ECLATS DE LIRE 2024
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RICK BASS
Les derniers grizzlys

Traduction de l'américain de Gérard Meudal

"Un vent froid descend de la vallée, mais nous dégoulinons néanmoins de sueur. Le mince ruban bleu de la rivière luit en contrebas. L’un d’entre nous pourrait tenter une expédition périlleuse, descendre le long de la paroi un demi-mile plus bas afin de remplir nos gourdes à la rivière, mais ce serait là une façon de signaler notre présence aux ours. Nous nous contentons donc d’humecter nos lèvres dans de petites flaques d’eau nichées dans les creux de la paroi. Nous maintenons notre activité physique au plus bas pour éviter d’attirer l’attention, conscients après deux jours passés dans les bois que toutes les existences sont étroitement connectées et que si nous ne voulons pas être découverts par les ours nous devons aussi nous cacher des chamois, des faucons et des campagnols… tous liés, tous partageant la même crainte fort compréhensible d’une présence humaine. "


RICARDO ROMERO
les chiens de la pluie

Traduction de l'anglais (Argentine) par Maira Muchnik

"Ça a été comme un vertige. Tout à coup, en tournant au coin d’une rue du centre, sous cet orage qui s’entortille et s’attarde dans le ciel de la ville, sous le tonnerre qui lave les bruits de la rue, Baltasar a entendu ses propres pas. C’était de grands pas, d’une sonorité dure. Des pas qu’il n’avait jamais entendus. Il a baissé les yeux et constaté qu’il portait des chaussures bateau scandaleusement blanches. La lumière de cette après-midi étouffante de décembre avait l’éloquence d’un miracle. Ses pieds étaient très loin de ses yeux et cela lui faisait honte. "

" Les trophées alignés sur les étagères dérobaient la faible lumière du bistrot, sans briller, se contentant de réverbérer, avec une malice acerbe qui suggérait que parfois la méchanceté n’est rien d’autre qu’une sophistication de la fatigue, cette façon qu’ont les années de s’entasser dans un objet d’où elles imposent leur règne inutile et perturbant."


MIGUEL BENASAYAG
BASTIEN CARRY
Contre-offensive
Agir et résister dans la complexité

" Nous avons déjà largement décrit et commenté ailleurs ce long processus de déconstruction des bases de l’édifice moderne qui a définitivement changé le visage de l’humanisme : l’homme qui devait soumettre la nature à sa volonté est dès lors apparu comme le protagoniste central de sa propre destruction et de celle des autres cultures sous les figures du patriarcat et du colonialisme. Sansrevenir sur ce parcours à la fois historique et matériel, nous pouvons dire en schématisant qu'émergent aujourd'hui quatre grands mouvements de pensée qui tentent de façon différente et contradictoire de répondre à la désagrégation du paradigme occidental. Des réponses qui, bien au-delà de leurs propositions pratiques devant les défis de l’époque, sont elles-mêmes porteuses d’un certain mode de production du monde.

 


La première de ces doctrines correspond à ce que nous pourrions appeler la position hypermoderne. « Sauvons la planète, soyons davantage capitalistes » : tel pourrait être le slogan de ce nouveau technocratisme, sorte d’amalgame entre l’idéologie de la Silicon Valley et la doxa néolibérale, qui prêche pour une accélération sans limites de l’innovation technologique, véritable ersatz du progrès, dont la puissance serait en mesure non pas de régler les graves problèmes de notre temps, mais de les enjamber pour les dépasser.

La deuxième prend en considération la trajectoire actuelle de destruction, reconnaît la nécessité de préserver la nature, envisagée à l’aune de ses « services écosystémiques », et prône un ajustement de notre agir pour garantir un prétendu « développement durable ». Pour cette thèse aujourd’hui archidominante au sein des États occidentaux, il s’agit de trouver les bases objectives et scientifiques d’un nouveau modus vivendi avec l’« environnement » tout en continuant de faire comme avant : exploiter les ressources, produire, consommer, sans jamais remettre en cause ni les structures de pouvoir, ni l’idée d’une croissance infinie, ni la croyance en un progrès ascensionnel qui redonnerait un sens à nos actes.

La troisième position s’inscrit dans le sillage du vaste courant de l’écologie humaniste. Ce mouvement politique et historique, contrairement aux deux précédents, a non seulement identifié et compris l’ampleur et la radicalité du problème, mais il a également, dans un effort théorique et pratique, questionné les modes de vie occidentaux tout en explorant des alternatives. En s’attaquant à l’anthropocentrisme occidental, l’écologie politique perpétue certes une longue tradition philosophique de critiques envers le paradigme européen de la séparation, mais elle est la première à en faire une force politique et sociale. Dans cette perspective, la régulation passe par une rupture avec le dualisme cartésien et l’élaboration de nouvelles alliances avec le vivant depuis un point de vue décentré où la réalité est considérée depuis l’écosystème. C’est l’influence de ce type d’approche qui a récemment permis l’extension de la notion de sujet de droit à des non-humains en tant qu’expression de la multiplicité des vecteurs qui composent nos milieux.

Enfin, la quatrième voie, que nous qualifions de décoloniale, partage avec l’écologie politique cette hypothèse lourde qui postule que la production du commun n’est pas le monopole de l’humain. Elle s’en distingue toutefois par une différence fondamentale : les points de vue décoloniaux ne considèrent pas que l’homme soit un vecteur du système parmi d’autres, précisément parce que cette figure historique et culturelle n’existe pas en dehors du monde colonial. Dans les cosmologies non modernes, l’humain se conçoit et s’expérimente comme une multiplicité agencée à d’autres multiplicités. Cela n’implique évidemment pas que l’individu, en tant que singularité, ne soit dans ces cultures qu’une pure illusion. Mais celui-ci se perçoit et agit depuis une intériorité tissée d’extériorité. Loin de représenter une unité étanche et autonome, la personne se voit et existe concrètement comme la manifestation des liens qui la composent. Pour elle, il n’est pas question de décentrage de l’humain, car cette entité ouverte n’est jamais envisagée comme une partie séparée de l’ensemble qui la constitue. C’est dans ce mode d’être et d’agir que réside aujourd’hui la radicalité de la position décoloniale. Celle-ci ne repose pas sur une opposition guerrière à l’Occident, mais bien sur l’expression en pure positivité de ce rapport au monde. Si la décolonisation implique effectivement une déconstruction des archétypes occidentaux, ces processus ne se structurent pas dans un projet strictement contre, mais dans des luttes pour l’émancipation, la justice sociale et écologique. "

 

" Dès lors, au nom de quoi résister ? Dans nos sociétés orphelines de la grande promesse émancipatrice, cette question devient éminemment centrale. S’il est plus que jamais nécessaire de passer à une véritable contre-offensive, celle-ci ne peut plus se constituer en un projet contre pour lequel vaincre l’ennemi est la raison suffisante. Cela serait une erreur fatale de reproduire les figures classiques de l’affrontement binaire et de la verticalité propres au mode d’émancipation occidental, qui ne font qu’entretenir le schéma colonial de domination. Dans un monde où les rapports de force apparaissent brouillés, cette résistance doit s’axer dans la création de nouveaux possibles, ici et maintenant, en renonçant à toute promesse métaphysique d’une justice finale. "

"Comme nous le verrons plus loin, l’invention de la race, comme toutes les autres grilles de classification coloniale, relève de cette supercherie qui consiste à isoler un élément réellement existant dans la multiplicité de la personne pour fabriquer une étiquette disciplinaire. "

"Individu du manque permanent et de l’incomplétude, le sujet moderne ne se saisit lui-même qu’en pur projet. "

"Notre époque voit ainsi la convergence de deux mouvements autonomes mais intriqués, qui redéfinissent les nouveaux contours de notre être au monde. D’une part, l’expérience sans cesse croissante et malheureuse pour les humains de la perte de leur capacité d’agir. La figure de l’homme destiné à prendre possession du réel éprouve au quotidien la tristesse de son impuissance face à un monde qui lui apparaît toujours plus obscur et chaotique. D’autre part, rien ne semble pouvoir arrêter le développement exponentiel du monde algorithmique et de ce que notre époque a mal nommé l’intelligence artificielle. À tel point que cette nouvelle dimension des hautes technologies paraît se comporter comme une nouvelle espèce en rivalité avec les autres et en particulier avec l’humain ."

"Précisons tout de suite que derrière l’hypocrisie du développement durable et de la croissance verte, l’Occident poursuit plus que jamais dans les pays dits « périphériques » ses programmes agressifs d’exploitation des ressources minières et agricoles par l’extractivisme et l’agriculture intensive. Une surexploitation aux conséquences écologiques tragiques et dont les bénéfices échappent toujours aux populations locales."

La page Miguel Benasayag sur Lieux-dits

Miguel Benasayag sur Radio-Univers



PETE FROMM
Indian Creek

Traduction de l'américain de Juliane Nivelt

"Après le départ des gardes, la tente que nous avions dressée me parut encore plus petite. Je me tenais devant elle, et un frisson que je croyais dû à une bourrasque me parcourut le cou. Allais-je vraiment vivre là-dedans désormais ? Serait-ce là mon foyer pour les sept mois à venir ? Seul, durant tout un hiver ? Je jetai un coup d’œil vers la rivière sinueuse, entre les parois sombres et accidentées du canyon qui découpaient déjà le soleil de ce milieu d’après-midi. Il n’y avait rien au-delà de ces murs de pierre et de verdure, si ce n’est les étendues sauvages de la Selway-Bitterroot, à l’infini. J’étais seul, au cœur même de la solitude. L’ombre envahit le canyon et je m’en éloignai rapidement pour rejoindre la lumière du soleil qui inondait la prairie. L’herbe m’arrivait aux genoux et bruissait sous mes pas, le vent faisait onduler les sapins immenses et les cèdres imposants qui dessinaient l’entrée de la clairière. Le doux murmure de la rivière embrassait ce tableau et produisait une quiétude insistante qui m’entourait comme un linceul. "


MICHAEL MAGEE
Retour à Belfast

Traduction de l'anglais de Paul Matthieu

" Et maintenant j’en étais là, coincé en plein centre-ville, sans argent ni aucun moyen de rentrer chez moi, à moins de marcher. J’aurais pu faire ça, marcher. Au lieu de quoi j’ai fermé les yeux et j’ai écouté le vent qui remuait les monceaux d’ordures entassées devant les portes. Quand je les ai rouverts, j’ai aperçu la Divis Tower, et derrière, la colline, comme une épaule dénudée sur le fond du ciel. "


PETE FROMM
Le lac de nulle part

Traduction de l'américain de Juliane Nivelt

" Il cale la hache sur l’extrémité de sa chaussure le temps d’avaler une autre gorgée. Puis il prend son élan, la main gauche au bout du manche, la main droite juste en dessous de la tête. Il abat la hache, sa main droite glisse vers le bas, le tranchant en acier se plante entre les nœuds. Les morceaux de pin tombent de part et d’autre du bloc. La tâche est agréable, de quoi apaiser son esprit tandis que le ciel, le monde disparaissent dans l’obscurité."


CORMAC McCARTHY
Méridien de sang

Traduction de l'américain de Francis Hirsch

"Voici l’enfant. Il est pâle et maigre, sa chemise de toile est mince et en lambeaux. Il tisonne le feu près de la souillarde. Dehors s’étendent des terres sombres retournées piquées de lambeaux de neige et plus sombres au loin des bois où s’abritent encore les derniers loups. Sa famille ce sont des tâcherons, fendeurs de bois et puiseurs d’eau, mais en vérité son père a été maître d’école. Il ne dessoûle jamais, il cite des poètes dont les noms sont maintenant oubliés. Le petit est accroupi devant le feu et l’observe."

"Toute la nuit des nappes d’éclairs sans origine palpitèrent à l’occident derrière les nuées d’orages nocturnes, muant le désert en jour bleuâtre, les montagnes sur cet horizon éphémère massives et noires et livides comme une terre d’un autre ordre dont la vraie géologie n’était point la pierre mais la peur. "

" Les chevaux foulaient d’un pas morne ce sol d’un autre monde et la terre circulaire roulait en silence au-dessous d’eux, tournant dans le vide plus vaste dans lequel ils étaient contenus. Dans l’impartiale sévérité de ce terrain tous les phénomènes accédaient à une étrange égalité et il n’était rien, pas une araignée pas un caillou pas un brin d’herbe, qui pût revendiquer la préséance. La clarté même de ces choses en démentait la familiarité, car l’œil présuppose l’ensemble à partir d’un signe ou d’un fragment et tout ici était pareillement lumineux ou pareillement enveloppé d’ombre et dans la démocratie optique de ces paysages toute préférence devient un caprice et un homme et un rocher acquièrent des liens de parenté insoupçonnés."


CATHY O'NEIL
Algorithmes. La bombe à retardement

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Sébastien Marty.

"Des modèles mathématiques mal conçus contrôlent aujourd’hui les moindres aspects de l’économie, depuis la publicité jusqu’à la gestion des établissements pénitentiaires. Ces ADM (Armes de Destruction Mathématique) partagent de nombreuses caractéristiques avec le modèle de valeur ajoutée qui a fait dérailler la carrière de Sarah Wysocki dans les écoles publiques de Washington. Opaques, jamais remises en cause et comptables de rien, elles opèrent sur une échelle qui leur permet de trier, de cibler ou d’«  optimiser  » des millions de personnes. En confondant leurs conclusions avec la réalité du terrain, la plupart génèrent des boucles de rétroaction néfastes."

"On voit ici que les modèles, malgré leur réputation d’impartialité, sont le reflet d’une idéologie et d’objectifs bien précis. "

"Les algorithmes deviendront dans les années à venir de plus en plus omniprésents. Nous devons exiger que les systèmes garantissant leur responsabilité se généralisent eux aussi. Commençons dès maintenant à bâtir un cadre, pour s’assurer à long terme que les algorithmes rendent des comptes. Posons comme base la démonstration de leur légalité, de leur équité et de leur ancrage factuel. Et continuons au fil du temps de préciser ce que ces critères signifient, en fonction du contexte. Ce sera un travail collectif, et nous aurons besoin d’autant d’avocats et de philosophes que d’ingénieurs."


STEPHEN MARKLEY
Le Déluge

Traduction de l'américain de Charles Recoursé

" Ces deux mots s’affichent derrière elle : ILS SAVAIENT. « “Ils”, ce sont les Carbon Majors, les cent plus grands pollueurs qui ont la responsabilité de plus de 70 % des émissions depuis les années 1980. Ils avaient des scientifiques en interne qui savaient ce qui allait se passer. Ils savaient qu’en continuant à brûler les réserves d’hydrocarbures, ils mettaient en danger l’avenir de l’humanité. Ils savaient, et ils ont continué à construire des plateformes pétrolières en tenant compte de la montée des eaux et de l’intensification des tempêtes. Ils savaient, et ils nous ont dit de nous concentrer sur nos comportements de consommateurs tout en nous enfermant dans des schémas d’hyperconsommation. Ils savaient, et ils ont nié et désinformé. Ils savaient, et ils n’ont rien changé ! Il n’y a pas d’autre façon de le dire : ils sont en train de commettre le crime le plus grave de l’histoire de l’humanité, et ils le savent. Ils le savent, et ils nous disent de nous occuper de notre putain d’empreinte carbone. "

""Bien sûr que si, c’est trop tard. C’est trop tard." Shane pleurait. L’humanité entière restait les bras ballants et regardait, abasourdie, le monde disparaître en se demandant si quelqu’un d’autre allait agir. Tous les cinq, ils étaient censés être l’étincelle décisive. Le dernier espoir. Elle distinguait à travers ses larmes les branches arachnéennes des arbres, un vent glacial soufflait dans ses yeux et elle eut à cet instant la certitude qu’ils se trouvaient à un terrible carrefour. "

"...un nouvel âge sombre point à l’horizon. Fanatismes religieux, factionnalisme ethnique et extrémisme politique finiront par engloutir la planète, et le pillage des ressources naturelles ne fera que s’accroître du fait des élites qui tenteront désespérément d’accumuler autant de capital que possible afin de se prémunir contre l’inévitable. Voilà peut-être pourquoi je demeure plus que pessimiste à l’endroit de l’élection à venir. Le recul brutal de la civilisation sera incarné dans le monde entier par des chefs de guerre en costume sur mesure, qui n’hésiteront pas à tuer pour accéder au pouvoir."


