ECLATS DE LIRE 2018
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JEAN-CLAUDE MICHÉA
Le loup dans la bergerie

"Au rythme où progresse le brave new world libéral synthèse programmée de Brazil, de Mad Max et de l'esprit calculateur des Thénardier , si aucun mouvement populaire autonome, capable d'agir collectivement à l'échelle mondiale, ne se dessine rapidement à l'horizon (j'entends ici par «autonome» un mouvement qui ne serait plus soumis à l'hégémonie idéologique et électorale de ces mouvements «progressistes» qui ne défendent plus que les seuls intérêts culturels des nouvelles classes moyennes des grandes métropoles du globe, autrement dit, ceux d un peu moins de 15 % de l humanité), alors le jour n'est malheureusement plus très éloigné où il ne restera presque rien à protéger des griffes du loup dans la vieille bergerie humaine. Mais n'est-ce pas, au fond, ce que Marx lui-même soulignait déjà dans le célèbre chapitre du Capital consacré à la «journée de travail» ? «Dans sa pulsion aveugle et démesurée, écrivait-il ainsi, dans sa fringale de surtravail digne d'un loup-garou, le Capital ne doit pas seulement transgresser toutes les limites morales, mais également les limites naturelles les plus extrêmes.» Les intellectuels de gauche n'ont désormais plus aucune excuse."


LOTTE et SOREN HAMMER
Morte la bête
Le prix à payer
Le cercle des coeurs solitaires
La fille dans le marais Satan


THIERRY LE PENNEC
Un tour au verger

"et les roues les pales
de la machine soulevant
déchirant les mottes les touffes comme des eaux la remonte
             sur le rang ce mouvement
rotatif à l'infini refait
                                  j'aimerais
qu'un cheval passe et par silence
défasse la couenne que ça pourrisse ô ma pente
                de nord-est et les mouillères
                     de par les sources minces
                            qui sont dessous."

"Chaque jour son événement il est bon de le dire. Peu importe au fond ce que c’est s’il y a la manière, à deux mains adoptée, d’un écrit, d’un manche d’outil, s’il advient au cerveau comme un branle une cloche, une vibrée d’azur, de sombre météo. "

" chaque fois que je tourne 
un poème au tracteur me revient
la pensée d’une ornière un arbre
que le vent coucha là sur le bord "


JOËL GAYRAUD
La Paupière auriculaire

 "Jamais la société n’a été aussi inégalitaire, mais jamais non plus les hiérarchies axiologiques n’ont été aussi outrageusement niées. Dans l’anomie spectaculaire, tout se vaut : la trahison comme la loyauté, la sottise comme l’intelligence, la laideur comme la beauté. Le nivellement par le cynisme est la compensation terrifiante de la stratification par l’argent."

Chez Corti


"Harcelé par le brouillage et la cacophonie médiatiques, l'homme contemporain est menacé de surdité mentale et émotionnelle. Il a le plus grand besoin d'interposer une paupière protectrice entre son oreille et le déluge d'informations qui l'assaille. C'est seulement ainsi qu'il pourra filtrer ce qui a du sens et mérite d'être pensé. Pratiquant cette écoute sélective, l'auteur interroge, sous forme de fragments allant de l'aphorisme au petit essai, tout ce qui, au fil des jours, sollicite sa vigilance ou sa rêverie : entre autres thèmes sont abordés ici le sens du mythe, la projection utopique, les passions de l'amour, notre rapport à l'animal et à la nature, le statut de l'objet, du langage et du livre, l'expression artistique, de Corot au Street art, de Kafka à Rimbaud, non sans quelques excursus philologiques et philosophiques du côté de Spinoza, Leopardi et Levinas. Une dérive ironique et critique qui cible les impostures toujours plus nombreuses sur le marché et exalte les occasions d'émerveillement qui se dévoilent dans les interstices d'une vie menée sous le signe de la poésie. "


ALVARO SIZA

"La fracture et la discontinuité deviennent alors la substance de la forme. Le sol devient lui aussi un élément-clé."



BERNARD BOISSON
La forêt primordiale

"Notre civilisation a pris la place des forêts primaires. Qu'a-t-elle donné à l'évolution de la vie en échange? Cette question mérite d'être posée car plus nous cherchons à accroître notre niveau de vie, plus nous voyons décroître le niveau du vivant sur Terre tandis que le niveau de vitalité des êtres humains n'a cesse de perdre en qualité!

Parler de « forêt primordiale », revient à donner à nos bois ensauvagés le statut forêt archétype dans notre de culture; cette forêt devient dès lors un pôle majeur de reconversion de consciences. En effet, la forêt dans son caractère originel peut devenir le lieu concret de notre recentrement civilisateur de sorte que nous réinventions un progrès qui ne brise plus l'évolution du vivant en altérant le bonheur de nos vies. La forêt sauvage demeure un puissant catalyseur de déconditionnement mental, d'éveil sensible et d'inspiration pour l'être humain. Encore faut-il être disposé à ranimer en nous les parts mort-nées de nos sensibilités pour être capable de s'en apercevoir et de vivre cette grande expérience.


Nous sommes les descendants amnésiques d'un monde que nos sociétés ont fait disparaître avant notre naissance. Il appartient à la culture de nous libérer de cette amnésie sensitive concernant ces paysages perdus. Cette réintégration nous permettrait d'engendrer un nouveau cycle de civilisation qui nous libèrerait de l'autocaricature. L'impression persiste que nous avons à renaître dans l'âme de ce que nous avons détruit pour retrouver un bonheur authentique, indiciblement conduit par une certaine intuition du monde; intuition aussi profonde en nous qu'insaisissable dans les confins de nos racines...

Voilà, c'est de manière non anodine que nous avons le devoir de parler des forêts sauvages; sinon nous manquerions encore une fois un de ces rendez-vous cruciaux dans notre maturation culturelle, et un changement essentiel pour notre civilisation."


FREDERIC LORDON
La condition anarchique

"Que valent nos valeurs ? Rien d’autre que les intensités passionnelles que nous y mettons nous-mêmes. Les valeurs ne nous happent pas par leur force intrinsèque : nous produisons nous-mêmes l’adhésion qui nous y fait tenir. Et la valeur de nos valeurs n’est que la force de croyance que nous y investissons par voie d’affects. Il s’ensuit plusieurs importantes conséquences."


Disons les choses d'emblée : la condition anarchique ici n'a rien à voir avec l'anarchisme qui intéresse la théorie politique. Lue étymologiquement, comme absence de fondement, an-arkhé, elle est le concept central d'une axiologie générale et critique. Générale parce qu'elle prend au sérieux qu'on parle de " valeur " à propos de choses aussi différentes que l'économie, la morale, l'esthétique, ou toutes les formes de grandeur, et qu'elle en cherche le principe commun. Critique parce qu'elle établit l'absence de valeur des valeurs, et pose alors la question de savoir comment tient une société qui ne tient à rien.


Aux deux questions, une même réponse : les affects collectifs. Ce sont les affects qui font la valeur dans tous les ordres de valeur. Ce sont les affects qui soutiennent la valeur là où il n'y a aucun ancrage. Dans la condition anarchique, la société n'a que ses propres passions pour s'aider à méconnaître qu'elle ne vit jamais que suspendue à elle-même.



JUSSI ADLER OLSEN
Les enquêtes du Département V:
Miséricorde, Profanation, Délivrance, Dossier 64, L'effet papillon, Promesses, Selfies


JACQUES JOSSE
Lettre ouverte au grand-père capitaine

"La fontaine près du lavoir était aussi sèche que celui-ci. A un moment donné, une mobylette conduite par un vieux type casqué portant des bottes en caoutchouc vertes est passée en pétaradant. Elle a brièvement cisaillé le silence avant que l'absence ne reprenne ses droits. J'avais, durant tout ce temps, ton visage en tête. J'ai marmonné des mots fragiles pour partager un peu d'été et de solitude avec toi, regrettant de ne pas trouver, comme c'est le cas pour le poète Antonio Machado au cimetière de Collioure, une boîte aux lettres à ton nom fixée à côté de la pierre sous laquelle tu reposes. J'y aurais volontiers déposé ces quelques feuillets rédigés en ta mémoire."

La page Jacques Josse sur lieux-dits


PASCAL ROUGÉ
La Grande Pauvreté : enquête à Rennes (2018)

"Ce livre de témoignages invite à un regard croisé entre ceux qui se trouvent dans le dur en menant une vie de frugalité et les acteurs sociaux qui les accompagnent au quotidien. Du Secours Populaire à ATD Quart Monde, de « Cœurs Résistants » aux HLM en passant par les Restos du Cœur et la Croix Rouge, ce recueil tente de saisir les conditions d’existence des plus démunis dont on ne saurait ignorer plus longtemps les difficultés ainsi que le rejet.

Avec cette enquête, il importait de faire une radiographie de la pauvreté, voire de la très grande pauvreté à Rennes. Le but visé : passer sous les rayons X les tâches sombres du corps social ; fixer le contraste entre le grain des organismes tiraillés par la faim et la netteté des richesses qui s’affiche ; révéler les pathologies liées à la misère dont on ne parle guère en temps ordinaire.

Parce qu’elles sont invisibilisées, ignorées et, parfois même, méprisées, les personnes pauvres n’ont pas l’occasion de s’exprimer. Aujourd’hui, c’est chose faite, même si nous savons qu’il faudrait multiplier à l’infini le nombre de ces confessions et de ces récits de vie pour documenter et mieux expertiser les mécanismes qui conduisent à la grande pauvreté."


GAO XINGJIAN
Le livre d'un homme seul

"À présent, tu n’as pas de doctrine. Et un homme sans doctrine ressemble davantage à un homme. Un insecte ou un brin de paille n’ont pas de doctrine, toi tu es un être vivant qui n’est plus manipulé par aucune doctrine, tu préfères te dire un observateur qui vit en marge de la société, qui, bien qu’il ne puisse éviter d’avoir un point de vue, une opinion et ce que l’on nomme des penchants, n’a aucune doctrine – voilà où réside la différence entre le « tu » ici présent et le « il » que tu observes. "


GAO XINGJIAN
La Montagne de l'Âme

"J’ai toujours eu envie d’aller dans la forêt primitive, sans pouvoir dire pourquoi cela m’attire autant. "

" As-tu autre chose à dire ?

Tu lui parles de ces ruines envahies de roseaux et battues par les vents violents des sommets, des pierres brisées, couvertes de mousses et de lichens, du gecko qui rampe sur une dalle fendue. "

 


EMELIE SCHEPP
Marquée à vie
Sommeil blanc


JANE HARPER
Sauvage

Canicule


MORANDI
Dans l'écart du réel

Matthew Gale: "Morandi est apparemment un peintre réaliste, mais sa réalité, créée de toutes pièces, est une prise de conscience réfléchie sur l'artifice de la peinture. Ses objets semblent banals, mais ils sont modifiés, adaptés, voire fabriqués par l'artiste. Les décors évoquent l'environnement domestique, mais ce sont des scènes de théâtre soigneusement conçues et éclairées. Même ses méthodes de travail reflètent son éloignement du réel ou, peut-être, son éloignement des «faits objectifs». L'œuvre de Morandi, comme il sied à un adepte de l'art pour l'art, est éminemment subjective. C'est le fruit d'une vision intensément concentrée, volontairement passée au crible d'une suite d'opérations qui éliminent le superficiel et interposent une affirmation de la personnalité. Grâce au principe des séries, les petites observations peuvent prendre toute leur ampleur.
Quand Osvaldo Licini relate sa visite de la salle Morandi à la Quadriennale de Rome en 1939, il reproche au peintre de jeter une «brume» déconcertante entre le spectateur et le sujet du tableau. Cette critique agressive recèle sa part de vérité quant à la distanciation dans l'art de Morandi, plus aisée dans la période d'après-guerre, lorsqu'un effet d'intimité recouvre les formes. Lumineux et enveloppant, il annonce le voile de brume dont le tremblement optique défie l'« immobilité des choses» dans la nouvelle de Gianni Celati intitulée «Les conditions de la lumière sur la via Emilia », dont le héros est un peintre imaginaire. La luminosité et l'illusion de clarté, la déformation et l'impression d'exactitude scrupuleuse, la fugacité jointe à l'évocation de l'immortalité, ce sont là quelques-unes des propriétés des natures mortes peintes par un homme d'une grande modestie, qui signait bien visiblement."


LES SOULAGES
Du musée Fabre
Pierre Encrevé

""Pourquoi le noir ? La seule réponse, dit Soulages, incluant les raisons ignorées tapies au plus obscur de nous-mêmes et des pouvoirs de la peinture, c'est : Parce que. "
Rencontrer la peinture de Soulages, s'offrir à sa singularité, se déprendre des habitudes du regard pour apprendre à la voir, cela demande de la disponibilité, du temps, de la solitude. Mais au sortir de la visite, alors, quel ébranlement de découvrir en soi qu'un champ mental insoupçonné s'est ouvert."




JULIA CAGÉ
Le prix de la démocratie

"Je veux insister très fortement sur ce point : oui, le système démocratique actuel est en partie corrompu. Mais la bonne réponse n’est certainement pas de dire : « Tous pourris, on ne va pas en plus dépenser l’argent de nos impôts pour entretenir ces politiques, finançons plutôt les hôpitaux et les écoles. » La bonne réponse est : l’argent privé pourrit le jeu politique, interdisons l’argent privé. Et, puisque la politique coûte cher, finançons la démocratie à un niveau approprié avec de l’argent public. Ce n’est qu’avec un système de financement public important, égalitaire et transparent de la démocratie politique que seront financés demain les hôpitaux et les écoles dont le plus grand nombre a besoin. Ceux qui inondent d’argent privé le jeu électoral demandent rarement à nos gouvernements d’augmenter leurs impôts pour financer les biens publics fondamentaux. "

"On ne peut plus se satisfaire de l’hypocrisie du fonctionnement actuel de nos démocraties, qui sont représentatives des seuls intérêts de l’argent et minées en profondeur, alimentant les votes mortifères et les comportements nihilistes. Comme pour la parité hommes-femmes, il faut prendre le problème de la parité sociale à la racine en utilisant les moyens de l’État de droit."


ARNI THORARINSSON
Treize jours


JON OTTAR OLAFSSON
Une ville sur écoute
En pleine turbulence


Piero Della Francesca, né entre 1412 et 1420 à Borgo San Sepolcro et mort dans la même ville le 12 octobre 1492

Actuellement, il est vu surtout comme un peintre, mais à son époque il était aussi connu comme géomètre et mathématicien, maître de la perspective et de la géométrie euclidienne.
La perspective Euclidienne, la simplification géométrique des volumes, la lumière intense qui éclaire les ombres et sature les couleurs, l'immobilité des gestes cérémoniaux, et l'attention à la vérité humaine sont quelques clés de son expression poétique .

Son activité peut être considérée comme un processus qui va de la pratique de la peinture aux mathématiques. Sa production artistique est considérée comme une recherche rigoureuse de la perspective, de la monumentalité plastique des personnages, de l'utilisation expressive de la lumière. 


Fra Angelico ou Guido di Pietro ou  Fra Giovanni  est né en Toscane vers 1400 et mort le 18 février 1455

Religieux dominicain, il a cherché à associer les principes picturaux de la Renaissance — constructions en perspective et représentation de la figure humaine — avec les vieilles valeurs médiévales de l'art : sa fonction didactique et la valeur mystique de la lumière.


SAÏD MOHAMED
Putain d'étoile

"L'atelier sentait l'encre rance, la sueur confinée, l'huile chaude, le plomb fondu, l'arc électrique, les chiffons imbibés de solvants. Les lumignons, qui descendaient des plafonds au-dessus des rangs patinés, et les marbres noirs donnaient l'impression de se retrouver dans un mauvais film réaliste. Les murs crasseux absorbaient la maigre luminosité du dehors. Les ampoules restaient allumées en permanence. La platine typo avait été saisie à la Kommandantur. J'étais tombé dans une caverne..."


JULIEN BOSC
De la poussière sur vos cils

"(Il y eut partout de la neige, du sang sur la neige, des corps sans sang ni vie dans la neige et des cris qui tuent dans la neige ; il y eut dans le ciel des bruits de moteurs aveugles qui s'en retournèrent sans avoir mis le feu au feu et il y eut ces milliers d'yeux qui regardèrent ensuite à tout jamais les cieux désertés.)

"(Il y eut la nuit dans la nuit et tant le jour tant la nuit il y eut les wagons et la mort et la folie dans les wagons ; il y eut la nuit et dans cette première nuit de l'hallucinante nuit il y eut les chiens, les hurlements et les chiens et il y eut la droite et la gauche, la mort ou son augure ; et, dans cette nuit de la première nuit il y eut un cri d'enfant — passée d'un côté à l'autre ; alors dans la nuit et dans la nuit du retour sans retour après la nuit il y eut la démentielle attente et la folie du jour après la nuit

— pour conjurer l'incessant.


Ah le seuil
Ah ici et là l'horizon
Ah la poussière de neige
- brûlée)


INGAR JOHNSRUD
Les adeptes
Les survivants


 Bettina Laville, Stéphanie Thiébault, Agathe Euzen
L'Adaptation au changement climatique

"Pourquoi le changement global est-il ici favorisé pour étudier l’adaptation ? Sans doute parce que les variations du climat ne sont pas les seules modifications auxquelles l’humanité doit faire face. Il y aussi des transformations physico-chimiques (comme l’acidification des océans, les pollutions…) ou biotiques (pathogènes, parasites, prédateurs, compétiteurs), ou des modifications à la base de la chaîne trophique (ainsi moins de plancton source d’acides gras polyinsaturés pour les niveaux trophique supérieur), ou sociales. Il est donc plus que nécessaire d’étudier les réponses adaptatives à ces nouveaux changements environnementaux. C’est précisément le fil de cet ouvrage qui fait le point sur les définitions parfois diverses de l’adaptation, sur ses dynamiques, sur les possibilités des divers écosystèmes à s’adapter aux nouvelles conditions climatiques, sur les outils à la disposition des sociétés et enfin, sur l’adaptation comme enjeu de territoire. "

" Le GIEC définit l’adaptation comme « démarche d’ajustement au climat actuel ou attendu, ainsi qu’à ses conséquences, de manière à en réduire ou à en éviter les effets préjudiciables et à en exploiter les effets bénéfiques ». Il souligne que l’adaptation est très complémentaire de l’atténuation et qu’il faut envisager les deux types de mesures afin d’assurer la cohérence des politiques climatiques avec le développement durable. L’adaptation est susceptible de gérer les risques actuels et de permettre de réduire les incidences du changement climatique au cours des quelques décennies à venir. À l’inverse les mesures d’atténuation ont relativement peu d’influence à cette échelle de temps mais elles en ont une sur le rythme et l’ampleur du changement climatique au delà du milieu du XXIe siècle avec une probabilité de dépasser les limites de l’adaptation à mesure que ce rythme et cette ampleur augmentent. "


WOLE SOYINKA
La mort et l'écuyer du roi

Cette pièce a pour origine des événements qui se déroulèrent à Oyo, ancienne cité Yoruba du Nigéria, en 1946. Cette année là, les vies d’Elesin (Olori Elesin), de son fils et de l’administrateur régional des Colonies se sont étroitement mêlées ; les conséquences désastreuses de cette rencontre sont exposées dans la pièce. Les modifications que j’ai apportées ne concernent que des détails, la chronologie et, bien sûr, les personnages. L’action a aussi été reportée à deux ou trois ans en arrière, à l’époque de la guerre, pour des raisons secondaires de dramaturgie. Le récit des faits se trouve encore dans les archives de l’Administration coloniale britannique. »

Acte 1

Une allée sur un marché qui s’achève. On enlève les marchandises des étals, on roule les nattes. Quelques femmes traversent le marché, chargées de paniers et rentrent chez elles. On enlève les pièces de toile d’un étal, on plie les morceaux d’étoffe exposés, et on les empile sur un plateau. Elesin Oba entre par une allée devant le marché, poursuivi par ses joueurs de tambours et ses griots. C’est un homme d’une très grande vitalité qui parle, danse et chante avec une joie de vivre contagieuse qui accompagne tous ses actes.
Le Griot.- Elesin Oh ! Elesin Oba ! Howu ! À quel rendez-vous galant le jeune coq court-il avec tant de hâte qu’il en perd la queue ?

Elesin.- (Ralentit un peu, éclatant de rire.) Un rendez-vous où le jeune coq n’a pas besoin de parure. »


Arjun Appadurai / Zygmunt Bauman / Nancy Fraser / Eva Illouz / Ivan Krastev / Bruno Latour / Paul Mason / Pankaj Mishra / Robert Misik / Oliver Nachtwey / Donatella della Porta / César Rendueles / Wolfgang Streeck / David Van Reybrouck / Slavoj Žižek
L'Âge de la Régression

Heinrich Geiselberger: "Incapables de se confronter, avec les outils de l’État-nation, aux causes globales de ces grands défis que sont la migration, le terrorisme ou les inégalités grandissantes, incapables de s’y confronter au moyen de stratégies à long terme, les hommes politiques misent toujours plus, à l’échelle nationale, sur l’attelage « Law and Order », ainsi que sur la promesse de rendre toujours plus « grandes » leurs nations respectives. À l’évidence, on ne peut plus offrir grand-chose, en un temps d’austérité, aux citoyennes et citoyens – qu’ils soient salariés, étudiants ou usagers de l’infrastructure publique. Le centre de gravité de l’agir politique se déplace donc en direction de ces autres dimensions que sont l’appartenance nationale, les promesses de sécurité et de restauration de la grandeur d’antan.
On pourrait poursuivre presque à l’envi la liste des symptômes actuels de régression : désir nostalgique d’une dé-globalisation anarchique et unilatérale ; consolidation des mouvements identitaires, par exemple en France, en Italie et en Autriche ; propagation du racisme et de l’islamophobie ; forte augmentation des « crimes de haine » ; et, bien évidemment, montée en puissance de démagogues autoritaires du type Rodrigo Duterte, Recep Tayyip Erdoğan ou encore Narendra Modi… Tout cela s’accompagna, dès la fin de l’automne 2015, d’une hystérisation et d’une brutalisation extrêmes des débats publics, les grands médias audiovisuels ayant souvent fait preuve à cet égard d’un certain esprit moutonnier. "


"Les événements qui se sont produits depuis la fin de l’automne 2015 – l’évolution du conflit syrien, le vote en faveur du Brexit, l’attentat de Nice, les succès électoraux de l’AfD [Alternative für Deutschland] en Allemagne, la tentative de putsch en Turquie et la répression politique qui s’ensuivit, l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, etc. – forment un bien funeste panorama et sont venus confirmer le sentiment que nous nourrissions dès cette époque, celui d’une régression généralisée allant en s’aggravant."

