effet des opérations matérielles, singulièrement du pliage, de l'imprégnation, et du dépliage ou de toute autre forme d'exécution pour lui réputée mécanique (comme la copie de textes). Il ne s'agissait pourtant pas d'un automatisme inconscient, bien au contraire.



JULIE SEDEL
Les médias et la banlieue

"Que les médias constituent des instruments puissants de fabrication des réputations explique ces dispositions qui mettent parallèlement en évidence le paradoxe selon lequel plus un domaine est médiatisé, moins les journalistes sont les producteurs réels de l'information."

"Ce déplacement de la lutte du terrain politique au terrain de l'image médiatique est rendu possible par un processus de « dépolitisation » ou de déplacement des frontières du politique, qui touche à la fois les rédactions et les cités populaires. Par là, il remplace la question des inégalités sociales et économiques par celle, moins coûteuse, des inégalités culturelles ou identitaires."

"Il y a un effet d'accoutumance au discours médiatique, la répétition tenant lieu bien souvent d'explication."


JACQUES JOSSE
Liscorno

"D'autres livres, en d'autres nuits, des livres ayant auparavant pris soin d'érafler les bordures des trottoirs, des livres aux mots extirpés par pincées de flaques sales où pas un ciel bleu n'aurait osé répandre ses reflets, des livres écrits il y a quelques décennies, dans des villes (Hambourg, Londres, Bruges, Anvers, Bruxelles) où plusieurs éclopés de l'âme ne cessaient de tirailler, d'étirer, de déconstruire, de réinventer une langue qu'ils savaient malléable à souhait, ont ensuite, et très vite, déserté les rayons vaguement encombrés des librairies pour se blottir et serrer leurs hivers, leurs plaines, leurs monts, leurs rues et leurs canaux de papier dans mon espace réduit sous la charpente."


NICK FLYNN
Encore une nuit de merde dans cette ville pourrie

"J'ai travaillé auprès des sans-abri de 1984 à 1990. En 1987, mon père s'est trouvé à la rue, est resté sans-abri près de cinq ans."


JEAN ZIEGLER
La haine de l'Occident

Depuis des siècles, l'Occident tente de confisquer à son seul profit le mot « humanité ». Dans son magistral ouvrage L'Universalisme européen. De la colonisation au droit d'ingérence, Immanuel Wallerstein reconstitue les étapes historiques de la constitution de cette « humanité ethnocentrique ».
L'Occident est un potentat qui s'ignore, dit-il. Son passe-temps favori consiste à donner des leçons de morale au monde entier. Sa mémoire est de pierre. Elle se confond avec ses intérêts économiques.
Son arrogance l'aveugle. Depuis longtemps, l'Occident ne se rend plus compte du rejet qu'il suscite.
C'est qu'en matière de désarmement, de droits de l'homme, de non-prolifération nucléaire, de justice sociale planétaire, il pratique en permanence le double langage.
Et le Sud répond par une méfiance viscérale. Il regarde comme un schizophrène cet Occident dont la pratique dément constamment les valeurs qu'il proclame.
La stratégie du double langage paralyse la négociation internationale. Elle rend impossible la défense collective du Sud et de l'Ouest contre les dangers mortels qui, pourtant, les menacent tous les deux.


"Au début de ce millénaire, sur une planète qui regorge de richesses, un enfant de moins de dix ans meurt toutes les cinq secondes. De maladie ou de faim.
La guerre économique fait rage.
L'humiliation, l'exclusion, l'angoisse du lendemain sont le lot de centaines de millions d'êtres humains. Surtout dans l'hémisphère Sud. Pour eux, la Déclaration universelle des droits de l'homme, la Charte des Nations unies ne sont que des paroles creuses.
Comment responsabiliser l'Occident et le contraindre à respecter ses propres valeurs ? Comment désarmer la haine du Sud ? Dans quelles conditions concrètes le dialogue peut-il être amorcé ?
Comment construire une société planétaire réconciliée, juste, respectueuse des identités, des mémoires et du droit à la vie de chacun ?
Mon livre voudrait mobiliser des forces pour contribuer à la résolution de ces questions et tenter de mettre un terme à la tragédie."

"Dans l'hémisphère Sud, les épidémies, la faim, l'eau polluée et les guerres civiles dues à la misère détruisent chaque année presque autant d'êtres humains que la Seconde Guerre mondiale en six ans.
Comment rompre avec ce système destructeur ? Comment transformer la haine qu'il alimente en une force historique de revendication de justice et de libération victorieuse ?
D'abord par la reconstitution mémorielle, par la reconquête de l'identité, par la prise de conscience des droits humains, par la construction nationale dans les pays du Sud..
Dans ce livre, j'ai longuement traité de la nécessité, pour les peuples, de s'attacher à la récupération de leur identité et à la renaissance de leur mémoire historique."



