"Les événements qui se sont produits depuis la fin de l’automne 2015 – l’évolution du conflit syrien, le vote en faveur du Brexit, l’attentat de Nice, les succès électoraux de l’AfD [Alternative für Deutschland] en Allemagne, la tentative de putsch en Turquie et la répression politique qui s’ensuivit, l’arrivée de Trump à la Maison-Blanche, etc. – forment un bien funeste panorama et sont venus confirmer le sentiment que nous nourrissions dès cette époque, celui d’une régression généralisée allant en s’aggravant."
David Van Reybrouck: " Pour le dire autrement, la perte de souveraineté économique engendre partout une posture consistant à brandir l’idée de souveraineté culturelle. La culture devient ainsi le siège même de la souveraineté nationale, une telle évolution adoptant des formes très diverses. Prenons la Russie de Vladimir Poutine. "
Zygmunt Bauman : " Au lieu de tenter de déraciner les peurs existentielles provoquées par une telle situation, et de tenter de le faire sérieusement, de façon cohérente, coordonnée, sur le long terme, les gouvernements du monde entier ont sauté sur l’occasion de combler le déficit de légitimité qui les affligeait tous, lequel résultait des reculs de l’État-providence, des reculs de la « sécurisation » des problèmes sociaux par l’État, et donc du recul d’une authentique pensée et action politiques, ainsi que de l’abandon des efforts menés après-guerre pour instituer une « famille des nations ». Les craintes des populations, encouragées, alimentées et avivées par une alliance tacite, mais étroite, entre élites politiques, médias de masse et industries du divertissement, et avivées plus encore par la marée montante des démagogues, sont envisagées comme une matière première ô combien précieuse, qui se trouve habilement exploitée au service de divers objectifs – un véritable capital politique à faire fructifier, convoité qui plus est par les pouvoirs économiques désormais débridés, ainsi que par leurs lobbies politiques et autres exécutants fort zélés."
Nancy Fraser: "sans une gauche authentique, le chaos du « développement » capitaliste ne peut que générer des forces libérales et des contre-forces autoritaires, réunies dans une symbiose perverse. Loin d’être l’antidote au fascisme, le (néo)libéralisme est ainsi son complice et partenaire criminel. Le véritable antidote au fascisme (qu’il soit un proto-fascisme, un quasi-fascisme ou un fascisme réel) ne peut consister qu’en un projet de gauche réorientantant opportunément la colère et les souffrances des dépossédés au profit d’une profonde restructuration sociétale et d’une « révolution » politique démocratique. Jusque très récemment, un tel projet ne pouvait pas même être envisagé tant les lieux communs néolibéraux se montraient hégémoniques, jusqu’à l’asphyxie. Mais grâce à Sanders, Corbyn, Syriza et Podemos – si imparfaits soient-ils tous –, l’idée même de possibilité, de perspective, fait son retour. La leçon à tirer de tout cela est en conséquence assez claire : la gauche devrait refuser de choisir entre un néolibéralisme progressiste et un populisme réactionnaire. "
Pankaj Mishra : "...dans une société mercantile, les gens ne vivent ni pour eux-mêmes ni pour leur pays, mais pour la satisfaction de leur vanité ou de leur amour-propre, c’est-à-dire le désir et la nécessité de s’assurer la reconnaissance d’autrui, d’être estimé par eux tout autant que l’on s’estime soi-même. Mais cette vanité, dont le compte Twitter de Donald Trump est la manifestation la plus éclatante, est condamnée à être perpétuellement insatisfaite"
"Il n’est donc pas étonnant que de plus en plus de gens partent à la recherche de boucs émissaires et s’attaquent violemment, notamment sur Twitter, aux femmes, aux minorités ou parfois, tout simplement, à une personne. Ces racistes et misogynes ont à l’évidence longtemps souffert de ce qu’Albert Camus, reprenant la définition du ressentiment donnée par Max Scheler, appela en son temps « une auto-intoxication, la sécrétion néfaste, en vase clos, d’une impuissance prolongée ». C’est cette boue toxique – sorte de maladie gangréneuse des organismes sociaux – qui, après avoir été longtemps et ouvertement malaxée par des médias du type Daily Mail et Fox News, a littéralement jailli, telle de la lave lors d’une éruption volcanique, avec la victoire de Trump.
Que riches et pauvres confondus votent pour un menteur pathologique et un fraudeur fiscal invétéré confirme une fois encore que les désirs humains opèrent de façon parfaitement indépendante de la logique de l’intérêt bien compris, et peuvent même la détruire. Nous nous retrouvons donc dans une situation funeste, qui évoque bien des choses à ceux qui connaissent l’Histoire, et notamment celle de la fin du XIXe siècle – où des masses mécontentes se laissèrent séduire par des alternatives radicales à une politique et une économie rationnelles qui avaient fini par se retourner contre elles. "