David Van Reybrouck: " Pour le dire autrement, la perte de souveraineté économique engendre partout une posture consistant à brandir l’idée de souveraineté culturelle. La culture devient ainsi le siège même de la souveraineté nationale, une telle évolution adoptant des formes très diverses. Prenons la Russie de Vladimir Poutine. "

Zygmunt Bauman : " Au lieu de tenter de déraciner les peurs existentielles provoquées par une telle situation, et de tenter de le faire sérieusement, de façon cohérente, coordonnée, sur le long terme, les gouvernements du monde entier ont sauté sur l’occasion de combler le déficit de légitimité qui les affligeait tous, lequel résultait des reculs de l’État-providence, des reculs de la « sécurisation » des problèmes sociaux par l’État, et donc du recul d’une authentique pensée et action politiques, ainsi que de l’abandon des efforts menés après-guerre pour instituer une « famille des nations ». Les craintes des populations, encouragées, alimentées et avivées par une alliance tacite, mais étroite, entre élites politiques, médias de masse et industries du divertissement, et avivées plus encore par la marée montante des démagogues, sont envisagées comme une matière première ô combien précieuse, qui se trouve habilement exploitée au service de divers objectifs – un véritable capital politique à faire fructifier, convoité qui plus est par les pouvoirs économiques désormais débridés, ainsi que par leurs lobbies politiques et autres exécutants fort zélés."

 Nancy Fraser: "sans une gauche authentique, le chaos du « développement » capitaliste ne peut que générer des forces libérales et des contre-forces autoritaires, réunies dans une symbiose perverse. Loin d’être l’antidote au fascisme, le (néo)libéralisme est ainsi son complice et partenaire criminel. Le véritable antidote au fascisme (qu’il soit un proto-fascisme, un quasi-fascisme ou un fascisme réel) ne peut consister qu’en un projet de gauche réorientantant opportunément la colère et les souffrances des dépossédés au profit d’une profonde restructuration sociétale et d’une « révolution » politique démocratique. Jusque très récemment, un tel projet ne pouvait pas même être envisagé tant les lieux communs néolibéraux se montraient hégémoniques, jusqu’à l’asphyxie. Mais grâce à Sanders, Corbyn, Syriza et Podemos – si imparfaits soient-ils tous –, l’idée même de possibilité, de perspective, fait son retour. La leçon à tirer de tout cela est en conséquence assez claire : la gauche devrait refuser de choisir entre un néolibéralisme progressiste et un populisme réactionnaire. "

Pankaj Mishra : "...dans une société mercantile, les gens ne vivent ni pour eux-mêmes ni pour leur pays, mais pour la satisfaction de leur vanité ou de leur amour-propre, c’est-à-dire le désir et la nécessité de s’assurer la reconnaissance d’autrui, d’être estimé par eux tout autant que l’on s’estime soi-même. Mais cette vanité, dont le compte Twitter de Donald Trump est la manifestation la plus éclatante, est condamnée à être perpétuellement insatisfaite"

"Il n’est donc pas étonnant que de plus en plus de gens partent à la recherche de boucs émissaires et s’attaquent violemment, notamment sur Twitter, aux femmes, aux minorités ou parfois, tout simplement, à une personne. Ces racistes et misogynes ont à l’évidence longtemps souffert de ce qu’Albert Camus, reprenant la définition du ressentiment donnée par Max Scheler, appela en son temps « une auto-intoxication, la sécrétion néfaste, en vase clos, d’une impuissance prolongée ». C’est cette boue toxique – sorte de maladie gangréneuse des organismes sociaux – qui, après avoir été longtemps et ouvertement malaxée par des médias du type Daily Mail et Fox News, a littéralement jailli, telle de la lave lors d’une éruption volcanique, avec la victoire de Trump.
Que riches et pauvres confondus votent pour un menteur pathologique et un fraudeur fiscal invétéré confirme une fois encore que les désirs humains opèrent de façon parfaitement indépendante de la logique de l’intérêt bien compris, et peuvent même la détruire. Nous nous retrouvons donc dans une situation funeste, qui évoque bien des choses à ceux qui connaissent l’Histoire, et notamment celle de la fin du XIXe siècle – où des masses mécontentes se laissèrent séduire par des alternatives radicales à une politique et une économie rationnelles qui avaient fini par se retourner contre elles. "


ARNALDUR INDRIDASON
Les fils de la poussière

JAN COSTIN WAGNER
Sakari traverse les nuages


MICHEL JULLIEN
Denise au Ventoux

"Nature morte à la savonnette, un galet contradictoire montrant ses teintes orgeat sur le dessous, là où il trempait, fondant du poids de ses huiles et, face ciel, au sec, une teinte vieux cuir, le galbe attaqué d’un réseau de crevasses irrécupérables. Je l’ai pris, je me suis lavé les mains avec, chaque face du savon me faisant préférer l’autre comme il tournait sous mes paumes, incapable de produire la moindre mousse, contacts adverses, glu et gerce. Et sous cette savonnette, peut-être la seule à se détacher, à pouvoir en redire aux autres, mieux rangée dans le fourbi près des nouilles, la principale, la nature morte aux boîtes d’anxiolytiques, certaines entamées, d’autres vierges."


PAUL JORION
Défense et illustration du genre humain


"Ici, je dresse l’inventaire de ce que nous, êtres humains, manifestations du vivant, avons pu comprendre jusqu’ici de notre destin, j’évalue chaque élément et je rassemble ces fragments pour en faire un tout, en espérant que ce tout assurera notre salut. Lequel est sérieusement compromis aujourd’hui, soit du fait de notre indifférence – ou, dit plus charitablement, du fait que nous ne nous en préoccupons que de manière intermittente comme d’une question secondaire sans urgence particulière –, soit en raison de notre exigence puérile que toute solution, pour pouvoir être prise en considération, doive déboucher sur un profit."


IAN RANKIN
Plaintes
Les guetteurs


BERNARD STIEGLER, PAUL JORION, EVGENY MOROZOV, JULIEN ASSANGE, DOMINIQUE CARDON
François Bon, Thomas Berns, Bruno Teboul....
La toile que nous voulons

"On voudrait suggérer que s'il faut porter un regard critique sur les nouvelles réalités numériques, il est peu judicieux de le faire dans le vocabulaire de la contrainte, de l'aliénation ou de la domination. [....] Le vocabulaire de la censure, de la déformation, de la tromperie, de la manipulation, de l'injonction ou de la programmation des subjectivités, etc., porte sur une réalité nouvelle un diagnostic critique qui a été inventé à propos d'une réalité ancienne. Il rate sa cible en proposant un diagnostic si contre-intuitif qu'il est à la fois assez improbable et très inefficace." Dominique Cardon

"Si, face aux discours surplombants, généralisants et peu documentés, du grand panoptique contraignant, nous essayons de tirer toutes les conséquences du constat que le nouveau régime numérique opère sous la forme environnement/utilité plutôt que sous une forme contrôle/surveillance, il me semble que, animé par une même ambition critique, il est possible de faire un diagnostic et des propositions non pas plus réalistes, mais plus efficaces, pour rencontrer les pratiques effectives des internautes." Dominique Cardon


EDITH AZAM, CLAUDIE STASSART
CORPS TEXTE

devant ça tourne
ne rien comprendre
exister
on voudrait tous
se débosser
se traverser dans l'autre
et tout noter tout ...

La page Edith Azam sur ce site


MICHEL JULLIEN
L'île aux troncs

"En ce sens Valaam a des airs d’utopie. C’est une île, une cosmogonie serrée dans un mouchoir de poche, un ailleurs fermé, une pastille au regard des 22,4 millions de kilomètres carrés de la Russie d’alors, une contrée sans échanges, difficile d’accès et où les choses à leur façon s’inversent le mieux du monde : l’eau est solide la plupart de l’année ; ceux qui l’habitent marchent sur les mains, ils sont héros et déchus ; les corps ont à la fois une expressivité anatomique indubitable et une allure irréelle, les gueules sont dignes et risibles ; les autochtones hurlent de douleurs illusoires sur des jambes fictives et cependant elles sont réelles, cuisantes. Ils vont comme clopinent les utopies, pleins de tics affreux. Les cirques aussi sont des utopies ambulantes où les sociétaires ont chacun leur don peu commun, marcher en l’air, manger du feu, tutoyer les félins, se contorsionner…, n’importe la prouesse, ils forment une famille retranchée, hors normes, un bouquet de mirages bien complets, une utopie sciemment mise en lumière le temps d’une représentation à la face du monde, avant le tomber de rideau. Valaam, Freaks. Et comme chez Thomas More d’une certaine façon, ceux du lac Ladoga sont tous semblables, égalitaires de condition, de mémoire, de sexe et, sinon Kotik, hauts comme trois pommes. Pourtant Valaam n’est pas une fiction récréative, le sort baillé à la congrégation insulaire n’a rien d’une allégorie imaginée par un esprit volage. L’île serait plutôt une anti-utopie dans laquelle la colonie rivaliserait d’hyperréalisme morphologique sans qu’aucune idéologie politique ne préside à l’exil. L’île aux troncs, l’île aux remords du pouvoir soviétique."

"Là, ils vivaient la perpétuité d’un après-midi, des heures accomplies, idéales, passées près d’un bosquet, sous un pin bicéphale à picorer des esturgeons dans un creux de gamelle, à sucer du navet, à se saouler du hoquet des vaguelettes sur la berge, ourlées comme des cicatrices en mouvement. "


Pieter Brueghel l'Ancien, Les mendiants, 1568

"Le pays taille grand on l'a dit, 22,4 millions de kilomètres carrés, un sixième du relief terrestre avec la miette de Valaam quelque part, trempée dans son lac, pas plus remarquable qu’un camée perdu dans les collections de l’Ermitage, du Prado, du Louvre.
Le Louvre, le musée, c’est deux cent mille mètres carrés, un foutoir de chefs-d’œuvre parmi lesquels ce tableautin de Brueghel pendu sur un grand mur, un minuscule îlot de peinture haut de dix-huit centimètres seulement, perdu dans l’une des salles comme l’est Valaam sur la carte, un petit panneau à l’huile, une microscopie esthétique, un Lilliputien au musée, Les Mendiants. Brueghel a peint des gars peu fameux, cinq traînards, cinq éclopés clampinant à l’aide d’attelles invraisemblables, des prothèses de fortune ligotées à ce qu’il leur reste de bûches articulaires. Ils sont farceurs malgré eux, amis et adversaires, limaçons en pied, débrouillards, des grelots les annoncent, la loupe de l’utopie les resserre dans le périmètre miniature, espèces d’hommes-sacs (ils ont des gueules de sac), les tibias envolés, des pieds absents, reptant à l’intérieur d’un cadre riquiqui au dos duquel, moitié latin, moitié flamand, on ne sait quelle main après coup a tracé cette stimulante adresse qui vaudrait comme devise à Valaam : Courage, estropiés, salut, que vos affaires s’améliorent. "


 

GWENAËLE ROBERT
Le Dernier Bain


Jeudi 11 juillet 1793 Midi

"« Paris ! » Les passagers de la diligence en provenance d’Évreux ne sont pas fâchés d’être enfin arrivés. Le trajet a été long et la chaleur est écrasante sous le toit de cuir bouilli. Tirés de leur somnolence par le cri du cocher, ils s’extirpent de la voiture en bâillant, récupèrent leurs malles et entrent, un à un, dans la fournaise des rues parisiennes. Seule une jeune fille demeure sur la chaussée, visiblement déconcertée par le tumulte de la ville. Le postillon lui demande où déposer sa malle. Elle secoue la tête : elle n’a pas d’adresse. Le porteur hésite. Chez toute autre qu’elle, il croirait à la farce d’une gueuse qu’on a flanquée dehors et qui cherche un homme. Mais la voyageuse ne semble pas de cette espèce. Elle a un air franc et le regard clair. On voit bien qu’elle n’est pas de Paris. Le postillon lui demande son nom : elle s’appelle Marie Charlotte Corday, elle vient de Caen. Il lui indique l’hôtel que tient sa tante Grolier, non loin d’ici, au 19 de la rue des Vieux-Augustins. La Providence, c’est son nom. On y trouve des meublés à tous les prix. Ce n’est pas le grand luxe mais c’est propre. À moins que la citoyenne ne recherche quelque chose de moins populaire… Elle remercie, secoue la tête. Non, c’est bien. La Providence, c’est un nom qui lui convient."



Jean-Louis David, La mort de Marat, 1793


Mons Kallentoft &Markus Lutteman
Leon

Bambi


Ragnar Jonasson
Sott

 

Asa Larsson
En sacrifice à Moloch


KENZABURÔ ÔÉ
Le jeu du siècle

"M’éveillant dans l’obscurité qui précède l’aurore, je tâtonne dans ma conscience, où subsiste le climat d’un rêve amer, afin d’y retrouver une sensation fiévreuse d’« attente ». Ce tâtonnement vise, en vain, à recouvrer, avec certitude, la sensation fiévreuse d’« attente », au fond de mon corps, comme, en brûlant les entrailles, le whisky, au moment où il est dégluti, rappelle son existence. Je replie mes doigts engourdis. Ma conscience, qui progresse, à contrecœur, sinueuse, vers la lueur, reconnaît que partout dans mon corps le poids de chaque parcelle de chair et d’os est perçue séparément et que cela cause une douleur diffuse. Ce corps pesant, dont chaque partie est en proie à une douleur diffuse et où nulle continuité ne se fait sentir, je l’assume avec résignation. Je dormais, les membres contorsionnés, dans une position telle que je ne veux à aucun prix me rappeler ni ce qu’elle est ni quand on l’adopte."


NATSU MIYASHITA
Une forêt de laine et d'acier

"Un parfum de forêt, à l’automne, à la tombée de la nuit. Le vent qui berçait les arbres faisait bruisser les feuilles. Un parfum de forêt, à l’heure précise où le soleil se couche. À ceci près qu’il n’y avait pas la moindre forêt alentour. Devant mes yeux se dressait un grand piano noir. Pas de doute possible : c’était bien un piano, laqué et imposant, au couvercle ouvert. À côté se tenait un homme. Il m’adressa
un regard furtif, sans un mot, avant d’enfoncer une touche du clavier. De la forêt dissimulée dans les entrailles de l’instrument s’élevèrent une nouvelle fois ces effluves de vent dans les feuilles. La soirée s’assombrit un peu plus.
J’avais dix-sept ans. "


KENZABURÔ ÔÉ
Une affaire personnelle

"En regardant la carte d’Afrique dépliée dans la vitrine, et qui évoquait l’élégance hautaine d’un cerf au repos, Bird eut un bref soupir. Les vendeuses ne faisaient pas attention à lui. La peau de leur cou et de leurs bras nus était marquée de chair de poule. Le soir approchait et la fièvre de ce début d’été était brusquement tombée, comme la température d’un géant mort. Les gens, avec des soupirs ambigus, avaient l’air de se souvenir malgré eux de la chaleur de la mi-journée qui restait collée à leur peau. "


NADINE GORDIMER
Vivre à présent

"Peter Mkize est présent à ce rassemblement dominical, s’essayant à retourner avec une précision d’expert les côtelettes et les saucisses sur le barbecue au charbon de bois, sous la vigne de la pergola, une bière dans sa main libre. Son frère est l’un de ceux qui ont été capturés et assassinés, leurs corps démembrés brûlés sur les braises d’un braaivleis par des soldats sud-africains blancs ivres morts, puis jetés dans le fleuve Komati, frontière entre ce pays et le Mozambique. Cette histoire, pourvu qu’elle ne lui revienne pas à l’esprit tandis qu’il retourne les saucisses crachotantes pour ses camarades."

"L’un des nombreux livres que Steve et elle s’offrent mutuellement, rangés sur les étagères qu’ils ont montées dans la maison, a été écrit par un Indien, Amartya Sen, et ces idées de qui l’on est, façonnées par les activités, le genre de travail exercé, les compétences, les centres d’intérêt partagés, les environnements dans lesquels on est placé et où l’on se place soi-même, sont la définition qu’il donne de l’identité. Une unité multiple. Voilà ce que nous sommes. "


ANTOINE EMAZ
Poèmes Communs

" temps complet
nerfs coupés
on va sur l’erre

finir le jour
avec pour seul désir
se libérer du jour
l’effacer se dissoudre
dans la nuit qui monte

un très lent mouvement d’essuie-glaces

on ne s’habitue pas ..."

"à force d’usure
la transparence des mots
peut sembler rejoindre
celle de vivre
tous les jours

lumière neutre
sur les arbres
aussi bien que la mer
ou les corps

lumière d’être
simple

et les mots tranquilles dorment
d’un sommeil de bêtes mortes

de fatigue "

ANTOINE EMAZ
Cuisine

"poème, livre, île
Poème comme une île datée du jour de sa découverte. Livre archipel d’une période. Mais à bien regarder les dates, il y a bien plus d’eau que d’îles. Jours dont il ne reste rien, retournés définitivement au silence, à une forme de mort, cette fois, à la mer libre et sans histoire. "

"vivre, fatigue
Il y a un point dans la fatigue, et c’est pour cela que cet état continue de m’intéresser, où tout devient indifférent. Une forme particulière d’ataraxie. Mais cela peut libérer des neurones bloqués depuis longtemps qui se mettent à gigoter et transmettre des messages moins contrôlés mais plus vrais, au fond. La fatigue, c’est une lente mise en mouvement de la vase de tête. "

"Directement par l’écriture, ou indirectement par la lecture, il s’agit toujours de se rejoindre, de s’éclairer. La littérature est bien moins une affaire d’évasion que de lucidité."

 


ANTOINE EMAZ
C'est

"on se réveille avec elle
on ne la tiendra pas en laisse
jusqu’au soir

son remous commence

Peur. Ce dans quoi on entre au-delà du seuil..."

"...un enfouissement lent
de ce qui a été
précis ou violent ou souffrant
dans le neutre"


ANTOINE EMAZ
D'écrire, un peu

"Atteindre en mots une certaine intensité de vivre, voilà peut-être ce que je demande à un poème, un livre."

"La page doit tenir ; qu'elle soit vraie n'entraîne pas forcément qu'elle sonne juste. D'où la menuiserie qui suit l'état premier du poème."

"Rien d'immuable, ou d'immobile. Donc on prend des instantanés partiels, pour y voir un peu, sans illusion. Ensuite, cela retourne à la pénombre, au mouvant. Peu de brusques ruptures ou bouleversements, mais un déplacement, perpétuel glissement, dérive..."

"Les expériences décisives d'une vie ne sont pas si nombreuses, et l'enfance demeure centrale. On retrouve ensuite plus qu'on ne découvre, même si on a l'impression de découvrir ce qu'on retrouve. L'unité d'une œuvre se fonde sur celle de l'auteur, son unique étroite peau de vivant. Rien ne sert d'unifier le travail de façon factice, il suffit de continuer à vivre-écrire. Si on ne sait jamais où on va, on ne risque pas de se perdre.

Le même jardin, et pourtant... la même vie, et néanmoins... le même ciel, mais... Constance et variation, écart et répétition ; l'étonnement naît de ce qui a bougé dans le même. Et plus l'ordinaire banal quotidien est établi dans son gris, aussi pesant que rassurant, plus un déplacement devient sensible. Un poème peut ne tenir qu'à un crocus, à un nuage. On peut juger que c'est léger, que la poésie est appelée à une mission plus haute, mais pour les capteurs internes, si les chocs sont d'amplitude variable, ce sont tous d'abord des chocs, impacts, heurts, neutres."

"On n'écrit pas pour faire beau, on écrit pour respirer mieux."

 

La page Antoine Emaz sur ce site


ELFRIEDE JELINEK
Enfants des morts

"Dans la montagne, où la quiétude est facilement déchirée par les éclairs, épouvantes fugaces qui au fond produisent bien peu mais déglinguent beaucoup, dans la montagne, donc, quelques personnes ont disparu. En contrepartie d’autres sont revenues, nous ne les regrettions pas du tout. Nous avons vécu tout ça en parfaite sécurité et nous en parlons comme si un mot nous avait juste effleurés puis, en passant, soudainement agressés. Les disparus se sont instillés encore un moment dans les fêlures de la montagne, troupeau bien convenable à la recherche d’une protection sur les versants accores et à cri, puis on les a dévissés en un tournemain. C’étaient de ces gens, vacanciers, qu’on retrouve tout le temps et partout, aussi on s’étonne franchement qu’ils soient partis. Pour les bêtes ils exigeaient des laisses, pour les hommes des commandements : Personnages qui un beau jour ne réapparaissent plus à la réception de l’auberge, dommage, on s’était habitué à les servir. Du coup ils n’iront plus à la gamelle, jamais, et qui saisira alors l’assiette de la beauté, ici, maintenant, attendu qu’ils sont loin ? Qui les a soustraits à la nature, leur deuxième patrie ? L’érudit tangue et brimbale de tout son être comme dans un véhicule mais qu’il veuille se reposer un peu il n’a plus rien pour se tenir. Il a saisi l’immédiat et c’était précisément le médium pour transformer ce qui lui était sacré en son contraire : sa simple présence ici, les belles montagnes ! Là notre exigence. "


RAJ PATEL ET JASON W. MOORE
Comment notre monde est devenu cheap

Une histoire inquiète de l'humanité

"Une ère a pris fin. Celle, marquée par un climat exceptionnellement clément2, qui a permis la naissance de notre monde moderne : l’agriculture sédentaire, les villes, les États-nations, la technologie de l’information, etc. Le niveau de la mer s’élève ; le climat devient instable ; les températures moyennes augmentent. On appelle Holocène l’ère géologique au cours de laquelle la civilisation est née, mais la période la plus récente est parfois désignée sous le nom d’Anthropocène. De fait, l’avenir saura que nous avons existé grâce aux merveilleux fossiles que nous aurons laissés partout : radiations provenant des bombes atomiques, plastiques issus de l’industrie du pétrole, sans oublier les os de poulets."