PHILIPPE TORRETON
Mémé

"Elle avait une télé, une huche à pain trop haute pour nos bras en culotte courte, un poste de radiocassette - avec des cassettes piratées pour elle par ses petits-enfants, le bouton réglé à jamais sur RTL -, un aquarium fabriqué et installé par mon frère à condition d'y mettre des poissons prolifiques car chez mémé fallait que ça pousse que ça fleurisse que ça fasse des petits, des boutures, des œufs, des bourgeons, des rejets, que ça marcotte, que ça se greffe, que ça se sépare et se ressème, que ça hiverne et reprenne, que ça se conserve et se congèle, que ça s'échange et s'assèche en motte et en bouquet pour toujours et à jamais."


RUSSEL BANKS
Lointain souvenir de la peau

"Ce n'est pas que le Kid soit célèbre localement pour quoi que ce soit de bien ou de mal, et même si les gens connaissaient son véritable nom, leur façon de le traiter ne changerait pas pour autant, sauf s'ils consultaient ce nom sur le Web, ce qu'il ne souhaite pas les inciter à faire. Comme la plupart des hommes qui vivent sous le Viaduc, il lui est juridiquement interdit de se connecter à Internet ; néanmoins, un après-midi où il rentre à vélo de son travail au Mirador, il pénètre nonchalamment dans la bibliothèque de Régis Road comme s'il avait tout à fait le droit de s'y trouver."


JON FOSSE
Quelqu'un va venir
Le fils

"Tu savais bien que quelqu'un allait venir
Moi aussi en un sens je le savais
Mais je ne voulais pas le savoir
Et toi tu l'as toujours su."


EMMANUELLE PAGANO
Nouons-nous

Au réveil, j'entends des petites bêtes marcher sur un morceau de tissu invisible, tendu tout près de mon oreille, tendu entre lui et moi. Entre lui et moi, juste la place d'un tissu tendu comme du papier. J'ouvre les yeux, il fait presque jour, il gratte sa barbe naissante. Les bruits minuscules s'arrêtent lorsqu'il me sourit. Sa main quitte sa joue pour venir sur la mienne.


YACHAR KEMAL
Alors les oiseaux sont partis

Chaque année, à l'automne, des nuées de petits oiseaux de toutes sortes s'abattent sur le Plan de Florya, bande de plage voisine d'Istanbul. Une coutume qui remonte à l'époque de Byzance voulait qu'à la porte des mosquées, des églises et des synagogues, les gens achètent ces oiseaux et les laissent ensuite s'envoler, messagers qui plaideraient leur cause au paradis.
Mais aujourd'hui, les trois enfants miséreux, Sémih le loubard, Hayri aux yeux en triangle et Suleyman le Long, ont beau remplir leurs cages, au point que des oiseaux y meurent étouffés, non seulement personne ne veut plus gagner son paradis, mais sur les places publiques, au bruit des voitures et aux appels des cireurs de chaussures et des marchands de boulettes de viande se joignent bientôt les insultes et les moqueries des passants.


YACHAR KEMAL
Le pilier

Chaque année en Turquie, à la même époque, tout ce qu'un village de montagne compte comme hommes et bêtes, se met en marche, poussé par la faim, vers Tchoukour-Ova, la plaine d'Adana où pousse le coton. Tous ceux qui participent à cette expédition savent, en mettant les choses au mieux, qu'ils pourront peut-être trouver là-bas du travail et une maigre pitance.


STIG DAGERMAN
Ennuis de noce

Doucement, pas si vite - un escargot va doucement. Dieu l'a fait ainsi. Le Bon Dieu ou quelqu'un d'autre. D'ailleurs peu importe qui l'a créé, c'est du travail bien fait. Quel besoin un escargot peut-il avoir de se presser ? Où qu'il mette le pied, c'est à lui. Où qu'il se déplace, sa maison se trouve toujours sur ses terres. Rien ne l'oblige à courir comme un dératé pour être de retour à la maison afin d'empêcher une vente judiciaire, une saisie ou un abattage forcé. L'escargot porte sa maison sur son dos et voilà bien le dos qu'il faut avoir.
Seulement si on l'a, ce dos, on se fait mal voir. Ils sont tous là, les métayers du samedi, les ratisseurs de cailloux, les suceurs d'écorce de Langmo, à traîner sur leurs perrons et à mâchonner leur chique en écarquillant les yeux. Y en a qui ont qu'ça à faire. Y en a qui ont d'immenses vérandas devant leurs baraques pourries, rien que pour enregistrer la plus petite des petites choses qui arrive à Fuxe sans avoir jamais à sortir de chez eux. Même que si on s'en va aux chiottes avec le journal, pour peu qu'il fasse clair, ils sont capables de le lire depuis là-bas. Alors si on ajoute un étage à sa maison, ils ne quittent plus leur perron et ils restent là, bouche bée, jusqu'à ce qu'ils aient la gueule pleine de mouches. Allez, crachez!


