ECLATS DE LIRE 2025
Accueil

Archives Eclats de lire 2011 , 2012 , 2013 , 2014 , 2015 , 2016 , 2017 , 2018 , 2019, 2020, 2021, 2022 , 2023, 2024

JOHN WOODS
Lady Chevy

Traduction de l'américain de Diniz Galhos

"Le puits de fracturation hydraulique dresse sa flèche industrielle au bout de notre propriété, à quatre cents mètres de notre mobil-home. La nuit, sa flamme de six mètres ensorcelle l’horizon orangé, c’est une vraie danse du feu, une lumière infernale qui n’est pas une lumière. Tous les mois, nous recevons un chèque de neuf cents dollars. Maman l’encaisse rapidement, honteuse de le garder chez elle. Ce terrain est le nôtre. Il nous appartient toujours. Nous en avons seulement cédé les droits miniers, mais ils ont pris bien plus que ça.
La terre tremble sous nos pieds, injections à très haute pression, grondements profonds dans les ténèbres souterraines. Des produits chimiques dépouillent le schiste, s’infiltrent dans les aquifères, contaminent les sols et extraient le gaz naturel nécessaire à notre pays. Notre eau est marronnasse, elle empeste le soufre. Parfois, on peut y mettre le feu. Parfois, après une douche, les éruptions cutanées peuvent durer des jours. Nos quintes de toux sont douloureuses. Les yeux nous brûlent. Les émanations de radon et de méthane embrument les collines aux alentours de la ville. Les experts soutiennent que la fracturation hydraulique est sans danger. C’est ce que dit le journal local, comme il a commencé à le faire cinq ans avant leur arrivée, pour nous préparer, pour nous convaincre. Leurs discours rassurants promettaient richesse et sécurité à cette partie oubliée de la vallée de l’Ohio. À présent ils expliquent que ces incidents malheureux s’inscrivent dans un cycle naturel complexe, avec lequel ils coïncident. Pour étayer leurs propos, ils ont des études, des rapports, des observations empiriques illustrées par de jolis graphiques et de jolis tableaux. Ils financent leur propre vérité."


WILLIAM GIRALDI
Aucun homme ni dieu

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Mathilde Bach

"Core détourna son regard et considéra les collines en songeant qu’il n’avait aucune réponse crédible à cela. Pourquoi n’avait-il pas quitté cet endroit ? Parce qu’il avait rêvé de Medora Slone. Parce que la découverte du petit avait brisé quelque chose en lui. Parce qu’il n’avait pas vraiment de raison de rentrer chez lui. Parce qu’il commençait à avoir peur de ce qu’il découvrait : que l’homme n’est chez lui ni dans la civilisation ni dans la nature – parce que nous sommes des aberrations coincées entre deux états."


YÔKO OGAWA
Petites boîtes
Traduction du japonais de Sophie Refle

"Les haut-parleurs de la mairie ont diffusé la musique du carillon. Une mélodie en ut mineur, que tous les gens d’ici connaissent, une danse ou un chant anciens. Nous nous sommes regardés, et nous avons commencé à serrer les poings dans nos poches. Le son tremblant qui grinçait par moments, peut-être parce que la bande était vieille, se mêlait à l’air froid au-dessus de la rivière, traversait le trèfle blanc humide de la rosée du matin et arrivait jusqu’à nos oreilles. Bien que nous connaissions tous la mélodie depuis notre naissance, personne ne savait comment elle s’appelait."


OLIVIER ROLIN
Jusqu'à ce que mort s'en suive

"Du 23 au 26 juin, le peuple de l’Est parisien s’est soulevé contre la république des possédants, dominée par les monarchistes. Ce n’est pas pour asseoir un régime de grands propriétaires, de généraux et de prêtres qu’on a chassé Louis-Philippe, le roi bourgeois. Les mots d’ordre des insurgés : du pain ou du plomb, du pain ou la mort. Derrière leurs forteresses de pavés, tous les métiers du prolétariat d’alors : cordonniers, débardeurs, plâtriers, chaufourniers, ferblantiers, fondeurs, rémouleurs, marbriers, bronziers, ciseleurs, cambreurs, sertisseurs, corroyeurs, typographes, zingueurs, tourneurs, tablettiers, taillandiers – noms dont beaucoup ne nous évoquent désormais aucune activité bien concrète, qui ont disparu comme disparaissent les noms avec les choses et les gens qu’ils désignent. Les combats font des milliers de morts de part et d’autre (sept généraux y sont tués, plus qu’à Waterloo, paraît-il), la répression est absolument sauvage, préfigurant celle de la Commune, vingt-trois ans plus tard. "


JEAN AMILA
La lune d'Omaha

"C'était comme une ère géologique en miniature, une portion de terre donnée pour quelques heures entre deux marées... Et dans ces milliards en étendues de la mer, il y en avait eu des milliards de respirations mornes, sous le soleil, sous la lune ou sous un crachin triste, sans personne sur Terre, et grand-papa Poisson aux écailles imbriquées se risquant un beau soir sur le sable à marée descendante pour apprendre à respirer... Et dans ces milliasses et milliasses de marées, une toute petite d'entre elles avait vu sur huit kilomètres de plage l'un des plus fameux massacres de l'histoire de l'humanité..."


JOHN DARNIELLE
le loup dans le camion blanc

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Nathalie Bru

"Des enfants. Des enfants aux prises avec une vision trouvant sa source dans mes rêves de jeunesse à moi, dans la liberté farouche que ces rêves représentaient pour moi, dans mon désespoir, pour bâtir, détruire et reconstruire, pour créer des labyrinthes sur des pages blanches."

"Je n’avais pas la sensation d’avoir remporté la moindre victoire, mais je ne finissais pas la journée plus mal que je l’avais commencée, ce qui, comme je me le dis depuis de nombreuses années, représente une victoire en soi, qu’on s’en rende compte ou pas."


WILLIAM KOTZWINKLE
Le nageur dans la mer secrète

Traduction de l'américain de Jean-Paul Gratias

"Il retourna dans l’appentis, et sortit dans la neige la luge et son chargement. Il remit ses raquettes et prit la corde entre ses mains. La luge était très peu chargée et glissait sans mal sur la croûte gelée.
Dans la descente, derrière la vieille grange, elle dévala la pente sans aide, et Laski courut à côté d’elle, la guidant avec la corde pour lui faire traverser un bouquet de jeunes épicéas. Les branches des petits arbres effleurèrent le cercueil, répandant des aiguilles sur le couvercle, et quelques cônes minuscules."


PIERRE MICHON
J'écris l'Iliade

"Le mont Éryce est couvert de bruyères et de ruches ; la pente est abrupte, la crête élevée ; on devine en bas au loin le port de Trapani. Dans le jour en montant sous un ciel gris on entendit chanter des cailles ; le soir, un héron opiniâtre hua de temps en temps."

La page Pierre Michon sur Lieux-dits


THOMAS MULLEN
Le jeu de la rumeur

Traduction de l'anglais (Etas-Unis) de Pierre Bondil

"Quelques jours plus tard, le 10 juillet, Anne découvrit à son réveil que les Alliés avaient envahi la Sicile. Que les Américains combattaient de nouveau en Europe. Le dernier souffle des isolationnistes réfractaires avait échoué à l’empêcher.
Un mois et demi plus tard, l’article de Harold, sur la violence à Dorchester, sur le manque d’intérêt montré par les forces de police locales, sur leur possible participation aux exactions, et sur le raid organisé juste à temps par le FBI contre la Légion Chrétienne, fut finalement mis sous presse."