"Aux frontières du capitalisme, les communautés ne se contentent pas de subir les différentes formes d’accumulation : elles résistent aussi, et développent des réponses complexes et systémiques13. En Angleterre, John Jordan, cofondateur du mouvement Reclaim the Streets (« Reprenons les rues »), explique que la résistance et les alternatives sont les « chaînes parallèles de l’ADN du changement social14 ». Ce changement, pour se développer, aura besoin d’espace et de ressources. Mais aucune feuille de route n’accompagne une lutte de classe qui doit réinventer les relations humaines avec le tissu du vivant. "


"Ici, nous pensons différemment et plus grand, en parlant de réparation en un double sens : mémoire de la façon dont l’écologie du capitalisme a transformé le monde – et nos façons de penser et d’agir –, et apprentissage de nouvelles façons d’interagir avec le tissu du vivant. En un mot, nous ne pensons pas la réparation en termes monétaires. Il ne s’agit pas d’évaluer les dégâts ni de trouver la personne dans le monde qui a le plus souffert de l’écologie du capitalisme. Mais, si nous savons qu’il existe quelqu’un dont la seule faute est d’être né aujourd’hui – probablement une femme, un Indigène –, quelqu’un qui souffrira du changement climatique et de la pollution, et dont les conditions de vie empireront nécessairement sous l’action cumulée de quiconque est capable de lire cette phrase, nous ne pouvons pas ne pas nous demander : comment vivre autrement ? L’esquisse de ce programme doit comprendre les éléments suivants : reconnaissance, réparation, redistribution, réimagination et recréation. "


THOMAS B. REVERDY
L'hiver du mécontentement

"D'où je suis assis, en ce 1er août 1979, je colle mon oreille au passé comme si c'était le mur d'une maison qui n'est plus. " RICHARD BRAUTIGAN, Mémoires sauvés du vent


JOACHIM SÉNÉ
Village

"Je me souviens de toi. Tu joues au ballon dans l’ancienne cour de ferme – anciens clapiers, ancien poulailler, ancien pigeonnier, ancienne grange à paille, tous devenus atelier, débarras pour outils de jardin, local poubelles, garage à vélos, garage à voitures –, carrée de briques rouges et tuiles rouge nuage, gouttières qui ont charrié combien de pluies et d’orages, liseré métal en ce décor rouge, le tout enserre une pelouse vert sombre qualité sport ombragée d’un vieux marronnier au tronc large comme une table de salon, un vieux tronc d’avant nous, ridé et calme poussant ses branches au-dessus de la pelouse, au-dessus des toits des clapiers qui ont conservé leur nom, s’ils ont perdu leur fonction."


ARMAND DUPUY
9'32 Pollock

"Pollock n’a pas de regard. Le bras nerveux jette la clope et retour. Pollock s’enfonce dans ses yeux. Pollock plisse les yeux, s’enfonce. Il y est. Cet air rentré je connais, la tête dans les épaules, je n’admire pas Pollock. C’est juste qu’il y a ce que sa figure chasse ou ramène. Pas la figure fermée de parfois piège à rat / clac mandibules ou quoi. Ainsi Pollock est un ami. Et rien qu’un peu de temps sépare, ça fait l’affaire."

"Pollock s’inquiète, le soir s’avance. Autant dire que Pollock n’est déjà plus grand chose de Pollock. Pollock est penché sur la toile et pleure. Ou peut-être qu’il ne pleure pas mais s’égoutte au bout d’un bâton. Pollock lutte. Tout le Pollock en tempête. Pollock dans l’œil absent qui le voit. L’œil qui nargue et Pollock peut-être qu’il ne pense pas. Il coule. Pollock s’écoule. Pollock s’écroule dans l’évier sale de sa tête."


Autumn Rhythm (Number 30), 1950 , Pollock



L'action des romans de la série Rebus se déroule le plus souvent à Édimbourg et met en scène John Rebus, un inspecteur bourru, quelque peu porté sur la bouteille, accro de la cigarette, fan de musique rock des années 1970 et dont on peut suivre l'évolution de sa carrière au fil des romans.
IAN RANKIN : "Il y a véritablement deux Édimbourg. Il y a la cité que les touristes visitent, avec son château et ses joueurs de cornemuse, vêtus de kilts. Ça, c'est le côté Disneyland. Mais il existe aussi une cité, qui vit et qui respire sous cette apparence, et que les gens voient rarement. Dans les années 1980, Édimbourg avait de sérieux problèmes de drogue et le pire taux de Sida de toute l'Europe de l'Ouest. J'ai pensé que quelqu'un devait écrire des romans traitant de ces choses de la vie réelle contemporaine."




MICHEL VOLKOVITCH
Poètes grecs du 21è siècle

Marigo Alexopoùlou

"Nul ne savait qu’à peine entré en salle opératoire j’ai caché mon masque médical. Son épiderme blanc et cette réconciliation absolue avec la crainte de la mort. Nous n’étions pas seuls : les cerisiers en fleurs avaient submergé le chariot. Ébahi je n’entendais qu’elle. « Il faut que je parte, me suis-je dit, sinon je vais l’embrasser. » Comment faire tenir tant de ciel dans la vie d’un expéditionnaire d’éléments hétéroclites ? "


GILLES CLEMENT
le salon des berces

"Devant moi la chlorophylle à perte de vue, l'espace ordonné des cultures, les forêts, les routes et leurs injonctions, les mots partout écrits, les limites, le cadastre, les clôtures, les murs...
La propriété.
Cette question douloureuse – être quelque part – je ne l'ai pas résolue.
Toujours en moi cet affrontement : se mouvoir, se poser. J'ai fait le tour du monde, j'ai construit une maison. Pour le reste, il s'agit d'expérience. Ce mot-là, expérience, contient le savoir et son usure : la remise en question. C'est un pluriel. Mais il faut l'écrire ainsi, enveloppé dans le mystère du singulier, non pour annuler la divergence des pistes qui forgent l'expérience même, mais pour souligner sa nécessaire cohérence dans le temps. Elle est une et continue."


JACQUE JOSSE
Dormants

"...Ce soir, entre ténèbres et bas-fonds, seul un
chien ivre a le coeur à boire du purin d'orties à petites
gorgées.

Elle, ensevelie dans sa tombe,
se souvient à peine de la couleur du marais et de la tourbe.

Allongée, morte,
paisible sous la terre,
occupée à coudre une à une les larmes de la rivière,
  elle confectionne une écharpe de deuil

  pour serrer le cou du chien."    

"Pour l’instant, il se contente d’ouvrir les persiennes de la mémoire. Regarde les trois peupliers argentés qui tremblotent en bordure de route. Avale une lampée. Se racle la gorge. Sait que désormais seul le chemin creux qui court en zigzag vers le bourg peut restituer la chute des corps frêles qui jadis calmaient ici leurs membres maladroits sur des lèvres d’eau, de mousse et de boue."

 


JACQUE JOSSE
Talc couleur océan

" nos visages surpris :
c’est absurde
on se croirait
sur le port de Lorient,
dans la poussière un peu
lasse des terrasses
puis dans la brume
d’une autre rencontre
un foulard, une paire
de lunettes sur un mur,
le talc ou le suintement des mots
évaporés à cause du noir
mensonge de la langue
égarée dans des failles
qui gardent, intacts, des cris décousus

… sur le cliquetis
métallique des machines à sous."



BERNARD NOËL
Monologue du nous

"Nous avons perdu nos illusions, et chacun de nous se croit fortifié par cette perte, fortifié dans sa relation avec les autres. Nous savons cependant que nous y avons égaré quelque chose car la buée des illusions nous était plus utile que leur décomposition. Nous oublions ce gain de lucidité dans son exercice même. Nous n’en avons pas moins de mal à mettre plus de raison que de sentiment dans notre action. Nous aurions dû depuis longtemps donner toute sa place au durable, mais la séduction s’est toujours révélée plus immédiatement efficace. Nous avions toutes les raisons de penser grâce à notre époque qu’une approbation, si elle est massive, ne peut qu’assurer l’avenir. Nous avons vite déchanté sans comprendre d’abord qu’il n’en va pas de l’engagement collectif comme du commerce, et que les lois de ce dernier ne provoquent que des excitations éphémères. Nous n’avions pas mesuré non plus à quel point l’espace collectif, celui que, de fait, nous respirons tous, était désormais dénaturé par ces excitations. Nous voulions initier du partage et de la réflexion dans un espace imperceptiblement orienté par des informations conçues pour intensifier l’égoïsme et satisfaire ses désirs immédiats."

 

P.O.L 2015


BERNARD NOËL
À bas l'utile :
littérature et politique : ce que le langage nous dit de l'asservissement volontaire


"Dans l’univers de la communication, tous les mots sont piégés à commencer par le mot « communication » lui-même qui, il n’y a pas si longtemps, désignait la meilleure part de la relation entre les humains : il s ‘auréolait ainsi d’un caractère sacré alors qu’il nomme désormais un espace d’échange où comptent seulement la propagande et le commerce. La « communication » trouvait autrefois son sens dans un état d’engagement vers l’extérieur qui correspondait à notre capacité d’expression, et constituait la base de notre humanité. Il est donc particulièrement significatif que le monde actuel s’en prenne à ce trait fondamental. A-t-on conscience que c’est là une modification à ce point radicale qu’elle est en train de changer la nature humaine en installant un appétit de consommer là où, depuis toujours, notre intériorité avait son lieu. "

"Un lecteur est-il un témoin ? Oui et non. Il est d’abord celui qui rachète l’impuissance de l’écrivain à transformer ses mots en actes efficaces pour la raison que, lui, lecteur les éprouve comme tels dans la conviction de sa lecture. "

"Lire crée donc un présent dont le texte est le support ou le territoire aussi longtemps que dure son parcours, et cependant que le texte se réalise alors dans le corps lisant, c’est au fond la représentation qui s’abolit dans la mesure où est re-pensée la pensée de l’auteur."

"Sous prétexte de démocratie, il s'agit d'abolir tout esprit démocratique en transformant le citoyen en specteteur : un spectateur bien plat, sans dimension, sans volume à l'intérieur duquel se retirer, bref sans organisme puisque sans intériorité. Bien sûr, dans le même temps , il n'est question que du corps et des performances physiques."

"L'information n'est plus qu'un entraînement à l'indifférence."

Bernard Noël sur Lieux-dits


ARMAND DUPUY
L'Evidence feuilleté d'un monde.
Jérémy Liron

"Sans doute faut-il accepter de ne comprendre pas grand-chose en s’approchant d’un ensemble de peintures. Accepter également de ne pas en avoir compris beaucoup plus en s’écartant. Il suffit peut-être de se laisser saisir puis dériver avec, d’être attentif à la singulière présence de la somme, à la sourde inquiétude qu’elle peut provoquer. "

"Il faut considérer ces notes comme des feuillets détachés qui souvent se recoupent, se répètent, parfois s’écartent ou se perdent, s’interrompent, à l’image de ce que nous sommes : des figures tremblées."

 " Et, devant les peintures que Jérémy Liron nous propose, c’est l’effet de ce décollement que nous éprouvons. Cette inquiétude diffuse à laquelle succède une forme de jubilation. Car ce léger « bougé », presque insignifiant, disjoint le réel de notre réalité propre, provoque une prise de conscience (de l’aspect feuilleté de notre monde,   composé de plans plus ou moins statiques, plus ou moins visqueux) puis le sentiment fort de se tenir un instant dans l’écart rare, ce fameux espace où l’on rencontre son paysage propre, non pas comme toile de fond personnelle, mais plutôt comme vivant flux qui se jette à nous et qui nous relie au monde, aux autres. En cela, les peintures de Jérémy Liron gardent ouverte la brèche dans la boucle que le quotidien a la fâcheuse habitude de refermer sur nous, sans que nous le sachions..."



MICHEL SERRES
c'était mieux avant!

Max Planck: "  Ce n’est pas parce que les expériences et les théories de la physique se vérifient que la science progresse, mais parce que la génération précédente vient de prendre sa retraite. "

(Sinon, ce livre est consternant! )


ARNO CALLEJA
tu ouvres les yeux tu vois le titre

"Maintenant page 37 c'est le chapitre trois. C'est une famille: le père est professeur, la mère est morte. L'enfant est surdoué. Les autres enfants le mettent à l'écart, à l'école.
L'enfant est surdoué par les chiffres et par les langues. Les langues il en parle neuf, quand on lui demande. Il multiplie tout avec n'importe quoi, de tête, et divise tout avec tout nombre divisible, sur demande. Jamais il n'est hautain. Il est surdoué dans son rectangle. Il passe le temps dans sa chambre. Il ne sort qu'au matin pour l'école, où les autres enfants le mettent à l'écart.
A la maison, l'enfant monte des maquettes: des avions, des bateaux. Il est patient avec ses mains. Il pratique la solitude avec minutie. Il sort la langue de la bouche et il est concentré sur la maquette."


PAOL KEINEG
DES PROSES
qui manquent d'élévation

À la fenêtre

"Front contre la vitre froide, je tente de retrouver mon chemin dans les débris d'un rêve qui s'éloigne à la vitesse d'un astre. Sous la lune, tous les champs sont gris. Les arbres tremblent, parce que ce sont des trembles ; les chats chassent de mémoire. Dans le noir du fin fond de la vallée, il se passe des choses. Il faudrait y aller voir. Il n'est pas question de bouger."

Ascendance, descendance

"Ne pas se vanter de son ascendance, de crainte de n'en jamais connaître les misères sans nom, et se taire sur sa descendance parce qu'elle ne sait pas encore ce qui l'attend. Quand je tends l'oreille, j'entends le bruit du banc qu'on rapproche de la table, et les petits mangent à genoux pour atteindre l'assiette."

Cailloux, en tas

"À l'entrée du grand champ qui descend vers Kerzaniel, où selon l'année on cultivait le froment ou la pomme de terre (cela remonte à l'époque reculée d'avant le maïs), les cailloux sont des cailloux, et rien d'autre. On peut les trouver beaux, ou pas mal, ça dépend, et mis en tas au bord du chemin, ils prennent une dureté coupante qui retient l'attention. Le tas de cailloux, étranger à l'interprétation, n'a jamais servi à lapider."

Déchets de lumière sur les Montagnes Noires

"Tous nos systèmes de pensée reposent sur une certaine façon de dire dans un même souffle: c'est vrai c'est beau. Même l'hirondelle s'échauffe à l'idée que le départ pour l'Afrique est imminent. Le téléphone a sonné : adieu la terre, couleur de chanteuse aveugle. Mon cœur ne bat plus que pour le mur où se dépose un soleil de fin d'été."

 


MICHELE FINCK
Giacometti et les poètes: "Si tu veux voir, écoute"

"Dupin, Bonnefoy et du Bouchet jouaient virtuellement (par la seule transmutation de l’œil en organe de l’écoute) sur cet « instrument de musique » qu’est l’œuvre qu’ils envisageaient ; et par ce jeu mental, le son auquel ils accédaient n’était autre que celui de leur poétique personnelle : « sifflement » pour Celan, « souffle » pour du Bouchet, « silence » pour Dupin et Bonnefoy ".

 "On peut dégager une forme constante du “bruit rétinien” qui sourd des œuvres d’art qu’aime Celan et qui exigent de lui l’écriture d’un poème : ce “bruit rétinien” constant, indissociable des rapports de Celan à la sculpture et à la peinture, est le “sifflement” qui renvoie sans doute à une hantise profonde [...] cette obsession du “sifflement”, associée deux fois par Celan à une œuvre d’art de son musée imaginaire [Van Gogh et Giacometti] est [...] le miroir acoustique profond du poète ".


MICHELE FINCK
Connaissance par les larmes

"Larmes blanches -décapage  catharsis  exorcisme
Larmes noires -équarrir  désosser  calciner."

" Poésie : Être traversée.
Par quoi ? Peu importe
Rumeur. Couleur. Odeur. "

"Écrire c’est sauter 
Dans le vide
De la page.

Pour
Pas
Crever."


CAMILLA GREBE
Un cri sous la glace
Le journal de ma disparition


MO YAN
Le pays de l'alcool

"À bord d’un camion Libération, Ding Gou’er, inspecteur auprès du parquet suprême, roulait vers la mine de charbon de Luoshan, dans la banlieue, pour mener une enquête très spéciale. Tout au long de la route, il avait réfléchi si fort, à s’en faire enfler le crâne, que sa casquette couleur café, pourtant trop large – un cinquante-huit de tour de tête –, s’était mise à le serrer de manière insupportable. Contrarié, il l’arracha ; son rebord était imprégné de transpiration et elle exhalait une forte odeur de graisse. Une odeur inhabituelle. Un peu écœurante. Il se pressa la gorge de la main."


MO YAN
Le clan du sorgho rouge

"Les Japonais se sont repliés. La grosse lune à la lueur chétive, ronde comme un papier découpé, qui est apparue derrière les sorghos se ratatine puis darde ses rayons avec de plus en plus d’énergie au fur et à mesure qu’elle s’élève au-dessus de leurs faîtes. Eux qui ont tant vu et tant souffert se tiennent cois, respectueux dans sa lumière. Sur la terre noire tombent çà et là, larmes cristallines, quelques-uns de leurs grains ; au-dessus flotte le parfum, fétide et sucré, dense et épais, du sang qui la détrempe au sud du village. "

" La journée lui semble soudain avoir duré dix ans, ou un instant. Il revoit sa mère, en train de saluer leur départ au milieu de cette étonnante purée de pois à la sortie du village. L’image est toujours vivante à ses yeux, en dépit des heures qui l’en séparent. La marche était difficile au milieu des plants, il se ressouvient de Wang Wenyi et de son oreille touchée par une balle perdue, des cinquante et quelques membres de l’escouade en train de progresser, épars comme des crottes de mouton, sur la grand-route qui mène au pont ; et le poignard tranchant aux reins du Muet, son regard sinistre et brutal, les têtes des Japs en train de voler, les fesses desséchées du vieux… Sa mère sur la digue tel un phénix aux ailes déployées… Les galettes… Ces galettes qui se répandent sur le sol… Les sorghos rouges un à un couchés… Un à un qui tombent comme des héros…"


PHILIP ROTH
La tache

"Parfois, le samedi, je recevais un coup de fil de Coleman. Il m’invitait chez lui, sur l’autre versant de la montagne, après dîner, pour écouter de la musique, faire une partie de rami à un penny le point, ou bien passer une heure ou deux dans son séjour, à boire du cognac ; ainsi l’aidais-je à traverser ce qui était pour lui la soirée la plus pénible de la semaine. L’été 1998, en effet, cela faisait à peu près deux ans qu’il vivait seul dans la grande maison de planches blanche où il avait élevé ses quatre enfants avec Iris, sa femme, laquelle était morte d’une attaque du jour au lendemain, en plein milieu de la bataille qui l’opposait lui-même à la faculté depuis que deux de ses étudiants l’avaient dénoncé pour racisme. Il avait fait presque toute sa carrière à Athena. C’était un extraverti à l’intelligence aiguë, un homme de la ville, charmeur, main de fer dans un gant de velours, qui tenait du guerrier et du manipulateur, aux antipodes, en somme, du latiniste-helléniste pédant — comme le prouvait le club de conversation latine et grecque qu’il avait monté du temps qu’il n’était qu’un jeune assistant hérétique."

"Le secret, si l’on veut vivre dans le tumulte du monde tout en maintenant la douleur au plus bas, c’est d’entraîner autant de gens que possible dans ses illusions ; le secret, pour vivre seul ici, loin de l’agitation des imbroglios, des séductions, des attentes, et surtout à l’écart de sa propre intensité, c’est d’organiser le silence ; de considérer la plénitude du sommet de la montagne comme un capital, et le silence comme une richesse qui connaît une progression exponentielle. De considérer ce silence qui vous encercle comme un privilège acquis par choix, et d’y trouver votre seul ami intime. Le truc, pour citer Hawthorne une fois de plus, c’est de faire son miel de « la communication d’un esprit solitaire avec lui-même »."


YVON INIZAN
Ce que le poète dit au philosophe

"On touche dans le sensible l'unité profonde de tout." (Yves Bonnefoy, L'Improbable)

"Une couleur est une émotion. La séparation entre l'expérience émotionnelle et l'expérience présentationnelle ne se fait qu'à un stade relativement tardif de la pensée; l'expérience primitive, c'est celle d'une émotion sentie dans sa relation avec un monde situé au-delà, émotion obscure, aveugle, relation vague. Et le sentiment esthétique n'est pas autre chose que le réveil, à certains moments privilégiés, de cette attitude primitive, où les contrastes et les synthèses de couleurs par exemple sont directement sentiments. " (Jean Wahl, Vers le concret)

"Là où se continue incessament la droite ligne de la prose et du prosaïque et, par là, une forme de maîtrise et de domination, la poésie est, par essence, interruption, rupture, syncope et, par conséquent, elle est aussi, essentiellement, son et rythme, sonorités et scansions — c'est-à-dire voix. Elle laisse paraître le corps, sa respiration, son souffle. En deçà d'un texte lu, dans l'expérience d'un corps essoufflé, le cœur saignant continue de battre son rythme. Si le poème se nourrit de la signification des mots, du moins, en sa forme incessamment interrompue, il n'efface pas le son, cette autre face du signe qui peut alors reconduire, du fait du rythme et de la syncope, vers le corps et ses blessures."