DAVID JOY
Les deux visages du monde

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Jean-Yves Cotté

" Lors des périodes de canicule, les truites se réfugiaient dans les trous les plus profonds et restaient au fond telles des pierres froides pour échapper à la chaleur de l’été. Il y avait encore d’imperceptibles mouvements quand les poissons se repositionnaient dans le courant, le repli délicat des nageoires leur permettant de demeurer immobiles, mais pour l’œil non averti, le ruisseau aurait pu paraître dépeuplé. Ernie le savait parfaitement quand, d’un mouvement tournant, il lança dans l’eau le contenu d’un gobelet en carton de nourriture pour truite. Les granulés ondulèrent tel un croissant à la surface et, tout à coup, le ruisseau bouillonna de poissons. Comme toujours, ce simple spectacle qui semblait tenir d’un miracle le remplit d’une joie immense."

La page David Joy sur Lieux-dits


DAVID JOY
Nos vies en flammes

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Fabrice Pointeau

" La pluie dégoulinait sur le pare-brise poussiéreux. Raymond Mathis serrait le volant entre ses mains, tentant de se rappeler s’il restait quoi que ce soit à prendre. La porte de sa maison était ouverte et depuis l’allée il savait qui s’était introduit chez lui. Le fait était que tout ce qui n’avait pas été solidement fixé était déjà parti. Ce qui se revendait facilement avait disparu en premier, et désormais le garçon volait tout ce qui semblait avoir la moindre valeur."




VALERIO VARESI
Le Fleuve des brumes, La Pension de la Via Saffi, Les ombres du Montelupo, Les Mains vides, Or, encens et poussière, La Maison du commandant, La Main de Dieu, Ce n'est qu'un début, commissaire Soneri, La stratégie du lézard
Traduction de l'italien de Florence Rigollet


Photographies de PASCAL GLAIS
avec des textes de MICHEL DUGUE

"La bâtisse du cellier paraît présider au déroulement des évènements. Sa toiture, ses pierres nous viennent d'un monde ancien, témoignent de ce qui fut; Est-ce un rêve que d'y croiser une lumière vieillie? Qelque chose - on ne sait trop quoi - nous parvient de si loin, bien avant que la durée ait déposé des rides, fomentée des obscurités comme les pliures d'un très vieux parchemin."

 

La page Michel Dugué sur Lieux-dits


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Temps réel

" Il arrive qu’on surprenne en haut d’une herbe un peu longue ou d’une tige un peu fine un insecte qui y a grimpé et qui la fait pencher légèrement : alors le regard se concentre sur cet infime point du monde où l’insecte en question s’est aventuré. Il me semble que ce non-événement pourrait servir d’allégorie à ce qui advient avec l’écriture d’un poème..."


"... La solution ne réside pas dans un équilibre qu’il faudrait trouver mais dans une oscillation, et donc quand même plutôt du côté de la tige que le vent fait bouger : oui, la hauteur du poème doit bien être comme celle, au ras du sol, que l’insecte a rejointe, sans qu’il puisse redescendre à moins de s’envoler. "

La page Jean-Christophe Bailly sur Lieux-dits

 


DON WINSLOW
La griffe du chien
Cartel
La frontière

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Jean Esch

Washington, DC
Novembre 2016

"En se réveillant le lendemain de l’élection, Keller se dit qu’il ne comprend plus son pays.
Nous ne sommes pas ce que je croyais, pense-t-il.
Nous ne sommes absolument pas ce que je croyais.
Il accomplit les rituels matinaux par automatisme. Il reste longtemps sous le jet brûlant de la douche, comme si celui-ci pouvait chasser son état dépressif (peine perdue), se rase, s’habille, puis descend pour préparer le café.
Ce qui le déprime le plus, c’est la perte d’un idéal, d’une identité, d’une image de ce qu’est ce pays. De ce qu’il était.
Car son pays a voté pour un raciste, un fasciste, un gangster, un être narcissique qui se pavane et fanfaronne. Un homme qui se vante d’agresser les femmes, qui se moque d’un handicapé, qui copine avec des dictateurs. Un menteur avéré.
C’est même pire que ça, évidemment. "


PETER ROBINSON
Le silence de Grace

Traduction de l'anglais de Esther Ménévis

"À 9 heures précises, le petit groupe entra sur les lieux de l’exécution, où attendaient déjà le directeur, le médecin, ainsi que deux témoins. Selon des témoignages recueillis plus tard, Grace se comporta jusqu’à la fin avec la plus grande dignité, sans jamais chanceler ni émettre aucun son, si l’on excepte un bref frisson et un soupir perceptible lorsqu’elle aperçut la corde pour la première fois. "


DON WINSLOW
La cité en flammes
La cité des rêves
La cité sous les cendres

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Jean Esch

"Du temps où Danny allait à l’école primaire, les professeurs organisaient des excursions au centre pénitentiaire pour flanquer la frousse aux enfants, mais généralement cela se révélait contre-productif, car de nombreux élèves en profitaient pour rendre visite à des membres de leur famille. "


VALERIO VARESI
Le Fleuve des brumes

Traduction de l'italien de Sarah Amrani

" Il ne verrait rien, car on ne pouvait absolument rien voir. Le coude de Luzzara est un boyau de la largeur d’un gros boudin. C’est là que l’attendait l’endroit le plus délicat, si la péniche était vraiment gouvernée par une main inexpérimentée qui aurait remplacé Tonna. Là le courant déporte à cause du fond. L’eau, indolente à la surface, prend son essor par le fond, dans les rainures du sable, et pousse vers la digue. Sans moteur, on s’enlise, à moins d’anticiper la manœuvre trois cents mètres avant en longeant la rive lombarde et en l’abordant au plus près. Sans expérience, la péniche se planterait contre la digue comme un piquet."


JULIEN LE MAUFF
L'empire de l'urgence
ou la fin de la politique

"Ce qu’il nous faut, me semble-t-il, c’est en effet interroger l’état d’urgence, non pas frontalement – ce qui nous ramène inlassablement à la question de son utilité – mais par en-dessous. Entreprendre un travail critique, c’est-à-dire débusquer la rationalité qui soutient l’urgence. Celle-ci domine notre quotidien, envahit tout, fragilise d’après certains l’État de droit. Mais ce même État, tel que nous le vivons au quotidien, n’est en vérité plus autre chose que l’institutionnalisation de l’urgence. Mode de gouvernement, de domination, l’urgence nous confine, elle interdit les manifestations, les protestations sociales, tout en autorisant à outrance les violences policières et les privations diverses. Elle ne parvient pas, dans le même temps, à empêcher les plus riches de contourner l’autorité de ces mêmes États, leurs dispositifs fiscaux par exemple, ou à éviter au monde entier de s’avancer, toujours plus vite, vers une catastrophe climatique à laquelle nous semblons désormais condamnés. Au fond, en posant la réponse aux circonstances urgentes comme seule fin de la politique, et en réduisant par la même occasion l’action des gouvernants au seul recours à l’exception (devenue technique majeure, sinon unique, de gouvernement), le règne impérieux de l’urgence entraîne et signifie la fin d’une certaine conception de la politique, comme art de gouverner et pouvoir d’agir sur le monde. "

" l’urgence ne consiste plus en la justification d’une simple tactique face à une ou plusieurs problématiques données, mais en une technique de gouvernement qui vaut pour tout et tend à remplacer, absorber ou dominer toutes les autres techniques de gouvernement, imposant finalement l’idée selon laquelle l’activité gouvernementale pourrait bien n’être plus rien d’autre que le traitement politique d’une urgence généralisée. Ce même mécanisme a acquis, depuis vingt ans, le caractère d’un impératif unique, tous domaines confondus, comme si l’activité gouvernementale ne pouvait et ne devait plus être autre chose qu’une réponse à l’urgence du moment. Aussi, l’urgence enferme-t-elle la politique tout entière – en tant qu’exercice du pouvoir – dans une tâche de gestion de l’urgence, c’est-à-dire de réaction aux accidents de l’histoire qui la font naître ou la renouvellent. Le corollaire en est qu’une question d’ordre politique n’est plus pertinente, pour celui qui exerce le pouvoir, que si elle présente quelque caractère urgent – ce caractère ne pouvant être généralement fixé que par le détenteur du pouvoir lui-même. "

" La force de l’urgence est ainsi d’absorber tout problème pour qu’il s’y conforme. Celui que l’on ne parvient pas à présenter comme urgent, à faire reconnaître comme tel – c’est-à-dire à rendre conforme aux règles de l’état d’urgence – se trouve de facto éliminé. "

"Ce qu’illustre à l’extrême l’exemple du Royaume-Uni se retrouve de façon évidente au sein de la plupart de nos « États de droit » contemporains. D’une part, l’état d’urgence doit pouvoir être déclaré plus souvent, face à des événements à la gravité de plus en plus discutable, pour parer à des troubles faisant peser un péril imminent, non plus sur l’ensemble de la communauté nationale ni sur la sécurité de ses citoyens, mais sur le fonctionnement d’un ordre politique, économique, ainsi que sur les intérêts d’une fraction de moins en moins représentative et de plus en plus privilégiée du corps collectif. Pour le Royaume-Uni comme pour la France, ces dispositifs sont d’ailleurs en premier lieu appliqués dans un contexte colonial, avant de voir leur usage étendu à l’encontre des mouvements populaires et syndicaux . De l’urgence en temps de guerre, on est ainsi passé, par étapes plus ou moins progressives, à un exercice garantissant le bon fonctionnement des secteurs économiques les plus puissants face aux protestations et revendications des mouvements ouvriers. D’autre part, les retouches graduellement apportées aux dispositions sur l’état d’urgence ont rendu les pouvoirs qu’il autorise non plus exceptionnels mais permanents, communs, tout en étendant les pouvoirs exceptionnels par de nouvelles possibilités, de nouvelles infractions autorisées à la loi."

 


"Au demeurant, l’état d’urgence n’instaure pas seulement des pouvoirs d’exception, mais aussi un climat d’impunité, qui favorise les excès et les abus de pouvoir de la part des détenteurs de toute autorité – policière par exemple – en les exonérant par avance de toute responsabilité particulière, et en entretenant une culture mêlant violence gratuite (voire récréative) et racisme quotidien au sein des forces de l’ordre."

" Cet exemple est aujourd’hui un cas d’école du renversement, désormais courant, de l’exposé des pratiques violentes du côté des citoyens. On l’observe couramment de nos jours, notamment avec la surexposition de phénomènes marginaux comme les « black blocs », par laquelle se trouve justifiée une répression exercée à l’encontre de toute manifestation, et de tous les manifestants. Désormais, comme l’expriment les sociologues Olivier Fillieule et Fabien Jobard, « le politique ne considère plus le moment manifestant comme celui d’un échange politique, mais comme l’occasion de mettre en scène le pouvoir face au désordre ». Cette mécanique permet ainsi, d’un côté, d’importer au cœur de manifestations pacifiques une violence le plus souvent volontairement excessive et outrepassant délibérément les pouvoirs normalement accordés aux forces de l’ordre ; de l’autre côté, et simultanément, elle sert à justifier ce recours à la violence par son excès même, supposé répondre à une cause hors norme de façon symétrique, c’est-à-dire par un ensemble d’actions à la fois hors-la-loi et exceptionnelles. "

" Massacre des Innocents", Pieter Bruegel l’Ancien, 1565, Kunsthistorisches Museum, Vienne.

"Déclarer l’urgence, c’est en effet suspendre la politique, la réduire à l’exercice du pouvoir, et réduire ce dernier à son tour à la seule action imposée par l’urgence. En cela, l’urgence signifie aussi le parachèvement de l’État."

 


MEGHA MAJUMDAR
Dans les flammes

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Emmanuelle Heurtebise

"Sa voiture file à travers les étals de légumes bâchés, les collines verdoyantes, les pitons rocheux et les rivières asséchées d’où affleurent les fonds sableux. Il sourit aux curieux qui toquent à sa vitre teintée, descend pour aller saluer sur leurs porches les anciens aux visages fripés par des décennies de soleil. Il agite les mains, délivre ses discours sous les banderoles de bienvenue suspendues aux arbres. » (de « Dans les flammes (Romans étrangers) » par Megha Majumdar)


LIAM McILVANNEY
Le Quaker
Retour de flamme
Traduction de l'anglais (Ecosse) de David Fauquemberg


BERTRAND VAILLANT
L'amibe et la machine

Raymond Ruyer philosophe de la vie


" ​Qu’est-ce qu’un aigle ? C’est une forme vivante plastique qui, au cours de millions d’années, s’est donné des ailes puissantes, un bec acéré, des yeux perçants pour mieux se couler dans un certain style de vie, une certaine manière de pourvoir à ses besoins. Dans chaque œuf, à chaque génération, une cellule indifférenciée doit à nouveau se différencier, s’étendre et se solidifier en plume, corne, chair, os, sans cesser de former un corps unifié, un aigle, avec tout son cycle de vie et sa mélodie comportementale propre. Chaque organe joue son rôle, mais chaque organe peut dysfonctionner, être blessé ou malade, et causer la perte du tout. La vie est cette activité de différenciation dans l’unité, dans laquelle l’unité est en même temps menacée par la différenciation, lorsque celle-ci se fait spécialisation et mécanisation."

"​Le statut de l’amibe ou du protozoaire comme paradigme est ici clairement visible : il y a univocité de la vie depuis la cellule la plus primitive jusqu’au cerveau le plus complexe, ses caractères principaux restant inchangés. Il n’y a aucune différence essentielle entre une amibe isolée, une colonie d’amibes sociales du genre Dictyostelium et le réseau de neurones d’un cortex ou d’un système nerveux. Le système nerveux le plus complexe ne fait en réalité que préserver les propriétés fondamentales de la vie consciente dans l’organisme. Il ne faut pas se contenter de dire que l’amibe aussi est consciente, mais il faut dire qu’elle l’est d’abord, et que le cerveau n’est conscient que parce qu’il est fait de telles cellules, et que les cellules nerveuses seules ont gardé la spontanéité et la plasticité des protozoaires, au contraire des cellules spécialisées et rigidifiées."

" La vie sociale moderne est conçue, dans la continuité de la complexification des vivants, comme un progrès dans l’organisation technique mêlé d’une régression dans l’ordre de l’intelligence et de la capacité d’adaptation. ​Nous retrouvons donc la même tension dans la philosophie sociale que dans la philosophie du vivant : Ruyer est hanté par l’idée d’un monde éclaté, dépourvu d’harmonie et de sens, pulvérisé en éléments identiques. Mais en même temps il cherche à faire une philosophie de l’individu, celui-ci étant précisément conçu comme agent réalisateur de sens. Le collectif au contraire est toujours une foule, avec ses organisations mécaniques. "


"« Le "je" de l'homme que je suis, centre d'activités sensées, peut-il s'isoler, se poser dans le vide, enfant trouvé métaphysique ? » Assurément non, pour le philosophe Raymond Ruyer (1902-1987) : la conscience humaine ne saurait être comprise que comme un cas particulier de l'activité commune à tous les vivants, voire à tout être véritable. Pour Ruyer, toutes les explications mécanistes de l'émergence de la conscience à partir d'une matière inerte ont échoué, il est donc temps de rompre tant avec le dualisme qu'avec le matérialisme mécaniste, pour repenser ensemble et radicalement la conscience, la vie et la matière. Au milieu du XXe siècle, il élabore ainsi une philosophie panpsychiste et finaliste qui fait de la conscience « l'étoffe même du monde ». S'appuyant sur une connaissance solide des sciences de son temps, de l'embryologie à la cybernétique, il s'efforce de montrer que cette version renouvelée du finalisme, inscrite dans la filiation de Leibniz, Schopenhauer, Bergson ou encore Whitehead, correspond bien mieux que le mécanisme à notre connaissance de la vie. Ce faisant, il développe une pensée originale, à l'audace métaphysique certaine, dont les intuitions donnent à voir ce que l'attention au vivant fait aux catégories classiques de la philosophie, et combien elle nous force à les refonder. Ce livre se penche sur les méthodes, les sources et les arguments de la théorie ruyérienne du vivant. Il s'efforce de mettre en évidence ses forces et ses faiblesses, voire ses dangers, quand elle prétend appliquer la « psycho-biologie » à des questions morales, sociales et politiques."