"Et, bien sûr, la possibilité, encore lointaine et difficile à croire, mais une possibilité concrète, autrefois inimaginable, désormais menaçante, que l’Amérique puisse perdre la guerre, que des dictateurs et des collaborateurs puissent régner et que l’heure de la vraie liberté ne sonne plus jamais en ce pays."

La page Thomas Mullen sur Lieux-dits


LUTZ BASSMANN
Black Village

"Une nouvelle fois je me hissai sur la pointe des pieds pour regarder à travers la meurtrière. L’ouverture sentait le sapin détrempé et les champignons. De l’autre côté, on ne distinguait rien. Le noir absolu était si épais qu’il s’introduisait sous les paupières avec un bruit de succion, comme quand on essaie d’extraire son pied d’une flaque de goudron.
— Tu vois quelque chose ? demanda Goodmann?"

La page Lutz Bassmann (Volodine, Manuela Draeger, Elli Kronauer) sur Lieux-dits


JEAN ROLIN
Le Traquet kurde

"Une jonchée de petits oiseaux morts, inodores, vidés de leurs entrailles et bourrés de coton, les yeux blancs, les couleurs de leur plumage un peu ternies, sans doute, mais pas au point que l’on ne puisse reconnaître dans ces dépouilles les choses vivantes qu’elles ont été. Couchés sur le dos dans la position d’un gisant, raides, les ailes repliées, les pattes jointes sur le devant comme le seraient les mains s’il s’agissait d’un corps humain apprêté par les pompes funèbres. Attachées à ces pattes par un fil d’une longueur à peu près invariable, une ou plusieurs étiquettes indiquent le nom de l’espèce, le sexe du spécimen, la collection d’où il provient, le nom du collecteur – celui qui a tué l’oiseau, et qui peut être distinct du collectionneur –, la date, le lieu, si possible l’altitude et exceptionnellement d’autres détails relatifs aux circonstances de la collecte. Il arrive que ces indications soient fausses, par suite d’une erreur, ou parce que le dernier collectionneur en date, dans un but quelconque, les a délibérément falsifiées."

"De son vivant, comme nous le savons déjà, Meinertzhagen a fait don au British Museum de sa collection d’oiseaux qui compte plus de 20 000 pièces, et de sa collection de poux qui en compte quelques centaines de milliers."


 

VINCIANE DESPRET
Les morts à l'oeuvre

"J’avais écrit autrefois que les morts font de nous des fabricateurs de récits. C’est en effet souvent avec des récits que nous les instaurons, que nous les gardons avec nous, que nous les honorons, que se perpétue la conversation – avec les gestes aussi, bien entendu, du plus banal au plus imaginatif, comme revoir des photos ; leur écrire des lettres ; gratter une guitare qui leur a appartenu ; aller à la pêche pour eux ; faire répandre ses propres cendres sur le lieu où l’on a perdu ses compagnons ; reprendre à son compte un conflit que des morts n’avaient pas achevé, ou encore donner rendez-vous à un défunt, dans une petite bourgade toscane ou un domaine vinicole, pour donner une suite, sous forme de vacances, à la biographie commune et continuer à créer des souvenirs... Mais les récits que convoquent les morts font bien plus que ce que j’imaginais alors – et les gestes aussi. Ils font exister d’autres choses, des liens inédits, des mises en rapport d’hétérogènes par la création d’alliances et d’affinités, des attachements nouveaux."

la page Vinciane Despret sur Lieux-dits


THOM VAN DOOREN
Tout un monde dans une coquille

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Philippe Pignarre et Isabelle Stengers

Présentation: "Les données sur la sixième extinction en cours sont catastrophiques, en particulier en ce qui concerne les invertébrés, qui disparaissent dans un silence assourdissant. Au-delà des chiffres, Thom van Dooren, « philosophe de terrain », mène son enquête à Hawaï, paradis perdu des escargots, devenu un haut lieu de mobilisation populaire pour leur sauvegarde.
Tout un monde dans une coquille raconte ainsi l’odyssée des nombreuses espèces d’escargots d’Hawaï – comment ils se déplacent d’île en île, comment ils « écrivent en bave », etc. – et livre un récit illustré et très vivant de la lutte engagée sur place. Des milliers d’espèces ont d’abord été décimées par des collectionneurs, des colons européens ou américains (et leurs enfants) pris d’une passion délétère pour les coquilles : admirateurs de la nature, ils la détruisaient en toute inconscience. Puis les escargots-loups, des carnivores importés des États-Unis dans le cadre d’un programme biologique, ont, comme les rats, commencé à dévorer les espèces endémiques jusqu’à extinction. Avant que les camps d’entraînement créés par les militaires américains ne bombardent à qui mieux mieux des zones forestières, y déclenchant de redoutables incendies."


Partulina mighelsiana
Achatinella Sowerbyana

"Pour dire les choses simplement, la situation des escargots à Hawaï est catastrophique. Lors de nos échanges, Dave et ses collègues ont décrit une crise à grande échelle qui va s’accélérant. Ces îles ont abrité autrefois l’un des assemblages les plus divers d’escargots que l’on pouvait trouver sur terre ; des centaines et des centaines d’espèces uniques, de diverses formes, couleurs et tailles. On pense que près des deux tiers d’entre elles sont déjà éteintes, la plupart au cours des cent dernières années. Tout aussi important, la majorité de celles qui perdurent prend vite la même direction. Dave estime qu’au moins cinquante espèces sont actuellement menacées."

"On sait peu que, parmi ses nombreux trésors biologiques, Hawaï est une terre d’escargots. Alors que l’on trouve des escargots dans le monde entier – ils vivent de fait sur tous les continents et les archipels insulaires en dehors de l’Antarctique –, bien peu d’endroits offrent une variété approchant celle que l’on trouve dans ce chapelet d’îles. À ce jour, environ 750 espèces d’escargots terrestres hawaïens ont été identifiées par les taxonomistes."

"Le taux ahurissant d’extinction des escargots d’Hawaï reflète une tendance plus générale. Nous vivons en pleine sixième extinction de masse. Partout dans le monde, des espèces disparaissent en masse. L’extinction est évidemment un phénomène inévitable de la vie. Avec le temps, toutes les espèces finiront par prendre le même chemin que les dinosaures. Mais aujourd’hui ces pertes augmentent considérablement : on pense que les espèces disparaissent cent ou mille fois plus vite que le taux normal. Au milieu de toute cette perte, les escargots ont été particulièrement touchés. C’est un fait généralement mal connu, y compris par les conservationnistes. Les escargots ne suscitent pas beaucoup d’inquiétude, semble-t-il. Néanmoins, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), dont le rôle est de tenir la liste de ces événements, il y a eu au niveau mondial bien plus d’extinctions documentées de gastéropodes – escargots et limaces – que de tous les oiseaux et mammifères réunis.
Des endroits comme Hawaï sont des épicentres de l’extinction des gastéropodes, et d’autres îles connaissent aussi un taux de perte important, le phénomène est mondial. "

"À travers leurs modes d’existence distincts, chacune de ces espèces d’escargots – et de fait chaque membre individuel de chaque espèce – crée son propre Umwelt. Apprécier cette situation, c’est être poussé à rencontrer une autre strate de la tragédie de l’extinction. C’est en venir à apprécier, comme l’a remarqué Vinciane Despret, que c’est la totalité d’un monde qui est perdu dans une extinction : "  Chaque sensation de chaque être dans le monde est un mode à travers lequel le monde vit et se sent… [et quand] un être n’est plus, le monde se rétrécit soudain, et une partie de la réalité s’effondre. "
De ce point de vue, cette période de perte incroyable de biodiversité doit être reconnue comme un moment où, selon la philosophe Eileen Crist, avec la destruction des espèces, des habitats et des populations, nous éliminons d’innombrables mondes expérientiels qui se sont "  élaborés au travers d’émotions, d’intentions, de compréhension, de perceptions, d’expériences – autrement dit, à travers une variété d’êtres sensibles qui ont façonné et orné le monde-comme-chez-soi. ""

"Les invertébrés constituent la grande majorité du règne animal, probablement quelque chose de l’ordre de 99 %. Pour chaque espèce de tigre, de baleine, de chouette ou de grenouille, il y a environ cent sortes différentes de crabes, de fourmis, de vers, de méduses et d’escargots. Ces espèces essentielles contribuent aussi, d’un nombre incalculable de manières, à la santé de notre planète. Même s’il s’agit encore d’un domaine relativement peu étudié, de plus en plus de travaux soulignent les rôles significatifs de ces espèces qui décomposent, pollinisent, dispersent les graines, recyclent les nutriments et bien plus encore, des rôles qui se réduisent avec le déclin des invertébrés."