CHRISTIAN JACQ
Néfertiti

"Elle, la femme la plus puissante d'Egypte, dotée des pouvoirs d'un pharaon, était seule face à la mort."


YACHAR KEMAL
Et la mer se fâcha

"Je ne suis pas allé à la pêche avec Sélime, pendant des semaines, je ne l'ai même pas rencontré à Ménekché. Je n'étais jamais allé chez lui. Je me suis renseigné : il vivait dans une petite maison enfouie sous la vigne vierge et les églantiers, peinte en marron foncé, presque violet, avec un porche tout au long de sa façade. Il y avait à côté de la porte une dalle rectangulaire, romaine ou byzantine, gravée de fleurs étranges."



ANNE B. RAGDE
Trilogie des Neshov


JAUME CABRE
Confiteor

"Ce n'est qu'hier soir, alors que je marchais dans les rues trempées de Vallcarca, que j'ai compris que naître dans cette famille avait été une erreur impardonnable. Tout à coup, j'ai vu clairement que j'avais toujours été seul, que je n'avais jamais pu compter sur mes parents ni sur un Dieu à qui confier la recherche de solutions, même si, au fur et à mesure que je grandissais, j'avais pris l'habitude de faire assumer par des croyances imprécises et des lectures très variées le poids de ma pensée et la responsabilité de mes actes. Hier, mardi soir, en revenant de chez Dalmau, tout en recevant l'averse, je suis arrivé à la conclusion que cette charge m'incombe à moi seul. Et que mes succès et mes erreurs sont de ma responsabilité, de ma seule responsabilité. Il m'a fallu soixante ans pour voir ça."


SORJ CHALANDON
Le quatrième mur

Tripoli, nord du Liban
jeudi 27 octobre 1983

"Je suis tombé. Je me suis relevé. Je suis entré dans le garage, titubant entre les gravats. Les flammes, la fumée, la poussière, je recrachais le plâtre qui me brûlait la gorge. J'ai fermé les yeux, les mains sur les oreilles. J'ai heurté un muret, glissé sur des câbles. La moitié du plafond avait été arrachée par l'explosion. Le ciment en feu frappait tout autour avec un bruit de claques. Derrière une carcasse de voiture, un trou. Une crevasse de guerre, un bitume ouvert en pétales jusqu'à son cœur de sable. Je me suis jeté dans les éclats comme on trébuche, corps chiffon, le ventre en décombres. Je tremblais. Jamais je n'avais tremblé comme ça. Ma jambe droite voulait s'enfuir, me quitter, une sauterelle apeurée dans les herbes d'été. Je l'ai plaquée à deux mains sur le sol."

"Le vieil homme a regardé Georges. Il a eu un geste pour le retenir. Le Français avait la kippa de Sam sur la tête, et la clef de Jaffa. Il a laissé son sac à terre. Il a boité vers la sortie, sa ceinture sur la cuisse en garrot. Dans l'ombre du garage, les fantômes le regardaient s'en aller sans un mot, avec sa jambe morte. Anouilh lui murmurait que la tragédie était reposante, commode. Dans le drame, avec ces innocents, ces traîtres, ces vengeurs, cela devenait compliqué de mourir. On se débattait parce qu'on espérait s'en sortir, c'était utilitaire, c'était ignoble. Tandis que la tragédie, c'était gratuit. C'était sans espoir. Ce sale espoir qui gâchait tout. C'était pour les rois, la tragédie. Deux fois, Georges est tombé. Il s'est relevé. Il a heurté une poutre jetée en travers. Et puis il est arrivé à la porte du garage. Il a traversé le quatrième mur, celui qui protège les vivants."

 


JOËL BASTARD
Entre deux livres

"Entre deux livres nous sommes au vent. À l'enterrement de ceux qui n'écouteront plus le dialogue incertain de la pluie et de la rivière. Nous sommes au temps qui demeure un point d'interrogation sur l'aile d un oiseau qui fond au silence de l'horizon."


CORNELIUS CASTORIADIS

Quelle démocratie?

(lecture au jour le jour...ou presque)