ALAN PARKS
Janvier noir
L'enfant de février
Bobby Mars
Les morts d'avril
Joli mois de mai

Traduction de l'anglais (Ecosse) de Olivier Deparis


MARK BRAY
L'antifascisme

Le fascisme n’a pas gagné les hautes sphères du pouvoir en enfonçant les portes, il a poliment convaincu le gardien de les ouvrir. "

" Le fascisme de l’entre-deux-guerres s’est surtout répandu parmi les classes moyennes, soutenu par les classes supérieures, mais cette idéologie a aussi reçu le soutien de la classe ouvrière — ce que les marxistes n’ont compris que tardivement. "


CHARLES BAUDELAIRE
Les Fleurs du Mal

SPLEEN

"Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous fait un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide,
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’horribles araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout-à-coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

— Et d’anciens corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; et, l’Espoir
Pleurant comme un vaincu, l’Angoisse despotique
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir."



Outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs... Il y a cent cinquante ans, le 20 août 1857, Baudelaire était condamné pour son recueil Les Fleurs du mal . Six des poèmes restèrent interdits jusqu'en... 1949


EDUARDO GALEANO
Sens dessus dessous

L'école du monde à l'envers

Illustrations de José Guadalupe Posada
Traduction de l’espagnol (Uruguay) par Lydia Ben Ytzhak

Ce livre de Galeano décrit l’avènement du capitalisme radical et ses manifestations, au crépuscule du XXe siècle : dévastation de la planète, pullulement des haines sexiste et raciste, exacerbation des injustices et abrutissement généralisé. Construit comme un manuel scolaire à ne surtout pas suivre, il s’adresse avec une ironie douce-amère aux cancres de l’école de ce monde à l’envers, à ceux qui refusent de devenir les bons élèves d’un système qui promeut le crime, le mensonge, le mépris et l’amnésie.

" Jour après jour, on refuse aux enfants le droit d’être des enfants. Les faits, qui se rient de ce droit, nous servent leurs leçons au quotidien. Le monde traite les enfants riches comme s’ils étaient de l’argent, pour qu’ils s’habituent à agir comme l’argent agit. Le monde traite les enfants pauvres comme s’ils étaient des ordures, pour qu’ils se transforment en ordures. Et ceux du milieu, les enfants qui ne sont ni riches ni pauvres, il les tient attachés au pied du téléviseur, pour que très tôt ils acceptent la vie en cage comme destin. Les enfants qui parviennent à être des enfants doivent avoir une bonne dose de magie et beaucoup de chance. "

"Cette classe moyenne asphyxiée par les dettes et paralysée par la panique élève ses enfants dans la panique. Panique de vivre, panique de tomber: panique de perdre son travail, sa voiture, sa maison, ses biens, panique de ne pas arriver à avoir ce qu’il faut avoir pour arriver à être. Dans l’acclamation collective pour la sécurité publique, menacée par les monstres du délit qui la guettent, la classe moyenne est celle qui crie le plus fort. Elle défend l’ordre comme si elle en était la propriétaire alors qu’elle n’est rien de plus qu’une locataire, écrasée par le prix du loyer et par la menace d’expulsion. "

" Le délit s’est démocratisé, et se retrouve à la portée de n’importe qui: beaucoup l’exercent, tous le subissent. Un tel danger constitue la source la plus féconde d’inspiration pour les politiques et les journalistes qui, à grands cris, exigent une main de fer et la peine de mort; elle contribue aussi au succès civil de quelques chefs militaires. La panique collective, qui identifie la démocratie au chaos et à l’insécurité est une des explications possibles du succès des campagnes politiques de certains généraux latino-américains. Il y a encore quelques années, ces militaires dirigeaient des dictatures sanglantes ou y participaient en tant qu’acteurs de premier plan, mais par la suite ils se sont lancés dans la lutte démocratique avec un surprenant écho populaire. "

La page Eduardo Galeano sur Lieux-dits


JUAN CARLOS ONETTI
Les Bas-Fonds du rêve
 
Traduction de l'espagnol (Uruguay) de Laure Guille-Bataillon, Abel Gerschenfeld et Claude Couffon

"Malgré les années, les modes et la démographie, les habitants de la ville étaient toujours les mêmes. Timorés et vaniteux, obligés de juger pour se donner confiance, et jugeant toujours par envie ou par peur. Le plus clair à dire sur eux était qu'ils étaient dépourvus de joie et de spontanéité, qu'ils ne pouvaient être que des amis tièdes, des ivrognes agressifs, des femmes qui ne cherchaient que la sécurité et étaient interchangeables comme des jumelles, des hommes frustrés et solitaires. Je parle des Sanmariniens ; peut-être les voyageurs ont-ils aussi constaté que la fraternité humaine est, dans les circonstances défavorables, une vérité décevante et étonnante."

"Le gardien du cimetière avait une matraque inutile qui pendait à son bras. Il sortit dans la rue et regarda des deux côtés. Moi je fumais, assis sur une pierre ; les deux types en bras de chemise se taisaient, adossés au mur, les bras ballants, les mains dans les poches ou dans la ceinture du pantalon. Exactement ça : un cactus, le mur du cimetière en pierres sèches, un mugissement répété sur le fond invisible de l’après-midi ; et l’été encore indécis avec son soleil blanc et tâtonnant, le bourdonnement des mouches, l’odeur d’essence qui me venait de la voiture, indolente ; l’été, la sueur comme de la rosée, la paresse. Le vieux toussa à ma place et finit par émettre quelques jurons. Alors je me levai pour me détendre, j’aperçus le chemin dénudé, je regardai sur ma gauche et j’esquissai lentement une grimace de haine et de méfiance. "

La page Juan Carlos Onetti sur Lieux-dits

 


DAVIDE LONGO
L'affaire Bramard
Les jeunes fauves

Traduction de l'italien de Marianne Faurobert

"— On ne passe pas.
Arcadipane ôte la cigarette de sa bouche et toise la silhouette massive qui lui barre la route, sous son ciré jaune. Deux têtes de plus que lui, malgré ses bottes enfoncées dans la boue.
— Et pourquoi ?
L’homme réfléchit. Une réflexion brouillonne qui laisse à Arcadipane le temps d’apprécier son nez plié à droite par une vieille fracture, ses pommettes slaves et son haleine pas tout à fait déplaisante, chargée d’anis et de tabac. Le tout âgé de trente ou de trente-cinq ans."


JAMES LEE BURKE
Un autre éden

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Christophe Mercier

– Tu ne penses pas à cette serveuse, non ? » dit Spud.
Tous deux avaient un large sourire.
« Je ne me souviens pas de ce à quoi je pensais, répondis-je.
– Exact, dit Spud. Le pasteur de notre église appelait ça des pensées impures.
C’est le même pasteur qui m’a baptisé en me plongeant dans la Cumberland River, et il était tellement ivre qu’il m’a laissé filer dans le courant. C’est une femme noire au milieu des joncs qui m’a repêché avec un filet à poissons. Et c’est pas un mensonge.
– Tu es un autre Moïse ? dis-je.
– Je suis content que tu aies compris ça, dit-il. Nous, les Caudills, on a des amis haut placés."


JAMES LEE BURKE
Les jaloux

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Christophe Mercier

" Il y eut une époque de ma vie où, sans savoir pourquoi, je m’éveillais chaque matin envahi par la peur et l’anxiété. Pour moi, la peur était un fait acquis dont je tenais compte au cours de ma journée, comme un gravillon qui ne quitte jamais votre soulier. Rétrospectivement, un adulte pourrait appeler ça une forme de courage. Si tel est le cas, ce n’était pas très drôle. "


JAMES LEE BURKE
La maison du soleil levant

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Christophe Mercier

"Elle s’appelait Ruby Dansen. On racontait que ses parents venaient d’Amsterdam, et qu’ils étaient morts dans l’incendie d’un cirque, allumé par sa mère. D’autres disaient qu’elle était une enfant trouvée abandonnée dans un carton à chaussures sur un trottoir de Houston. Hackberry la rencontra en 1890, lors d’une réunion de Texas Rangers, dans un hôtel de luxe de Galveston Island, où un membre du Congrès ivre essayait de la peloter, et elle lui avait jeté une tarte aux cerises au visage. "


ANSELM JAPPE
La société autophage

" Depuis quelque temps, l’impression prédomine que la société capitaliste est entraînée dans une dérive suicidaire que personne ne veut consciemment mais à laquelle tout un chacun contribue. Destruction des structures économiques qui assurent la reproduction des membres de la société, destruction des liens sociaux, destruction de la diversité culturelle, des traditions et des langues, destruction des fondements naturels de la vie : ce que l’on constate partout, ce n’est pas seulement la fin de certains modes de vie pour passer à d’autres – « destructions créatrices » dont l’histoire de l’humanité serait pleine –, c’est plutôt une série de catastrophes à tous les niveaux et à l’échelle planétaire, qui semblent menacer la survie même de l’humanité, ou au moins la continuation d’une très grande partie de ce qui a donné un sens à l’« aventure humaine », pour replonger les humains à l’état d’« amphibies ». "

"Le système capitaliste est entré dans une crise grave. Cette crise n’est pas seulement cyclique, mais finale : non dans le sens d’un écroulement imminent, mais comme délitement d’un système pluriséculaire. Ce n’est pas la prophétie d’un événement futur, mais le constat d’un processus devenu visible au début des années 1970 et dont les racines remontent à l’origine même du capitalisme.
Nous n’assistons pas au passage à un autre régime d’accumulation (comme ce fut le cas avec le fordisme), ni à l’avènement de nouvelles technologies (comme ce fut le cas avec l’automobile), ni à un déplacement du centre de gravité vers d’autres régions du monde, mais à l’épuisement de la source même du capitalisme : la transformation du travail vivant en valeur."

La page Anselm Jappe sur Lieux-dits


THIERRY SIMONELLI
GÜNTHER ANDERS
De la désuétude de l'homme

"Toute philosophie jusqu’à présent, jusqu’à Adorno, part de l’évidence de la pérennité du monde. Pour la première fois, nous ne savons plus si ce monde, dans lequel nous vivons, continuera d’exister. Auparavant, chaque mort avait eu lieu dans le monde et chaque époque dans l’histoire continue. Ce type de mort est désormais mort. Parce que désormais, nous devons tenir compte de la mort du monde ou de l’histoire même. "

"Cela peut paraître paradoxal, mais l’imagination est la perception d’aujourd’hui ; nous ne connaissons la situation actuelle que si nous pouvons nous imaginer le possible."

"Ainsi, le danger que représente la télévision ne consiste pas dans le fait de produire du divertissement ou d’être un outil de divertissement. Il naît de la transformation du monde en divertissement. Le monde lui-même se présente comme matière à divertissement."

La page Günter Anders sur Lieux-dits


SARA VALLEFUOCO
Noir d'encre

Traduction de l'italien de Serge Quadruppani

"Serra, mardi 4 juillet 1899
À la frontière matinale de l’insomnie qui, depuis dix jours, affecte le poste des Carabiniers royaux de Serra, quelqu’un va et vient dans le couloir en faisant claquer ses talons sans se décider à frapper ni à s’en aller. Les nerfs maintenant à vif, Ghibaudo se lève pour ne pas devenir fou.
– Carabinier Sgrelli, qu’est-ce qu’il y a ? lance-t-il en ouvrant la porte à la volée.
Angelico Sgrelli, blond normand de Sicile, n’a jamais été aussi jeune. Un enfant aux joues lisses.
– Vice-brigadier ! lance-t-il en claquant des talons. Le garçon des réverbères demande l’adjudant Audisio pour rapporter la nouvelle d’un vol. Ça pourrait être du sérieux.
Il l’a dit tout d’une traite et on comprend qu’il voudrait disparaître, s’effacer, à la limite se liquéfier sous la semelle des chaussures qu’il ne cesse de fixer. "


 

DAVI KOPENAWA
BRUCE ALBERT
La chute du ciel

" La pensée est enrichie par un dialogue avec l’autre. Mais pour qu’il y ait dialogue, il faut qu’il y ait respect des cultures, expression dans un autre contexte d’un long cheminement. « Le respect de l’autre est la condition de survie de chacun », nous rappelle Claude Lévi-Strauss. Une science sans conscience, dominée par les forces de l’argent, et une raison froide s’interdisant toute spiritualité conduisent l’Occident à la régression et à la destruction de notre planète. "
" Avant de juger, le lecteur devrait écouter Davi Kopenawa qui, pour son salut et le nôtre, fait entendre un dernier cri de douleur. Avec la destruction de l’Amazonie, les hommes se rapprochent peut-être de la fin du monde ou, comme le dit encore Davi Kopenawa, du début de la « chute du ciel ». Juste, le commencement du commencement. « Qu’est-ce que l’éducation ? » s’interrogeait Jean-Jacques Rousseau. « Apprendre à mieux vivre. » Davi Kopenawa, philosophe yanomami et grand avocat de l’écologie, est un des maîtres que nous attendions." Jean MALAURIE


ARTO PAASILINNA
Le potager des malfaiteurs ayant échappé à la pendaison

Traduction du finnois de Anne Colin du Terrail

" Belle bâtisse ! L’inspecteur principal de la Sécurité nationale finlandaise Jalmari Jyllänketo laissa courir son regard sur le fier kolkhoze de l’Étang aux Rennes, construit dans les années cinquante dans le canton lapon de Turtola. Le bâtiment principal, haut de deux étages, long de trente mètres et large de près de quinze, était peint en rouge comme toute Maison du Prolétariat. Les cornières et les encadrements de fenêtre étaient blancs, les portes noires."


JOSE CARLOS SOMOZA
Etude en noir

Traduction de l’espagnol (Espagne) par Marianne Millon

" Mais son regard me paralysa.
L’œil droit était d’un bleu presque délavé, tel un aquarium vide. En me penchant un peu, je constatai que cela provenait de son énorme iris, qui remplissait presque toute la conjonctive. En revanche, l’iris gauche était assiégé par un buisson de ronces épaisses formant un dessin qui, s’il ne s’était pas agi d’un œil, aurait pu être simplement beau.
Un œil bleu, l’autre rouge. "

" J’éprouve une terreur naturelle envers la police, presque semblable à celle que j’éprouve devant les malfaiteurs, car avec ces derniers, on peut toujours recourir à la police."


ERRI DE LUCA
Les règles du Mikado
Traduction de l'italien par Danièle Valin

"—J'étais apprenti à ton âge.
À la mort de mon père, j’ai commencé à travailler après l’école. Ma mère connaissait un horloger qui m’a pris dans sa boutique.
J’ai tout de suite été habile de mes doigts.
J’ai commencé à réparer les réveils, les mécanismes les plus gros, puis je suis passé aux montres.
J’aimais démonter, nettoyer.
Elles tombent en panne à cause de la poussière qui arrive quand même à entrer. La poussière dérègle les montres parce qu’elle veut être celle qui mesure le temps.
— Comment ça ? Je n’ai pas compris.
— Ça ne fait rien. Il existe une lutte ancienne entre la poussière et les montres, à qui mesurera le mieux le temps. C’est la poussière qui gagne, elle est plus ancienne."