Laminella Sanguinea
Liguus virgineus

PAUL LYNCH
Grace

Traduction de l'anglais (Irlande) de Marina Boraso

"Octobre du déluge. Dans la première clarté du jour, sa mère vient à elle et l’arrache au sommeil, la soustrait à un rêve qui lui parlait du monde. Elle la tire, elle l’entraîne, la panique éperdue lui fuse dans le sang. Surtout ne crie pas, pense-t-elle, ne réveille pas les autres, il ne faut pas qu’ils voient maman dans cet état. Mais aucun son ne peut franchir ses lèvres, sa langue est liée, sa bouche scellée, alors c’est son épaule qui s’exprime à sa place. Elle proteste d’un craquement, son bras est comme une branche pourrie que l’on casse d’un coup sec. Affleurant d’un lieu où les mots n’ont pas cours, lui vient la conscience d’un détraquement de l’ordre des choses."

La page Paul Lynch sur Lieux-dits

2017


 

PAUL LYNCH
La neige noire

Traduction de l'anglais (Irlande) de Marina Boraso

"Assis près de la fenêtre, il laisse s’épuiser les heures, le crépuscule lui envoie des ombres tordues, sur la table un trapèze de lumière se retire doucement. À un angle de la table, une ombre se forme, s’étire en se rapprochant de lui, progressant timidement sur le plateau en bois, déploie ses contours et vient se saisir des mains de Barnabas. Elle rampe entre ses bras, il finit par se lever, entravé par ses enroulements, la cuisine obscure, le feu éteint, et cette ombre qui s’est insinuée en lui. Il laisse la lettre sur la table et monte s’enfermer dans sa chambre, les rideaux tirés. "

La page Paul Lynch sur Lieux-dits


PAUL LYNCH
Un ciel rouge, le matin

Traduction de l'anglais (Irlande) de Marina Boraso

"Une tension contracte tout son être et Coyle refuse d’admettre qu’il a peur. Pendant des heures il a contemplé avec effroi la lente éclosion du jour. Derrière la vitre trouble, l’aube sur Carnavarn lui apparaît comme gondolée, une moirure de pourpre changeant. Sur les murs, la paresseuse retraite des ombres. Un immense bloc de chagrin entrave sa parole. C’est tout juste s’il a dormi. Tout au long de la nuit, des rêves tourmentés se sont glissés, sournois, dans son sommeil léger, si bien que chaque réveil était une délivrance. Mais bientôt la terreur se reformait autour de lui dans le noir, elle se condensait pour venir l’écraser de son poids formidable."

"Des nuages bas, la pluie tombe sans relâche. Faller ralentit l’allure et oblique vers un sentier étroit et pétri par les pas, suivi de ses compagnons. La laîche crisse, écrasée par les sabots des chevaux, ils parviennent en vue de la tourbière, les molles ondulations des collines sombres masquent à demi la ligne d’horizon. Le sol est tapissé de mousse. La surface de la tourbière a des tons de jaune et de brun, chinée du blanc de quelques moutons épars. On a laissé pourrir une brouette de tourbe qui penche vers une mare."

La page Paul Lynch sur Lieux-dits

 


YAA GYASI
No home

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Anne Damour

" Ce que tu devrais faire, c’est économiser pour partir en Angleterre ou en Amérique et poursuivre tes études. Tu ne peux pas prendre la tête d’une révolution derrière ton bureau de professeur, dit Edward.
— Je suis trop vieux maintenant pour aller en Amérique. Trop vieux aussi pour la révolution. En outre, si nous allons étudier chez les Blancs, nous apprendrons seulement ce que les Blancs veulent que nous apprenions. Nous reviendrons pour construire le pays que les Blancs veulent que nous construisions. Un pays qui continuera à les servir. Nous ne serons jamais libres. "

"A l'origine, il avait voulu centrer son travail sur l'ancien système de louage des condamnés, système qui avait spolié son arrière-grand-père H de plusieurs années de sa vie, mais plus il approfondissait la question, plus le projet prenait de l'ampleur. Comment parler de l'histoire de son arrière-grand-père H sans parler aussi de celle de grand'ma Willie et des millions d'autres Noirs qui avaient émigré au Nord, fuyant les lois Jim Crow? Et s'il mentionnait la Grande Migration, il lui faudrait parler de ces villes qui absorbèrent ce flot d'hommes et de femmes. Il lui faudrait parler de Harlem. Et comment parler de Harlem sans mentionner l'addiction de son père à l'héroïne - les séjours en prison, le casier judiciaire. Et s'il abordait le sujet de l'héroïne à Harlem dans les années 1960, ne faudrait-il pas aussi parler de la prolifération du crack dans les années 1980? Et s'il parlait du crack, il faudrait inévitablement parler de la "guerre contre la drogue". Et s'il traitait de la guerre contre la drogue, il raconterait comment presque la moitié des Noirs avec lesquels il avait grandi étaient en train soit de rejoindre, soit de quitter le système carcéral la plus redoutable du monde. Et s'il racontait comment les amis de son ghetto faisaient cinq ans de prison pour avoir détenu de la marijuana alors que presque tous les Blancs qu'il côtoyait à l'université en fumaient ouvertement tous les jours, il entrait dans une telle colère qu'il jetait bruyamment le livre qu'il lisait sur la table de la magnifique mais mortellement silencieuse salle de lecture de la bibliothèque verte de l'université de Stanford. Et s'il le jetait sur la table, tout le monde dans la salle le regarderait, et tout ce qu'ils verraient serait la couleur de sa peau et sa colère, et ils penseraient en connaître un bout sur lui, exactement ce qui avait permis de mettre son arrière-grand-père en prison, mais d'une façon différente, moins flagrante.
Quand Marcus se mettait à ressasser ces pensées, il n'arrivait même plus à ouvrir un livre."


PAUL LYNCH
Le chant du prophète

Traduction de l'anglais de Marina Boraso

"Elle reprend la voiture pour rentrer, passant là où les maisons ont vue sur la mer, et chaque fois qu’elle croise un véhicule, elle scrute la nappe liquide des pare-brise pour distinguer les visages à l’intérieur. Les voilà, tous les anonymes qui ont fait advenir le présent, mais leurs visages n’en ressemblent pas moins au sien, ce sont ceux qui défilent chaque matin dans les rues de la ville, quand celle-ci bascule de la nuit vers le jour dans une respiration immuable."