 


" Le vrai commencement de la poésie c'est quand ce n'est plus une langue qui décide l'écriture, une langue arrêtée, dogmatisée, et qui laisse agir ses structures propres; mais quand s'affirme au travers de celles-ci, relativisées, littéralement démystifiées, une force en nous plus ancienne que toute langue; une force, notre origine, que j'aime appeler la parole." (Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie)


STEINUNN JOHANNESDOTTIR
L'esclave islandaise

"En 1627 aux îles Vestmann, au sud de l’Islande, les maisons de tourbe sont fouettées par les vents. À la fin de la saison de pêche, les retrouvailles sont fougueuses, mais brèves. Une nuit, des pirates venus d’un monde lointain font irruption : ils violent, tuent, et séquestrent 400 Islandais lors de ce qu’on appellera le Raid des Turcs. Guðriður est enlevée avec son petit garçon. Emportés au-delà des mers du Sud, ils seront tous vendus comme esclaves. La jeune femme, battue et convoitée, est mise au service d’un dey et de ses quatre épouses. Elle découvre le climat torride et les richesses d’Alger la cosmopolite."

 


EINAR MAR GUDMUNDSSON
Les rois d'Islande

"Le clan Knudsen règne depuis plus de deux siècles sur Tangavík – petit port de pêche battu par les vents ou fief d’armateurs, question de point de vue. Chez les Knudsen, on est potentiellement marin de père en fils, sauf à faire carrière à la caisse d’épargne. On compte dans la famille de grands hommes, des hôtesses de l’air et de gentils simplets. Ils ont été ministres, bandits, avocats, ivrognes patentés et parfois tout cela en même temps."


WILLIAM GOYEN
La maison d'haleine

"Voilà donc pourquoi, si souvent, quand tu revenais vers elle, suivant la sente dans un voile de pluie, la maison semblait s'élever sur la plus diaphane des gazes, une gaze tissée d'une haleine que tu avais soufflée. Et tu pensais alors que la maison née du travail des charpentiers n'existait peut-être pas, qu'elle n'avait peut-être jamais existé, que ce n'était qu'une imagination créée par ton haleine et que toi qui l'avais soufflée, tu pourrais, d'une haleine semblable, la réduire à néant."

"De toutes les choses mauvaises que tu m'as enseignées, ou que tu as tenté de m'enseigner, la seule vraiment mauvaise, c'est qu'il nous faut éviter toute force qui voudrait pénétrer en nous et nous utiliser comme turbine ; ou que, si cette force a fini par nous découvrir, nous devons rester immobiles, aveugles, refuser de l'entendre. La révélation de cette force, la conscience que nous en avons, la certitude qu'elle frémit en nous, qu'elle s'efforce de nous faire tourner afin que nous puissions être générateurs, les efforts pour l'utiliser, voilà ce qui rend un homme authentique. La substitution d'une autre force, quelle qu'elle soit, n'est qu'une rotation mécanique. "


MICHEL DEL CASTILLO
L'expulsion

"Après deux mois de température exceptionnellement clémente, l’hiver fondit sur Madrid dans la nuit du 16 au 17 mars 1609, attisé par le vent de la sierra qui souffla, glacial. La neige commença de tomber en début de soirée. Le matin, d’énormes congères s’étaient formées que des ouvriers en guenilles dégageaient dans les rues principales, laissant les quartiers populaires se débrouiller, chacun s’ingéniant à libérer un chemin par où passaient des silhouettes noires marchant d’un pas rapide. Tout juste leur regard se levait-il en entendant le bruit des charrettes et voyait-on les femmes se signer quand les hommes prenaient un cadavre et le balançaient dans leur véhicule."

"Il se rendait à la convocation du Conseil royal dont il était membre et qui avait pour but de procéder au vote, après délibération, de l’expulsion des morisques, cinq cent mille environ, principalement répartis entre le Levant et l’Aragon. Le duc de Lerma étant favorable à la mesure, le roi l’était aussi, le cardinal pensait donc que la cérémonie serait courte. Il n’y avait que peu de membres du Conseil à être hostiles au décret, parmi eux les Grands qui possédaient les domaines exploités par les morisques. Ceux-là défendaient leurs serfs, autant dire leur richesse, mais l’Église approuvait le texte et le cardinal avait publié deux mandements réclamant l’expulsion des apostats, car c’était le crime dont ces survivants des guerres étaient reconnus coupables. "

"1609-1610  : Philippe III d’Espagne et le duc de Lerma décident d'expulser les morisques de la Péninsule ibérique. Ces cinq cent mille hommes et femmes, nés en Andalousie, sont les descendants des populations musulmanes converties au christianisme plus d’un siècle auparavant, et, pour la plupart, travaillent sur les terres des Grands d’Espagne comme cultivateurs, jardiniers, artisans. 
Embarqués de force dans des navires loués aux Vénitiens, aux Génois et aux Français, les morisques sont envoyés malgré eux en Afrique du Nord, soupçonnés  d’apostasie et de trahison. 
Cette trame historique est la toile de fond du nouveau roman de Michel del Castillo, où se côtoient les figures emblématiques de cet épisode tragique de l’histoire d’Espagne : celles du roi et de son favori, des représentants de l’armée, des Grands, de l’Eglise, mais aussi celles, plus juvéniles et plus humbles, de leurs victimes ou de leurs ennemis."


SARA LOVESTAM

Différente
Dans les eaux profondes
En route vers toi
Chacun sa vérité
ça ne coûte rien de demander
Le jazz de la vie


MO MALO
Quaanaaq

 " L’enfant ouvre les yeux sur la nuit polaire. Sous sa couverture de phoque, ce n’est pas de froid que grelotte la petite créature – elle a l’habitude. Elle vit déjà son troisième hiver interminable. Elle connaît tous les trucs, toutes les règles : les trois couches pour commencer, une en coton, une en laine, puis la peau tannée. Les tonnes de graisse animale à avaler chaque jour, comme une cuirasse calorique. Ça la dégoûte un peu. Mais il faut s’y faire. Non, c’est autre chose qui l’a saisie. L’a arrachée au repos. Une autre évidence échappée des immensités blanches, bleutées de lune, qui a pris le pas sur son rêve. Tous les Inuits le savent : rien de bon ne naît dans les songes."


LISA HAGENSEN
Ses yeux bleus


PHILIPPE BECK
Dictées

"Il est au jardin fermé, couvert d’un léger
réseau de cuivre où poétisent des oiseaux,
un continu d’élans mêlé au parfumé
de fleurs qu’accompagne un moulin orchestré."

" La loi est une volonté
descendante sous les braises.
Le voulu chauffé accepte le destin
du pot de terre
qu’abat le Pronom de Fer.
La colère plante des fleurs
d’appartement et de pavés tourmentés
chaque jour opéré.
La rue se vide à mesure que ses dictées
rythmées montent dans l’air abécédaire.
Toujours a la respiration coupée.
Ou bien Rue ne manque pas
d’air à défaire. "

La page "Philippe Beck" sur Lieux-dits


MICHEL DEL CASTILLO
Goya : L'énergie du néant

"Arrivant de Fuendetodos, quel put être le sentiment du petit Francisco ? Comme tous les gosses de son âge, il ne restait guère dans le sombre logis d’où l’on apercevait avec peine un minuscule carré de ciel bleu. Toute la journée, il la passait dans la rue à jouer, à se battre, à courir. Il appartenait à un monde où les espaces de liberté étaient préservés, où les contraintes de la civilisation mécanique ne pesaient pas sur les enfants, où le « principe de précaution » était inconnu. Des troupes de mioches sauvages couraient en tous sens, se pourchassant en criant. Les maisons s’avançaient, chacune ayant l’air de vouloir prendre l’avantage sur la voisine. D’une fenêtre à l’autre, les gens s’interpellaient, s’injuriaient, plaisantaient. Des chants fusaient : une de ces jotas qui, avec le flamenco, expriment le mieux l’âme de l’Espagne, coplas de vaillance et de défi ironique. Un univers chaotique, désordonné, grouillant d’une vie intense, avec le linge séchant aux fenêtres, l’odeur de l’huile recuite, la rumeur des artisans travaillant dans leurs échoppes, les sonneries du petit couvent des Agonisants.
Au premier étage de la maison rebâtie, les parents et leurs cinq enfants se serraient ; la cadette, Jacinthe, mourra à l’âge de sept ans, premier de ces petits cadavres qui jalonneront la vie de Francisco. L’atelier, la remise à outils, une petite pièce pour recevoir les clients occupaient le rez-de-chaussée."


 "Et quand, le soir, le petit Francisco prêtait l’oreille aux disputes entre artistes, il prenait conscience que les figures disposées sur une toile, avec leur architecture secrète, leur géométrie savante, leurs ombres et leurs lumières, leurs couleurs éclatantes ou sourdes, produisaient une musique silencieuse. "

"Parallèlement à cet approfondissement, la couleur se condense. Elle cesse de flatter pour révéler, atteignant un raffinement inouï. Trois, quatre couleurs au plus. Des gris d’une sensualité troublante, rehaussés de reflets bleus évanescents, des noirs d’une profondeur dramatique, des accords d’une couleur havane dont l’élégance stupéfie, des mauves chatoyants aux reflets cuivrés. Une palette étroite, choisie chaque fois pour accompagner un regard, un pincement des lèvres, un mouvement de la main."

 "Mon œil ne perçoit jamais ni linéaments ni détails. Je ne compte pas les poils de la barbe de l’homme qui passe, et les boutonnières de son vêtement n’arrêtent pas davantage mon regard. Mon pinceau ne doit pas voir mieux que moi. "

" Si Bosch introduisait les hommes dans son univers infernal, écrit Malraux, Goya introduit l’infernal dans l’univers humain. "


JACQUES RANCIERE
Les temps modernes
Art, temps, politique

"Il n'y a pas un mais des temps modernes, des manières souvent différentes, parfois contradictoires, de penser le temps de la politique ou de l'art moderne en termes d'avancée, de recul, de répétition, d'arrêt ou de chevauchement entre temps ; des manières différentes ou contradictoires d'agencer les temporalités des arts du mouvement, leurs continuités, leurs coupures, leurs raccords et leurs reprises, pour produire des œuvres répondant aux conditions du présent et aux exigences de l'avenir. "

"J'ai eu diverses occasions de le dire : la fiction n'est pas l'invention d'êtres imaginaires. Elle est d'abord une structure de rationalité. Elle est la construction d'un cadre au sein duquel des sujets, des choses, des situations sont perçus comme appartenant à un monde commun, des événements sont identifiés et liés les uns aux autres en termes de coexistence, de succession et de lien causal. La fiction est requise partout où il faut produire un certain sens de réalité. "

 


"La hiérarchie des temps qui fonde la rationalité de l'action humaine correspond à une hiérarchie des places qui sépare deux catégories d'êtres humains. Il y a ceux qui vivent dans le temps des événements qui peuvent arriver, le temps de l'action et de ses fins, qui est aussi le temps de la connaissance et du loisir. Ceux-là, de l'Antiquité jusqu'au XIXe siècle, ont été désignés comme hommes actifs ou hommes de loisir. Et il y a ceux qui vivent dans le temps des choses qui arrivent les unes après les autres, le temps rétréci et répétitif de ceux qu'on appelle hommes passifs ou mécaniques, parce qu'ils vivent dans l'univers des simples moyens sans avoir part aux fins de l'action non plus qu'à la fin en soi du loisir. La rationalité du déroulement horizontal du temps repose sur une hiérarchie verticale qui sépare deux formes de vie, deux manières d'être dans le temps, on pourrait dire simplement : la manière de ceux qui ont le temps et la manière de ceux qui ne l'ont pas."

"C'est pourquoi l'émancipation est d'abord une reconquête du temps, une autre manière de l'habiter."

"C'est là le problème moderne : construire un nouveau sens commun, un nouveau tissu sensible où les activités prosaïques reçoivent la valeur poétique qui en fait les éléments d'un monde commun. "

"Encore faut-il bien entendre ce que « langage » veut dire : non pas un système de signes mais une puissance d'adresse qui vise à tisser une certaine forme de communauté : une communauté d'êtres qui partagent un même monde sensible pour autant qu'ils restent distants les uns des autres, qu'ils créent des figures pour communiquer à travers la distance et en maintenant cette distance. "

La page Rancière sur Lieux-dits


EDITH AZAM
Oiseau-moi

"...Et dans le lieu
où je m'invente
Il n'y a rien à fuir
je suis totalement:
hors sujet."

 


EDITH AZAM
Le temps si long

Gravures d'Odile Liger

"Prendre le temps
des petits riens.
Assembler un à un
tous les grains de lumière
reprendre peau
inventer l'autre
où qu'il soit
quoiqu'il ait fait
et quoiqu'il fasse
mettre des mots
refaire des gestes
des petits signes
insoupçonnés
pour à nouveau
prendre l'espace
à charge
et pleinement saisir
sa démesure."


VIVECA STEN
La reine de la Baltique
Dusang sur la Baltique
Les nuits de la Saint-Jean
Les secrets de l'île
Au coeur de l'été
Retour sur l'île


TXT32
le retour

Philippe Boutibonnes, Éric Clémens, Jacques Demarcq, Alain Frontier, Pierre Le Pillouër, Christian Prigent, Jean-Pierre Verheggen.

"Notre monde, le monde informe des réseaux de communication, le monde lié, ne communique rien. Rien = clichés, humeurs, confidences, fake news. Dans le travail poétique, au contraire, l'expérience cherche ses formes propres, ses rythmes sensibles. On veut trouver des équivalents verbaux justes à ce qui, des vies, est mal nommé, mal pensé, non encore nommé. Et on regarde en face le mal (malaises, obscurités, folies, exploitations, coercitions, violences). Pour n'en rien dénier à la façon des thérapeutes sommaires, des politiques cyniques, des moralistes puritains, des penseurs angélistes ou des poètes décoratifs - mais pour le saisir dans une élaboration formelle déliée qui convertit douleurs, rages et cruautés en une énergie joyeusement communicative : au travail !"



JACQUES RANCIERE
avec Adnen Jdey
La méthode la scène

"C'est toujours autour de rencontres, de croisements, de fractures qui ne sont pas prises dans une ligne d'évolution naturelle, que se produisent des subjectivations égalitaires, c'est-à-dire là où des êtres parlants se mettent à parler autrement que ce que l'on attend d'eux."

"Oui, je pars du fait que ce qu'est l'être en tant qu'être, je n'en sais absolument rien, et je ne sais pas s'il est intéressant de le savoir, parce que, de toute façon, on a toujours affaire à un certain montage entre du perçu, de l'entendu, de l'interprété, du lu, du pensé. Finalement, c'est toujours à partir de ces montages que vont se définir des formes de rationalité. "

"Le tressage entre la parole et les formes reste effectivement essentiel. Car ce qui fait monde est toujours, malgré tout, un tressage entre du perçu et de la parole."

"Ce ne sont pas les arts comme tels qui sont en jeu dans ce que j'écris, mais le partage du sensible, entre la parole, le visible, le pensable, le mouvement. "


COLLECTIF(Jade Lindgaard, Eric Aeschimann, Naomi Klein...)
Eloge des mauvaises herbes: Ce que nous devons à la ZAD

 « Pour la première fois, des intellectuels et des écrivains prennent parti pour la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Ils expliquent que la « zone à défendre » est bien plus qu’un bout de bocage. Dans un monde où tout doit être normé, catalogué, mesuré, homogénéisé, s’y inventent de nouvelles formes de vie et de liberté. C’est une percée de mauvaises herbes dans un paysage artificialisé, calibré, et bétonné. »

« À l’évidence, ce que vous obtiendrez ne sera jamais le modèle exact d’une future société libre – mais il s’agira au moins d’un ordre social qui pourrait exister en dehors de structures de coercition et d’oppression. Cela signifie que les gens peuvent avoir une expérience immédiate de la liberté, ici et maintenant. Si l’action directe consiste pour les activistes à relever avec constance le défi qui consiste à agir comme si l’on était déjà libre, la politique préfigurative consiste à relever avec constance le défi de se comporter les uns vis-à-vis des autres comme nous le ferions dans une société véritablement libre. »


"Ce qui s’est passé début avril est dramatique. Que de pollution, que de gaz, que de boue partout ! Les gendarmes n’ont pas seulement démoli, ils ont sali. Même les bêtes qui se sont prises des lacrymos et errent dans la forêt. Tout se passe comme si l’État, faute d’avoir pu construire son aéroport, avait quand même réussi à saccager le bocage. De quoi Emmanuel Macron a-t-il donc peur pour agir avec une telle violence ? Ma réponse est que, aujourd’hui, vivre autrement, librement, un peu hors du système, constitue une menace pour le néolibéralisme. Il faut défendre ces espaces « hors système ». La gauche radicale brandit souvent le mot « résistance ». Mais résister, c’est admettre que l’on a déjà perdu et que l’on a en face de soi une puissance énorme, invincible. Je préfère l’idée de « défense », qui est au cœur de l’expérience de la ZAD : on défend quand on a déjà quelque chose, qu’on y tient, que l’on chérit. La ZAD n’est pas une utopie, mais une communauté qui fonctionne depuis 10 ans. Voilà ce que le gouvernement français a voulu détruire." (Kristin Ross)

"La mauvaise herbe, braves gens
Elles dérangent, car elles poussent là on ne les attend pas, aux interstices. Les mauvaises herbes, ça dépasse, c’est sale, ça fait désordre. Le message du gouvernement a été clair : il faut que ces champs paraissent propres ! Allez, du balai ! Et si ça doit pousser, c’est en rangs, et bien droit ! Les mauvaises herbes paraissent farfelues, taquines et inutiles, elles ne sont pas rentables, elles gênent la bonne marche de la société, elles empêchent le touriste de venir, le passant de passer, les investisseurs d’investir, les exploitations d’exploiter. Elles sont si tenaces qu’elles peuvent parfois décrédibiliser un gouvernement. Pis, elles s’installent sur son territoire !" (Pablo Servigne)

" Alors, je ne peux m’empêcher de me dire que c’est seulement quand la violence de l’État s’abat sur le territoire métropolitain, ou plus exactement dans leur jardin, que les milieux écologistes, alternatifs ou anticapitalistes appellent de leurs vœux la fameuse « convergence des luttes ».(Armandine Gay)


ROGER LAHU & HOZAN KEBO
Théorie et pratique du haïku raté
tome 1
chauffeur où nous emmènes-tu?

"big jim harrison n'avait qu'un oeil
mais un sacré bon coup
de cet oeil là

(99,9% des poètes semblent avoir un glaucome
à angle ouvert ou fermé ou congénital
ou les trois à la fois)

(merde! où j'ai mis mes lunettes?) "

 

 


"quand ils disent "c'est poétique"
traduire
"on s'fait chier"

(faux-culs
mal torchés!)
"

La page Roger Lahu sur Lieux-dits


GILLES CLÉMENT
Le grand B.A.L.

"Gaby, perdu dans sa bière, se regarde en elfe impondérable et magique, lui le prisonnier d’un fauteuil roulant. Il sourit : Je n’irai pas à l’économie, ah non je n’irai pas, ce sera le jeu de la vie, une simple farce où l’amour fissure l’édifice bien construit de la pensée correcte ; j’aime les autres, le ciel et l’eau, la rumeur des villes, la douceur du crépuscule, l’air amenuisé par un filtre de haie ou par une foule de corps humains. Les parfums d’un monde proche et rendu invisible par tant de présence."

"À quel moment le désir d’être lui sans se poser de questions avait-il surgi ? S’agissait-il d’un surgissement ou d’un simple mûrissement, quelque chose de lent et naturel, inscrit dans ces profondeurs animales qu’en dépit des ordres partout formulés au nom de la bienséance nul ne parvient à contenir ? Serait-il, lui, sans dessein, sans procès, sans parrainage et sans famille, un ange définitif, multiforme et orphelin ? "


Possible récit d’un futur hélas crédible, Le grand B.A.L. aborde la question de la privatisation du bien commun au seul bénéfice du marché par une maîtrise de la “nature” ou, plus exactement, par une illusion de cette maîtrise que Gilles Clément dénonce, à la manière d’un Voltaire, en présentant le théâtre du monde comme un jeu de performances absurdes. Par la mise en dérision des situations, des personnages, des institutions et, d’une façon générale, des règles de la bienséance et de l’ordre établi, son roman inverse certaines valeurs considérées comme immuables, mais la nature profonde des personnages reflète une sensibilité humaine intemporelle sans aucun rapport avec l’évolution de la technologie. C’est donc avec leur fragilité et non comme des êtres robotisés que les “danseurs” de ce B.A.L. apparaissent.


GERARD CARTIER
L'ultime Thulé

"Ils vont sans se lasser         silencieux         le corps dépouillé des instincts animaux

longues collines étagées         3 infinis perdus dans l’azuline         leçons de perspective pratique

forêts natives         rivières dans un souffle

on ne saurait peindre         le paradis

épis vineux         prés d'angéliques         rien de semblable ici         ni l’or broyé au miel         ni le sang séché

un faisan parfois         ou une perdrix         à peine échappés au pinceau qui les fit

large au-dessous le fleuve         la moitié du ciel

TERRE PEINTE         que les siècles survolent sans la flétrir

des mots sans force         pour l’égaler         des couleurs indigentes "


 

GERARD CARTIER
Le Voyage de Bougainville


"Les passions ont fui      mais rien
Qui ne m’ébranle en secret faveur de l’âge
Partout ma vie pétrifiée      dans la craie une hélice
Et le gouffre des années m’aspire
Chantier de Sangatte l’eau saumâtre qui suinte
Et l’odeur du gazole      royaume érébéen
Que l’abbé Delille a oublié de célébrer
Roches et machines dont une main adroite
Aurait composé d’impeccables vers français
La craie du Boulonnais et l’argile du Gault
Le tunnelier halète pompes et pistons les pics
Déchirent le Crétacé la mer s’infiltre
Moiteur suffocante      et tandis qu’à Sarajevo
La lourde roue de l’Histoire broyait les utopies
Je jubilais casqué deux cents pieds sous la mer
Parmi les ingénieurs de Bonaparte un fossile
Sous la loupe      l’âge depuis m’a jeté dans les arbres
Gui chevelu passereaux aux jumelles      mais rien
Qui ne reste mien      autant que les grives
L’Histoire      et la tresse de l’ammonite "


MALIN PERSSON GIOLITO
L'enfant qui ne souriait pas
Rien de plus grand


SONJA DELZONGLE

Dust
Quand la neige danse
Récidive

Boréal


JOHN BERGER
DÜRER

"La vie dans la nature permet de reconnaître la vérité des choses" Albrecht Dürer


HERTA MÜLLER
Dépressions

"Les canards plongent dans la vase chaude de l’étang. Ils ressortent à la surface de l’autre côté blancs et secs comme s’ils n’étaient allés nulle part.  Ils sont gras, ont des ailes atrophiées, et leur cervelle chichement irriguée a depuis longtemps oublié qu’ils sont des oiseaux.
Les femmes utilisent leurs ailes pour balayer la farine et les miettes de pain sur la table. De leurs becs dégoutte de la vase qui retombe dans l’étang et provoque un frémissement dans l’eau qui se propage loin.