"— C’est comment d’être vieux ?
— C’est quand on te parle et qu’on glisse le mot « encore ». Vous travaillez encore ? Vous campez encore, vous faites encore ça et ça ? Alors mon mot préféré est devenu « encore ». Si on me demande comment je vais, je réponds : « Encore, je suis encore là. » Et puis être vieux c’est comme bivouaquer tout en haut du bois, là où les arbres sont moins denses et où il y a plus de lumière. "

" Par tempérament, je suis enclin à croire aux histoires. Cela me permet de m’identifier à celui qui est en face de moi. J’évite la pénible méfiance. Je crois jusqu’à preuve contraire. Puis je retire le crédit accordé et je mets un terme au rapport, comme je laisse tomber un livre dont l’intrigue trop élaborée ou incongrue me rebute.
Quand je lis, je sens parfois la main de l’écrivain qui se trompe et fait bouger les bâtonnets du Mikado en équilibre délicat. Cette erreur interrompt l’entente dans le jeu entre celui qui lit et celui qui a écrit. "

La page Erri De Luca sur lieux-dits


JORDAN HARPER
La place du mort

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Clément Baude

"Craig Hollington, dit le Fou, pensionnaire à vie de la prison de Pelican Bay, chef du gang de prisonniers connu sous le nom de Force aryenne, soit de tous les Blancs véreux de Californie, passait sa vie dans une cellule de sécurité maximale éclairée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il n’avait pas le droit de posséder d’objet plus solide qu’un coton-tige. Deux fois par semaine, on déplaçait sa cabine de douche devant sa cellule pour l’empêcher de voir les autres prisonniers. "


JORDAN HARPER
Le dernier roi de Californie

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Laure Manceau

"Ils mangent. Ils disent des conneries. Trent et Tyson racontent une histoire de beuverie, et comme d’habitude leurs mots se chevauchent – ils ont chacun un cerveau, mais il y a tellement d’échos entre eux, tant de temps et d’expériences partagés que souvent leurs pensées se superposent, ainsi que leurs voix. Ils se marrent. Tout le monde se marre. Elle ne rit jamais d’aussi bon cœur que lors de ces grandes réunions."


BOB KAUFMAN
Des solitudes peuplées d'abandon

" Mille saxophones infiltrent la ville,
Chacun avec un homme à l’intérieur,
Cachés dans des étuis ordinaires
Portant l’étiquette FRAGILE.

Une flotte de trompettes fait tomber ses croches,
A l’intérieur de l’extérieur.

Dix vagues de trombones approchent de la ville
Sous un camouflage bleu
De nuages néo-classiques de fin d’automne. "


FABRICE CAPIZZANO
Le Ventre de la péniche

"—Rappelle-lui bien s’il te plaît que l’obéissance n’est pas une fatalité, c’est un choix, comme la lâcheté, personne n’est fait pour rentrer dans les cases, personne, on n’est pas nés pour être carrés, on est là pour casser les angles et faire des ronds dans l’eau.

— Oui Gladys, mais, je t’en prie ma belle, respire lentement. "

 


JOËL BASTARD
Filumena

"Stefanu nous a écrit trois mots. C’est difficile pour lui d’écrire en français et personne ici n’écrit notre langue. Il n’est pas allé à l’école très longtemps lui non plus. On parle tous le français bien entendu, mais, heureusement, on parle surtout notre langue. Les objets dans notre langue sont plus réels, tu vois, je le sens au fond de moi. Ils ont du physique. Un bâton dans notre langue, on le tient mieux dans la main. "

 

La page Joël Bastard sur Lieux-dits


ALAIN DAMASIO
Vallée du silicium

"Bientôt, je me dis, bientôt on ne bougera même plus. À cause des pandémies montées en sauce et en panique ; à cause de l’insécurité que ce système nourrit à force de nous surprotéger. Nous ne bougerons plus pour de nobles motifs écologiques, ou encore par peur de rencontrer le corps de l’autre, cette sublime étrangeté. Ou tout simplement par flemme et par facilité. On ne travaillera plus qu’à la maison — pour ceux qui auront la chance d’en avoir une. Le cocon aura achevé de se refermer. "

"Je vais attaquer sans ambages : passer une frontière aujourd’hui, même pour des touristes apparemment « bienvenues », constitue une épreuve. Je ne veux pas comparer ça avec la situation des migrantes, ce serait obscène, tant la furie des frontières et la férocité « civilisée » des nanties que nous sommes tuent des êtres qui pourtant fuient, de toute évidence, une existence atroce devenue impossible dans leur pays.
Parce qu’elles sont traquées, parce que les bombes tombent, parce qu’un pouvoir les a décrétées opposantes politiques ou religieuses, ou qu’elles ont juste eu la malchance tragique de naître en Érythrée ou de vivre en Syrie sous Bachar el-Assad, ou plus récemment dans une Ukraine envahie par la Poutinie délirante, elles n’ont aucun autre choix que migrer. Ne rien comparer non plus à Gaza, où l’on touche au stade terminal : celle de la migration forcée sans échappatoire possible, la « déportation intérieure » au cœur d’une prison à ciel fermé où, assoiffées et écrasées par Tsahal, les Palestiniennes fuient d’un coin à l’autre d’un camp urbain bombardé en continu, en espérant juste survivre.
Pas de comparaison, aucune, mais une raison immunitaire et sécuritaire commune cependant, pour qui sait décrypter. Ce que font les États-Unis à la frontière mexicaine, ce que fait Israël en Cisjordanie, ce que fait Orbán en Hongrie ou Meloni dans les ports italiens, pour ne prendre que quelques exemples, incarne la version accomplie, hystérique et fasciste du contrôle optimal des corps circulants que nous endurons pour notre part dans nos aéroports en mode placebo. « Pour de rire », dirait-on mais avec une même logique maniaque dont on pressent bien qu’à la moindre tension, elle se déploiera dans toute sa cruauté allophobe : tout corps ou culture étrangère au système aura vocation à être purgée. Voilà pourquoi s’attacher à ce qu’ils nous font, en toute « normalité », pour un banal voyage, mérite une attention fine. "

"Il y a des gens capables de dissoudre tes cloisons et d’effacer les frontières entre toi et toi davantage encore qu’entre toi et les autres."

"Gregory Renard, fort d’une approche très personnelle, conçoit le livre comme une prison qui enferme le savoir dans son bloc de papier tandis que la liquidité des connaissances libérées sur le réseau lui semble davantage garante d’un accès démocratisé à l’information."

" L’école éduque aujourd’hui moins nos enfants, j’en suis persuadé, qu’ils ne se construisent à travers les modèles de la technoculture."

" Je ne critique pas la technologie qu’on nous offre parce qu’elle serait inerte ou stupide, non responsive ou robotisante. Je la critique parce qu’elle nous dévitalise en nous donnant l’illusion de faire plus de choses… qu’on fait pourtant moins bien. Je la critique parce que j’ai la conviction que ce qui a forgé la noblesse de notre humanité a tenu à cette confrontation constante (que nous n’avions jamais esquivée jusqu’à peu) avec l’altérité : l’altérité du minéral et des formes de vie, si multiples, celle de l’étranger qu’on apprivoise et du phénomène inconnu qu’on va finir par décrypter, l’altérité radicale de la mort, du dehors et de l’incompréhensible. Pour Sapiens, l’espace fertile n’est ni l’intérieur, ni l’extérieur : il est cette lisière tremblée où l’on s’élève en se confrontant à ce qui n’est pas nous et que j’aime à appeler : l’altérieur. "

La page Alain Damasio sur Lieux-dits


Les Soulèvements de la terre
Premières secousses

"Contrairement aux défilés revendicatifs sans réponse qui font augmenter la résignation, nous voulons repartir d'une manifestation avec le sentiment que quelque chose a changé : une terre a été protégée, une infrastructure toxique obstruée."

"Toute mobilisation des Soulèvements de la terre inclut au moins une de ces trois formes d'interventions :
• le blocage, c'est-à-dire la suspension plus ou moins longue d'une infrastructure responsable du ravage écologique et des flux dont elle dépend. Empêcher l'accès à un site industriel, stopper un chantier, rendre muette une bretelle autoroutière.
• le désarmement, c'est-à-dire la mise en pièces d'infrastructures ou chantiers qui accélèrent la catastrophe en cours.
• l'occupation de terres, c'est-à-dire le fait d'investir des zones humides, prairies, forêts ou terres agricoles menacées. Elles peuvent prendre la forme de mises en culture, d'installations de lieux de vie, de jeux, de production, d'organisation, d'habitations ou de fermes paysannes."

«Est-ce là vraiment l'esprit du siècle?[...] Chaque acte de destruction, de sabotage rejaillit en moi comme un signe de solidarité de classe. » Antonio Negri, Domination et sabotage

 


"Les Soulèvements relèvent de la coalition, du mouvement, tout autant que de l'organisation partisane, sans jamais y correspondre tout à fait. Ils piochent dans leurs forces respectives pour tenter de dépasser les limites de chacune de ces formes ; la multiplicité de la coalition et le risque d'une simple juxtaposition ; la fluidité du mouvement et son adéquation aux situations mais aussi son caractère éphémère et lâche ; la fiabilité, la durée et les moyens d'une organisation et l'écueil de ses scléroses.
Nous sommes une coalition parce que nous réunissons un ensemble d'organisations et de collectifs préexistants qui maintiennent leur autonomie et leur existence propre.
Nous sommes un mouvement parce qu'orientés vers l'action et ouverts à des formes de ralliements massifs et d'agrégations informelles.
Nous sommes une organisation parce que décidé es à nous doter de structures propres, durables et d'espaces de décisions réactifs.
L'assemblée inaugurale s'est fixé une ambition démesurée - fonder un mouvement qui change réellement la donne sur les enjeux d'accaparement et d'artificialisation des terres -tout en se donnant pour principe d'en éprouver pas à pas la possibilité. Nous avons choisi une forme ouverte et volontairement inachevée, qui laisse la possibilité de muter à mesure que de nouveaux horizons se dessinaient."


EUGENIA ALMEIDA
La casse

Traduction de l’espagnol (Argentine) de Lise Belperron

"– Ils ont fait les jeunes coqs. Ils l’ont joué solo. Comme si c’était eux les patrons. Dis-moi. Dis-moi, toi, ce que j’aurais dû faire. Deux petits cons qui se bourrent la gueule et qui tout à coup ont envie de foutre la merde. Comme ça, pour rien. Qui sortent avec toute l’artillerie, en plus. Et qui tuent. Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? J’ai pensé que c’était la meilleure solution. On ne pouvait pas les laisser courir. Ça aurait pu donner des idées aux autres. C’était une provocation. Moi, je n’ai fait que te protéger. "


JUKI ZEH
La fille sans qualités

Traduction de l'allemand de Brigitte Hébert et Jean-Claude Colbus

" Il se mit à parler de Robert Musil, de Vienne telle qu’elle était à l’aube du siècle dernier, de l’épanouissement de la modernité. Il parla de la décomposition imminente qu’amènerait la Première Guerre mondiale, à laquelle nul ne croyait, que nul n’avait prévue, et qui pourtant, telle une tempête de sable, avait tout emporté. Il parla de la perte de la foi, de l’effritement des valeurs, de l’anarchie d’un esprit déchaîné et de la quête frénétique de cette chose, qu’à une époque depuis longtemps révolue on avait baptisée “âme”. Il expliqua le talent exceptionnel de Musil, son oreille absolue pour les mots, qui lui permettait de transposer immédiatement le monde en langage, avec autant de justesse et de légèreté que si le résultat n’était pas dû au travail, mais à la seule inspiration. "


 

CELIA IZOARD
La Ruée minière au XXIe siècle: Enquête sur les métaux à l'ère de la transition

"La pollution minière est irréversible et, pour nos échelles de temps, presque éternelle. Il n’est pas possible de décontaminer, car il n’existe pas de procédé permettant de neutraliser ces poisons que sont le mercure, le plomb ou l’arsenic. Comme pour la radioactivité, « décontaminer » signifie déplacer la pollution."

"Pour tenter de limiter les émissions carbone à l’origine du réchauffement, a été programmée une amplification sans précédent de l’activité minière afin de fournir, entre autres, les matières premières des technologies bas carbone : cuivre pour l’électrification, cobalt, lithium, graphite, manganèse et nickel pour les batteries, platine pour les électrolyseurs, etc. Considérée sous l’angle de la consommation de métaux, cette transition est une contradiction dans les termes. Pour sauver la planète, un coup d’accélérateur historique a été donné à l’une des industries les plus énergivores et toxiques que l’on connaisse."

" La ruée minière supposée limiter le réchauffement planétaire n’aggrave-t-elle pas le chaos climatique ? Ne va-t-elle pas démultiplier les conséquences catastrophiques des activités extractives : pollution des eaux, destruction de la biodiversité et des conditions de subsistance des populations, accumulation de déchets toxiques ? Sans compter un problème essentiel : les mines consomment de plus en plus d’eau dans des régions toujours plus menacées de sécheresse."

" Peut-on continuer à dénoncer l’extraction de ressources fossiles émettrices de CO2 sans remettre en cause l’extractivisme auquel les élites ont si précairement suspendu le sort de l’humanité ? "

 


"Par quel prodige pourraient-ils ne plus émettre de gaz à effet de serre d'ici à 2050?
Ce miracle porte le nom de « transition ». La transition telle qu’elle est aujourd’hui portée par les élites, de la Banque mondiale à l’Agence internationale de l’énergie, de Washington à Bruxelles et du Kremlin à Pékin, consiste à démontrer qu’on peut résoudre le problème du réchauffement climatique sans toucher à la production, à la croissance. Le problème a été transformé en substitution énergétique. Il suffirait de remplacer le pétrole et le charbon par des « technologies bas carbone » : photovoltaïque, éoliennes, nucléaire – pour faire fonctionner des véhicules électriques, des usines et des data centers, pour produire de l’hydrogène par électrolyse afin de faire tourner des camions, des avions, des yachts, des containers, des cimenteries, etc .
Ce projet désormais consensuel parmi les classes dirigeantes peut être commenté de diverses manières. On pourrait objecter que ladite transition fait l’impasse sur le phénomène plus général de l’intoxication, non moins massif et décisif pour l’avenir que le réchauffement climatique : maintenir cette production d’infrastructures et de biens de consommation implique de continuer à disperser des polluants chimiques qui empoisonnent l’air, les cours d’eau, les sols et les nappes phréatiques, menaçant toujours plus la possibilité de vivre en bonne santé, de trouver de l’eau potable et de cultiver la terre, là encore de façon très inégalement répartie selon les régions et les classes sociales. "

"En d’autres termes, comme le souligne le géologue Olivier Vidal, on s’apprête à extraire en trente ans autant que métaux qu’on en a extrait depuis le début de l’histoire humaine."

"Ce que dévorent les mines industrielles à grande vitesse, ce sont désormais moins des masses de travailleurs que les conditions de subsistance des humains et des non-humains : l’eau, l’air, la terre, la faune et la flore. Des montagnes du Chili aux forêts indiennes du Jharkhand, des steppes de la Mongolie à l’Afrique des Grands Lacs, les mégamines d’aujourd’hui détruisent les ressources des peuples et des communautés qui vivent encore de la terre, leurs modes de vie, leurs sources, leurs forêts. Pour les entreprises du secteur, les conflits environnementaux sont le principal facteur de risque de l’activité minière, bien loin devant la gestion de la main-d’œuvre ou les coûts de production. "

" Pendant près de trente ans, dans les pays les plus riches et les métropoles de la planète, les mines ont disparu de l’imaginaire collectif. La mine paraissait faire partie d’un décor ancien, celui de Germinal, des cohortes de mineurs marchant la pioche à la main, menacés au fond des puits par un coup de grisou. C’était un reliquat de notre passé industriel, et nous étions en train de le transcender. Il allait disparaître comme les ateliers d’usines, le travail à la chaîne, le monde ouvrier.

"L’informatisation et la théorie cybernétique de la société de l’information sont les idéologies centrales de ces décennies de déni de la matière. "

"Désormais, la relance minière et les stratégies d’approvisionnement des pays occidentaux face aux monopoles étrangers sont systématiquement présentées comme une croisade contre le changement climatique."