 " Et quand on prend le contrôle des institutions, alors on prend aussi le contrôle des faits, on peut modifier toutes les formes de croyance, les choses sur lesquelles tout le monde s’accorde, et c’est ce qu’ils sont en train de faire… ils entretiennent la confusion, et si l’on prétend qu’une chose en est une autre et qu’on le répète assez longtemps, eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l’acceptent comme une vérité - rien de bien neuf là-dedans… "

La page Paul Lynch sur Lieux-dits


ELI CRANOR
Chiens des Ozarks

Traduction de l'anglais (Etats-unis) de Emmanuelle Heurtebize

"Le soleil couchant dessinait des rubans rouges derrière les épaves et le soir étendait son ombre sur le cimetière de voitures. Des tours de ferraille se dressaient au-dessus du vieil homme. Il guidait le chargeur frontal pendant que deux griffes écrasaient le capot d’une Crown Vic rouillée. Puis une pince émergea, extirpant le bloc-moteur. Plus loin, une broyeuse hydraulique aplatissait une camionnette Ford comme une cannette de bière."


MARTIN BALDYSZ
Cairns

Traduction du norvégien de Marina Heide

"Planté sur la grève, il vida les poissons. Deux morues, une julienne et un grand et bel églefin, plus que ce qu’il avait espéré. Puis il s’assit sur un rocher et contempla le fjord, satisfait, avant de reporter son attention sur sa prise. L’églefin à la bouche béante, aux yeux effarés. Ce regard lui rappelait la dernière fois qu’il s’était observé dans le miroir, le jour où son père avait été enterré."


KIM STANLEY ROBINSON
Chaman

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Sébastien Baert

"Il était redevenu un quadrupède, avec des pattes antérieures très longues aux doubles articulations. Le froid de la neige fondue dans son ventre vide, l’inondant de l’intérieur, apaisait le bourdonnement en lui jusqu’à ce qu’il puisse de nouveau flotter, marcher avec la nonchalance d’un léopard, s’adaptant aux bosses et à l’inclinaison des pierres sous ses pieds. Il se déplaçait si lentement qu’il bougeait à peine, et le bleu du ciel s’élevait en volutes au-dessus de sa tête, de plus en plus haut, de plus en plus bleu. Ce jour-là, les nuages étaient tous à l’intérieur de lui."


IAN RANKIN
Minuit à l'ombre

Traduction de l'anglais (Ecosse) de Fabienne Gondrand

"Rebus sentit que quelque chose n’allait pas avant même que l’alarme ne se déclenche. Il était dans la file d’attente du petit déjeuner, à écouter le Sorcier qui crachait son demi-poumon comme à son habitude. Personne ne parlait jamais de la hiérarchie ; elle se mettait en place naturellement. Ceux susceptibles de jouer les gros bras ou de s’énerver contre quelqu’un passaient en premier alors que les autres s’agglutinaient derrière en une ligne désordonnée."


SANDRINE COLLETTE
Madelaine avant l'aube

"Je me tiens sur le pas de la porte à côté de Rose et nous sommes là à écouter les chiens qui aboient. Nous n'écoutons pas vraiment leurs cris d'ailleurs ; c'est un bruissement au-delà, au loin mais pas très loin, qui énerve les corniauds comme ça depuis des jours, quatre ou cinq, et que nous ne trouvons pas. Ce n'est pas tout le temps, par moments, au coucher du soleil, quand l'obscurité naissante trouble la vision. Il y a des ombres, des mouvements furtifs, peut-être dans notre imagination sauf que -
Les chiens gueulent.
Nous avons l'habitude d'être vigilants. Nous avons l'habitude d'écouter. Ce monde n'offre ni promesses ni certitudes, en dehors du fait que nous mourrons sans doute trop tôt, nos existences sont courtes, sauvages, éreintantes."

 


KAZUO ISHIGURO
Quand nous étions orphelins

Traduction de l'anglais de François Rosso

"Les visages, pour la plupart, étaient chinois, mais, en arrivant au bout de la rue, je remarquai des grappes d’enfants européens — des petits Russes, supposai-je.
Morgan me regarda.
« Ce sont des réfugiés qui vivaient au nord du canal », dit-il d’un ton neutre.
Puis il se détourna. Bien que lui aussi fut un réfugié chassé par les combats, il semblait ne ressentir aucune compassion particulière pour ses compagnons d’infortune plus pauvres que lui. Même lorsque je crus que la voiture avait roulé sur un corps humain endormi et regardai par la vitre arrière avec alarme, mon ancien camarade se borna à murmurer :
« Oh, ne t’inquiète pas. Probablement un vieux ballot.»"

La page Kazuo Ishiguro sur Lieux-dits

2000


KAZUO ISHIGURO
Lumière pâle sur les collines
Traduction de l'anglais de Sophie Mayoux

"On appelait généralement ce parc « Parc de la Paix » — je n’ai jamais su si c’était son nom officiel — et il régnait en effet sur ce vaste espace vert, malgré les cris d’enfants et les chants d’oiseaux, une atmosphère solennelle. Les buissons, fontaines, et autres ornements du même genre avaient été réduits au minimum, et le parc donnait de ce fait une impression d’austérité — des pelouses nues, un grand ciel d’été, et le monument lui-même. La statue blanche et massive dédiée à la mémoire des victimes de la bombe atomique dominait les lieux. La statue évoquait un dieu grec musclé, assis les bras ouverts. De la main droite, il montrait le ciel d’où était tombée la bombe ; de l’autre bras, tendu vers la gauche, le personnage était censé repousser les forces du mal. Ses yeux fermés exprimaient le recueillement et la prière. J’ai toujours trouvé que la statue avait un aspect plutôt pesant, et je n’ai jamais pu l’associer à ce qui s’était passé le jour où la bombe était tombée, ni à la période terrible qui avait suivi. Vu de loin, le personnage avait quelque chose de comique : on aurait dit un policier occupé à régler la circulation. "

La page Kazuo Ishiguro sur Lieux-dits


KAZUO ISHIGURO
Auprès de moi toujours

Traduction de l'anglais de Anne Rabinovitch

" En réalité, nous n'étions pas vraiment entrés dans une clairière ; ou plutôt, les bois clairsemés que nous avions traversés avaient pris fin, et devant nous s'étendaient des marais, à perte de vue. Le ciel pâle semblait immense et se reflétait ici et là dans les taches d'eau émaillant la terre. Il n'y avait pas si longtemps, les bois avaient dû se déployer plus loin, car on voyait par endroits des troncs morts fantomatiques jaillir du sol, le plus souvent brisés à une hauteur d'un ou deux mètres. Et au-delà des troncs morts, peut-être à soixante mètres de là, se trouvait le bateau, échoué dans les marais sous le faible soleil. "


JAMES BALDWIN
Un autre pays
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Jean Autret

"Maintenant, personne ne s'en occupait plus ; cette indifférence était le seul point commun entre ce ghetto et le reste de la ville. Maintenant, tout croulait et les propriétaires s'en moquaient. Personne ne s'en inquiétait. De beaux enfants bleu-noir, bruns et cuivrés qui tous avaient, dans le vent glacé qui balayait la rue, une cendre grise sur le visage et sur les jambes une cendre semblable à la mince couche de givre qui recouvre une vitre ou une fleur, semblaient se moquer de ce que personne ne remarquât leur beauté. Leurs aînés, des femmes grandes et noires qui cheminaient avec effort, des hommes maigres et besogneux, leur avaient appris, par le précepte ou par l'exemple, ce que cela signifiait que d'afficher l'indifférence ou l'inquiétude."

"Il vivait plus intensément à Harlem car il évoluait dans une flambée de fureur, de contentement de soi et d'excitation charnelle, avec le danger qui, telle une promesse, l'attendait partout. Et pourtant, en dépit de sa témérité et des risques qu'il avait affrontés, les mésaventures qu'il avait connues en fait avaient été fort banales, et il eût pu les subir n'importe où."

