JEAN BAUDRILLARD
JEAN NOUVEL
Les objets singuliers
Jean Baudrillard: "L'universel, justement, c'est encore un système de valeurs, tout le monde peut y accéder, en principe, il fait encore l'objet de quelques conquêtes. Bon, petit à petit, il se neutralise, toutes les cultures se juxtaposent, mais l'effet produit reste quand même une égalisation par le haut, par la valeur, tandis que dans le processus de mondialisation, on assiste au nivellement par le bas, au plus petit dénominateur commun, c'est la « disneyification » du monde. Et je crois que, au contraire des valeurs qui animent l'universel, la mondialisation sera le théâtre d'une discrimination intense, le lieu de la pire discrimination. Ce sera une mondialisation « pyramidale », si je puis dire. La société qu'elle générera sera toujours plus dissociée et ce ne sera plus une société de conflit. On a l'impression qu'entre les deux, c'est-à-dire entre ceux qui jouiront de privilèges informatiques, les futurs informatisés, et les autres, la transmission aura été brisée. Les deux parties de la société auront été déconnectées, elles iront chacune leur chemin de manière parallèle, et l'une ira de plus en plus vers la sophistication du savoir, la vitesse, tandis que l'autre vivra dans l'exclusion - mais sans conflits, sans passerelles. C'est autrement plus dangereux qu'une révolte, car c'est la neutralisation du conflit lui-même. La lutte de classes, n'en parlons plus ! Il n'y aura même plus de « clashs ». Ne parlons pas de révolution ! Il n'y aura même plus de rapports de forces, le fusible a fondu. Voilà la mondialisation. Dans la terminologie anglaise, on dit « globalisation » - qui concerne davantage le marché économique. Nous, avec notre terme « mondialisation », on entend quelque chose de plus vaste. Mais c'est le même processus qui a cours, si tu l'entends vraiment dans la dimension du concept. C'est une identification, une totalisation - du champ de la neutralité -, elle s'oppose l'universel qui était une idée, une valeur, une utopie. Là, nous sommes dans la dimension du « réalisé ». A l'universel, c'est le particulier qui s'oppose, à la mondialisation, c'est alors la singularité, autrement dit une radicalité d'un autre ordre. Et qui n'entre pas, à la limite, en conflit direct entre forces antagonistes. Ce n'est pas une force révolutionnaire, ça existe ailleurs, ça se développe ailleurs, ça disparaît. Il est intéressant de voir, d'observer ce qui restera d'irréductible à ce processus de mondialisation, à ce mouvement irréversible. Ce mouvement est un système, contrairement à ce que voudrait indiquer le terme, car le terme « mondialisation » semble dire que tout est englobé là-dedans. Or, ce n'est pas vrai, ce mouvement va créer une espèce d'hypersociété virtuelle qui aura en mains tous les moyens, ça, c'est clair, tous les pouvoirs, qui sera une minorité absolue, de plus en plus minoritaire et en grande majorité - en termes génériques - le reste sera vraiment en condition d'exclusion."
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