"Ce récit qui met en scène l’industrie minière sauvant le monde ne sert pas uniquement à justifier un nouveau pillage des pays pauvres. En Europe, il permet aussi d’anticiper sur les contestations locales des projets. "

"Défendre des projets miniers pour produire des énergies dites « vertes » permet donc de satisfaire les besoins en métaux titanesques du reste de l’industrie. Les mines de la transition sont tout autant des mines du monde connecté, des mines de l’armement, des mines du spatial. "

Portnawak


JON FOSSE
Je est un autre
Septologie III-V

Traduction du néo-norvégien de Jean-Baptiste Coursaud

"...et je regarde le point que je regarde toujours, en direction de la mer, mon point de repère, là où la cime du pin au bas de la maison doit se retrouver au centre de la vitre du milieu dans la fenêtre, au centre du battant droit, puisque la fenêtre a deux battants, qui s’ouvrent tous les deux, qui sont chacun divisés en trois vitres, et c’est au centre du battant droit que la cime du pin doit se retrouver, je pense, et je regarde mon point de repère, je regarde les vagues, et ... "


CAROLINE DE MULDER
La pouponnière d'Himmler


"Deux cents langes, sur trois rangées parallèles. Pas un souffle dans la blancheur du coton. Un parfum de savon de Marseille, de lait sucré. Des rires grelottants. Un moment ils couvrent les gazouillis d’enfants qui viennent à la fois du parc et des fenêtres grandes ouvertes. Les femmes qui rient sont quatre, elles parlent et retirent des cordes les pinces à linge, les jettent dans une boîte métallique. Elles plient les carrés de tissu, qu’elles empilent ensuite dans de vastes paniers d’osier. "


ACHILLE MBEMBE
Critique de la raison nègre

"D’un bout à l’autre de son histoire, la pensée européenne a eu tendance à saisir l’identité non pas tant en termes d’appartenance mutuelle (co-appartenance) à un même monde qu’en termes de relation du même au même, de surgissement de l’être et de sa manifestation dans son être d’abord, ou encore dans son propre miroir. Il importe en revanche de comprendre que, conséquence directe de cette logique de l’autofiction, de l’autocontemplation, voire de la clôture, le Nègre et la race n’ont jamais fait qu’un dans l’imaginaire des sociétés européennes. Désignations primaires, lourdes, encombrantes et détraquées, symboles de l’intensité crue et de la répulsion, leur apparition dans le savoir et le discours moderne sur l’« homme » (et par conséquent sur l’« humanisme » et sur l’« humanité ») a été sinon simultanée, du moins parallèle."

"En réduisant le corps et l’être vivant à une affaire d’apparence, de peau et de couleur, en octroyant à la peau et à la couleur le statut d’une fiction d’assise biologique, les mondes euro-américains en particulier auront fait du Nègre et de la race deux versants d’une seule et même figure, celle de la folie codifiée. "

" Pour la première fois dans l’histoire humaine, le nom Nègre ne renvoie plus seulement à la condition faite aux gens d’origine africaine à l’époque du premier capitalisme (déprédations de divers ordres, dépossession de tout pouvoir d’autodétermination et, surtout, du futur et du temps, ces deux matrices du possible). C’est cette fongibilité nouvelle, cette solubilité, son institutionnalisation en tant que nouvelle norme d’existence et sa généralisation à l’ensemble de la planète que nous appelons le devenir-nègre du monde. "

"Or, si l’État sécuritaire conçoit l’identité et le mouvement des individus (ses citoyens y compris) comme sources de dangers et de risques, la généralisation de l’usage des données biométriques comme source d’identification et d’automatisation de la reconnaissance faciale vise davantage encore la constitution d’une nouvelle espèce de la population prédisposée à l’éloignement et à l’enfermement. C’est ainsi que, dans le contexte de la poussée antimigratoire en Europe, des catégories entières de la population sont indexées, puis soumises à diverses formes d’assignation raciale. Celles-ci font du migrant (légal ou illégal) la figure d’une catégorie essentielle de la différence. Cette différence peut être perçue comme culturelle ou religieuse, voire linguistique. Elle est supposée s’inscrire dans le corps même du sujet migrant où elle se donne à voir sur les plans somatique, physionomique, voire génétique. "


"Pour le reste, le racisme et la phobie des autres sont des phénomènes largement partagés. La logique raciste suppose un fort degré de bassesse et de stupidité. Comme l’indiquait Georges Bataille, elle implique également une forme de lâcheté – celle de l’homme qui « donne à quelque signe extérieur une valeur qui n’a d’autres sens que ses craintes, sa mauvaise conscience et le besoin de charger d’autres, dans la haine, d’un poids d’horreur inhérent à notre condition » ; les hommes, ajoutait-il, « haïssent, autant qu’il semble, dans la mesure où ils sont eux-mêmes haïssables ."( Georges BATAILLE, Œuvres complètes. XII, Articles 2. 1950-1961)

" Le projet d’un monde commun fondé sur le principe de l’« égalité des parts » et sur celui de l’unité fondamentale du genre humain est un projet universel. Ce monde-à-venir, on peut déjà, si on le voulait, en lire des signes (fragiles il est vrai) dans le présent. L’exclusion, la discrimination et la sélection au nom de la race demeurent par ailleurs des facteurs structurants – bien que souvent niés – de l’inégalité, de l’absence de droits et de la domination contemporaine y compris dans nos démocraties. De plus, on ne peut pas faire comme si l’esclavage et la colonisation n’avaient pas eu lieu ou comme si les héritages de cette triste époque avaient été totalement liquidés. À titre d’exemple, la transformation de l’Europe en « forteresse » et les législations anti-étrangers dont s’est doté le Vieux Continent en ce début de siècle plongent leurs racines dans une idéologie de la sélection entre différentes espèces humaines que l’on s’efforce tant bien que mal de masquer."

" Sur ce chemin, les nouveaux « damnés de la terre » sont ceux à qui est refusé le droit d’avoir des droits, ceux dont on estime qu’ils ne doivent pas bouger, ceux qui sont condamnés à vivre dans toutes sortes de structures d’enfermement – les camps, les centres de transit, les mille lieux de détention qui parsèment nos espaces juridiques et policiers. Ce sont les refoulés, les déportés, les expulsés, les clandestins et autres « sans-papiers » – ces intrus et ces rebuts de notre humanité dont nous avons hâte de nous débarrasser parce que nous estimons qu’entre eux et nous il n’y a rien qui vaille la peine d’être sauvé puisqu’ils nuisent fondamentalement à notre vie, à notre santé et à notre bien-être. Les nouveaux « damnés de la terre » sont le résultat d’un brutal travail de contrôle et de sélection dont les fondements raciaux sont bien connus. "

"C’est donc l’humanité tout entière qui confère au monde son nom. En conférant son nom au monde, elle se délègue en lui et reçoit de lui confirmation de sa position propre, singulière mais fragile, vulnérable et partielle, du moins au regard des autres forces de l’univers – les animaux et les végétaux, les objets, les molécules, les divinités, les techniques, les matériaux, la terre qui tremble, les volcans qui s’allument, les vents et les tempêtes, les eaux qui montent, le soleil qui éclate et brûle et ainsi de suite. Il n'y a donc de monde que par nomination, délégation, mutualité et réciprocité.
Mais si l’humanité tout entière se délègue elle-même dans le monde et reçoit de ce dernier confirmation de son être propre aussi bien que de sa fragilité, alors la différence entre le monde des humains et le monde des non-humains n’est plus une différence d’ordre externe. En s’opposant au monde des non-humains, l’humanité s’oppose à elle-même. Car, finalement, c’est dans la relation que nous entretenons avec l’ensemble du vivant que se manifeste, en dernière instance, la vérité de ce que nous sommes."

 


ANTONIN VARENNE
La piste du vieil homme

"Il y a devant moi le ruban sombre de l'asphalte, bordé des deux côtés par la latérite ocre-rouge des fossés, et au-delà les rizières, dégradés de verts plus vifs encore que des feuilles de printemps en France. Je doute que la chlorophylle malgache soit d'une constitution différente. Peut-être cette intensité est-elle due au contraste avec la terre si rouge, peut-être la lumière de ce ciel tropical, mais rien ne prépare à ces couleurs un voyageur venu d'Europe. Même après vingt ans, j'en ressens toujours de la surprise."


Madagascar, RN1, Ampefy, Mai 2005



FRANCOIS JARRIGE
La ronde des bêtes
Le monde animal et la fabrique de la modernité

"Ce que l’on nomme le capitalisme industriel n’est pas un élément extérieur qui viendrait menacer la « nature », il est d’abord « une certaine façon d’organiser la nature » et le monde vivant, de les mobiliser et les modeler en sorte d’en tirer le maximum de profit ."

"Après 1850, les animaux prolétaires des mines changent donc totalement de fonction : au lieu de faire tourner l’axe des baritels, ils tirent désormais les charges ; ils seront d’ailleurs de plus en plus nombreux à le faire, puisque leur présence dans les mines culminera vers 1935, avec 10 000 chevaux employés. Par ailleurs, cette descente s’accompagnera d’une transformation des chevaux sous l’effet des expérimentations des zootechniciens. À la fin du XIXe siècle, ceux-ci se mettent en effet à modifier les races afin d’obtenir des animaux plus trapus, courts sur patte et résistants, adaptés à l’environnement souterrain."


"Loin de passer pour des bêtes de somme passives, les animaux sont de plus en plus fréquemment considérés aujourd’hui comme des agents autonomes doués d’intelligence et capables d’initiatives. Les rares travaux consacrés à la sociologie du travail animal insistent sur la part d’agentivité qui caractérise leurs comportements. Par expérience et apprentissage, ils intègrent en effet les règles du travail, ses normes et ses contraintes. Ils appartiennent à des collectifs complexes et interspécifiques fondés sur des règles partagées, des formes de coopération, de confiance, mais aussi de rejets, de conflits et d’inégalité."

Tim Ingold : " Si l’équation cartésienne animal/machine a pu servir à justifier [l’]usage [des animaux] comme moteurs mécaniques primaires, elle est contredite par les techniques répressives qui ont dû être appliquées pour les maintenir dans cette fonction."

" Peu à peu au fil du siècle, les élites urbaines s’élèvent contre la traction équestre, perçue comme une source de désordre, de danger et d’insalubrité nécessitant l’adoption rapide de l’automobile. La ville modèle, moderne et rationnelle, promue par les réformateurs sociaux doit être délivrée de ses bestiaux qui encombrent et sentent mauvais. Les ingénieurs et apôtres de la rationalisation technique du travail n’ont de leur côté que mépris pour ce travail animal jugé inefficace et à l’origine d’un abondant gaspillage de ressources agricoles. Après un siècle de débats au cours desquels l’énergie animale apparaissait comme une source de progrès et une manifestation de modernité, les années 1920-1930 voient en Europe la marginalisation apparemment définitive de cette lignée technique. "

" La politique de modernisation est un aspect essentiel du régime de Vichy ; préparant l’agriculture moderne et mécanisée de l’après-guerre tout en assurant l’indispensable ravitaillement avec les moyens disponibles, elle prend plusieurs formes : l’encouragement au remembrement des terres, le pilotage génétique des plantes cultivées, l’organisation de la lutte chimique contre les « ennemis des cultures » et l’incitation au machinisme. Vichy fait même des machines son emblème, s’inspirant de l’Allemagne, qui apparaît en avance dans ce domaine. Il faut faire disparaître tout l’attirail vieillot et bricolé avec lequel de nombreux paysans français continuent de travailler. Les ingénieurs modernisateurs, tel René Dumont, ne cessent de le rappeler. Le corps du Génie rural se veut acteur décisif de ce processus, élite chargée d’accélérer la modernisation des campagnes au moyen d’ouvrages hydrauliques, de drainages, de remembrements, d’électrification, d’améliorations de l’habitat et d’encouragement au machinisme. D’après ces ingénieurs, la terre est surtout un outil de production qu’il s’agit de façonner dans « un pays extraordinairement arriéré » au regard de  la Suisse, des Pays-Bas, de l’Allemagne, du Danemark ."

" La nostalgie n’est pas seulement le constat d’une disparition sans retour, elle ouvre l’imaginaire au-delà d’un présent rétréci pour impulser une force de réinvention .  En matière écologique notamment afin d’enrayer « l’amnésie générationnelle environnementale » et l’oubli des relations passées au monde vivant, la nostalgie peut devenir un outil de redécouverte et d’actualisation dans le présent de pratiques disparues ou jugées désuètes  ."

" Loin d’un archaïsme périmé, l’animal de travail et ses équipements associés deviennent des êtres hybrides, mélanges de nature et de culture, de tradition et de modernité, susceptibles d’offrir des réponses aux impasses écologiques du présent. "

"L’histoire de ces bêtes tournant en rond est-elle celle d’un long esclavage, comme l’envisagent généralement les observateurs ? Ou bien est-elle aussi l’expérience de la survie commune des humains et des vivants non humains dans un environnement difficile, les uns s’appuyant sur les autres pour extraire, broyer, produire en négociant avec les contraintes du milieu et les ressources disponibles ?"

"Tout au long de l’histoire, les humains se sont développés et ont évolué au contact d’une grande variété d’espèces animales dont nous avons largement perdu le souvenir et la mémoire. Leur mobilisation pour produire de la force témoigne certes d’un rapport d’exploitation, de soumission, voire de violence, mais elle renvoie aussi à des rapports plus complexes, familiers, quotidiens, modelés par des émotions et du symbolique, fondés sur la coexistence et la solidarité des exploités. Ce sont en effet souvent les acteurs les plus modestes qui usent encore de ces équipements à force animale à l’époque contemporaine et cherchent à les conserver en les réparant et les adaptant à divers besoins."

"Aujourd’hui, le travail des animaux est loin d’avoir disparu mais il ne cesse de se recomposer. En Occident, il se concentre sur les tâches de garde, de surveillance, de loisir ou, de plus en plus, du soin. Désormais, le « compagnonnage » constitue la modalité dominante des relations avec les animaux, mais aussi un marché très lucratif (aliments, accessoires, salons, activités et autres)"

La Chronique


AUDUR AVA OLAFSDOTTIR
Eden

Traduction de l'islandais de Eric Boury

"Je ne sais pas vraiment pourquoi je me mets subitement à penser au chien d’Álfur. Chaque fois que son maître me rend visite pour vérifier la progression des travaux, l’animal se comporte toujours de la même manière, il n’arrête pas de me flairer. Ce chien exige une constante attention et tant qu’on ne le caresse pas, il jappe.
La dernière fois, mon voisin m’a dit que c’était un chien de pure race islandaise. "

"Le brouillon de la nécrologie est arrivé dans ma boîte mail le lendemain. J’ai parcouru la première phrase. Hlynur Garðarson aimait les arbres. Puis la deuxième. Nous possédions un jardin en commun, mais Hlynur ne verra plus d’autres printemps où écloront les feuilles de son arbre préféré. Combien de printemps vit un être humain ? Nous sommes à chaque instant au centre de notre existence, disait Hlynur. Mon père m’a appelée avant de m’envoyer le mail pour m’expliquer comment il envisageait de structurer son texte.
— Après le premier paragraphe, je partirai en mer pour présenter le commandant Hlynur, puis je reviendrai sur la terre ferme et j’évoquerai sa passion pour les arbres et son amour de la peinture qu’il pratiquait à ses heures perdues.
— Ah, il peignait ?
— Oui, des arbres. "

La page Audur Ava Olafsdottir sur Lieux-dits


ZUZANA RIHOVA
Et ils revêtirent leurs fourrures d'aiguilles

Traduction du tchèque de Benoît Meunier

"Il faisait face, seul, aux bouches affamées de cette masse toussoteuse et graillonneuse. Aux tabourets bancals, au parquet grinçant. Et toutes ces bouches bées, face à lui, étaient apathiques, ouvertes non par désir de mordre et de dévorer mais de bailler. L’ennui leur a gercé les lèvres, à tous. En regardant leur indifférence abrutie, il ne pouvait pas s’empêcher de penser à quel point il était seul."


ARO SAINZ DE LA MAZA
Malart

Traduction de l'espagnol de Serge Mestre
(Suite de Le Bourreau de Gaudi, Les muselés, Docile)


ROLAND GORI
La fabrique de nos servitudes


"Depuis plus de vingt ans dans les champs que je fréquente – soin, université, éducation, recherche, culture, information… –, les gouvernements successifs ont installé des fabriques de servitude volontaire et de soumission sociale, au nom du progrès et de la modernisation. Ces dispositifs ont fini par pulvériser non seulement les acquis sociaux de l’État social, mais aussi le goût de la pensée révoltée et la saveur du vivant. "

"Ce livre doit beaucoup à l’affirmation de Gilles Deleuze selon laquelle "  l’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance.""

"Le nouvel esprit utopique devrait inventer de nouvelles façons de vivre et de penser dans une logique du multiple et de la diversité. Un tel défi de cette nouvelle modernité ne pourra être relevé qu’à la condition de vivre et de penser une fraternité, seule valeur à même de « réconcilier ces deux sœurs ennemies » que sont la liberté et l’égalité comme le rappelait Henri Bergson. Cette nouvelle utopie humaniste se devra de réviser un certain nombre de référentiels à même d’inventer des « modes d’être de l’ordre » pour faire en sorte que du chaos vers lequel nous nous dirigeons avec angoisse émerge un autre imaginaire, qui n’est somme toute qu’une forme pour affronter la mort."