La page James Baldwin sur Lieux-dits

1962


MARIETTE NAVARRO
Palais de verre

"Je n’adhère plus.
Il y a peut-être eu une inversion des pôles magnétiques, mais tout ce avec quoi je faisais corps jusqu’à présent, voici que je m’en éloigne. Je n’ai pas tourné le dos, claqué des portes, réglé des comptes, ni accusé qui que ce soit. Je n’ai pas eu besoin de déchirer, de rompre, d’argumenter, de convaincre. Un espace s’est installé de lui-même, une distance qui a découpé chaque chose sur le fond du ciel et l’a recollée plus loin, différemment.
Je ne colle plus à rien."

"Je nage. Il me reste beaucoup d’air, et d’un dernier coup de palmes j’atteins la rive.
Je ne sens plus la pluie tomber.
D’un geste, je remercie le groupe. Je me retourne. Je fais face à la ville. Elle est comme un mot qu’on a trop répété et qui s’est vidé de tout sens. Bientôt ce qui l’anime ne sera plus déchiffrable pour personne. On s’en éloignera comme d’une frayeur idiote.
Pour l’instant, de tout mon corps, je vais continuer à élargir le chemin.
Je tends la main pour me hisser.
J’arrive. "


DUSAN KAZIC
Quand les plantes n'en font qu'à leur tête

"Réduire le monde des végétaux à la simple servitude et à une ressource nous a rendus complètement insensibles. Nous sommes devenus incapables de les voir, de les entendre, de les percevoir, de les sentir. En évacuant la dimension sensible, c’est-à-dire ce qui nous connecte au monde plus qu’humain, nous sommes devenus si sourds et aveugles à l’existence vitale d’autres espèces et aux milieux animés que ces dernières habitent, que nous pouvons aujourd’hui, sans même y penser, les condamner à la destruction." 

"Mais les plantes, les animaux et les bactéries restent exclus de la sphère du travail. Ils sont dans la nature, grandissent, produisent, se reproduisent, mais tout ce travail ne serait pas un vrai travail, au sens de métier ou d’emploi. Ces êtres vivants assurent pourtant leur propre condition d’existence et, au passage, le nôtre. Pour Jocelyne Porcher, « travailler c’est être en relation. La dimension collective et coordonnée du travail est en effet centrale dans sa définition. Dans l’élevage, cette dimension collective du travail renvoie aux échanges entre hommes mais également aux relations entre hommes et animaux  ». Elle a réussi à rendre compte autrement des relations entre les hommes et leurs animaux d’élevage, tout en critiquant les approches propres à l’éthologie et à la zootechnie qui présentent les relations entre les hommes et les animaux uniquement dans une perspective productive et marchande."


"Darwin a écrit : La marche suivie par la radicule lorsqu’elle pénètre le sol doit être déterminée par l’extrémité, et ce dans le but d’acquérir diverses formes de sensibilité. Il est à peine exagéré de dire que la pointe radiculaire, ainsi dotée du pouvoir de diriger les parties voisines, agit comme le cerveau d’un animal inférieur. Étant placé à la partie antérieure du corps, cet organe reçoit les impressions des autres organes des sens et dirige les divers mouvements. L’extrémité de la radicule agit comme un être intelligent." 

"La partie n’est donc pas terminée . Pour la gagner, il ne faut surtout pas croire qu’il faut produire plus, travailler plus, créer de nouvelles richesses, dans ce monde ravagé. Ce n’est pas d’une reprise économique dont nous avons besoin mais d’une reprise anthropologique, d’ethnographies renouvelées pour savoir comment fonctionne notre monde plus qu’humain une fois affranchi des récits économiques. Le chantier est immense et à peine entamé. Dans ce livre, j’ai voulu faire sentir ce monde sensible et vivant dans lequel nous habitons et avec lequel nous pouvons espérer « bien vivre et bien mourir ». Ce monde paysan, en grande partie déjà détruit par l’Économie, est pourvoyeur d’espoir."


JAMES BALDWIN
Harlem Quartet

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Christiane Besse

"Je ne crois pas qu’on puisse vraiment haïr son pays, je ne le crois pas possible, mais il est certainement possible de mépriser le chemin que prend ledit pays et les gens qui sont élus pour le mener le long de ce chemin. Si j’avais été un Blanc, j’aurais eu franchement honte d’envoyer un Noir se battre pour moi où que ce fût. Mais la honte est un sentiment individuel, non collectif et, collectivement parlant, les Blancs sont sans vergogne. Ils ont la mémoire la plus courte de tous les peuples du monde – ce qui explique, sans doute, pourquoi ils n’ont aucune honte."

 


MARIETTE NAVARRO
Ultramarins

"Il y a les vivants, les morts, et les marins.
Ils savent déjà, intimement, à quelle catégorie ils appartiennent, ils n’ont pas vraiment de surprise, pas vraiment de révélation. Ils savent, à chaque endroit où ils se trouvent, s’ils sont à leur place ou s’ils n’y sont pas.
Il y a les vivants occupés à construire et les morts calmes au creux des tombes.
Et il y a les marins."

"Elle connaît la sensation de l’arrivée au port, d’être écrasée par une ombre, affolée par la ferraille. Tout l’horizon soudain bloqué par la masse. Plus rien ne rentre dans aucun cadre. Elle aime ce moment-là, au seuil de son bateau, quand l’espace d’un instant elle ne sait plus quelles sont les justes proportions, quelle est l’échelle des valeurs."

"...L’écriture s’est poursuivie à la Maison de la poésie de Rennes à l’automne 2016."


Mariette Navarro, Résidence d'automne, Maison de la Poésie de Rennes
Jeudi 17 novembre 2016, Théâtre de l'ADEC

"Les chemins contraires" sur Radio Univers

Lecture à l’occasion de l’édition 2013 du festival des Polyphonies organisé par la Maison de la Poésie de Rennes: "Impeccable ça commence aujourd'hui" sur Radio Univers


KAZUO ISHIGURO
Klara et le soleil
Traduction de l'anglais de Anne Rabinovitch

"« Je pense que je déteste Capaldi parce que je soupçonne qu’au fond il a raison. Que ce qu’il prétend est vrai. Que la science a désormais prouvé sans conteste que ma fille n’a rien de si exceptionnel, rien que les outils modernes ne puissent creuser, copier, transférer. Que les gens ont vécu ensemble tout ce temps, des siècles entiers, qu’ils se sont aimés et haïs, sur une base totalement erronée. Une sorte de superstition que nous avons entretenue faute de mieux.» "


LEO MAGNIN
La vie sociale des haies

"Alors que des politiques de plantation existent depuis plus de quarante ans, la disparition des haies ne marque pas de halte, mais se poursuit. À en croire les derniers chiffres avancés par un rapport du ministère de l’Agriculture en 2023, le rythme de la diminution aurait même plus que doublé . L’érosion serait ainsi passée de 10 400 kilomètres de haies perdus chaque année entre 2006 et 2014 à 23 500 kilomètres par an pour la période 2017-2021. Dans le même temps, environ 3 000 kilomètres de haies auraient été plantés chaque année. Malgré des politiques de plantation nationales, régionales, départementales et locales, la France perdrait donc quelque 20 000 kilomètres de haies tous les ans, soit près de 1,5 % du linéaire total. "

"Les haies sont alors massivement arrachées : entre 1975 et 1987, le linéaire de haies en France passe de 1 244 110 kilomètres à 707 605 kilomètres. Au cours du XXe siècle, 1,4 million de kilomètres de haies, soit 70 % du bocage, ont été détruits."