En été les femmes arrachent le duvet blanc de leur ventre. Tout un été ils se pavanent, effilochés, sur l’herbe en traînant leurs ailes derrière eux, et les haussent comme si elles étaient des épaules, et pataugent dans les sillons étroits laissés par des vers de terre et grignotent les cuisses étirées des grenouilles en plein saut. Et quand vient l’automne on les égorge. "


MICHEL DUGUÉ
Mais il y a la mer

"La La lumière violette ne me surprend plus. Et quand la grisaille d'une journée d'hiver se dissipe sous le bleu insistant d'un coin de ciel, je lève la tête pour le localiser. Cet instant lumineux où ce monde se révèle — je veux dire où les choses se redisposent dans leurs volumes et leurs couleurs —m'est précieux pour ce qu'il m'apporte d'étroite correspondance avec le pays."

"Moment d'une intense relation où la chose la plus immédiate prend sens. Sentiment que l'indifférence ne peut exister. Ou alors elle n'est plus qu'une mode à son déclin. Tout est dit, me semble-t-il, avec le minimum de moyens. Formes et mouvements participent d'une présence, la plus simple, la plus dénuée d'artifice. On a la certitude d'être. D'être avec. Ni écrasement, ni perte de soi mais des clartés mitoyennes."



"Il conviendrait que dans les phrases une sorte de vide se ressente : quelque chose comme un paysage laconique où viendrait affleurer le réel par touches, bribes, traces déliant le texte ainsi ouvert à ce qui n'est pas lui mais le devient par l'opération mouvementée de l'écriture.
Il faudrait s'installer dans l'œil du peintre. Recouvrir mentalement la toile de matières. Et du foyer ainsi dégagé d'où volumes et couleurs s'élancent vers l'équilibre incertain, tenter de tracer quelques mots qui à leur tour donneront le ton à la progression aventureuse de l'esprit."

"Déblayer. Ne pas se laisser prendre dans la matière. Se porter sur ses bords. C’est de cet écart que l’œil apprécie le détail. Il donne à l’ensemble sa dimension."

"Mais la douceur s'avoue vivace lorsqu'un subtil éclairage attendrit les eaux. Chaque pierre tressaille comme au sortir d'un malaise ou d'une période de mutisme. Le ciel déverse ses bleus, ses mauves, ses blancs. Enrobe les rives, y met de l'air et des rumeurs. C'est d'un retour qu'il s'agit où le regard se libère de trop d'insistances. De celle qui, par exemple, nous fait prendre une nappe de brume pour un linceul ou le cri d'un goéland pour un funeste oracle. "

"La pluie accourt de l'ouest. Elle a dû aborder la presqu'île avec la vigueur d'un fouet. Elle avance par rangs serrés. Haletant dans son désir de croître.
Elle laisse sous elle une lumière pâle qui parfois s'emmêle à ses plus hauts moments. Et pareille à une torche va lessiver les nuages. L'eau rejoint l'eau. Le visage est une rigole de larmes. Les pierres se dorent de rouille. La mer ne veut pas noircir. Les oiseaux crachent du blanc. Ce sont des cheminées qui fument. Ici n'est pas pays de neige mais quelque chose qui s'en approche. Nous pouvons tendre les mains. Elles se referment sur le souvenir de ce qui fut. La pluie est ce que je ne peux dire. Elle a des traînes mais point de clameurs. S'évapore avant même d'être au sol. Après quelques heures, elle acquiert une régularité. Sa vigueur s'est transmuée en pendule. Je peux alors la toucher du doigt."

Couverture: Peinture de Jean-Pierre Bauduin


VICTOR KLEMPERER
LTI, la langue du IIIè Reich

"Toutefois, le summum de la rhétorique nazie, et ce qu'elle a de plus caractéristique, ne réside pas dans une telle comptabilité séparée pour hommes cultivés et hommes incultes, ni dans le simple fait qu'on impressionne la foule avec quelques bribes d'érudition. La performance proprement dite, et, là, Goebbels est un maître inégalé, consiste à mélanger sans scrupules des éléments stylistiques hétérogènes - non, mélanger n'est pas le mot juste -, à sauter brutalement d'un extrême à l'autre, de l'érudit au rustaud, de la sobriété au ton du prédicateur, du froidement rationnel à la sentimentalité des larmes virilement retenues, de la simplicité à la manière de Fontane ou de la muflerie berlinoise au pathos du soldat de Dieu et du prophète. C'est comme une irritation de la peau sous l'effet alternatif d'une douche froide et d'une douche brûlante, tout aussi physiquement efficace; le sentiment de l'auditeur (et le public de Goebbels est toujours auditeur, même lorsqu'il lit les articles de journaux du Docteur), le sentiment n'est jamais en repos, il est en permanence attiré et repoussé, repoussé et attiré, et l'esprit critique n'a plus le temps de reprendre son souffle."


"Pour Klemperer, comme pour la majorité des intellectuels juifs d'Europe moyenne et occidentale de l'entre-deux-guerres, le sionisme et la perspective d'une résolution de la prétendue question juive via l'étatisation et la nationalisation des Juifs se présente comme une lubie essentiellement portée par cette sorte d' « obscurcissement » abattu sur le monde qui a donné naissance au nazisme. Plaçant son existence sous le signe de la profession de foi universaliste : « J'aimerais bien me fondre dans le général et suivre le grand courant de la vie ! », il note dans son journal, dès 1933 : « La chose la plus lamentable entre toutes, c'est que je sois obligé de m'occuper constamment de cette folie qu'est la différence de race entre Aryens et Sémites, que je sois toujours obligé de considérer tout cet épouvantable obscurcissement et asservissement de l'Allemagne du seul point de vue de ce qui est juif. Cela m'apparaît comme une victoire que l'hitlérisme aurait remportée sur moi personnellement. Je ne veux pas la lui concéder. »
Ce n'est pas la moindre des actualités du livre de Klemperer qui vient poindre dans cette remarque : il s'y présente, certes, comme celui qui « a raison » contre le troisième Reich qui l'opprime parce qu'il incarne la ténacité de la raison contre la cristallisation de la déraison en puissance tyrannique. Mais il y apparaît aussi par avance comme la conscience critique d'un monde d'après Auschwitz établi dans le confort sournois d'une « réparation » de l'outrage fait aux Juifs en forme d'institution d'un bloc de puissance juive installé comme un vigile de l'Occident au cœur du monde arabe.
Klemperer nous exhorte à ne pas plier devant l'injonction à voir le principe rationnel de l'histoire à l'œuvre dans le déploiement de la puissance réelle et à redresser sans relâche les énoncés lancinants qui se rattachent cette situation. Comme manuel de survie intellectuelle contre la tyrannie, LTI est une méditation sur l'illusion d'éternité dont se bercent les oppresseurs, les imposteurs et et les importants qui leur font cortège. En cela, loin d'être seulement un irremplaçable « document » sur nazisme, il nous parvient aussi comme un mode d'emploi critique de notre présent."
Alain Brossat


JORN LIER HORST
Fermé pour l'hiver
Les chiens de chasse


 

YRSA SIGURDARDOTTIR
ADN

"Ils étaient assis sur le banc, leurs silhouettes dessinaient une sorte d’escalier. La plus jeune était à une extrémité, aux côtés de ses deux frères. Un, trois et quatre ans. Leurs jambes maigres pendaient contre le dur rebord. Contrairement aux autres enfants, ils ne gigotaient pas et ne bougeaient pas leurs pieds. Leurs chaussures neuves planaient immobiles au-dessus du lino brillant. Leurs visages n’exprimaient ni curiosité, ni ennui, ni impatience. Tous trois fixaient le mur blanc droit devant eux comme si un dessin animé de Tom et Jerry y était projeté."


ARNALDUR INDRIDASON
Dans l'ombre
Passages des ombres
La femme de l'ombre


DOMINIQUE VIDAL
Antisionisme = antisémitisme ?
Réponse à Emmanuel Macron

" Destiné à faire taire la critique d’Israël, le chantage à l’antisémitisme ne date évidemment pas d’aujourd’hui. Mais il a pris un tour nouveau en fonction du contexte géopolitique du pays. La radicalisation du pays – direction et, à un moindre degré, population – pourrait en effet accentuer son isolement. D’où l’effort tous azimuts de Benyamin Netanyahou pour desserrer l’étau. La date du 6 février 2017 entrera peut-être dans l’histoire comme celle d’un tournant du conflit israélo-palestinien. Ce soir-là, la Knesset, le Parlement israélien, adoptait, par 60 voix contre 52, une loi dite « de régularisation ». Il aurait mieux valu dire « de confiscation » : elle ouvre en effet la voie à l’annexion de tout ou partie de la Cisjordanie."

« À ce premier dérapage, le nouveau chef de l’État en ajoute malheureusement un second : à la fin de son discours qui souligne fort justement la responsabilité de l’État français et de sa police, il glisse cette petite phrase : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. »
Dans une tribune, aussitôt, je dénonce – comme d’autres – une « erreur historique » doublée d’une « faute politique » : – une « erreur historique », car l’antisionisme a été et reste le positionnement de nombreux Juifs, qui ne considèrent pas que leur place soit en Israël. Comment pourrait-on leur coller l’étiquette infamante d’antisémitisme ? Soit dit au passage, les Juifs antisionistes ou non sionistes sont les plus républicains de tous, puisqu’ils donnent une priorité absolue à leur intégration dans leur communauté nationale ;
– une « faute politique », car le président de la République, de fait, encourage ainsi l’aventurisme de la droite et de l’extrême droite au pouvoir à Tel Aviv. Benyamin Netanyahou, ses amis au Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) et les sites pro-israéliens ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : ils ont vu, à juste titre, dans la petite phrase présidentielle un soutien à la politique d’occupation et de colonisation d’Israël. De surcroît, cette formule conforte la tentative de criminalisation de la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS), sans attendre le verdict de la Cour européenne des droits de l’homme saisie par les avocats de militants injustement condamnés. La preuve ? Quelques semaines plus tard, le président du Crif, Francis Kalifat, exige qu’une loi soit votée pour sanctionner l’antisionisme."


 

ELENI SIKELIANOS
Animale Machine

"Je ne saurais dire en quelle année arriva le grand-père de ma mère, ni d'où ; il vint vêtu des haillons de la nuit, avec la discrétion de celui qui a tout à cacher. Le secret est tatoué sur sa colonne vertébrale. Il se fraya une galerie dans la carte telle une taupe et fit éclater la topographie, déchirant le papier, pratiquant dans la terre une ouverture lui permettant de sortir – un trou où ni sa fille ni aucune autre ne saurait se cacher. Puisqu'il s'est perdu, tout dans ce livre n'est que spéculation. "

 


 

ODYSSEUS ELYTIS
L'espage de l'Egée

"Devant la crête de l'île de Sérifos, quand monte le soleil, les canons de toutes les grandes théories du monde échouent dans leur mise à feu. L'intelligence est vaincue par quelques vagues et une poignée de pierres - chose étrange peut-être, et pourtant capable d'amener l'homme à ses véritables dimensions. En effet, qu'est-ce qui, sinon, lui serait plus utile pour vivre ? S'il aime commencer de travers, c'est qu'il ne veut pas entendre. Sans qu'il en prenne conscience, la mer Égée dit et redit sans cesse, depuis des milliers d'années, par la bouche du clapotis de ses vagues, sur l'immense étendue de ses côtes : voilà qui tu es ! "


KAZUO ISHIGURO
Le géant enfoui

"Vous auriez cherché longtemps le chemin sinueux ou la prairie paisible qui, depuis, ont fait la gloire de l’Angleterre. Il y avait des kilomètres de terre désolée, en friche ; ici et là, des sentiers rustiques sur les collines escarpées ou les landes désolées. La plupart des routes laissées par les Romains, endommagées, ou envahies par les mauvaises herbes, disparaissant le plus souvent dans la végétation sauvage. Des bancs de brouillard glacé suspendus au-dessus des rivières et des marécages, fort utiles aux ogres qui, à l’époque, vivaient encore dans ce pays. Les gens qui habitaient dans les environs – on se demande quelle désespérance les avait conduits à s’établir en des lieux si lugubres – redoutaient sans doute ces créatures, dont le halètement était audible bien avant que n’émergent de la brume leurs silhouettes difformes. Mais ces monstres n’étaient pas une source d’étonnement. "


GALIA ACKERMAN
Traverser Tchernobyl

 

 « Dans un dialogue entre Paul Virilio et Svetlana Alexievitch, filmé en Allemagne par un réalisateur roumain, Andrei Ujica, Virilio parle d’une « indétermination entre l’accident et la guerre » dans le monde moderne et affirme que « d’une certaine façon, Tchernobyl, comme Auschwitz, mais aussi comme Hiroshima, était un accident de la conscience ». Svetlana exprime son accord et va encore plus loin dans un entretien publié en russe : « Tchernobyl, me semble-t-il, est l’événement le plus important du XXe siècle… Du point de vue conceptuel, c’est plus que le Goulag, plus qu’Auschwitz… Parce que ce n’est pas une certaine catégorie de gens, mais des millions qui ont pu et peuvent encore disparaître… La peste aurait pu tuer la moitié de l’Europe, mais pas le monde entier ; dans les chambres à gaz, on a pu supprimer des centaines de milliers de personnes, mais pas toutes. Et avec Tchernobyl, l’homme a menacé tout ce qui est vivant»

Virilio: « S’il y a un responsable aujourd’hui, qui est-ce ? C’est la techno-science elle-même. […] Une science sans conscience de ses risques, de ses dangers, de ses drames est une science responsable de ses perversités, dont Tchernobyl est un exemple majeur »,


"Près de 8 millions de personnes, dont près de 2 millions d'enfants, vivent à ce jour sur les 160 000 km² de terres contaminées, en Biélorussie, Ukraine et Russie."
"Conséquences sanitaires:
L'impact exact de la catastrophe de Tchernobyl sur la santé des habitants des territoires contaminés et des territoires « touchés » par le « nuage de Tchernobyl » ne sera jamais connu, car les niveaux d'irradiation n'ont pas été mesurés dans les premiers jours après la catastrophe, ce qui empêche d'établir des corrélations fiables entre ces derniers et les pathologies survenues. Il faut ajouter à cela qu'entre 1986 et 1989, le gouvernement soviétique a interdit aux médecins d'établir une corrélation entre différentes pathologies et la radiation. Cependant, on peut affirmer qu'avant 1986, plus de 80 % des enfants habitant dans les zones contaminées d'Ukraine, de Biélorussie et de Russie étaient en bonne santé. Actuellement, moins de 20 % des enfants vivant dans les mêmes territoires peuvent être déclarés en bonne santé. Dans certains districts lourdement contaminés, ce chiffre atteint à peine 10 %. En Biélorussie, au cours de la période allant de 1990 à 2000, le nombre de cancers a crû de 40 %, voire de 52 % dans les territoires les plus contaminés du district de Gomel. Dans cette même région, la morbidité infantile a augmenté de 205 % entre 1986 et 1994. Au cours de la décennie qui a suivi la catastrophe, la morbidité infantile dans les régions contaminées d'Ukraine a augmenté de 600 %, pour se stabiliser ensuite à 290 % par rapport à 1986. Au cours des vingt années qui ont suivi la catastrophe, on a constaté dans les régions contaminées d'Ukraine, de Biélorussie et de Russie près de 100 000 fausses couches, à un stade avancé de la grossesse, et naissances d'enfants mort-nés..."


ANTOINE CHOPLIN
La nuit tombée

"En pensant à Nikolaï Fomitch Kalouguine, un père, et à Svetlana Alexievitch qui a fait écho à sa voix."

" Mais tu sais, dit Kouzma, tu retrouveras rien de ce que t’as connu là-bas. Il hésite avant de continuer. Comment dire. Au début, quand tu te promènes dans Pripiat, la seule chose que tu vois, c’est la ville morte. La ville fantôme. Les immeubles vides, les herbes qui poussent dans les fissures du béton. Toutes ces rues abandonnées. Au début, c’est ça qui te prend les tripes. Mais avec le temps, ce qui finit par te sauter en premier à la figure, ce serait plutôt cette sorte de jus qui suinte de partout, comme quelque chose qui palpiterait encore. Quelque chose de bien vivant et c’est ça qui te colle la trouille. Ça, c’est une vraie poisse, un truc qui t’attrape partout. Et d’abord là-dedans. De son pouce, il tapote plusieurs fois son crâne. Je sais de quoi je parle.
Gouri pose sa joue sur son poing fermé. "


SVETLANA ALEXIEVITCH
La supplication
Tchernobyl, chronique du monde après l'apocalypse

"Des milliers de tonnes de césium, d’iode, de plomb, de zirconium, de cadmium, de béryllium, de bore et une quantité inconnue de plutonium (dans les réacteurs de type RBMK à uranium-graphite du type de Tchernobyl on enrichissait du plutonium militaire qui servait à la production des bombes atomiques) étaient déjà retombées sur notre terre. Au total, quatre cent cinquante types de radionucléides différents. Leur quantité était égale à trois cent cinquante bombes de Hiroshima. Il fallait parler de physique, des lois de la physique. Et eux, ils parlaient d’ennemis. Ils cherchaient des ennemis  !
Tôt ou tard, ils auront à répondre de cela."

"EN GUISE D’ÉPILOGUE
«  Une agence de voyages de Kiev propose des voyages à Tchernobyl et une tournée au cœur des villages morts... Naturellement, pour de l’argent. Visitez La Mecque du nucléaire...  » Le journal Nabat, février 1996. "


EMMANUEL TODD
Où en sommes-nous?
Une esquisse de l'histoire humaine

" Dans les pays les plus développés pourtant, le sentiment d’un déclin et d’une incapacité à l’enrayer se répand. Aux États-Unis, le revenu médian des ménages est tombé, durant la même période, de 57 909 à 53 718 dollars. La mortalité des Américains blancs de 45-54 ans a augmenté. La révolte de l’électorat blanc a conduit, en novembre 2016, à l’élection d’un candidat improbable, inquiétant, Donald Trump.
De diverses manières, les autres démocraties semblent suivre l’Amérique sur cette trajectoire économique et sociale régressive. La montée des inégalités et la baisse du niveau de vie des jeunes générations sont des phénomènes presque universels. Des formes politiques populistes d’un genre nouveau se dressent un peu partout contre l’élitisme des classes supérieures."

"Tandis que le Japon semble vouloir se replier sur lui-même, l’Europe, désormais pilotée par l’Allemagne, se transforme en un immense système hiérarchique, plus fanatique encore que les États-Unis de la globalisation économique."

"Nous verrons un Occident qui s’aventure sur les chemins nouveaux du matriarcat mais qui se trompe lorsqu’il pense avoir exploré dans le passé ceux du patriarcat. Sa tentative de dépassement de la famille nucléaire des temps fondateurs, sur la base d’un statut des femmes plus élevé que celui des hommes, serait bien sa première invention radicale, comparable mais de sens opposé à celle, patriarcale, qui avait commencé en Mésopotamie au début du IIIe millénaire ou en Chine au milieu du IIe millénaire avant l’ère commune."

 


"La globalisation économique accentue en réalité les différences, elle est en elle-même un facteur de divergence : les sociétés mises en concurrence, placées sous contrainte d’adaptation, menacées de désintégration, finissent toutes par se replier sur elles-mêmes d’une manière ou d’une autre. Pour survivre, elles se ressourcent dans leurs valeurs originelles. Poussé trop loin, le libre-échange nourrit une xénophobie universelle."

"L'accès universel à l'instruction primaire puis secondaire avait nourri un subconscient social égalitaire ; le plafonnement de l'éducation supérieure a engendré, (...) un subconscient social inégalitaire"


JONATHAN FRANZEN
Les corrections

 " Gary aurait aimé que toute nouvelle migration vers les côtes soit proscrite et tous les habitants du Midwest encouragés à retrouver le goût des nourritures bourratives, des habits démodés et des jeux de société, afin de conserver une réserve nationale stratégique de nigauderie, une terre vierge de tout sens esthétique qui permette aux privilégiés, comme lui, de se sentir extrêmement civilisés à tout jamais…"


JONATHAN FRANZEN
La vingt-septième ville

"Autrefois, cette terre avait été un terrain de chasse pour le peuple de Cahokia, des Indiens d’Amérique qui eurent si peu de rapports avec le monde des Blancs venus plus tard des plaines de l’est, qu’ils semblaient, en disparaissant, avoir emporté le pays avec eux. L’Histoire vit et meurt dans l’architecture et les Cahokiens ne se servaient pas de pierre pour bâtir. De l’autre côté du fleuve, dans l’Illinois, et plus loin, dans le Missouri, ils avaient érigé en revanche d’immenses tumulus de terre qui leur survécurent et continuèrent de dominer les tribus arrivées après eux, tels les sommets usés d’une Atlantide engloutie. Mais là-haut, sur les collines, il ne restait quasiment rien des Cahokiens et seules des pointes de flèches témoignaient encore du passage plus tardif des Iowas, des Sauks et des Fox, ces Américains suffisamment modernes pour qu’on les appelle à tort des Indiens. "


La page Jean-Claude Leroy sur Lieux-dits

JEAN-CLAUDE LEROY
ça contre ça

"en imagination ou par délire
tu pénètres le meilleur de loin

un regard une illusion une fermeture
proche autant qu'inaccessible c'est la règle

- inventer un passage parlant, un silence à plusieurs"


"...débrouillez-vous, neurones
vous l'avez bien voulu, vous l'avez
ce "tout ÇA pour ÇA"
ce sablier percé
gavé de sang
de vanité
et de vertige..."