" La langue est vivante, chaude et fluctuante comme un organisme, comme la terre, faite de continuités et de discontinuités, elle rassemble et sédimente les mouvements des actes de langage, le plissement de leurs significations, l’altération de leurs grammaires, les fractures et les recompositions de leurs signifiants."

La page Roland Gori sur Lieux-dits


GÜNTHER ANDERS
L'ÉMIGRÉ (1962)
Traduction de l'allemand d'Armand Croissant

"Ce qui caractérise essentiellement notre situation n’est pas que notre vie a été interrompue par un intermezzo (dont il est impossible de se souvenir) mais qu’elle a été irréversiblement disloquée en plusieurs vies distinctes. Cela signifie que la seconde vie s’écarte en oblique de la première, comme la troisième s’écarte en oblique de la seconde, et qu’à chaque fois advient une bifurcation, un pli, qui rend tout regard rétrospectif – j’allais écrire “physiquement” – impossible. “Bifurcation”, “en oblique”, “pli” – toutes ces formules résonnent étrangement à nos oreilles lorsque nous parlons du “temps”".

"On ne s’étonnera donc pas de l’ardeur avec laquelle la plupart d’entre nous s’empressèrent de se procurer à nouveau, et aussi rapidement que possible, la preuve de leur existence, dont ils devaient se repaître chaque jour pour rester en vie. Ils brûlaient de transformer le rivage qu’ils avaient un jour atteint par hasard en une seconde terre natale, offerte par le destin. Ils brûlaient de se laisser “porter” par le nouveau pays, peu importe que celui-ci fût en mesure de le faire ou non, d’obtenir de lui une reconnaissance et de réellement compter en son sein, plutôt que d’être simplement décomptés comme la cinquième ou la cinq millième roue du carrosse par la Police des étrangers – en un mot : ils avaient grande hâte de cesser d’être des émigrés pour devenir des immigrés, afin d’être de nouveau là. "

La page Günther Anders sur Lieux-dits


CALLAN WINK
August

Traduction de l'américain de Michel Lederer

"L’affût se trouvait près du sommet de la colline, dans un repli de terrain, et il avait été aménagé à l’aide de rondins et de branches. On pouvait s’y embusquer et, installé là, le dos tourné aux érables à sucre, regarder s’éveiller dans le jour naissant la forêt alentour. Le père d’August ne possédait qu’un seul fusil, un vieil Arisaka japonais 7.7 mm à viseur mécanique, estampillé d’un chrysanthème sur le récepteur. Son propre père, un Marine, l’avait rapporté du Pacifique Sud. L’heure avançait, les paupières de Dar s’alourdirent puis se fermèrent. Le fusil sur les genoux, il ronflotait. Lui n’avait jamais été Marine – trop jeune lorsqu’avait éclaté la guerre du Vietnam, et jamais appelé par la suite. Le regardant dormir, August se sentit à la fois content et déçu de ne pas être le fils d’un soldat."


ANILA WILMS
Les assassins de la route du Nord

Traduction de l'albanais de Carole Fily

" Ils étaient tellement absorbés dans leur dispute qu’ils n’avaient pas remarqué ce qui s’était passé pendant la nuit sur la place où, le lendemain, un jeudi, se tiendrait le marché. En arrivant à l’aube sur leurs charrettes chargées de fagots de bois, bottes de paille, sacs de pommes de terre et de charbon, de poules et d’oies, chapelets d’oignons, bidons d’huile, sacs de fromage, pots de beurre, paniers d’œufs et outres remplies de vin, les paysans découvrirent, derrière le tombeau de Kaplan Pacha, au bord de la place, les jambes de trois pendus qui se balançaient à leur potence.
C’étaient les assassins de la route du Nord. "

Ce roman s'inspire d'un fait historique qui s'est produit en Albanie en 1924.


ANDREAS MALM
Avis de tempête

Nature et culture dans un monde qui se réchauffe

Marx écrit que c'est seulement avec l'avènement de la société bourgeoise "que la nature devient un pur objet pour l'homme, une pure affaire d'utilité; qu'elle cesse d'être reconnue comme une puissance pour soi ; et même la connaissance théorique de ses lois autonomes n'apparaît elle-même que comme une ruse visant à la soumettre aux besoins humains, soit comme objet de consommation, soit comme moyen de production."

"À quoi ressemblerait réellement le progrès dans l'état de réchauffement? Adorno écrit : « Le progrès est cette résistance à la régression à chaque étape, non le consentement à son ascension continue. » « Car en réalité, le progrès ne signifie aujourd'hui rien d'autre que prévenir et empêcher la catastrophe totale. » En un sens, on pourrait donc dire que « le progrès a lieu là où il finit. » Dans l'état de réchauffement, aller de l'avant et progresser à nouveau nécessitera d'opérer dans le même temps un retour en arrière dans certains domaines : un retour aux énergies non fossiles, à de plus faibles concentrations de C02 et, le cas échéant, à un monde sans géo-ingénierie. Un pas en arrière, deux pas en avant : telle sera la valse contre les forces qui grossissent la tempête."


ISMAÏL KADARÉ
Avril brisé

Traduction de l'albanais de Jusuf Vrioni

"La grosse horloge murale sonna sept coups. Il s’approcha à nouveau des vitres et, le regard perdu vers les cimes lointaines, il sentit son cerveau se vider de ses pensées. Mais, comme d’habitude, il s’agissait d’une vacuité toute provisoire. Peu à peu, son esprit se remplissait d’une nébulosité grisâtre. Quelque chose de plus que le brouillard, mais de moins que la pensée. Un entre-deux opaque, extensif et lacunaire. À peine une région de son cerveau se découvrait-elle que l’autre se recouvrait à l’instant. "

La page Ismaïl Kadaré sur Lieux-dits


ISMAIL KADARÉ
Disputes au sommet
Traducion de l'albanais deTedi Papavrami

"En guise d’épilogue
Rarement on aura autant parlé et écrit sur une conversation téléphonique. Innombrables ont été les analyses de texte et également entêtantes les interprétations contraires. Le matériel que les archives sont en mesure de nous fournir, au lieu de nous aider à définir le contenu de la conversation, est de nature à nous pousser finalement à douter même de son existence.
En réalité, la conversation téléphonique a bien eu lieu. C’était le samedi 23 juin 1934. Les noms des deux interlocuteurs ont bien été consignés : Joseph Staline, chef suprême de la nation la plus inquiétante de l’époque et Boris Pasternak, écrivain à la fois distingué et mal aimé de cette nation et de son chef. Les archives indiquent une durée de conversation de trois-quatre minutes. Le texte entier de chaque protagoniste dans tous les enregistrements est clairement perceptible. Les premiers mots échangés déterminent les lieux à partir desquels ils s’adressent l’un à l’autre. Le premier c’est le Kremlin, l’autre, l’appartement moscovite de l’écrivain.
À première vue, rien d’obscur, pour ne pas dire « mystérieux » dans cet échange. L’un des personnages, Staline, adresse quelques questions à l’autre, Pasternak, concernant un tiers, un autre écrivain, dont le nom, en raison de son arrestation récente, est alors sur toutes les lèvres : Ossip Mandelstam. Pasternak lui répond, mais le chef est manifestement insatisfait de sa réponse puisqu’il finit par lui raccrocher au nez.
L’histoire se complexifie soudain en débouchant sur une autre dimension, qu’on pourrait nommer « la zone de la mort ». C’est elle qui y introduit incompréhensions et brouillard qui persisteront des dizaines d’années durant.
Simultanément présente sur deux zones impossibles l’une pour l’autre, l’histoire donnera à tous du fil à retordre par son impossibilité. Elle sera une sonnerie d’alarme pour tout ce qui empêche à jamais les consciences humaines de s’assoupir. Ossip Mandelstam n’a pas été, ni ne sera jamais seul dans son exil. Et c’est là que réside, apparemment, ce que, afin d’éviter le mot trop tapageur d’« immortalité », nous verrons plus volontiers, à l’instar de Mandelstam et de ses semblables, rassemblé sous le mot d’« infini ». "

 


 

ISMAÏL KADARÉ
Le général de l'armée morte

Traduction de l'albanais de Jusuf Vrioni

"On était maintenant en automne. C’était la saison des pluies, le général le savait. Avant son départ, il s’était renseigné sur le climat du pays. Cette période de l’année y était humide et pluvieuse. Mais le livre qu’il avait lu sur l’Albanie lui aurait-il appris que l’automne y était sec et ensoleillé, cette pluie ne lui aurait pas, pour autant, paru insolite. Au contraire. Il avait en effet toujours pensé que sa mission ne pouvait être menée à bien que par mauvais temps."

"Ils parlèrent encore un moment, mais la plus grande partie de leur trajet s’écoula en silence. Les routes étaient jonchées de feuilles mortes jaunies ou pourries. Les premières voltigeaient de-ci de-là, sous la poussée du vent, les autres se mouvaient un peu, avec peine, puis restaient inertes, collées au sol, comme appesanties sous leur charge d’eau et de boue et ainsi flétries, éparses sur la chaussée, paraissaient attendre la mort.
Les autos leur roulaient dessus à vive allure."


DANÜ DANQUIGNY
Les aigles endormis

"Nous avions chaussé nos hekurushkë. Tous les gamins en avaient. Des rails d'aluminium, recourbés à l'avant par la pince d'un père ou d'un oncle, les montants latéraux percés de trous dans lesquels on passait des fils de fer pour solidariser le tout à nos godasses, et tous les mômes devenaient dès les premières neiges de vrais dangers publics."


JACQUES RANCIERE
Les voyages de l'art

" La beauté n’a rien à voir avec la perfection d’une chose faite. La forme d’harmonie vers laquelle elle se tend n’est pas l’accomplissement d’une fin interne. C’est un accroissement, une intensification de la vie destinée à être communiquée, à prendre part à une amélioration de la vie collective fondée sur une intensification de la capacité de partager."

"la fin de l’art, c’est le moment où il a cessé d’être l’expression d’une forme de vie, où il n’est plus que de l’art, c’est-à-dire une forme d’habileté ou de virtuosité sans vie. "

"En effet esthétique ne signifie pas d’abord ce qui concerne l’art ou la beauté. Cela signifie : ce qui concerne l’expérience sensible, la capacité de construire ou d’éprouver telle ou telle forme de cette expérience en liant les perceptions, en les associant à des affects, et en leur donnant une signification."

"Pendant très longtemps, le mot art a simplement désigné un savoir-faire en général. Parmi ces savoir-faire, les uns étaient appelés mécaniques parce qu’ils répondaient à des besoins utilitaires et étaient l’œuvre d’artisans ; les autres étaient appelés libéraux parce qu’ils étaient destinés à la jouissance d’hommes auxquels le rang et la fortune permettaient des formes d’expérience sensible allant au-delà des simples besoins. Ce n’était pas seulement une division pratique entre deux sortes d’arts. C’était une hiérarchie symbolique entre deux sortes d’êtres humains qui ne partageaient pas la même expérience sensible. Cette hiérarchie empêchait l’art d’exister comme sphère d’expérience spécifique. "

 


projet de preston Scott Cohen (Parking)


 

" Or un peuple libre, ce n’est pas simplement un peuple qui n’est pas soumis à une puissance étrangère ou à un pouvoir autoritaire. C’est un peuple qui ne connaît pas la division du travail qui est le principe de tout ordre hiérarchique, cette division qui définit des activités et des compétences séparées et du même coup des sphères d’expérience et des formes de vie séparées. "

" Le terrain « esthétique » où art et politique se rencontrent, sur les places occupées ou dans les installations et performances des espaces d’art, n’est pas celui d’une « critique artiste » dépolitisée. Il est celui du tissu sensible de mots, d’images, de gestes et de mouvements qui forme la réalité d’un monde commun. Dès lors que le commun n’est plus supposé donné par la consistance d’un groupe social, il devient l’objet d’une recherche. La question est de savoir quel type de commun des individus forment lorsqu’ils se rencontrent, se parlent, s’assemblent, occupent un espace, mènent une action. Elle est de savoir quel type de tissu commun nous formons dès lors que nous assemblons des mots, que nous les associons à des images, que nous les incorporons dans des gestes et des mouvements du corps. Elle est de redonner puissance à un monde sensible de l’égalité : un monde sensible où les ressources communes ne soient pas accaparées par les puissances financières et où les individus ne soient pas isolés face aux assauts continuels de ces puissances ; où le pouvoir commun ne soit pas privatisé, mais où puisse se déployer une sphère de réflexion et d’action publique différente de celle des pouvoirs d’État et des médias dominants ; où il soit fait droit à la capacité de sentir, de penser et d’agir qui appartient à toutes et à tous. "

" Je rappelais plus haut ce texte de Marx qui définissait le communisme comme un travail d’« humanisation des sens humains ». Le destin du marxisme au XXe siècle et les défis nouveaux que nous lancent les menaces pesant sur la planète ont sérieusement remis en cause cette formule où l’homme se donne comme sa propre mesure et comme la mesure du monde. Ils n’en ont rendu que plus nécessaire ce travail esthétique d’expérimentation d’une humanité « non prédatrice qui est indissolublement artistique et politique. "

La page Jacques Rancière sur Lieux-dits


DAN CHAON
Une douce lueur de malveillance
Somnambule

Traduction de l'américain d'Hélène Fournier

"La première fois que ça arrive, on est en octobre, et je traverse l’Utah dans mon camping-car avec ce jeune Philippin qui s’appelle Liandro. On se passe et repasse un joint au-dessus de la tête de Flip, le chien, qui dort entre nous, mais on ne parle pas vraiment. Liandro est vexé car il a les chevilles menottées."

" Heidi vient se joindre à nous. Elle s’assied à côté de moi et me tend une noix de bétel en me faisant un clin d’œil. Je commence à la mâcher. Ça ressemble un peu à la caféine, un peu à la cocaïne, un peu à un truc psychédélique. « Regardez ! » s’exclame-t-elle. Elle désigne un bernard-l’ermite se dandinant sur la plage avec, pour coquille, le bouchon en plastique bleu éclatant d’un bidon de lessive.
« C’est trop mignon ! » je m’écrie, mais les filles l’observent sans sourire. Je pense que la situation du crustacé les touche de trop près. "


CHARLES BAUDELAIRE
Le Peintre de la vie moderne

" Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir."

" En fait, tous les bons et vrais dessinateurs dessinent d’après l’image écrite dans leur cerveau, et non d’après la nature. "


WALTER BENJAMIN
Sur le concept de l'histoire

 

"Un tableau de Klee intitulé Angelus Novus représente un ange, qui donne l'impression de s'apprêter à s'éloigner de quelque chose qu'il regarde fixement. Il a les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les ailes déployées. L'Ange de l'Histoire doit avoir cet aspect-là. Il a tourné le visage vers le passé. Là où une chaîne de faits apparait devant nous, il voit une unique catastrophe dont le résultat constant est d'accumuler les ruines sur les ruines et de les lui lancer devant les pieds.

Il aimerait sans doute rester, réveiller les morts et rassembler ce qui a été brisé. Mais une tempête se lève depuis le Paradis, elle s'est prise dans ses ailes et elle est si puissante que l'ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement dans l'avenir auquel il tourne le dos tandis que le tas de ruine devant lui grandit jusqu'au ciel. Ce que nous appelons le progrès, c'est cette tempête."