"L’irruption de la règle qui protège les haies depuis 2015 suscite de l’embarras dans toute la France. Fin 2014 et début 2015, aux niveaux local et national, les principaux syndicats agricoles ont appelé à enfreindre la règle par anticipation. Confirmé par plusieurs sources, le message qui circulait alors était en substance : "  les haies vont être protégées, si vous les gardez, vous allez être embêtés, donc vous savez ce qu’il vous reste à faire si vous souhaitez être tranquilles."

Evolution comparée des parcellaires entre 1950-1965 et 2016 d'un village de Limagne
Echelle 1/75 055

"En France, la politique agricole s’inscrit dans la tendance technosolutionniste, alors que la technocritique occupe les marges des instances politiques . Le 12 octobre 2021, dans le cadre du plan « France 2030 », le président de la République Emmanuel Macron annonçait « trois révolutions » pour l’agriculture : « le numérique, la robotique, la génétique »."

"La question sociale de la reprise des exploitations est ici fondamentale, parce qu’elle révèle un décalage : des haies sont certes plantées, mais la temporalité de l’arbre s’étale sur des décennies, alors que les exploitants de cinquante-cinq ans ou plus représentent 43 % des agriculteurs . De même, la coexistence d’une « PAC de la haie » et de politiques fiscales qui poussent au suréquipement machinique, un phénomène qui préoccupe la gauche paysanne , mais aussi le ministère de l’Agriculture lui-même , est paradoxale, quand on sait que la taille des tracteurs conduit à détruire d’anciens chemins bordés de haies, devenus trop étroits. "

"Décréter que les haies doivent être plantées et protégées sans s’attaquer aux mécanismes socioéconomiques qui déterminent leur destruction depuis des décennies est illusoire. Ce constat est renforcé par le fait que le « Pacte en faveur de la haie » coexiste avec l’encouragement d’une économie politique centrée sur la mise en concurrence d’un nombre d’exploitations toujours plus restreint, incitées à standardiser leurs parcelles. "


HARUKI MURAKAMI
La cité aux murs incertains

Traduction du japonais de Hélène Morita avec la collaboration de Tomoko Oono

" Notre esprit est-il vraiment si nébuleux et décousu ? Ou bien les messages qu’envoient les vieux rêves sont-ils aussi fragmentés et confus parce qu’ils proviennent non pas de pensées cohérentes, mais d’un amas de scories ?"

"Cette nuit-là, le jeune Yellow Submarine et moi nous sommes rencontrés dans la petite pièce sombre au plus profond de ma conscience. Nous nous sommes assis en face l’un de l’autre à la petite table où, comme toujours, brûlait une fine bougie. Nous avons contemplé la flamme en silence durant quelques instants. Elle tremblotait à la cadence de notre respiration paisible.
« Avez-vous bien réfléchi ?
J’ai eu un signe de tête pour dire oui. « Et vous n’avez aucun doute ?
— Non, je pense que je n’en ai pas », ai-je répondu. Je pense que non."

La page Haruki Murakami sur Lieux-dits


JAMES BALDWIN
L'homme qui meurt

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Jean Autret

"Je ne puis supporter aucune des villes américaines que je connais, et je les connais, ou du moins les ai traversées, presque toutes. Presque toutes me semblent dures et hostiles, et d’une laideur excessive. Quand une ville américaine a du caractère, quand elle a la moindre saveur, elle est alors généralement comparable, c’est le cas de Chicago par exemple, à une soupe dans laquelle on a versé un peu de tout, mais qui est maintenant vieille, tiède et rance, tous ses ingrédients ayant suri. Toutes les villes américaines me font l’effet de bouillonner dans une espèce de bain de sang, un sang épais, visqueux, âcre et nauséabond, et cela peut vous rendre très triste de marcher dans les rues de La Nouvelle-Orléans et de vous demander pourquoi une cité qui, après tout, ne souffre d’aucun handicap physique insurmontable doit être aussi inexorablement inhabitable."

"Sur le mur, il y avait quatre écrans, et sur ces écrans des silhouettes d’ectoplasmes et des visages qui se contorsionnaient à l’infini allaient et venaient l’un dans l’autre, sur un effroyable rythme sexuel qui me faisait penser aux créatures anonymes s’accouplant aveuglément dans la fange du monde, et au fond des mers, et dans l’air que nous respirions, et dans notre propre corps. De temps à autre, sur cet écran, on reconnaissait un visage. Je vis les traits de Yul Brynner, par exemple, et pendant quelques instants je vis les miens. Christopher posa une main sur mon épaule."


JEAN BAUDRILLARD
JEAN NOUVEL
Les objets singuliers

Jean Baudrillard: "L'universel, justement, c'est encore un système de valeurs, tout le monde peut y accéder, en principe, il fait encore l'objet de quelques conquêtes. Bon, petit à petit, il se neutralise, toutes les cultures se juxtaposent, mais l'effet produit reste quand même une égalisation par le haut, par la valeur, tandis que dans le processus de mondialisation, on assiste au nivellement par le bas, au plus petit dénominateur commun, c'est la « disneyification » du monde. Et je crois que, au contraire des valeurs qui animent l'universel, la mondialisation sera le théâtre d'une discrimination intense, le lieu de la pire discrimination. Ce sera une mondialisation « pyramidale », si je puis dire. La société qu'elle générera sera toujours plus dissociée et ce ne sera plus une société de conflit. On a l'impression qu'entre les deux, c'est-à-dire entre ceux qui jouiront de privilèges informatiques, les futurs informatisés, et les autres, la transmission aura été brisée. Les deux parties de la société auront été déconnectées, elles iront chacune leur chemin de manière parallèle, et l'une ira de plus en plus vers la sophistication du savoir, la vitesse, tandis que l'autre vivra dans l'exclusion - mais sans conflits, sans passerelles. C'est autrement plus dangereux qu'une révolte, car c'est la neutralisation du conflit lui-même. La lutte de classes, n'en parlons plus ! Il n'y aura même plus de « clashs ». Ne parlons pas de révolution ! Il n'y aura même plus de rapports de forces, le fusible a fondu. Voilà la mondialisation. Dans la terminologie anglaise, on dit « globalisation » - qui concerne davantage le marché économique. Nous, avec notre terme « mondialisation », on entend quelque chose de plus vaste. Mais c'est le même processus qui a cours, si tu l'entends vraiment dans la dimension du concept. C'est une identification, une totalisation - du champ de la neutralité -, elle s'oppose l'universel qui était une idée, une valeur, une utopie. Là, nous sommes dans la dimension du « réalisé ». A l'universel, c'est le particulier qui s'oppose, à la mondialisation, c'est alors la singularité, autrement dit une radicalité d'un autre ordre. Et qui n'entre pas, à la limite, en conflit direct entre forces antagonistes. Ce n'est pas une force révolutionnaire, ça existe ailleurs, ça se développe ailleurs, ça disparaît. Il est intéressant de voir, d'observer ce qui restera d'irréductible à ce processus de mondialisation, à ce mouvement irréversible. Ce mouvement est un système, contrairement à ce que voudrait indiquer le terme, car le terme « mondialisation » semble dire que tout est englobé là-dedans. Or, ce n'est pas vrai, ce mouvement va créer une espèce d'hypersociété virtuelle qui aura en mains tous les moyens, ça, c'est clair, tous les pouvoirs, qui sera une minorité absolue, de plus en plus minoritaire et en grande majorité - en termes génériques - le reste sera vraiment en condition d'exclusion."