"...ÇA de pris à ton désespoir interdit
ÇA de pris à la vanité d'exister
tandis que des codes illisibles clignotent sur la vitre
tandis que le thermostat nous préfigure
tandis que tu ignores le sens même de tes appels
tandis que tu zoomes sur un vide intérieur."


CLEMENT ROSSET
l'endroit du paradis

trois études

"I. Le bouclier d’Achille
Pour Marcel Conche.

DE LA JOIE DE VIVRE je dirais volontiers, en parodiant Aristote, qu’elle constitue une substance totalement indépendante de ses « accidents ». Sans doute cette joie est-elle constamment exposée à des arrêts : par la torture, physique ou morale, par la mort. Mais ce sont là des interruptions, pas des accidents de la joie. Dès lors que règne la joie de vivre, il n’est aucun fait, aucune circonstance qui puissent la perturber ou la contrarier. En un mot, elle est étrangère aux événements, au domaine de l’événementiel. Les meilleures circonstances, comme les pires, ont peu de prise sur elle. Pascal »Pascal est un des ceux qui ont le mieux résumé, en quelques mots, cette indifférence de la joie à tout événement : « J’ai mes brouillards et mon beau temps au-dedans de moi ; le bien et le mal de mes affaires même, y fait peu ». On a souvent assimilé, assez justement d’ailleurs, cette joie – joie d’aucune chose en particulier – à une délectation de ce qu’on appelle parfois le merveilleux quotidien. Cette expression semble faire oxymore, puisque le quotidien est précisément étranger à l’extraordinaire et au merveilleux. Mais c’est que la joie de vivre est souvent proche, non d’un sujet de réjouissance exceptionnel, mais du simple bonheur qu’on éprouve à réussir un pot-au-feu ou une fondue savoyarde : comme les vins moyens mais honnêtes, qu’on dit être des vins pour tous les jours, la joie de vivre n’est alors qu’une petite joie pour tous les jours. Ce n’est évidemment pas le cas de la joie de vivre pour toujours qui elle est permanente (sauf grand motif de deuil), est indépendante, existe sans raison de sa propre existence et non en raison de motifs qui auraient pu la faire exister, tel un chef-d’œuvre culinaire.  


" L’EFFET DE LA MUSIQUE n’est pas d’exprimer quelque chose mais de n’exprimer qu’elle-même, a répété Stravinsky. Une telle opinion n’a pas manqué d’indigner, d’abord certains musiciens, ensuite les amateurs de musique qui montraient par là qu’ils ne comprenaient pas ce que voulait dire Stravinsky, et qu’ils ne comprenaient pas davantage la musique ; qu’ils pouvaient sans doute apprécier en raison de motivations extérieures à elle (souvenirs, associations d’idées, échos d’émotions profondément éprouvées mais encore une fois étrangères à ce qu’il y a de précisément émouvant dans la musique). « La musique provoque des sentiments, elle ne les exprime pas », écrit justement Alexandre Tansman, compositeur, grand ami et meilleur biographe de Stravinsky. Quels sont alors les sentiments ou émotions qu’elle pourrait susciter ? Ce sont évidemment tous les sentiments ou émotions qu’elle fait naître, à l’exception de tous ceux que l’exercice ordinaire de la vie suffit à évoquer. Mais les émotions de la vie n’ont rien à voir avec les émotions inspirées par la musique. Schopenhauer, le premier philosophe à avoir pris la musique au sérieux, est aussi le premier à avoir dit la différence absolue qu’il y avait entre l’émotion musicale et toute autre forme d’émotion : il est très difficile, voire impossible, d’expliquer le rapport qu’il y a entre la musique et le monde."


JONATHAN FRANZEN
Phénomènes naturels

"Il existe une odeur spécifique, une odeur ancienne, humide et mélancolique, qui se dégage de Boston après le coucher du soleil, lorsque la température est fraîche et qu’il n’y a pas de vent. La convection la ramasse sur les eaux écologiquement perturbées de la Mystic et de la Charles, ainsi que des lacs. Les filatures à l’abandon et les aciéries en sommeil de Waltham la diffusent. C’est le souffle expiré par ses vieux tunnels, l’esprit qui s’élève des amoncellements de verre terni par la pollution et du ballast des vieilles voies ferrées, de tous ces lieux silencieux où la fonte rouille, où le béton pourri s’effrite comme un Roquefort inorganique, et où les distillats pétroliers retournent à la terre.
Dans une ville où il n’est pas une seule parcelle de terre qui n’ait été transformée, c’est devenu une odeur primordiale, l’odeur de la nature qui a remplacé la nature. Les fleurs continuent d’éclore, l’herbe tondue, les feuilles qui tombent et la neige fraîche continuent d’altérer l’air périodiquement. Mais leurs odeurs ne sont qu’une surimpression sentimentale ; elles sont plus jeunes que ces émanations patiemment accumulées par le dessous des ponts et les moellons de mille remblais, par les pontons créosotés qui s’avancent dans l’eau huileuse des voies navigables, par les feuilles du Globe et du Herald enroulées autour des rochers moussus des canaux de drainage, par l’intérieur de chaque boîte métallique noircie encore existante le long des voies de circulation abandonnées, leur fonction et la marque de leur propriétaire ayant été effacées par les intempéries, le trou de leur serrure bouché par la corrosion : l’odeur de l’infrastructure. "


GEORGES DIDI-HUBERMAN
Aperçues

"Ralentir pour penser toute chose, mais se dépêcher pour attraper au vol ce que l'occasion ne nous offre qu'une seule fois en passant."

"Chaque parcelle du monde mérite son livre. Et même chaque instant de chaque parcelle. Il faudrait une infinité de romans pour cette infinité de personnages que sont les choses les plus ténues, les moments ou les êtres les plus passagers. J'ai tendance à regarder mon propre travail comme cet artisanat de l'impossible arrachement de toute apparition à l'oubli."


"Je viens de trouver dans un livre à visée politique une certaine expression de cette largesse des images. Cornelius Castoriadis, dans L'Institution imaginaire de la société, affirme en effet de l'image – ou de la « représentation », selon son vocabulaire – qu'elle « n'a pas de frontières, et aucune séparation qu'on y introduirait ne serait jamais assurée de sa pertinence – ou, plutôt, serait toujours assurée de sa non-pertinence sous quelque rapport essentiel. Ce qui y est renvoie à ce qui n'y est pas, ou l'appelle ; mais il ne l'appelle pas sous l'égide d'une règle déterminée et formulable, comme un théorème appelle ses conséquences, fussent-elles infinies, un nombre ses successeurs, une cause ses effets, fussent-ils innombrables. [...] Ce qui n'est pas dans une représentation peut quand même s'y trouver, et à cela il n'y a aucune limite. » Cela voudrait dire que ma danse psychique avec une image est elle-même sans frontières, sans limites. L'écriture se situera exactement sur une limite vertigineuse, sur le fil du risque à prendre : écrire pour contenir, dessiner les limites de ce qui n'en a pas, mortifier le sans-limite ? Ou bien écrire pour laisser fuir, dessiner l'absence même – ou la porosité – de toute limite ? "

"Eh bien, il en est des actes humains comme des mots : chacun, si passager ou durable soit-il, porte en lui la rencontre de l'occasion la plus ténue (le kairos des Grecs) et du destin le plus profond, le plus immémorial (l'aiôn des Grecs). Entre les deux, le chronos de la « chronique » se devait d'inventer de nouvelles façons de raconter l'Histoire dans chacune de nos innombrables histoires, petites et grandes, mais toujours pétries de nos émotions ou « sentiments »."


TOM BOUMAN
Dans la vallée décharnée

"La veille de la découverte du corps, impossible de dormir. On était mi-mars et le dégel commençait. La neige, qui avait tout recouvert depuis janvier, lâchait enfin prise et l’eau de fonte saturait les fossés et les cours d’eau, ruisselait de mes avant-toits et s’écoulait des gouttières par torrents. À l’horizon, à trois crêtes de là en direction du sud-ouest, les employés d’une compagnie gazière allumaient des torchères sur un puits. Je restais pieds nus sur la terrasse en grelottant, une tasse de café à la main, je frissonnais en observant les nuages qui viraient au mauve ecchymose sous la lueur vacillante de la boule de feu en contrebas. "

 


RAGNAR JONASSON
Natt


JULIA LATYNINA
La trilogie du Caucase


JACQUES JOSSE
Débarqué

"Son ombre sur le mur
L'entrée de l'hôpital tourne le dos à la mer. Seule la façade nord lui fait face. Il faut pénétrer à l'intérieur, passer devant l'accueil, laisser derrière soi le hall central et prendre le monte-charge pour s'en rendre compte. Si l'on est admis en cardiologie, dans l'une des chambres situées au troisième étage, et que l'on a encore assez de force pour se lever, on peut apercevoir, derrière les pins parasols qui bordent la côte, de nombreuses petites îles, quelques balises qui clignotent au loin et, par temps clair, le trait lumineux de la ligne d'horizon qui bascule vers le grand large. C'est dans l'une de ces chambres que mon père est mort, dans sa quatre-vingt deuxième année, en février 2008."

 

Voir la Page Jacques Josse sur Lieux-dits


JEAN-CLAUDE MICHEA
Le Complexe d'Orphée
La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès

"On songe à Orwell écrivant que « rejeter le socialisme sous prétexte qu'il compte en son sein tant de piètres personnages est aussi inepte que de refuser de prendre le train parce que le contrôleur a une tête qui ne vous revient pas » (Le Quai de Wigan).


Semblable au pauvre Orphée, le nouvel Adam libéral est condamné à gravir le sentier escarpé du «Progrès» sans jamais pouvoir s'autoriser le moindre regard en arrière. Voudrait-il enfreindre ce tabou - «c'était mieux avant» - qu'il se venait automatiquement relégué au rang de beauf ; d'extrémiste, de réactionnaire, tant les valeurs des gens ordinaires sont condamnées à n'être plus que l'expression d'un impardonnable «populisme». C'est que gauche et droite ont rallié le mythe originel de la pensée capitaliste : cette anthropologie noire qui fait de l'homme un égoïste par nature. La première tient tout jugement moral pour une discrimination potentielle, la seconde pour l'expression d'une préférence strictement privée. Fort de cette impossible limite, le capitalisme prospère, faisant spectacle des critiques censées le remettre en cause. Comment s'est opérée cette double césure morale et politique ? Comment la gauche a-t-elle abandonné l'ambition d'une société décente qui était celle des premiers socialistes ? En un mot, comment le loup libéral est-il entré dans la bergerie socialiste ?


ARMAND DUPUY
Ce doigt
qui manque à ma vue

PHILIPPE AGOSTINI

"tu regardes tu
ne sais plus

si voir est voir
déglutir ou respirer

tout se vide
t'absorbe en remous lents -

tes longs bras ballants"


EMANUELE COCCIA
La vie des plantes
Une métaphysique du mélange

"Plus qu'une partie du monde, l'atmosphère est un lieu métaphysique dans lequel tout dépend de tout le reste, la quintessence du monde compris comme espace où la vie de chacun est mêlée à la vie des autres. L'espace dans lequel nous vivons n'est pas un simple contenant auquel nous devrions nous adapter. Sa forme et son existence sont inséparables des formes de vie qu'il héberge et qu'il rend possibles. "


HUBERT HADDAD
Casting sauvage

"Damya n'a pas oublié sa voix rieuse un peu grave ni la couleur cendrée de ses yeux. Mais comment s'appelait-il ? Elle ne se souvient pas. Une blessure s'étire à l'endroit de son nom. Damya ne danse plus, elle marche d'un pas incertain dans la ville. Une mouette à l'aile cassée ne saurait s'envoler, à moins que le vent l'emporte. Damya marche depuis l'aube entre deux gares et la Seine. Il y a un monde fou à cette heure. Elle arpente des ponts métalliques, des escaliers et des halls ; elle déshabille du regard les silhouettes qui défilent, certaines en particulier dans la foule, les moins hâtives, les plus décharnées. Damya ne peut plus voler par-dessus les rêves de la ville. Elle marche en appuyant le pied droit de manière subreptice, comme si elle craignait de perdre l'équilibre."


NIMROD
Gens de brume

"Le matin, je suis ralenti. Ma mère ne me presse jamais. J'aimerais me précipiter dans ses bras, mais ce geste me pèse. Mes articulations craquent ; je m'attable à tâtons. C'est au saut du lit que j'apprends à me composer un parfum d'estime.
Ma mère a déjà apprêté la bouillie de riz à la pâte d'arachide. Ce n'est pas une mixture de tourteau. Elle prépare elle-même la pâte. L'arachide utilisée est une variété blanc ivoire comparable à une cacahuète américaine. On en tire plutôt du lait que de l'huile. Ma mère la broie, lui faisant dégorger une eau transparente. Aussi le goût, l'odeur et l'atmosphère de la maison sont-ils si particuliers lorsque je mange la bouillie. Elle tranquillise les heures."

MARIO VARGAS LLOSA
La fête au bouc

 "Après avoir servi le Chef durant tant d’années, tu avais perdu tout scrupule, toute sensibilité, toute trace de rectitude… Était-ce la condition sine qua non pour se maintenir au pouvoir sans mourir de dégoût ? Perdre son âme, devenir un monstre comme ton Chef …"


MARIO VARGAS LLIOSA
Le Paradis-un peu plus loin

"Oui, c’était là un véritable tableau de sauvage. Il le contempla avec satisfaction quand il lui sembla achevé. Là, comme dans l’esprit des sauvages, le réel et le fantastique se fondaient en une seule réalité. Sombre, un peu funèbre, imprégnée de religiosité et de désir, de vie et de mort. La moitié inférieure était objective, réaliste ; la supérieure, subjective et irréelle, mais non moins authentique que la première. La fille nue serait obscène sans la peur qui se lit dans son regard et cette bouche qui commence à se tordre en grimace. Mais la peur ne diminuait pas sa beauté, elle l’accroissait plutôt, lui faisant serrer les fesses de façon si suggestive.

"Comment peindre quelque chose après Manao Tupapau ? Tu avais raison, Koké, quand tu soutenais en pérorant là-bas, au Pouldu, à Pont-Aven, au café Voltaire à Paris, ou en discutant avec le Hollandais fou, à Arles, que peindre n’était pas une affaire de métier mais de circonstances, non d’adresse mais de fantaisie et d’élan vital. "

Manao Tupapau. Paul Gauguin .1892



JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Un arbre en mai

"Qu’est-ce à dire ? Un essai, un essai sur Mai 68 ou sur la distance qui nous en sépare ? Non, pas cela, pas cette fois-ci. Une visite, plutôt. Ou un retour vers l’amont, c’est-à-dire aussi vers la jeunesse et vers le temps perdu, vers un nœud qui se fit à un moment donné dans ce temps, et par lequel nous eûmes l’impression de basculer dans un autre temps, appelé lui aussi à se perdre, mais plus lentement et selon d’autres rythmes et d’autres textures."

"Nous voulions exister, nous voulions que la joie d’exister qui était la nôtre soit proférée et connue, qu’elle soit reçue comme un droit : par-delà toutes les explications qui les inscrivent dans des logiques purement politiques ou économiques, les événements de Mai resteraient incompréhensibles si l’on ne faisait pas la part, en eux, de cette pure violence de sursaut, de cette éruption quasi biologique d’une jeunesse prenant ingénument conscience de sa force."

"Mai 68 fut une convergence, c’est comme si des milliers de petites rigoles avaient abouti au même point, formant un lac d’impatience qui ne pouvait que déborder."

" Non, c’était plutôt comme un état et, il faut le dire, un état plutôt heureux, fait de vitesses et d’associations d’idées, d’exemples et d’échos. Ce que je refusais, c’était la vie routinière et toute tracée qu’on nous peignait comme notre avenir, j’avais envie d’être ébloui et, confusément, il me semblait qu’on cherchait davantage à nous aveugler, à faire de nous des êtres raisonnables et soumis."

"Un demi-siècle (et non plus seulement trente-six ans comme lorsque j’écrivis ces pages), telle est aujourd’hui la distance temporelle qui nous sépare de Mai 68, que vingt-trois ans seulement séparent de la fin de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que je le rappelle à un moment du texte. Au vertige que donnent de telles indications, il faut ajouter, comme justification à la publication de ces pages, le désir de parer tant bien que mal à la déferlante de livres et de témoignages que ne manquera pas d’entraîner cet anniversaire, dans un pays qui est si friand en commémorations. Cette fièvre de retours, sans doute ne puis-je ici que la précéder, mais en ayant tenté, et ce sera ma présomption – ou mon excuse – de l’avoir quand même esquivée."


MIGUEL ANGEL ASTURIAS
Monsieur le Président

"Les arbres se couvraient d'urubus prêts à sortir du ravin, et la peur, plus forte que la douleur, fit taire le Pantin ; à mi- chemin entre le tire-bouchon et le hérisson, il se contracta dans un silence de mort.
Le vent courait, léger, sur la plaine ; il soufflait de la ville vers la campagne, effilé, aimable, familier.
L'apparition consulta sa montre et s'en alla, après avoir mis quelques pièces dans la poche du blessé et pris congé du bûcheron avec affabilité."


MIGUEL ANGEL ASTURIAS
Vélasquez

"Le cercle de solitude infranchissable dont les rois et les princes de Vélasquez sont entourés possède une autre origine, plus complexe. Il a pour principe l'atmosphère d'amertume et de désenchantement qui imprègne de manière significative la littérature moraliste et la philosophie espagnole du XVIIe siècle - absence de confiance dans la bonté de l'homme, monde appréhendé comme un lieu obscur d'ingratitudes, de félonies et de tromperies."

"Vélasquez eut la chance de vivre et de peindre une époque conforme à son art. S'il avait vécu une génération plus tôt, son pinceau n'aurait peut-être pas produit des formes vivantes et totalement privées de transcendance, mais des formules d'atelier et des programmes théoriques. Sa peinture est typique d'une époque de l'histoire spirituelle espagnole et européenne qui a vu sombrer tous les « idéalismes » ; en réalité, il peint avec une égale absence d'irradiation morale et émotive un fruit, un broc ou un saint Jean. Qui sait si la grande révolution de Vélasquez ne tient pas au fait que, pour lui, les catégories classiques du beau et du laid n'existent pas. À la beauté « idéale », il n'oppose pas la laideur, comme le feront de manière polémique les romantiques, mais la simple concrétion exaltée de ce qu'il « voit », la reproduction impitoyable des volumes - qu'ils représentent une vulgaire taverne, des nains, des bouffons ou des princes -, sans intervenir sur la part de beauté ou de laideur que ses thèmes comportent "en soi".Avec l'impassibilité d'un esprit scientifique baroque, d'un artiste nourri de profondes exigences cosmiques, il insère ses créations dans l'intégrité de leur milieu, dans leur rapport spatial et luministe avec les autres êtres."


MARIO VARGAS LLOSA
Aux Cinq Rues, Lima

"Était-elle réveillée ou encore dans son rêve ? Cette petite chaleur sur son pied droit était toujours là, une sensation insolite qui hérissait son corps tout entier et lui révélait qu’elle n’était pas seule dans ce lit. Les souvenirs déboulaient en foule dans sa tête mais ils s’ordonnaient comme des mots croisés dont on remplit lentement les cases."


EMANUELE COCCIA
La vie sensible

"Le sensible, comme l’avait déjà écrit Aristote, appartient à l’individu singulier, et il est toujours « quelque chose d’extérieur », non seulement aux choses, mais avant tout à l’âme des vivants capables de le percevoir. Le dehors ne coïncide plus alors avec le monde, avec l’objectivité, avec les corps : la pointe extrême de l’extériorité est peuplée seulement d’images."

"Nous vivons sous l’influence pérenne du sensible : odeurs, couleurs, sensations olfactives, musiques. Notre existence – dans le sommeil ou en état de veille – est un bain infini au cœur du sensible. Les sensibles – dont les images ne cessent de nous nourrir et d’alimenter notre expérience diurne ou onirique – définissent la réalité et le sens de chacun de nos mouvements. Ce sont eux qui donnent une réalité à nos pensées, ce sont eux qui donnent corps à nos désirs. "


ANTOINE CHOPLIN
Quelques jours dans la vie de Thomas Kusar

"Il entend le coup de trompe et l’air se met à vibrer avec l’approche du train. Tomas est revenu sur le quai. Il guette la progression de ce fracas tranquille et sans surprise, rythmé par le passage des boggies à la jonction des rails. Le train roule à vitesse faible et constante. Tomas agite sa lampe, lumière verte. Le mécanicien le salue d’un geste de bras. Le minerai emplissant les wagons produit des scintillements légers sous la clarté de la lune. Tomas pense à Václav. C’est qu’ils viennent de se quitter. Mais peut-être aussi que quelque chose le relie à ces lueurs en route au milieu de la nuit. À ces feux arrière aussi, qu’il regarde s’éloigner puis disparaître, captif comme chaque fois du même envoûtement. Après, tandis que le silence reprend lentement sa place, c’est toujours comme si quelque chose de neuf s’enclenchait au fond de lui. Il redresse le buste, inspire une grande goulée d’air. Il pense à la draisine. Demain, tiens, il retournera sans faute voir Kopecky pour lui demander si, oui ou non, il pourra la conduire un jour."

"J’aime ça, tes écorces, dit Václav. Je sais pas trop ce que ça vaut, dit Tomas. Pour l’instant, je trouve pas que ça ressemble tellement aux vraies écorces, à celles qu’on peut voir ici, dans la forêt. Et pourtant, c’est bien elles que je prends en photo. Je dois mal m’y prendre.
Et c’est ça que tu veux ? demande Václav. Tu voudrais que tes photos soient une copie parfaite de la réalité ? Je sais pas. Tomas semble réfléchir un instant. J’aimerais surtout que ça ressemble un peu aux écorces que j’ai dans la tête. Bien sûr, approuve Václav. "


"VOICI L’HISTOIRE de Tomas Kusar, gardebarrière à Trutnov (Tchécoslovaquie), un jeune homme simple, amoureux de la nature et passionné par la photographie. Il mène une existence paisible, jusqu’à sa rencontre avec Václav Havel, dramaturge dissident et futur président de la République. Une rencontre qui va changer sa vie. Le dernier roman d’Antoine Choplin s’intéresse comme souvent aux humbles, aux sans-grade et montre comment, parfois, le destin les porte, les fait basculer du côté des justes et participer, presque par hasard, à la grande Histoire. Un roman sur l’amitié et l’engagement."