Angelus novus est une aquarelle de Paul Klee peinte en 1920


JON KALMAN STEFANSSON
mon sous-marin jaune

Traduction de l'islandais de Eric Boury

"J’ai enlevé la cellophane de l’assiette, j’ai mangé mon poisson pané en essayant d’oublier la visite d’Örn et de la chasser de mon esprit. D’oublier cette collision entre nos deux univers opposés, pourtant censés être étanches. J’ignorais comment interpréter l’événement, je n’en avais d’ailleurs pas envie, je me suis donc remis au roman de Jóhann ; je lis pour oublier. « Il est à tel point inabouti, à tel point imparfait, écrit Örlygur à son sujet, et certains passages sont tellement abracadabrants, qu’il faut attendre d’arriver à la fin pour se rendre compte que ce roman est la vie elle-même : imparfait, inabouti comme seule la vie peut l’être. "

"Tout le monde est mort ", dit le poème « La violencia de la horas » de César Vallejo. C’est loin d’être faux, les calculs des scientifiques le prouvent : même si la population mondiale n’a jamais été plus nombreuse qu’aujourd’hui avec ses sept milliards d’êtres humains, vingt autres milliards ont péri sur cette Terre depuis l’aube des temps. Notre planète déborde de défunts, nous continuons à mourir, il faut sans relâche agrandir les cimetières et en créer de nouveaux. Ces cimetières sont comme les parkings des grandes villes à l’heure de pointe – il n’y a jamais assez de places. Tout le monde est mort. "

La page Jon Kalman Stefansson sur Lieux-dits


1943

GASTON BACHELARD
L'Air et les Songes : Essai sur l'imagination du mouvement

"Cette puissance formelle de l'amorphe que l'on sent en action dans la "rêverie des nuages", cette continuité de la déformation doivent être comprises dans une véritable participation dynamique. "Il n'y a pas loin, par l'oiseau, du nuage à l'homme", dit Paul Eluard. C'est à la condition d'adjoindre, au vol linéaire de l'oiseau, le vol qui roule, le vol globuleux, la rondeur des bulles légères. La continuité dans le dynamisme supplante les discontinuités des êtres immobiles. Les choses sont plus distinctes entre elles, plus étrangères au sujet quand elles sont immobiles. Lorsqu'elles commencent à se mouvoir, elles émeuvent en nous des désirs et des besoins endormis. "Matière, mouvement, besoin, désir sont inséparables. L'honneur de vivre vaut bien qu'on s'efforce de vivifier", conclut Paul Eluard. Soudain, pour parler comme Supervielle, devant ce lent mouvement des nuages on sait "ce qui se passe derrière l'immobilité". Le mouvement a plus d'homogénéité onirique que l'être. Il associe les êtres les plus divers. L'imagination dynamique met "dans le même mouvement", et non pas "dans le même sac", des objets hétéroclites et voilà un monde qui se forme et s'unit sous nos yeux. Quand Éluard écrit : "Nous voyons souvent des nuages sur la table. Souvent aussi nous voyons des verres, des mains, des pipes, des cartes, des fruits, des couteaux, des oiseaux et des poissons", il encadre, en son inspiration onirique, les objets immobiles par les êtres de la mobilité. Au début du rêve les nuages, à la fin les poissons et les oiseaux, sont des inducteurs de mouvement. Les nuages sur la table finiront par voler et nager, avec les oiseaux et les poissons, après avoir mis, doucement, les objets inertes en mouvement. La première tâche du poète est de désancrer en nous une matière qui veut rêver."


"Même des motifs comme ceux qu’éveille le travail du bois n’arrivent pas à effacer l’image de l’arbre vivant. Dans ses fibres, le bois garde toujours le souvenir de sa vigueur verticale, et l’on ne lutte pas sans habileté contre le sens du bois, contre ses fibres. Aussi, pour certains psychismes, le bois est une sorte de cinquième élément – de cinquième matière –, et il n’est pas rare, par exemple, de rencontrer, dans les philosophies orientales, le bois au rang des éléments fondamentaux. Mais alors une telle désignation implique le travail du bois ; elle est, à notre avis, une rêverie de l’homo faber (…) nous devons reconnaître que le bois est peu important pour l’onirisme profond. Alors que les arbres et les forêts jouent un si grand rôle dans notre vie nocturne, le bois lui-même ni figure guère.
     
Le rêve n’est pas instrumental, il ne se sert pas de moyens, il vit directement dans le règne des fins ; il imagine directement les éléments et vit directement leur vie élémentaire. Dans nos rêves, nous flottons sans bateau, sans radeau, sans nous donner la peine de creuser le canot dans le tronc des arbres ; dans le rêve, le tronc des arbres est toujours creux ; le tronc des arbres est toujours prêt à nous recevoir pour dormir allongé, dans un long sommeil sûr d’un vigoureux et jeune réveil.
     
L’arbre est donc un être que le rêve profond ne mutile pas."

La page Gaston Bachelard sur Lieux-dits


CHRIS OFFUT
Les fils de Shifty

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anatole Pons-Reumaux

"Sous la fenêtre, un chardonneret gisait au sol. Il ramassa délicatement l'oiseau sonné, le recueillit dans le creux de sa main. Le cou du chardonneret pulsait rapidement. Ses yeux étaient ouverts. Mick le tapota, et les ailes émirent un battement faible. Il porta l'oiseau au niveau de sa bouche et souffla trois fois dans son bec ouvert. L'oiseau se dressa sur sa paume. Il inclina la tête pour voir Mick, inspecta les environs comme pour s'orienter, puis il s'envola."

 

La page Chris Offut sur Lieux-dits

 


PETER SLOTERDIJK
Le remords de Prométhée

Traduction de l'allemand de Olivier Mannoni

" Les hyperforêts primitives, pétrifiées et liquéfiées, sont ainsi ramenées dans le temps historique et dans l’ici et maintenant industriel par d’innombrables feux activant des machines. Ce que nous prenons pour des civilisations modernes, ce sont « en réalité » des effets d’incendies de forêt que les gens d’aujourd’hui allument dans les reliques de l’antiquité de la Terre. L’humanité moderne est un collectif d’incendiaires qui mettent le feu à des forêts et à des tourbières souterraines. "


"Parmi les complexes de la polycrise actuelle, le problème de la Chine émerge déjà en raison de sa dynamique interne. Une structure impériale comme celle de la République populaire avec son milliard d’habitants est, par sa simple existence et en raison de son impossibilité écologique à long terme, un obstacle – difficilement surmontable pour le reste du monde – à toute tentative visant à faire sortir l’humanité des impasses que constitue le pilotage politique de grandes entités – le vif rappel du caractère intenable des entités hyperétendues fait partie de l’enseignement des sciences historiques actuelles. Aucun chemin ne permet de contourner le fait qu’on doit considérer le système chinois, dans son état actuel, comme le plus dangereux hostis generis humanae – alors qu’il avait pendant un certain temps voulu passer pour un havre rayonnant de grands espoirs ; cela ne concerne pas seulement sa malignité écologique actuelle. Dans sa tentative de faire face, avec les moyens les plus extrêmes de manipulation policière des citoyens, à la contradiction entre idéologie communiste et mode de gestion hypercapitaliste, le système développe, comme si c’était inévitable, une tendance à abandonner l’autolimitation traditionnelle d’un « empire du Milieu ». Il fallait bien qu’il commence tôt ou tard à convertir sa quête d’autoconservation en projets d’expansion. La manière dont la direction chinoise et ses organes de pilotage idéologiques rendent les droits de l’homme méprisables en les présentant comme une fiction impérialiste de l’Occident révèle avec quelle précision l’on y sait que la construction de l’empire et son pouvoir ne peuvent être maintenus que par des répressions rigoureuses, la neutralisation systématique des impulsions vers la liberté et la dissidence, la démagogie nationaliste de masse, le militarisme à marche forcée et une consommation jusqu’à nouvel ordre incommensurable des combustibles fossiles – on ne sait pas en toute certitude si les annonces d’une vaste décarbonation pourront être confirmées par les événements d’ici au milieu du XXIe siècle – mieux, il paraît impossible qu’elles le soient. Avoir pu provisoirement se mettre dans l’ombre de Vladimir Poutine – l’incarnation la plus évidente, pour le moment, d’un ennemi du genre humain – est sans aucun doute fort bien tombé pour la direction chinoise. L’action douteuse de la Chine en matière d’esclavage s’inscrit dans ce tableau problématique. Le régime se targue certes d’avoir libéré ses pauvres campagnards de l’exploitation féodale à la suite de la révolution menée par Mao Zedong, mais il soumet ses citoyens prétendument libérés à un système de surveillance sans précédent historique et qui attribue à tous ses individus des rôles relevant (vu de l’extérieur) du semi-esclavage. Il n’empêche que de larges majorités (on parle de 80 % d’approbation au système de crédit social) semblent être satisfaites du processus utilisé pour leur domestication. La plupart des Chinois vivant dans des zones de relative prospérité se sont convertis en quelques petites décennies à un individualisme de la consommation teinté d’harmoniques collectivistes traditionnelles. Le système laisse un nombre non négligeable de concitoyens végéter dans des conditions de quasi-esclavagisme, j’entends par là les minorités ethnoreligieuses comme les Ouïghours, musulmans depuis le XIVe siècle, descendants d’une principauté des steppes qui fut un temps puissante, mais aussi d’autres groupes d’assez grande taille, dont les adeptes emprisonnés de la secte Falun Gong ; il les recouvre d’éléments de langage luisants comme de la laque et qui ne veulent entendre parler que d’éducation et d’harmonisation. Un système de lavage de cerveau permanent, pratiquement sans faille et englobant les générations, génère chez une majorité des sujets de la sinisation forcée une sorte d’acceptation dont l’interprétation et le pronostic nous contraindraient à recourir aux archives d’une psychosociologie noire. "

La page Peter Sloterdijk sur Lieux-dits


HERMAN MELVILLE
Cocorico
Le bonheur dans l'échec

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Laurent Folliot

"L'air était froid, brumeux, humide, désagréable. La campagne avait l'air mal cuite, son jus cru giclait tous azimuts."

"Ecoutez ! Là, encore ! Une bénédiction ! Jamais, avant, on n'a entendu un coq claironner comme ça sur la terre ! Le cri est clair, perçant, plein de cran, plein de feu, plein d'entrain, plein d'allégresse. Il dit haut et fort : "Jamais ne faut désespérer !" Mes amis, voilà qui est extraordinaire, non?"

« – Mon garçon ! dit enfin mon oncle, en levant la tête.
Je le regardai avec émotion, et me réjouis de voir que la terrible flétrissure avait pratiquement disparu de son visage. – Mon garçon, il n’y a plus grand-chose qu’un vieil homme puisse inventer en ce vieux monde.
Je gardai le silence.
– Mon garçon, suis mon conseil : n’essaie jamais d’inventer quoi que ce soit – hormis le bonheur.
Je gardai le silence.
– Mon garçon, vire de bord, et allons chercher la caisse.
– Mon cher oncle !
– Elle fera une excellente caisse à fagots, mon garçon. Et le fidèle vieux Yorpy pourra vendre la ferraille pour s’acheter du tabac. »

La page Herman Melville sur Lieu-dits


JEAN-BAPTISTE FRESSOZ
Sans transition

Une nouvelle histoire de l'énergie

"L’impératif climatique ne commande pas une nouvelle transition énergétique, mais oblige à opérer, volontairement, une énorme autoamputation énergétique : se défaire en quatre décennies de la part de l’énergie mondiale – plus des trois quarts – issue des fossiles. "

"Au lieu de musarder en rêvant d’avion à hydrogène, de « troisième révolution industrielle » ou de fusion nucléaire, il faut fonder la politique climatique sur des techniques disponibles et bon marché – anciennes ou récentes, peu importe. Il faut en même temps s'interroger sur la pertinence de leurs usages et sur la répartition juste et efficace des émissions de CO2."

" Toute discussion sérieuse sur le changement climatique devrait partir du constat, quelque peu inquiétant, que les innovations technologiques n’ont, jusqu’à présent, jamais fait disparaître un flux de consommation matérielle. "

"L’industrie de l’emballage est un composant essentiel de l’économie mondiale et son chiffre d’affaires est estimé à un trillion de dollars en 2020, deux fois plus que l’aéronautique ou les téléphones portables. Là encore, le nouveau, en l’occurrence le plastique, s’est ajouté aux matières anciennes dont les flux perdurent et s’accroissent. Malgré les 4,9 milliards de tonnes de plastique qui se sont accumulées dans la biosphère depuis les années 1960, le bois reste la principale matière d’emballage. En poids, les Européens et les Américains jettent trois fois plus d’emballages en carton qu’en plastique. Les cartons éventrés règnent sur nos poubelles. Plutôt que de s’y substituer, le plastique s’est allié au carton auquel il confère étanchéité et résistance aux chocs."

"Avec plus de 200 millions de tonnes, l’emballage absorbe la moitié de la production mondiale de papier et de carton et consomme environ 8 % du bois abattu dans le monde."


"La cartonisation évoquée au chapitre précédent a pour corrélat l’extraordinaire expansion des plantations industrielles d’abord dans la péninsule Ibérique puis en Amérique latine – Brésil, Argentine et Chili principalement –, et enfin en Chine dans les années 1990. Ces plantations représentent un tournant majeur dans l’histoire du bois : la sylviculture devient une branche de l’agriculture intensive et on parle d’ailleurs de « fiber farms » pour les désigner. Des clones, parfois génétiquement modifiés, sont cultivés densément et selon des rotations rapides (quatre à sept ans), ce qui implique des apports d’engrais qui s’approchent de ceux de la céréaliculture des pays riches. Après la coupe, les parcelles sont nettoyées à l’herbicide avant d’être replantées, ce qui permet de recevoir les certifications internationales de durabilité. En termes de rendement, les effets du pétrole et de la chimie sur le bois sont spectaculaires. "

"Le paradoxe est que la sylviculture industrielle entretient l’idée du bois comme ressource renouvelable en ancrant toujours plus profondément sa production dans des pratiques agricoles et des matières (pétrole, gaz naturel et phosphore) non renouvelables."

"Il faut s’y résoudre : il n’y a jamais eu de transition énergétique hors du bois. Ni au XIXe, ni au XXe siècle, ni dans les pays pauvres, ni dans les pays riches. Le symbole parfait de cette non-transition se situe au cœur de la région qui est pourtant censée en être le berceau : entre Leeds et Sheffield, au milieu du bocage anglais, se dressent les sept tours de refroidissement de la centrale de Drax. À son inauguration en 1974, cette centrale électrique était destinée à brûler le charbon des mines du Yorkshire. Dans les années 1990, après sa privatisation, Drax importe son combustible d’Australie, de Russie et d’Afrique du Sud, 9 millions de tonnes par an au total, ce qui en faisait une des plus grandes centrales thermiques au monde. Au milieu des années 2000, avec l’aide de généreuses subventions et sous couvert de changement climatique, la centrale est progressivement convertie à la « biomasse » : un euphémisme pour désigner du bois qu’elle importe sous forme de granules (pellets) des États-Unis et du Canada principalement. Drax prétend produire une électricité sans carbone, ce qui est doublement faux : d’une part elle contribue à la dégradation des forêts, de l’autre son fonctionnement dépend de bout en bout du pétrole, celui qui alimente les machines forestières, les camions, les broyeurs et les navires qui traversent l’Atlantique. En 2021 Drax a brûlé plus de 8 millions de tonnes de granules de bois, c’est davantage que la production forestière du Royaume-Uni, pour satisfaire environ 1,5 % des besoins énergétiques du pays. C’est aussi quatre fois plus de bois que ce que brûlait l’Angleterre au milieu du XVIIIe siècle : un beau résultat après deux cents ans de transitions énergétiques."

" Les technologies de la « transition » n’échappent pas aux effets rebond et peuvent entraîner la croissance d’autres secteurs plus carbonés. Par exemple, en 2023, le plus grand parc éolien flottant au monde a été inauguré en mer de Norvège : il appartient à Equinor – anciennement Statoil – qui s’en sert pour alimenter des plateformes pétrolières. De même, au Qatar, Total Energies investit dans une immense centrale photovoltaïque afin de « verdir » l’extraction de gaz."

"En augmentant la complexité matérielle des objets, le progrès technologique renforce la nature symbiotique de l’économie. Il permet certes d’accroître l’efficacité énergétique, mais il rend aussi le recyclage difficile si ce n’est impossible. Au cours du temps, le monde matériel est devenu une matrice de plus en plus vaste et complexe enchevêtrant une plus grande variété de matières, chacune consommée en plus grande quantité. Ces quelques constats historiques ne dérivent pas d’une loi irréfragable de la thermodynamique : ils permettent seulement de saisir l’énormité du défi à relever – ou l’ampleur du désastre à venir."