La page Jean Baudrillard sur lieux-dits

2000


 

JOSEPH CONRAD
La Ligne d'ombre
Traduction de l'anglais de Jean-Pierre Naugrette

"Il fit remarquer en passant que de Bangkok à l'océan Indien, ce n'était pas la porte à côté. Et son murmure, telle la lueur émise par une lanterne sourde, me fit entrevoir cette large ceinture d'îles et de récifs qui séparait ce navire inconnu, le mien, et la libre vastitude des mers du globe."


JAMES BALDWIN
La chambre de Giovanni

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Elisabeth Guinsbourg

"Il y avait les habituels clients, avec leur début de brioche, leurs lunettes et leurs yeux avides et parfois désespérés, et des garçons minces comme des lames de couteau, avec leur pantalon moulant, dont on ne savait jamais si c’était de l’argent, de l’amour ou du sang qu’ils cherchaient."

"C’est sans doute maintenant que les grilles s’ouvrent devant Giovanni et claquent en se refermant derrière lui pour ne plus jamais se rouvrir ou se refermer pour lui. Ou peut-être tout est-il déjà fini. Ou peut-être tout commence à peine. Ou peut-être est-il encore assis dans sa cellule et regarde, avec moi, le jour poindre. Peut-être, en ce moment même, des murmures s’élèvent à l’extrémité du couloir, trois hommes en noir, grands et forts, se déchaussent, l’un d’eux tient un trousseau de clefs ; la prison est silencieuse, elle attend, vibrante d’appréhension.
Trois étages plus bas, sur le sol pavé, tout est silencieux, comme suspendu ; quelqu’un allume une cigarette. Va-t-il mourir seul ? Je ne sais pas si, dans ce pays, la mort est une affaire solitaire ou publique."


1952

BOHUMIL HRABAL
Rencontres et visites
Traduction du tchèque de Claudia Ancelot

"Du haut de l’hôpital Bulovka, les collines dévalaient vers le fleuve bordé de sentiers où des femmes charriaient leurs ventres lourds alors que les enfants qu’elles avaient mis bas depuis peu jouaient déjà seuls dans la pluie d’or des forsythias ; partout régnait le culte stérile du soleil et cette vision affichée partout soutenant que le petit Jésus avait fréquenté l’école maternelle du quartier de Liben."

La page Bohumil Hrabal sur Lieux-dits


BOHUMIL HRABAL
La trilogie des souvenirs
Traduction du tchèque de Claudia Ancelot


Les noces dans la maison

"Alors, il m’embrasse, il me remercie, il serre la main de mon mari dans les siennes, jamais je n’ai vu M. Baumann faire ça, en général il ne donne pas la main, mais juste le coude, mais pour mon mari c’est des deux mains qu’il serre les doigts empotés du professeur, oui il tient les mains du professeur dans les siennes, puis il ouvre ses paumes, tâte ses cals, mon mari sourit parce qu’il est fier de ses mains. Après quoi, le cuisinier dévale les marches, les chauffeurs de la Spalená ont aussi pris congé, le chef de l’entrepôt de récupération me remercie et les invités qui ne sont venus que pour un moment, qui ont fait un saut et doivent retourner au travail profitent du camion…
Mon mari prend les cadeaux, moi j’ouvre les paquets, tout en buvant du champagne et pour accompagner le champagne nous versons à qui en veut de la vodka russe, je me souviens que papa aimait boire le champagne avec du cognac ou avec de la vodka, il appelait ça un « ours russe », nous déballons nos cadeaux de mariage, des brocs et des cendriers démodés, tous ces cadeaux de mariage sont passés par plus d’un mariage, moi je sais que jamais je ne les mettrai chez moi. Břet’a commente chacun des cadeaux :
— Oh là, ça c’est une rareté, oh, on n’en fait plus des comme ça, c’est pas au marché U Kotců que vous auriez trouvé ce machin.
Et il promène son regard sur les invités de la noce.
— Ah oui, ça, ça doit venir de chez Saint-Vojtěch, de l’entrepôt. Et ça, de ma vie je n’ai rien vu de pareil, tu sais, frérot, tu devrais faire assurer ce truc sur-le-champ ou, si tu veux, pour ne pas te le faire voler ici, sur place, mets-le tout de suite à la poubelle !
Mais il est tombé sur le cadeau de mariage de Lizaj, elle est vexée et remonte chez elle en vitesse. "

1986


Vita Nuova

"Après quoi mon fiston a dû faire le télégraphiste à la gare puis il est passé sous-chef mais ça ma petite fille je vous l’ai déjà raconté mais je ne vous ai pas raconté comment mon fils a passé un examen à la gare de Kostomlaty un examen pour pouvoir assurer seul le service dans une gare… alors sont arrivés de Hradec ces messieurs dont tous les chefs et sous-chefs de gare avaient peur… et l’inspecteur des transports Chmelec entouré de son personnel a demandé à mon fils… Si les sémaphores et les sonneries étaient en panne comment sauriez-vous qu’un train approche de la gare ? Et mon fils a dit… Avec les yeux… Très bien et s’il y avait du brouillard ? Alors mon fiston vêtu de son uniforme a sorti un mouchoir blanc de sa poche l’a posé à côté du rail s’est mis sur un genou a pris appui sur le sol a posé une oreille sur le rail a écouté un instant et en se levant a dit à l’inspecteur Chmelec Le train numéro 804 vient juste de passer par Kamenné Zboží… L’inspecteur Chmelec était effaré… Dans quel règlement avez-vous pris ça ? Et mon fiston a dit… dans un film américain dans un western avec Gary Cooper comme éclaireur dans le rôle principal… C’est comme ça qu’il arrive à savoir si ce sont des Peaux-Rouges qui approchent sur leurs mustangs ou un troupeau de buffles…
Chmelec l’a félicité et a dit à la commission que mon fils ferait un bon sous-chef de gare parce qu’il prenait soin de son uniforme… Il a mis un mouchoir sous son genou messieurs pour ne pas salir un si bel uniforme…"

Terrains vagues

"Mais à présent qu’est-ce qui le pousse à se retirer dans la paille, à s’y enfoncer jusqu’aux épaules ? Ma petite fille, je commence à y voir clair, ce que je vais te dire, ce n’est plus un film burlesque, ou peut-être est-ce un film burlesque après tout ? La vérité c’est que j’ai mis mon fiston au monde sans être mariée… En ce temps-là, c’était la honte… Je me souviens, c’était un dimanche, maman préparait le déjeuner et moi j’ai dit à papa que j’étais enceinte et que pour l’instant mon amoureux ne voulait pas m’épouser… papa qui avait la tête près du bonnet m’a attrapée par les épaules, m’a traînée dans la cour, ensuite il est allé prendre son fusil de chasse et il a crié… à genoux, je vais te tuer… J’ai eu terriblement peur, je l’implorais mains jointes… Mais dans sa sagesse ma mère est sortie et nous a dit… Laissez cela, venez manger, ça va refroidir…"

"Mon mari et ses écritures, c’était un drôle de désordre, la pagaille, il se moquait du style, il ne faisait aucun effort, moi je n’étais pas forte en grammaire, mais je savais très bien qu’en fait mon mari n’avait jamais su correctement écrire le tchèque, j’avais l’impression que ses écritures étaient traduites d’une langue étrangère, rien que des notes pour un travail qui restait à faire, des esquisses d’histoires qui attendaient un travail patient… Mais c’est justement ce qui faisait la fierté de mon mari, il était ravi de pouvoir laisser son texte inachevé, un peu délabré, avec le crépi qui tombait laissant apparaître le mur nu, des briques qui s’effritaient… Dans ses écritures mon mari ressemblait tout à fait à ces cours praguoises où traînent des restes d’échafaudages, où les ordures tombent à côté des poubelles qui débordent, les écritures de mon mari c’étaient des restes de vieux matériaux oubliés, éparpillés, des bouts de ferraille, des fils de fer, des éléments de radiateurs, tout ce fourbi qu’on ramasse les dimanches de collecte du fer, mon mari écrivait comme si ses écritures étaient le reflet de tout cela, mon mari disait lui-même que l’image de ses textes se trouvait dans les cours autour de la taverne de La Harpe, dans les fenêtres cassées de l’usine d’incinération, les fenêtres cassées des ateliers de la ČKD, les écritures de mon mari étaient comme les habits que portaient les ouvriers."