JOSE MARIA ARGUEDAS
Diamants et silex

 "Mariano était harpiste et garçon tailleur. Il élevait un faucon crécerelle qu’il avait baptisé Jovin l’Intelligent. L’atelier occupait la seule boutique d’une grande maison inhabitée dont Mariano était le gardien. Cette maison appartenait à une dame d’importance qui vivait dans un canton voisin. On disait que la dame en question possédait la majeure partie des terres et des Indiens de ce canton. Quand elle se rendait dans la capitale de la province, elle faisait son entrée à cheval dans la petite ville, escortée de son fils unique et de trois ou quatre Indiens qu’elle appelait ses « laquais ». "

"La nuit du 23 juin, ces musiciens descendaient le long des ruisseaux torrentiels qui se jettent dans le fleuve principal, ce grand fleuve profond dont les eaux rejoignent la côte. Là, sous les grandes cataractes que les torrents façonnent dans la roche noire, les harpistes « écoutaient ». C’est la seule nuit de l’année où l’eau, en tombant sur la pierre et en roulant ses éclats brillants, crée des mélodies nouvelles ! Chaque maître harpiste a sa pak’cha (Cascade) secrète. Il s’avance, de face, caché sous les panaches des grands roseaux ; certains se suspendent aux troncs des poivriers, au-dessus de l’abîme où le torrent s’engouffre et pleure. Le lendemain, et pendant toutes les fêtes de l’année qui suit, chaque harpiste joue des mélodies inédites. Le fleuve leur a dicté une harmonie nouvelle, droit au cœur. Qu’allait donc faire, parmi ces maîtres, Mariano le Simple ?"


EMMANUEL RUBEN
La ligne des glaces

"J’ai la trouille. Je le sens – il est grand temps de faire demi-tour. Je marche encore un peu dans le sable. À l’horizon, il y a comme une ligne droite, une rayure nette, qui lacère de part en part la dune – verdoyante au-delà de cette ligne, d’un ocre pâle en deçà. Foulant les replis de cette arène sans fin en direction de la lagune, l’œil rivé sur l’horizon palé de voiles blanches qui jouent à un drôle de manège entre les banderilles de joncs et les bosses de sable – apparaissant, disparaissant – j’aperçois tout à coup, hissé au loin sur une balise, en plein milieu de la lagune, un pavillon rouge. La frontière ? "


EMMANUEL RUBEN
Sous les serpents du ciel

"Il m’est revenu en mémoire dès que j’ai cru le voir apparaître sur l’écran du moniteur, avec sa poire en pleine mire. J’ai zoomé. Les pixels se sont précisés. Au début, j’ai vraiment cru le voir avancer vers nous. J’ai cru reconnaître sa casquette pied-de-poule qui lui donnait un petit air de Gavroche apeuré. J’ai cru voir ses longs tifs s’agiter dans le viseur. J’ai eu le sentiment qu’il me regardait. Qu’il était bien ce gamin nous suppliant de ne pas tirer en levant les mains en l’air. J’ai cru un instant qu’il était ressuscité. Qu’il revenait sur terre pour exiger l’éclaircissement de cette affaire. Pour obtenir un procès en bonne et due forme. Walid Al-Isra, oui, le révolté au cerf-volant, comme ils disaient là-bas. Cette graine de terroriste qui nous aura bien roulés dans la farine. Cette petite frappe que le monde entier nous accuse d’avoir pulvérisée. Ce petit malin qui passait son temps à nous narguer avec ses soi-disant cerfs-volants. Cet enfant de putain qui faisait enrager mes hommes lorsqu’il brouillait les ondes, larguait des tracts et nous dictait ses messages. Je croyais pourtant l’avoir oublié. Seulement, ce n’est pas facile d’oublier le visage d’un enfant."

 

Un matin d’automne, au milieu du XXIe siècle, près d’une vieille ville orientale, quelque part entre la mer et le désert. Les premiers pans du grand barrage qui sépare les Îles du Levant se fissurent. Pendant la chute du mur, quatre hommes prennent la parole à tour de rôle et imaginent le futur. Mais leur passé les rattrape car tous se souviennent de la mort de Walid, un adolescent qui, vingt ans auparavant, faisait voler son cerf-volant au-dessus de la frontière lorsqu’il fut assassiné dans des conditions mal élucidées. Chacun, selon son point de vue, raconte l’histoire de ce jeune révolté. Mais la voix de Walid se mêle peu à peu à celle des quatre narrateurs, pour dire le vrai sens de sa révolte. Des chœurs de femmes l’accompagnent dans cette quête, chantant la tristesse et la beauté d’une terre écartelée, où les hommes n’ont jamais fait que promettre la guerre et profaner la paix.


ROBERTO FERRUCCI
Venise est lagune

«Il fallait y ajouter une autre laideur, un autre poison, un autre danger, serait-il de passage. Mais un passage incessant. Un grand bateau rejette dans l’air en une journée une quantité de particules fines équivalant à celle de quatorze mille voitures. Un « écomonstre » en mouvement qui fond lentement sur le bacino di San Marco tandis qu’un peu plus loin le vieil homme de la lagune rembobine déjà en toute hâte le fil de sa canne à pêche. Depuis les quais, les gens l’observent avec admiration, car les géants frappent l’imagination, toujours. Ils font peur, mais c’est une peur qui fascine, qui séduit. Elle devient un pur fait esthétique. Un ooohhh collectif, que lancent à l’unisson les adultes et les enfants. À bord, tout en haut, perchées à des dizaines de mètres de la surface de la lagune, on distingue d’infimes ombres noires, vaguement anthropomorphes. Des figurines en chair et en os déposées là-haut par un dépliant multilingue qui t’offre – si tu viens en croisière – le spectacle d’une Venise à couper le souffle, vue de là, d’en haut. Et vue de l’eau. Des silhouettes noires qui font – de nouveau – coucou de leurs petites mains, des mains d’où jaillissent des microflèches blanches, flash après flash, autre promesse du dépliant, des pixels à envoyer immédiatement via courriel ou WhatsApp à tes parents et à tes amis. Partagés à l’instant même sur Facebook, sur Twitter, sur Instagram. Des corps sombres se dessinant, légers, sur cent mille tonnes d’acier qui parcourent les eaux frêles de la lagune, des millions de kilos qui font tressaillir les pierres de Venise, secouent les huisseries des habitations, font trembler leurs planchers et vaciller leurs fondations, mais laissent apparemment intacte l’eau autour d’eux."


 

HORACIO QUIROGA
Contes d'amour de folie et de mort

"L’homme marcha sur quelque chose de mou et sentit aussitôt la morsure à son pied. Il bondit en avant et, en se retournant, il vit en jurant une yararacusu qui, enroulée sur elle-même, attendait une autre attaque. L’homme jeta un rapide coup d’œil à son pied, où deux gouttelettes de sang grossissaient péniblement, et sortit sa machette de sa ceinture. Le serpent vit la menace et enfonça davantage la tête au centre même de sa spirale ; mais le dos de la lame tomba, lui disloquant les vertèbres."


JEAN-BERNARD POUY
Ma ZAD
Les Compagnons du Veau d'or
Cinq bières, deux rhums


JIM THOMPSON
Ville sans loi

 " Au début, ç’avait été une de ces bourgades d’autrefois qui pratiquent l’élevage du bétail, comme on en voit partout dans l’ouest et l’extrême ouest du Texas. Une localité semblable à toutes les autres qui s’étalait le long d’une route de terre, un regroupement d’habitations écrasées par le soleil, aux façades factices et aux auvents en tôle ondulée qui avançaient au-dessus du trottoir. Et puis, un jour était arrivé le propriétaire d’un derrick en piteux état, un prospecteur indépendant.Il avait négocié des options sur de nombreuses concessions, s’était engagé à y forer avant de s’en servir comme caution pour obtenir des prêts à intérêts élevés. Il s’était démené, volant, suppliant, signant des chèques en bois, cherchant à obtenir des garanties financières si le pétrole n’était pas au rendez-vous, et avait réussi à forer un puits.
Le pétrole en avait jailli au rythme de trois mille barils de brut paraffineux par jour."

 


JAMES ELLROY
Le Grand Nulle Part

"Les orages éclatèrent juste avant minuit, noyant sous leurs averses les coups de klaxon et le tintamarre qui marquaient de leur signal convenu la nouvelle année sur le Strip ; 1950 fit ainsi son entrée à l’annexe du poste de police d’Hollywood Ouest dans une vague de crissements de pneus excités avec, en supplément, l’intervention du fourgon à viande froide.
A 00 h 03, un carambolage de quatre voitures sur Sunset et la Cienaga eut pour conséquences un peu de tôle froissée et une demi-douzaine de blessés ; les adjoints arrivés sur les lieux recueillirent les déclarations des témoins oculaires ; les responsables de l’accident étaient le rigolo dans la De Soto marron et le major de l’armée de terre de Camp Cooke au volant de sa voiture de service, qui faisaient la course, sans les mains, avec chacun sur les genoux un chien coiffé d’un chapeau de cotillon. Deux arrestations ; un appel au refuge d’animaux de Verdugo Street. À 00 h 14, un cabanon en préfa inhabité, domicile d’un ancien combattant, s’effondra en un tas de décombres noyés de pluie, tuant par la même occasion deux adolescents, un garçon et une fille, qui se pelotaient dans le soubassement ..."


DOUNA LOUP
L'oragé

"C’est un pays une terre craquelure d’océan et forêts ombrifères, regarde le soleil darder et la mangue pencher, la poussière sur les genoux et les femmes tressées, l’eau précieuse s’éteint dans les maisons de brique. Tananarive le 9 août 1907. Une nouvelle avenue parce que le nom est neuf celle qui s’appelait par son nom de poussière est devenue française il y a quelques années. Le peuple au centre reste il garde son visage et les lambas blancs se portent à l’épaule, un large ourlet écru aux visages de bruns."


ANTOINE CHOPLIN
Le héron de Guernica

"D’abord, la question de cette immobilité. C’est curieux comme de ces poses qu’aime prendre le héron, de ces postures qu’il sait rendre parfaitement inertes, émane pourtant une sorte de palpitation. Même à vingt ou trente mètres, on le perçoit, le frémissement invisible, le battement profond qui cogne aux parois de ce corps figé.
Basilio se dit que la peinture ne pourra jamais rendre ça. C’est déjà difficile de conférer par le pinceau un peu d’allant à la représentation d’un être en mouvement ; mais s’il renonce à bouger ne serait-ce qu’un cil, alors là. Il s’y essaye pourtant sans relâche, Basilio. Il s’invente quelques stratagèmes pour cela ; en constate les limites ; en expérimente de nouveaux.
Tous ont en commun de l’amener à tricher un peu, d’une manière ou d’une autre. À courber le rectiligne, à barbouiller un peu l’évidence du réel visible. À éroder les lignes trop nettes, les contours trop prononcés. Et dans les meilleurs jours, il a parfois l’impression de peindre à l’unisson de cette vibration secrète, celle qui du héron immobile fait avant tout un être en train de vivre. Mais il est possible aussi que dans la sincérité de cette vibration, le héron lui-même finisse par se perdre."

"Basilio se dit qu’il conviendrait peut-être un jour ou l’autre de se résoudre à oublier le héron lui-même pour ne s’intéresser qu’à l’abîme qui s’ouvre à l’interstice de son regard. Plonger un peu là-dedans, et seulement ça. D’ailleurs, de cette façon, on pourrait au passage abandonner tout le reste. Le héron lui-même donc, son plumage, ses allures fières, la flèche de son bec, mais aussi tout ce qui façonne son environnement. La roselière, les aulnes, les reflets dans l’eau du marais, la couleur du ciel. Dans cette exploration réduite aux entrailles du modèle, on cesserait de se poser la question du dehors ; de la place du dehors dans la peinture. "

 


MARC AUGE
Qui donc est l'autre?

"Or le troisième terme par lequel on pourrait définir la surmodernité, c’est l’individualisation passive, très différente de l’individualisme conquérant de l’idéal moderne : une individualisation de consommateur dont l’apparition a certainement à voir avec le développement des médias. Durkheim, au début de ce siècle, déplorait déjà l’affaiblissement de ce qu’il appelait les « corps intermédiaires » : il entendait sous ce terme les institutions médiatrices et créatrices de ce que nous appellerions aujourd’hui le « lien social », comme l’école, les syndicats, la famille, etc. Un constat du même type pourrait être à l’évidence formulé avec plus d’insistance aujourd’hui, mais sans doute pourrait-on préciser que ce sont les médias qui se substituent aux médiations institutionnelles. La relation aux médias peut engendrer une forme de passivité dans la mesure où elle expose quotidiennement les individus au spectacle d’une actualité qui leur échappe, une forme de solitude dans la mesure où elle les invite à la navigation solitaire et où toute télécommunication rend abstrait le rapport à l’autre, substitue le son ou l’image au corps-à-corps et au face-à-face, une forme d’illusion enfin, dans la mesure où elle laisse à chacun le soin d’élaborer des opinions assez largement induites, mais perçues comme personnelles. "

"Quant à l’individualisation des destins ou des itinéraires et à l’illusion de libre choix individuel qui l’accompagne parfois, elles se développent à partir du moment où s’affaiblissent les cosmologies, les idéologies et les contraintes intellectuelles qui leur sont liées : le marché idéologique s’apparente alors à un libre-service où chaque individu peut s’approvisionner en pièces détachées pour bricoler sa propre cosmologie et se donner le sentiment de penser par lui-même. Passivité, solitude et individualisation."


CLAUDIO MAGRIS
Classé sans suite

"C’est à la recherche de cette fumée que je pars, de ces noms dont on a fait des cendres. Ce n’est pas contre l’oubli que je lutte, mais contre l’oubli de l’oubli, contre la coupable inconscience d’avoir voulu oublier, de ne pas vouloir et de ne pas pouvoir savoir qu’il y a une horreur que l’on a voulu – dû ? – oublier. À Trieste, je vois dans chaque rue la fumée que l’on n’a pas voulu voir. "


FLEMMING JENSEN
Imaqa

"Nunaqarfik n’est pas un endroit connu de tout le monde. Et pour expliquer clairement où cela se trouve, il faut commencer par le sud. Tout près de Søndre Strømfjord, là où atterrit l’avion en provenance du Danemark, passe le cercle polaire, qui divise le Groenland occidental en deux parties : nord et sud. Le cercle polaire marque aussi la frontière canine. Au sud, on n’a pas le droit d’élever des chiens de traîneaux. D’un point de vue purement professionnel, ils n’y servent pas à grand-chose et en plus, tout au sud, on fait l’élevage de moutons. Et comme les chiens de traîneaux groenlandais ont en partie la même conception que les humains sur les possibilités d’utilisation de ces animaux, une cohabitation des deux espèces serait problématique. Ainsi le cercle polaire divise également le pays en une société de pêcheurs et une société de chasseurs."

FLEMMING JENSEN
Le blues du braqueur de banque


LUTZ BASSMANN (autres pseudonymes: Antoine Volodine, Elli Kronauer, Manuela Draeger)
Black Village

"— Quelle heure qu’il se fait ? demanda le garde-barrière.
Klokov entendit la réponse du presque aveugle, mais il ne la comprit pas. Des bruits d’encéphale s’étaient interposés. Contre les tempes de Klokov la matière grise clapotait, martelait, comme cognant et cognant affolée sur une sortie de secours qui aurait été scellée à l’os pur. Ce phénomène affectait les sons en provenance de l’extérieur. Il devait être onze heures du soir, trop loin de l’aube pour fonder sur celle-ci un quelconque espoir. Le garde-barrière de nouveau déchargea, en direction du rien, un excès de chevrotines. La pièce puait la poudre nitreuse que fabriquent les artificiers de l’Orbise, une suie instable, âcre, dont le pouvoir de déflagration est terrible pour les fantoches du patronat et pour les enthousiastes de l’économie de marché. Le presque aveugle bougonnait ."


PIERRE GASCAR
le présage

"L'appareil de répression est, de toutes les mécaniques, la seule qui continue de fonctionner indéfiniment et qui même s'accélère, sans qu'on y touche, une fois que le branle lui a été donné..."

"Comment le poète, l'artiste, ne s'identifierait-il pas à ce végétal obscur et inutile, relié à la primitivité, doué d'une longétivité sans égale, supportant tous les climats, ami de l'ombre comme de la lumière ardente des déserts, poussant en tous lieux, sauf dans ceux que les hommes infestent par leur nombre, vivant son printemps dans l'hiver, n'ayant jamais la même forme ni jamais tout à fait la même couleur ? Végétal vigilant que le lichen, mais de la vigilance du rêve, et comme étranger à ce qui donne ordinairement matière à témoignages. Le vent, qui fait frissonner jusqu'aux mousses, n'agit d'aucune façon sur les lichens; le gel ou la canicule, la sécheresse ou le déluge ne modifie ni leur forme ni leurs couleurs. Ils montrent une indifférence minérale. Mais leur nombre, leur ubiquité, le fait que, doués de longévité et biologiquement archaïques, à la fois algues et champignons, ils se rattachent à un temps antérieur à toute autre forme de vie, nous conduit à leur prêter une sorte de conscience, à voir en eux ce qui n'est rien, qui ne participe pas, mais qui fait tache, qui est là, prêt à éclore, à éclater de lucidité, de science ; lichens demain dénonciateurs, yeux encore dormants sous leurs paupières de gomme, lichens vieille promesse d'un éveil."


"Parce que fuir le monde est peut-être la plus sage façon d'y placer son espoir. C'est rechercher l'image de la vie là où elle reflue, se concentre à nouveau, reprend force. « Ce qui m'émeut, dans les lichens, écrivait Sbarbaro, c'est leur fantastique puissance de vie, leur " superbe " » (je m'applique à rendre le sens de la formule : prepotenza di vita). Ainsi, ce qui pourrait apparaître comme une démission définitive est, en réalité, une sorte de repli stratégique sur ce que le monde garde d'intact, en réserve."


DAVID VANN
dernier jour sur terre

 

« Après le suicide de mon père, j’ai hérité de toutes ses armes à feu. J’avais treize ans. Tard le soir, je tendais le bras derrière les manteaux de ma mère dans le placard de l’entrée pour tâter le canon de la carabine paternelle, une Magnum .300. Elle était lourde et froide, elle sentait la graisse à fusil. Je la portais dans le couloir, à travers la cuisine et le garde-manger jusque dans le garage, où j’allumais la lumière pour l’observer, une carabine à ours avec une lunette de visée, achetée en Alaska pour chasser les grizzlys. »

Remarque perso: Selon l'ONG Gun Violence Archive, 11 650 personnes sont mortes tuées par balles en 2017 sur le sol américain (sans compter les suicides), et on compte 273 fusillades de masse. 


DAVID VANN
Désolations

 "MA MÈRE n’était pas réelle. Elle était un rêve ancien, un espoir. Elle était un lieu. Neigeux, comme ici, et froid. Une maison en bois sur une colline au-dessus d’une rivière. Une journée couverte, la vieille peinture blanche des bâtiments rendue étrangement brillante par la lumière emprisonnée, et je rentrais de l’école. J’avais dix ans, j’avançais seule, j’avançais à travers les amas de neige sale dans le jardin, j’avançais jusqu’à notre porche étroit. Je ne me souviens pas du cours exact de mes pensées en cet instant, je ne me rappelle pas qui j’étais ni ce que je ressentais. Tout cela a disparu, effacé. J’ai ouvert notre porte d’entrée et j’ai trouvé ma mère pendue aux chevrons. Je suis désolée, ai-je dit, puis j’ai reculé avant de refermer la porte. J’étais à nouveau dehors, sous le porche."


ALAN MOORE
Jérusalem

« Comme souvent quand deux adultes s’entretenaient, Alma ne comprenait qu’une faible partie de leurs propos et n’était même pas sûre la plupart du temps de l’avoir saisie proprement. D’étranges phrases et expressions se logeaient quelque part dans son esprit, fournissant un râtelier de fragiles crochets auxquels suspendre des liens hésitants, des fils de conjecture et de folles déductions reliant telle idée à telle autre jusqu’à ce qu’Alma ait soit une compréhension approximative des paroles qu’elle avait surprises, soit croule sous le faix de conceptions erronées, ridicules et alambiquées auxquelles elle continuerait d’accorder du crédit pendant des années. »

 « Tous les quinze jours, une langue meurt. Des formes de vie magnifiques, uniques, dotées de complexes squelettes grammaticaux, délicatement articulées au niveau syntaxique, déclinent et replient leurs ailes de tulle adjective. Elles émettent quelques derniers et faibles bruits puis sombrent dans l’incohérence, le silence, et plus personne ne les entend. Une langue réduite au silence, tous les quinze jours. Un chant qui s’achève. Entendez cet air joyeux. »


Présentation de l'éditeur (Inculte Editions)

" Et si une ville était la somme de toutes les villes qu'elle a été depuis sa fondation, avec en prime, errant parmi ses ruelles, cachés sous les porches de ses églises, ivres morts ou défoncés derrière ses bars, les spectres inquiets ayant pris part à sa chute et son déclin ? Il semblerait que toute une humanité déchue se soit donné rendez-vous dans le monumental roman d'Alan Moore, dont le titre – Jérusalem – devrait suffire à convaincre le lecteur qu'il a pour décor un Northampton plus grand et moins quotidien que celui où vit l'auteur. Partant du principe que chaque vie est une entité immortelle, chaque instant humain, aussi humble soit-il, une partie vitale de l'existence, et chaque communauté une cité éternelle, Alan Moore a conçu un récit-monde où le moindre geste, la moindre pensée, laissent une trace vivante, une empreinte mobile que chacun peut percevoir à mesure que les temps semblent se convulser. Il transforme la ville de Northampton en creuset originel, dans lequel il plonge les brûlants destins de ses nombreux personnages. Qu'il s'agisse d'une artiste peintre sujette aux visions, de son frère par deux fois mort et ressuscité, d'un peintre de cathédrale qui voit les fresques s'animer et lui délivrer un puissant message, d'une métisse défoncée au crack qui parle à la braise de sa cigarette comme à un démon, d'un moine du IXe siècle chargé d'apporter une relique au " centre du monde ", d'un sans-abri errant dans les limbes de la ville, d'un esclave affranchi en quête de sainteté, d'un poète tari et dipsomane, tous sentent que sous la fine et fragile pellicule des choses, qui déjà se fissure, tremblent et se lèvent des foules d'entités. Des anges ? Des démons ? Roman de la démesure et du cruellement humain, Jérusalem est une expérience chamanique au coeur de nos mémoires et de nos aspirations. Entre la gloire et la boue coule une voix protéiforme, celle du barde Moore, au plus haut de son art."