"La transition est l’idéologie du capital au XXIe siècle. Grâce à elle, le mal devient le remède, les industries polluantes, des industries vertes en devenir, et l’innovation, notre bouée de sauvetage. Grâce à la transition, le capital se retrouve du bon côté de la lutte climatique. Grâce à la transition, on parle de trajectoires à 2100, de voitures électriques et d’avions à hydrogène plutôt que de niveau de consommation matérielle et de répartition. Des solutions très complexes dans le futur empêchent de faire des choses simples maintenant. La puissance de séduction de la transition est immense : nous avons tous besoin de basculements futurs pour justifier la procrastination présente."

"L’histoire de la transition et le sentiment troublant de déjà-vu qu’elle engendre doivent nous mettre en garde : il ne faudrait pas que les promesses technologiques d’abondance matérielle sans carbone se répètent encore et encore, et que, après avoir franchi le cap des 2 °C dans la seconde moitié de ce siècle, elles nous accompagnent tout aussi sûrement vers des périls plus importants."


le réalgar, 2024

Dessin de Sandra Sanseverino

JACQUES JOSSE
Trop épris de solitude

"Je suis de retour, dit-il à l'homme qui l'invite à prendre place sur le divan. Je rentre après deux siècles d'errance. Mon périple est parsemé de fines poussières. J'ai longuement marché, une bougie à la main, de hameaux déserts en zones désaffectées, avançant entre des murs de suie et des troncs d'arbres calcinés. Tout autour, le chant des grillons peuplait la nuit. Au loin, l'enfant que je fus jadis pleurait apeuré dans le lit froid où ont dormi tant de morts.
Je suis sans âge, couvert de cendre, contraint de traverser les générations pour souffler sur les braises de la mémoire familiale."

 

"Hirsute,
rentre des bois,
son chien sur les talons,
la boîte de bière à la main
et l'urne bleue sous le bras.
A passé l'après-midi assis sur une souche.
A boire et à causer avec le frère.
Devant la maison à vendre
et la carcasse rouillée
d'une voiture enfouie
sous les ronces."

(15.01.2014)

La page Jacques Josse sur Lieux-dits


DOUGLAS REEMAN (ALEXANDER KENT )
Série Bolitho (1773-1819)

"Il était midi, mais les nuages qui déferlaient en rangs serrés au-dessus de Portsmouth laissaient penser qu’il faisait déjà presque nuit. L’aigre vent d’est qui soufflait depuis plusieurs jours avait transformé le mouillage encombré en champ de moutons et le crachin ininterrompu donnait aux bâtiments qui se balançaient sur l’eau, aux lourdes fortifications du port, l’aspect luisant du métal."

"Nul doute n’est permis : nous avons pris le large avec un vrai, un grand écrivain d’aventures. " MICHEL LE BRIS






Jean Antoine Théodore Gudin
1802-1880
Naufrage du Kent
 (1828), Paris, musée national de la Marine.


Joseph Mallord William Turner
La bataille de Trafalgar vue depuis les haubans tribord
du mât de misaine
du 
Victory, 1806-1808
Tate Britain



 

JIM HARRISON
En route vers l'Ouest (En route vers l'ouestLa Bête que Dieu oublia d'inventerJ'ai oublié d'aller en Espagne
)
Traduction de l'anglais (Etats Unis) de Brice Matthieussent

"L’essentiel de son plaisir sous sa couverture feuillue venait de la conviction de son grand-père, selon laquelle il fallait tirer le meilleur parti de chaque situation ; et pendant toute cette longue marche à partir de Cucamonga il avait été agréablement stupéfié par toutes les couleurs des gens qu’il avait croisés et qui devaient venir de nombreux pays. Autrefois, à l’école, l’idée de l’Amérique en tant que « bouilloire » ne l’avait pas vraiment convaincu, en partie parce que son grand-père se servait de cet ustensile pour ébouillanter les cochons tués afin d’en ôter les soies."

"Ô fils et filles de l’homme, sous la vaste nuit étoilée bien que les étoiles soient invisibles, que faites-vous donc ici tandis que votre histoire s’attarde derrière vous comme les gaz d’échappement d’une voiture ? pensa-t-il, quoique en des termes légèrement différents."

"J’ai lu tellement de romans dont je finissais par croire aux intrigues invraisemblables à condition que leur écriture soit d’une qualité suffisante."

La page Jim Harrison sur Lieux-dits


JUAN CARLOS ONETTI
La Fiancée volée
Traduction de l'espagnol (Uruguay) de Albert Bensoussan

"Les premières nouvelles nous mirent mal à l'aise mais elles apportaient de l'espoir, elles venaient d'un autre monde, si à part, si étranger. Cela, le scandale, n'arriverait pas à la ville, il n'effleurerait pas les temples, la paix des maisons sanmariennes, spécialement la paix nocturne de l'après-dîner, les heures parfaites de paix, de digestion et d'hypnose face au monde absurde de balourdise, d'imbécillité crasse et joyeusement partagée qui clignotait et bégayait sur les écrans de télévision."

"La petite vieille peignée de neuf qui sourit sur sa chaise et le lampadaire tordu et aveugle regardent ensemble la ruelle en diagonale. Ils la voient s'en aller, tortueuse et jaune de bananes, dépavée et sale, jusqu'à se briser avec son chargement de baraques sordides et de bordels bruyants sur le grand mur chaulé de l'Asile."

"A l'autre angle de la rue ils s'arrêtèrent. La soirée roulait dans la rue en pente, enfouissant des ombres déteintes, des plans de lumière jaune, une ferveur froide de chiens et de grillons."

La page Juan Carlos Onetti sur Lieux-dits



1968


JIM HARRISON
La fille du fermier
Traduction de l'anglais (Etats Unis) de Brice Matthieussent

"En mettant les pommes de terre au four et en préparant la tourte au gibier, Sarah réfléchit à la perplexité où la plongeaient les poèmes de Wallace Stevens ; or le sentiment de trouver une solution la faisait toujours penser à une chose à laquelle elle n'avait jamais pensé auparavant. Elle se rappela alors un rêve troublant de la nuit précédente et se dit tout à trac qu'elle devait faire grandir sa vie pour que son traumatisme devienne de plus en plus petit."

"Après deux heures seulement de voyage, tout lui sembla flambant neuf et elle oublia d'où elle venait. Le Montana était peut-être immense, mais il vous enfermait. Maintenant, le monde ouvrait enfin ses fenêtres pour elle. elle connaissait par coeur une phrase d'Emily Dickinson qui tombait à pic. :" la vie est si étonnante qu'elle laisse peu de temps pour autre chose"."

La page Jim Harrison sur Lieux-dits


René Char, Nicolas de Staël
Correspondance 1951-1954

Lettre écrite sur le paquebot Île-de-France, en partance pour l’Amérique 25 février 1953
"Très cher René, Par gros temps en mer je pense toujours à ce peintre, dont je ne sais plus le nom, qui se faisait attacher au mât de misaine pendant la tempête pour voir et garder la vision de tous ces déchaînements d’écume. Terre-Neuve. Un froid de loup. J’ai le visage comme une tomate piquetée d’aiguilles salines. Quel temps ! mais l’essentiel est qu’on avance sans se contenter de ne pas dériver. Seize heures de sommeil sur vingt-quatre. Le reste à deviner le paysage. Si le cœur t’y porte tu trouveras autant de variétés, d’aspects différents sur ce long parcours, que la terre en donne sur le sien.
Il n’y a pas que cette immense ébullition, où l’on se contente de quelques tracés de courants monotones.
C’est extraordinairement mesuré l’océan, bien bâti, alerte, différent à chaque instant heureux et quelles trouées au couchant avec ces petits nuages pâles qui semblent rire du poids des vagues, bleues, vertes, serpents, miroirs superbes, que cela s’organise bien ce débordement. Quel tempérament équilibré. Je n’ai jamais tant vu de couleurs fugitives, certaines impossibles, éclatantes, calmes.
Quelle joie, René, quel ordre. Tu vois, je suis heureux en diable, je pense à toi.
Mon amour dort un peu plus que moi, mais supporte très bien ce vacarme, intérieurement serein.
Je t’embrasse.
Nicolas
Te peindrai des tempêtes en rentrant."


 

nicolas de staël, un automne, un hiver
(musée Picasso, Antibes)

" L'espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement. A toutesles profondeurs."


NICOLAS DE STAËL
Exposition, Musée d'Art moderne, Paris. 15 septembre 2023-21 janvier 2024

"C'est si triste sans tableaux la vie que je fonce tant que je peux."


YOUSSEF ISHAGHPOUR
Staël
La peinture et l'image

"Je suis à fond de cale avec le tout en question à chaque instant."

"Je sens toujours atrocement une trop grande part de hasard, comme un vertige, une chance dans la force qui garde malgré tout son visage de chance, son côté virtuosité à rebours, et cela me met toujours dans des états lamentables de découragement... Je ne maîtrise pas dans le sens vrai du mot... Je voudrais arriver à frapper à plus bon escient même si je frappe aussi vite et aussi fort, l'important c'est de calmer tant qu'on peut jusqu'au bout. "

" Nicolas de Staël aimait Braque. [...]Tandis qu'avec Braque, Staël espérait se situer dans la continuité. Et la célébration. Celle qu'il admirait chez Velasquez et Courbet ; être en harmonie avec le monde, faire une peinture qui coule de source.

"On ne peint jamais ce qu'on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir..."

"...Un mélange barbaresque de véhémence et de tendresse, de violence et de délicatesse, de sauvagerie et de civilité raffinée, si étranger au classicisme, à l'élégance et la "sociabilité" française : "Un geste, un poids, une densité", " je ne suis unique que par ce bond que j'arrive à mettre sur la toile"," l'explosion c'est tout chez moi comme on ouvre une fenêtre"...


HELENE LAURAIN
Partout le feu

"post-it no 35

certains scénarios de la Nasa envisagent
un embrasement des terres émergées
quand on étudie le planisphère des feux
on se rend compte
que les foyers se rapprochent
de plus en plus
les uns
des autres "

"Nous nous inscrirons dans une démarche
de revalorisation des territoires ruraux ils écrivent
On n’a plus de colonie alors on va fourrer la merde
dans le trou du cul de la métropole ils disent
ils se demandent
s’ils devaient choisir une région bien pourrie
pour y déverser un torrent de déchet
laquelle ils choisiraient
après un top 3 rapide
Nord – Picardie – Lorraine
ils remarqueront
qu’ils ont un faible pour la Lorraine
une région
triste comme une salle de cinéma vide
en pleine projection
[…]
C’est bien la Meuse tous acquiescent
du vrai Grand Est porn
comme on l’aime."

"Pour se protéger
ils feront des saucissons coffrés de déchets nucléaires
entourés
de verre cristallisé
ou d’acier inoxydable
120 ans après
ils fermeront boutique
le centre d’accueil des déchets
la boîte
sera fermée
[…]
mais au fond ils sauront bien
qu’ils condamneront Boudin
à être rayé de la carte
Nous définirons chaque étape
en concertation étroite avec la population ils écriront
d’abord ils s’approprieront ce nom
ils le rendront encore plus misérable
et ensuite
ils s’approprieront le territoire
hameaux
villages
maisons
forêts
champs
englouti Boudin
avec un nom pareil de toute façon. "

"une boule noire
assombrit l’écran un instant
un oiseau fuit
en un froufrou
cette aube qui a lieu
trop tôt
et de devoir voler
combien ça le terrasse "

 


 

"Dans mon roman, j’ai changé le nom de Bure pour Boudin. Je voulais incarner ce regard condescendant envers « la province », surtout quand elle est vide, pauvre, et a priori peu spectaculaire— car dans notre civilisation où on oppose nature et culture, la « nature » n’a de valeur que si elle constitue un décor de qualité à nos divertissements." Hélène Laurain

 

Le projet d'enfouissement des déchets à Bure


XAVIERE GAUTHIER
La Hague, ma terre violentée

"Il faudra 482 000 ans avant que le plutonium 239 ait perdu la presque totalité de sa radioactivité ! Alors comment imaginer, dans 482 000 années, un être — quelle sorte d’humain ? de quel langage ? — qui serait protégé de la contamination par un fil de fer et une pancarte : Défense d’entrer. Danger atomique ? […] Là, même la pensée fait défaut. Comment penser que des hommes — des hommes de notre génération, des hommes qui habitent non loin de nous —, des hommes qui existent donc aient pu décider de l’avenir d’une partie de l’humanité pour près de 500 millénaires ? " 


STIG DAGERMAN
Les wagons rouges
Traduction du suédois de Carl Gustav Bjustrom et Lucie Albertini

" Coincé entre les hautes piles de tissus qui montaient jusqu’au plafond de la réserve, rampant dans ces étroits couloirs à la recherche d’un scintillant brocart, il éprouvait une paix puissante et absolument pas compliquée tout en laissant les odeurs variées des centaines d’espèces de tissus, de couleurs et de fabrications différentes, le traverser calmement, comme une mousson."

" Le cri a jailli de sa gorge, il monte droit dans l’air bleu au-dessus du port comme un serpentin, on dirait qu’il s’enroule autour du vol paresseux des mouettes, il lui semble que celles-ci hurlent d’angoisse comme des ambulances qui freinent, puis elles plongent en piqué dans l’eau figée de pétrole, la brume de l’après-midi monte au large comme des cygnes, quelques pétroliers s’éloignent avec leurs fumées, leurs drapeaux, et disparaissent lentement sous leurs ailes grises. Et tout se tait dans un silence douloureusement crispé entre deux respirations."

La page Stig Dagerman sur Lieux-dits


1996

LARRY BROWN
Père et fils

Traduction de l'américain de Pierre Ferragut

" Le bar était à peine éclairé par la lumière du soleil qui filtrait à travers les vitres sales. Toutes les chaises étaient retournées sur les tables, et le sol avait été balayé. La salle paraissait lourde de menaces comme si toutes les bouteilles brisées sur des crânes et toutes les balles logées dans des corps humains s’étaient condensées en une présence épaisse et pesante, faite de malaise et d’attente."

« Virgil était assis sous le porche devant chez lui. Il bricolait un de ses moulinets, un vieux Zebco 33 monté sur une canne Eagle Row rafistolée au ruban adhésif et qu’il possédait depuis vingt ans. Il avait démonté la poignée et envoyé quelques giclées d’huile à machine à coudre dans l’axe pour le faire tourner plus facilement. La ligne s’étirait entre ses genoux et l’avant du moulinet était sur le plancher lorsqu’il entendit la voiture sur la route. "

La page Larry Brown sur Lieux-dits


LARRY BROWN
Joe

Traduction de l'américain de Lili Scztajn

"La route s’étirait longue et noire devant eux et la chaleur perçait à présent la mince semelle de leurs chaussures. De jeunes pousses de haricots pointaient dans les champs bruns et secs, minuscules rangées de brins verts qui s’étiraient au loin. Ils continuaient à avancer d’un pas lourd sous le soleil brûlant, mais quiconque les aurait observés aurait pu constater qu’ils n’en pouvaient plus. Leurs pieds sonnèrent sur un pont qui enjambait un ruisseau, bruit erratique et ténu dans le silence qui les enveloppait. Aucune voiture ne dépassait ces auto-stoppeurs en puissance. Les quelques maisons pourrissantes perchées sur les collines broussailleuses, demeures abandonnées servant de résidence aux hiboux et aux mulots, donnaient de la bande et s’effondraient sur elles-mêmes. On aurait dit que personne ne vivait sur cette terre, que personne n’y vivrait plus jamais, pourtant ils virent un tracteur rouge peiner en silence dans un champ lointain, suivi de son petit nuage de poussière."

 


LARRY BROWN
Fay

Traduction de l'américain de Daniel Lemoine

"Un soir de fin d’été, juste avant que les becs de gaz ne s’allument, une fille marchait dans les rues du Vieux Carré, à La Nouvelle-Orléans, attirant le regard de tous les hommes qu’elle croisait. Ils s’arrêtaient, la dévisageaient, faisaient quelques pas et se retournaient pour la regarder encore. Elle avançait parmi les buveurs, les bars, dans les riches parfums de cuisine cubaine, un rythme de zydeco résonnant dans l’air, les notes apaisantes d’un accordéon. Elle se mêla aux gens qui discutaient entre eux, admira dans les vitrines les monnaies anciennes, les fusils datant de la guerre de Sécession, les momies, et, en marchant, elle souriait. Elle s’arrêta près d’une large baie vitrée, observa les gens debout devant un bar en train de manger des huîtres et de boire de grandes bouteilles de bière. "