La page Bohumil Hrabal sur Lieux-dits


EUGENE MARTEN
En aveugle

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Stéphane Vanderhaeghe

"Encore, lentement, pénétrer tant bien que mal ce noir à l’épaisseur de rêve, mais pas moyen de les dépasser, seulement de m’en rapprocher. Chaque pas augmentait le bruit qu’ils faisaient, cette débâcle haut-perchée, ces crissements. Les petits bruits sourds. Je n’aurais su dire où ils étaient mais je ne me suis plus arrêté, m’arrêter ne faisait qu’empirer les choses. Il fallait continuer de te donner entièrement à ça jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien que tu puisses reprendre."


 

LOUISE ERDRICH
La Sentence

Traduction de l'américain de Michel Lederer

"J’ai vu un magasin de pop-corn ouvert et je me suis arrêtée pour en acheter. L’odeur du maïs grillé modifiait celle laissée par le gaz lacrymogène – une odeur âcre, crayeuse, musquée. Un nuage m’a stoppée à deux pas de chez moi. Un nuage d’émotion. J’ai freiné et je me suis appliquée à respirer calmement pour le traverser. C’est l’alarme retentissante du couvre-feu sur mon téléphone qui l’a dissipé. J’étais fatiguée et triste à mourir. J’aurais tellement voulu qu’il pleuve."


LOUISE ERDRICH
Comme des pas dans la neige

Traduction de l'américain de Michel Lederer

"Nous avions commencé à mourir avant la neige et, comme la neige, nous avions continué à tomber les uns après les autres. Il était étonnant qu’il reste encore tant d’entre nous à mourir. Pour ceux qui avaient survécu à la maladie des taches venue du sud, au long combat à l’ouest du pays des Sioux où nous avions signé le traité, puis au vent d’est qui nous avait précipités en exil dans une tempête de papiers officiels, ce qui descendait du nord en 1912 semblait inconcevable."


BENEDICTE DUPRE LA TOUR
Terres promises

"Le soir, les orpailleurs pleuraient sur les petits daguerréotypes jaunis représentant leur épouse, des femmes simples, parfois laides, serrées dans d’austères robes sombres, et fixant le vide de leurs yeux terreux. Ces hommes étaient partis loin pour se retrouver dans un monde peuplé uniquement de corps noirs et durs, hagards, aux barbes hirsutes figées par la boue ; des silhouettes mécaniques gesticulant dans une même fièvre. Ils étaient prêts à dépenser le fruit de trois jours de quête hargneuse pour s’asseoir à la table de Marnie ou de Carolyn. Ils étaient prêts à tout donner pour entendre, voir et toucher ces tristes échos de femmes que dans leur vie d’avant, ils auraient considérés avec dégoût. Mais là, au fond du bourbier glacial, ils les adoraient comme des saintes."

"Avisant une fourmi noire issue d’une colonie voisine, Wakiza s’en saisit et la déposa au sommet de la fourmilière rouge. L’intruse fut aussitôt repérée, un flot furieux s’abattit sur elle, une fureur de mandibules et de pattes submergea l’étrangère, la terrassa et la découpa vivante, en segments propres et bien ordonnés. Enfin, il ne resta plus rien de la noire. Wakiza s’amusait du spectacle des fourmis, en mâchant sa viande. Il ne vit pas venir la menace, elle allait contre le vent. L’ours surgit, les oiseaux se turent."

 


MERCEDES ROSENDE
L'autre femme
Des larmes de crocodiles

Traduction de l'espagnol (Uruguay) de Marianne Million

"Montevideo, premières lueurs. La ville est déserte, immobile, elle ne respire même pas. Dans la tour qui fut la plus haute d’Amérique du Sud, le Palacio Salvo, la lumière du premier rayon vient de l’est. Un silence blanc, un peu doré. Sur une radio de la préfecture de police, on entend du jazz, du blues ou toute mélodie incongrue avec un lever de soleil en ce lieu. Dehors, Montevideo s’éveille, comme toujours, enveloppée de cette légère odeur de détritus.»


YVES MARTIN
L'Enfant démesuré

"L’école se profile, typique, bourdonnante de liserons, de lierres, de vignes aux innombrables pierres de lune. Elle est séparée de la rue principale par une courte tunique de grillage. La maîtresse est là, le silence s’amuse d’une poignée de billes, de lacets qui grillent comme du maïs, d’un juron qui zozote, se froisse dans l’air comme le feuillage du merle, d’une noix ou d’une noisette qui arment, rien ne manque, pas même l’âne pianola aux oreilles virtuoses. La maîtresse paraît sévère à cause d’un front étroit, de petits yeux broyés et sans couleur ou couleur de gui, de lait masqué par une mouche. Cependant garçons et filles sont sensibles à sa poitrine chaleureuse qui s’esbrouffe comme un fantastique oiseau. Chacun rêve de dormir ou de caresser ses plumes, de lui dire ses gros chagrins ou ses immenses espoirs, ses premières amours cousues de larmes, ses disputes avec les parents qui tombent avec trop de majesté. La petite fille rêve comme ses compagnons et compagnes, mais avec plus de force, d’audace, de précision. Elle mordille la formidable mappemonde comme elle l’a vu faire à un monsieur moustachu sur une gravure du grenier soigneusement glissée dans un livre d’aventure pétillant d’or et d’écarlate."

La page Yves Martin sur Lieux-dits


IVAN KRAMSKOI
Sélection de peintures

Ivan Nikolaïevitch Kramskoï (en russe : Иван Николаевич Крамской), né le 27 mai 1837 (8 juin 1837 dans le calendrier grégorien) à Ostrogojsk (actuelle oblast de Voronej) et mort le 24 mars 1887 (5 avril 1887 dans le calendrier grégorien) à Saint-Pétersbourg, est un peintre et critique d'art russe, ainsi qu'une très importante figure intellectuelle des années 1860-1880, chef de file du mouvement de l'art démocratique russe (les Ambulants).

Issu d'une famille de petite bourgeoisie, il étudie de 1857 à 1863 à l'Académie impériale des beaux-arts de Saint-Pétersbourg. Il réagit contre l'art académique, et dirige la révolte des Quatorze qui se termine par l'expulsion des élèves qui y avaient participé, lesquels se réunirent plus tard en un groupe appelé l'Artel des artistes.


Le Christ dans le désert (1872) (180 x 210cm)


ILYA REPINE
Grigori Sternine et Elena Kirillina

Ilya Répine était un peintre et sculpteur russe connu pour son appartenance au groupe des Ambulants. Ce courant d’avant-garde se rebella contre le formalisme et le conformisme de l’Académie des beaux-arts et proclama les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. Les plus puissantes œuvres de Répine sont étonnantes de profondeur psychologique (Ivan le Terrible et son fils Ivan le 16 novembre 1581). Il mit également en évidence, dans ses toiles, les tensions sociales de son temps (Les Bateliers de la Volga). Ce livre vous invite à découvrir ce peintre réaliste et progressiste dont les splendides œuvres d’art ont influencé le mouvement artistique socialiste russe.


Les Bateliers de la Volga (1870-1873) (131,5 × 281 cm)