FEDERICO FERRARI, JEAN-LUC NANCY
La fin des fins

"Le monde est la métamorphose de toute forme vers l'informe de la matière brute, ou vers ce qu'on pourrait appeler la vie pulsionnante. Or, cette métamorphose n'est déclin et décadence que par rapport à une forme figée. En fait, s'il n'y avait cette destruction des formes figées par la pulsion vitale défigurante, il n'y aurait pas de culture vivante, voire il n'y aurait plus de culture du tout, mais seulement idolâtrie d'une image morte."

"Il me paraît clair que, si le monde change, c'est parce que, pour chaque génération, il y a l'irruption de ceux qui ont vingt ans et qui, du seul levier de leur vitalité exubérante et incoercible, modifient le statu quo. Il est clair, de surcroît, que l'immobilité ressentie aujourd'hui en Occident tient justement au fait que les jeunes y ont été placés dans un état où l'impuissance est totale et qui les relègue en une adolescence qui ne parviendra jamais à être une véritable jeunesse. Ainsi, excluant les jeunes du monde des choix réels, délégant tout à ses sages, hommes mûrs, l'Occident vit dans une « crise du milieu de la vie » prolongée."

"Dans la succession des générations, des époques, des âges telle que la représentent les mythes, les contes, il y a du rythme. Peut-être l'histoire de l'Occident, ou 'histoire' à partir de l'Occident, a-t-elle perdu le rythme, entraîné à la fois dans une accélération illimitée et dans un étalement non moins illimité. Pourtant il y a eu des scansions, des syncopes, des relances: mais il semble que ce soit dans l'art qu'elles se soient jusqu'ici passées. La plus récente, musicale : le jazz, le rock et la musique électronique. Est-ce déjà fini?"

"Peut-être n'y a-t-il aucun commencement ni aucune fin, et toujours un entre-deux, toujours un passage, un milieu qui n'est pas un lieu mais un élément où ça flotte entre un début et une fin qui n'ont jamais lieu.

Le commencement et la fin sont au milieu de tout, invisibles, rapides comme un double éclair obscur.

Ni commencement ni fin n'existent. Ce sont chaque fois des artefacts, des projections d'un besoin de fixer des bornes, de tenir des points fixes. En réalité tout a toujours déjà commencé et tout continue toujours à finir."


ANDREA MARIA SCHENKEL
La ferme du crime

"Il entre dans la pièce au petit matin, avant le lever du soleil. Avec le bois qu’il a ramassé dehors, il allume le grand fourneau de la cuisine, remplit la marmite de pommes de terre et d’eau puis la met sur le feu.
Sortant de la cuisine, il emprunte le long corridor aveugle qui mène à l’étable. Il faut nourrir et traire les vaches deux fois par jour. Elles se tiennent les unes à côté des autres.
Il leur parle à voix basse. Il a pris l’habitude, chaque fois qu’il travaille dans l’étable, de parler aux animaux. Le son de sa voix semble rassurer les bêtes. Leur nervosité paraît s’effacer avec la monotone litanie de sa voix, avec ces mots qui se ressemblent. Son ton calme et égal fait disparaître leur tension. Il connaît ce travail depuis toujours. Il lui plaît."

 


OLIVIER NOREK
Entre deux mondes

« Camp de migrants de Calais. Octobre 2016.
Dernier jour du démantèlement de la « Jungle ».

Insatiables, les pelleteuses dévoraient les cabanes et les tentes, les réduisant à l’état de débris pour en faire, un peu plus loin, des montagnes de plastiques, de tissus et de vêtements qui seraient anéantis par le feu lorsque le vent se serait calmé.
Il ne restait plus rien sur cette lande de ce que l’espoir y avait construit.
La pelle mécanique releva sa mâchoire et s’apprêta à traverser ce no man’s land de destructions. Le moteur s’emballa, l’engin cahota sur le sol irrégulier durci par le froid puis fit ligne droite vers sa prochaine cible, une vieille cabane en palettes de bois et au toit de carton. Une des dernières.
Quelques années auparavant, une déchetterie et un cimetière se partageaient l’endroit. Puis l’État y parqua les migrants aux rêves d’Angleterre."


JORGE ZEPEDA PATTERSON
Les corrupteurs
Milena


 DIDIER FASSIN
La Vie
Mode d'emploi critique

"Sorte d’hommage à Georges Perec, qui affirmait que "vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner""


« Considérée isolément une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question impossible, défi opaque ; mais à peine a-t-on réussi à la connecter à l’une de ses voisines que la pièce disparaît, cesse d’exister en tant que pièce […] : les deux pièces miraculeusement réunies n’en font plus qu’une, à son tour source d’erreur, d’hésitation et d’attente. Georges Perec, La Vie mode d’emploi »

 «Ce livre aurait d’ailleurs pu s’intituler, plus explicitement peut-être : De l’inégalité des vies. Si donc toute l’œuvre de Georges Perec est hantée par une absence – celle de ses parents, morts durant la Seconde Guerre mondiale – je crois que ma recherche est tout entière traversée par une conscience – celle des vies inégales. D’où l’ajout de l’adjectif critique pour qualifier mon mode d’emploi de la vie.

 


 "La vie forme une surface qui se donne l’air d’être obligée d’être ce qu’elle est, mais sous cette peau, les choses poussent et pressent." Robert Musil, L’Homme sans qualités

" la forme de vie nomadique contrainte est celle de dizaines de millions d’individus sur les cinq continents, qu’on les considère comme étrangers en situation irrégulière ou demandeurs d’asile, migrants économiques ou réfugiés, dont la très grande majorité se trouve en Afrique, en Asie et au Moyen Orient, et non dans les pays occidentaux comme on tend à le faire accroire. Guatémaltèques aux États-Unis, Boliviens en Argentine, Afghans en Australie, Rohingyas en Birmanie, Somaliens en Égypte, Soudanais au Kenya, Syriens en Turquie, Palestiniens au Liban, Roms à travers toute l’Europe, pour n’en citer que quelques exemples, ils sont, au sens littéral, innombrables. Si l’on se restreint aux seules personnes « déplacées du fait de persécutions, conflits, violences généralisées ou violations des droits de l’homme », dans le langage du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, leur nombre atteignait 70 millions en 2016 – en incluant les 5 millions de réfugiés palestiniens qui relèvent d’une institution distincte –, dont un tiers environ se trouvait hors de leur pays. Une statistique qui n’intègre cependant pas les déplacés qui le sont à cause de la pauvreté, des catastrophes et des désordres climatiques. Ces personnes dont l’existence est menacée dans leur pays ne sont généralement pas les bienvenues dans les nations où elles ont trouvé refuge. Elles doivent ainsi faire face aux contradictions de politiques qui oscillent entre rejet et protection, entre répression brutale et simple indifférence, entre détention illimitée et assistance humanitaire, entre refus de régularisation et affirmation de droits. Elles recherchaient la sécurité et elles se retrouvent sur des terrains vagues ou dans des bâtiments abandonnés lorsque ce n’est pas en prison ou dans des camps. Souvent, pourtant, elles considèrent leur nouvelle condition un peu moins désespérée que ne l’était celle qu’elles ont connue dans leur pays.

Parler de la forme de vie de ces hommes, ces femmes et de ces enfants dépossédés de leur pays d’origine et indésirables dans leur pays d’accueil, c’est rendre compte d’expériences humaines partagées autant que de contextes culturels particuliers, d’exposition à des périls physiques autant que de mise en danger par des mesures sociales, d’incertitudes juridiques autant que d’aménagements pragmatiques. Mais l’ensemble des contraintes qu’impliquent ces formes de vie n’en épuisent pas la réalité. Comme le suggère la formule de Robert Musil citée en exergue, sous la surface de ce qui paraît irrémédiablement s’imposer aux individus s’expriment des attentes et des désirs, se manifestent des singularités et des volontés. Sous la forme, la vie demeure.
Il faut pourtant aller plus loin. La forme de vie des nomades forcés ne décrit pas seulement la condition de ces personnes. Elle reflète aussi un état du monde. Elle résulte en effet des impasses dans lesquelles se trouvent les démocraties contemporaines, incapables de se hisser à la hauteur des principes qui fondent leur existence même. La conjonction de déplacements impressionnants de populations fuyant les conflits, les désastres et la misère, et de réactions non moins notables d’animosité, encouragées par des rhétoriques populistes, est assurément une marque de ce temps.

Il faut pourtant se garder de tout présentisme. Depuis le début du XXe siècle, l’Europe – pour circonscrire le champ de l’analyse – a été confrontée à plusieurs périodes d’intenses mouvements démographiques souvent suivis de réponses xénophobes : dans les années 1920, après la révolution russe et la Première Guerre mondiale, conduisant à la création du Bureau international des réfugiés ; à la fin des années 1940, après le second conflit mondial, aboutissant à la signature de la Convention de Genève sur les réfugiés. Le parallèle entre ces moments tragiques et la période présente est trop aisément éludé.


Sur le concept d’histoire », Walter Benjamin avait écrit : « S’effarer que les événements que nous vivons soient “encore” possibles au XXe siècle, c’est marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique. Un tel étonnement ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à comprendre que la conception de l’histoire d’où il découle n’est pas tenable. » Poursuivant sa réflexion visionnaire, Benjamin donnait son interprétation du fameux dessin de Paul Klee « Angelus Novus », dont il avait fait l’acquisition. Il imaginait qu’il représentait l’« Ange de l’Histoire », dont le « visage est tourné vers le passé », où la « chaîne des événements » lui apparaît comme « une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines ». Il est remarquable que certains des « événements » dont il faisait l’expérience soient « encore possibles » au début du XXIe siècle, condamnant son « Ange de l’Histoire » à contempler, encore et toujours, les mêmes formes de vie que ces événements produisent.


 "Il ne s’agit pas d’isoler les vies des exilés, des opprimés, des exploités, des humiliés et offensés, au risque d’en proposer une lecture misérabiliste, mais de les insérer dans des rapports sociaux dont l’iniquité fondamentale réside précisément dans une hiérarchie des vies implicitement établie ou explicitement admise : c’est cette hiérarchie qui permet de les inférioriser, de les stigmatiser et de les brutaliser tandis qu’on en favorise d’autres. Et il ne s’agit pas non plus de considérer les traits génériques des sociétés contemporaines, souvent pour en dénoncer l’individualisme, le consumérisme, le tournant punitif, la généralisation de la surveillance et l’empire du spectacle, en sous-estimant les disparités qui se manifestent dans ces tendances sociologiques et l’incidence différentielle qu’elles ont sur la vie des personnes : or c’est précisément cette distribution inégale des conséquences qui permet la production et la reproduction de ces traits génériques. Pour paraphraser Pierre Bourdieu, les vies ne se caractérisent pas seulement par leur « condition » : elles doivent aussi être appréhendées en termes de « position » . La vie des « sans », qu’ils soient sans papiers, sans domicile, sans citoyenneté, sans territoire, sans droits, ne peut se comprendre qu’en relation à la vie des « avec », si l’on ose dire, à savoir ceux qui bénéficient de ces éléments généralement tenus pour allant de soi, cette relation étant médiée par l’ensemble des institutions qui contribuent à légitimer et maintenir ces disparités. On ne peut pas plus se contenter d’un regard vers le bas de l’échelle sociale qu’on ne peut se satisfaire d’une approche homogénéisante de la société. Considérer la vie dans la perspective de l’inégalité offre ainsi une nouvelle intelligibilité du monde social mais également de nouvelles potentialités d’intervention. "

"Dans un temps où les disparités s’accroissent, où les discours d’exclusion et les pratiques de discrimination se banalisent, où la disqualification d’individus et de groupes en raison de leur milieu social, de leur couleur, de leur confession, de leur origine ou de leur sexe s’exprime ouvertement, et où, de surcroît, le mensonge et l’illusion s’imposent comme des instruments majeurs de conquête du pouvoir et de modes de gouvernement, la critique n’a pas à choisir entre combativité et lucidité, entre contestation des idéologies trompeuses et contestation des fausses évidences. Donner à voir et à comprendre ce que signifie et ce qu’implique l’inégalité de traitement des vies humaines relève à la fois de l’engagement intellectuel et de l’engagement politique dont peut, modestement, se prévaloir le travail critique. "


DOMINIQUE QUELEN
Revers

« Un jour j’ai un cliquetis drôle dans le haut de la tête
mais la machine va bien et alors ça va. Ça va passer
ou se dissiper. Je dérègle un truc et je tombe. Je
provoque ça. Je l’arrache à une insomnie longue et
douloureuse. Le jour fait un bruit de pas où des gens
et des oiseaux iraient et viendraient. Autres soup-
çons d’amour. Autres fêtes. Corps et têtes d’oiseaux
empaillés à des lieues du bruit rigolo. Fais-le dans le
rêve et dans l’insomnie ensemble. On l’a. Il provoque.
Et puis vous et nous on dérègle à fond et on se meurt.
C’est ça et quoi ? Ça et la dure machine de la tête ? La
vie passée dans des cliquetis ? Pluriel de un ? »

 

 


 « La nuit. Belle leçon d’art et de beauté ! On l’inflige
à un oiseau ? Comme à l’objet dont la fuite et le fin
gazouillis de joie ont un son égal. Quel vol ? Quel
cri est-ce ? C’est une rage qu’il faille le dire dans ce
poème. L’ai-je mis en ordre ? Il est naturel d’oser des
visions de choses diurnes sur des choses nocturnes.
Des jours. Naturel d’oser l’ordre de dissiper l’obscu-
rité dans chaque faille. L’oiseau a une limite. Il est en-
ragé en vol. Le mur du son. Énorme ! Et de la nuit la
fin est prévue. La voici. C’est à toi. Un oiseau ou toi
avez l’opportunité de tirer la leçon alors tire-la. »

 « On est fatigué. Ne peut-on ? Ne sait-on ? Oui ? Com-
ment mal s’y prendre ? Cette note en dessous ou en
haut. Cet acte d’être sur du sol. À ça du réel endroit
où sans cesse on a le but d’aller. Changer n’étant ni
une ni deux. Le but ? Pour y faire quoi ? De parler
on meurt d’une fatigue à aucune fin. Une façon de
mourir de cette façon. Il n’y a aucune autre mieux.
D’un autre parler avec quoi faire usage à part le
corps ? Pire ni mieux à changer en quoi pour le dire
mieux sans excès de réel ? Le langage ? Du dé et de
l’acte de jeter ici ou là telle note ? Le dé à prendre en
main comment si rien ne sait le dire ? On ne sait.
Sait-on ? »


DIMITRU TSEPENEAG
Pigeon vole

"Je regarde par la fenêtre les arbres de plus en plus dépouillés, rabougris, noircis : en nuée disciplinée, les pigeons quittent les branches, s’envolent pour planer au-dessus du pavillon de Maryse : on dirait des corbeaux décolorés par le froid… En bas, Valérie va et vient entre le perron et le grillage. Elle aboie."


EDITH WHARTON
Ethan Frome

 "Si vous connaissez Starkfield, Massachusetts, vous connaissez le bureau de poste. Si vous connaissez le bureau de poste, vous avez sûrement vu Ethan Frome y arriver dans son buggy, lâcher les rênes sur l’échine tordue de son cheval bai et traverser en se traînant le trottoir de briques jusqu’à la colonnade blanche : et vous avez sûrement cherché à savoir qui il était."


PETER MAY
La série chinoise



PAOLO RUMIZ
La légende des montagnes qui naviguent

"Un coq saluant le soleil depuis le Péloponnèse, de montagne en montagne son cri strident, éveillant d’autres bêtes à plumes, pourrait parcourir des distances inimaginables, enregistrant sur le plan acoustique toutes les ondulations du terrain. Patrick Leigh Fermor, un des plus grands écrivains voyageurs du XXe siècle, le démontre dans un mémorable essai de géographie visionnaire. Le chant se propagerait dans toutes les directions, survolant archipels et montagnes, bras de mer et vallées, jusqu’aux portes des océans. Une des lignes directrices de cette répercussion sonore serait très certainement les Alpes et les Apennins, ce « S » majuscule qui indique, sans aucune solution de continuité, le cœur du monde euro-méditerranéen. Le cocorico des coqs grecs serait répété par leurs frères le long de la dorsale chahutée des Alpes dinariques, à pic sur l’Albanie, le Monténégro et la Dalmatie, puis par ceux des Alpes orientales, sur la ligne de partage des eaux du Bassin danubien, pour atteindre ensuite les basses-cours de Nice et poursuivre son chemin, au prix d’une spectaculaire pirouette, vers les villages en amont de Gênes, avant de descendre, à cheval entre deux mers, jusqu’au seuil de la Sicile, toute rougeoyante de volcans. [...] Aujourd’hui que mon voyage est fini, je sais que derrière chaque inondation, chaque sécheresse, chaque situation d’urgence climatique, il n’y a pas seulement l’effet de serre, mais la guerre systématique que le pouvoir livre aux régions les plus vitales, celles qui sont capables de maintenir en vie le territoire et d’empêcher sa dévastation finale."

"C’est l’heure où la mer Tyrrhénienne se gonfle et passe en force entre Scylla et Charybde, forme un fleuve écumant qui pénètre dans la mer Ionienne.
Le courant est si violent que, de temps à autre, il arrache des profondeurs des poissons monstrueux pour les abandonner sur le rivage.
Une voile passe au large. Elle a la même vitesse que l’écume.
On dirait qu’elle est immobile."


MARC CHOLODENKO
je te fais un dessin

"Si l'arbre éraciné et ébranché déposé sur le plancher conserve sans rien concéder de sensible, son ciel, son sol et sa forêt, c'est qu'il ne peut être dépris de l'unisson de tout ce qui, seul, unique, exempt d'acception, est libre, pour être, d'exister. "


CAROLINE CRANSKENS
gypsy blues

Dans le jour vert au loin
Un bateau se rapproche
Et s'arrime au brasier
Comment vivre sur terre ?
[demande un marinier à l'ombre de géant
En roulant, en allant.
[répond Nanosh soufflant
Sur les mots rescapés
Un long couplet s'ensuit
L'homme de l'eau est en vie
Il nous tend un filet où dorment des poissons
D'argent et doucement
S'endort en écoutant Nanosh s'abandonner
Au verbe désaxé
Rieur et zigzagant


CAROLINE CRANSKENS
Le trou derrière la tête

"L'ombre s'enchante
L'angoisse au total est un élan sacré
L'amour puisque la tête est pleine se vide
Entends le râle immense des notes à nu vrillantes
Graves non ! Graves aux extrêmes
Tintantes
Le trébuchement des notes l'éclosion
La graine morte donne le ton sifflé des dents
Le cycle à la lanterne
Le monde pelé credo bam digéré s'efface
Le tour est joué
Suis-je encore dans la cage ? Toi ?
Dernier cri de fièvre là je dormirai maintenant clac !
Tout contre l'enfance
La trace du monde sur le ventre le cercle
Et puis le trou derrière la tête
Le trou plein unique prisé tendre
Je suis sans nom le passage bam !
Le trou sans fin
La lumière

retour aux sonorités du monde
(je garderai les yeux ouverts)
"


CAROLINE CRANSKENS
devant la Machine

"...le temps est décousu
les mots cerclés, repris
les pleins feux répétés
les mots lentement détruits
aucune révolte qui tienne
aucun chemin tanné de l'enfance
que j'ai
tu as, nous avons sur les toits
une infinité chromatique de points entremêlés..."


GUILLAUME APOLLINAIRE
Intégrale des oeuvres

 "Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu'il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte " La chanson du mal aimé, Alcools 1911,

 "Et l'unique cordeau des trompettes marines " Chantre. Alcools

 " L'homme est à la recherche d'un nouveau langage auquel la grammaire d'aucune langue n'aura rien à dire. " Calligrammes, 1918


PETER DEMPF
Le Mystère Jérôme Bosch

"Michael Keie tambourinait nerveusement des doigts sur le rebord de la fenêtre. Depuis plus d'une demi-heure déjà, il attendait avec impatience son collègue Antonio de Nebrija, qui tenait à lui annoncer une découverte sensationnelle. Il avait eu plus d'une occasion, durant ces deux dernières semaines, de réaliser qu'on avait à Madrid une perception du temps toute particulière. Keie appartenait au cercle restreint de spécialistes que l'on engageait pour réaliser des restaurations délicates de tableaux ; il adorait son métier mais, cet après-midi-là, son travail n'avançait guère et cette attente interminable lui portait sur les nerfs.
Il s'étira en contemplant le parc du Retiro par la fenêtre. Le feuillage terne des arbres ne cessait de l'étonner. Sous la lumière crue du soleil d'Espagne, les couleurs s'estompaient.
Un simple coup de téléphone alors qu'il était encore chez lui à Berlin avait suffi pour le convaincre de sauter dans le premier avion pour Madrid. Ce n'était pas tous les jours qu'on était appelé à s'occuper de l'un des plus remarquables et mystérieux tableaux au monde: Le Jardin des délices de Jérôme Bosch."