ECLATS DE LIRE 2023
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WALLACE STEGNER
Lettres pour le monde sauvage
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Anatole Pons-Reumaux

 " Auprès d’une telle rivière, il est impossible de croire que l’on sera un jour pris par l’âge et la fatigue. Chacun des sens fête le torrent. Goûtez-le, sentez sa fraîcheur sur les dents : c’est la pureté absolue. Observez son courant effréné, le constant renouveau de sa force ; il est éphémère et éternel. Et écoutez-le bruire de nouveau : éloignez-vous suffisamment pour que le son de tonnes d’eau qui tombent cesse de vous assourdir, et prêtez l’oreille à tout ce qui se passe en dessous – une symphonie entière de petits bruits, de sifflements et d’éclaboussures, le bavardage des chenaux secondaires, le murmure des gouttes soufflées et éparses qui se retrouvent pour souffler de nouveau, secrètes et irrésistibles, au milieu des rochers humides. "

 "Murphy était en fait un affable cow-boy du Montana, ivrogne, sentimental, sans doute malhonnête et dans l’ensemble inoffensif, comme des dizaines d’autres."

La page Wallace Stegner sur Lieux-dits


CORMAC McCARTHY
Le passager
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Serge Chauvin

 " Emmitouflé dans une couverture de survie grise qu’il avait sortie du sac de secours il buvait du thé brûlant. La mer sombre clapotait autour de lui. Le bateau des garde-côtes ancré à cent mètres ballottait dans la houle feux de mouillage allumés et au-delà à dix milles au nord on voyait les phares des camions progresser vers l’est sur la route 90 en quittant La Nouvelle-Orléans pour rejoindre Pass Christian, Biloxi, Mobile. Le concerto pour violon no 2 de Mozart résonnait dans le magnéto. Il faisait six degrés et il était trois heures dix-sept du matin."

" Le printemps venu, des oiseaux commencèrent à affluer sur la plage après avoir traversé le golfe. Des passereaux exténués. Des viréos. Des tyrans et des gros-becs. Trop épuisés pour bouger. On pouvait les ramasser dans le sable et les tenir dans sa paume tout tremblants. Leur petit cœur battant, leurs yeux papillotant. Toute la nuit il arpentait la plage avec sa lampe torche pour repousser les prédateurs et à l’approche de l’aube il s’endormait dans le sable avec les oiseaux. Afin que nul ne trouble ces passagers. "


JEROME BACCELLI
A un étage près

 "Salim, concentré sur la beauté de la libellule, s’efforçait de ne faire aucun mouvement, il ne voulait plus qu’elle s’envole.
– Tout ça ce n’est pas votre faute… Y avait-il autre chose qui vous attirait, à part l’analyse financière ? demanda enfin Elisa.
Salim haussa ses larges épaules de travailleur de la terre.
– J’ai grandi au milieu d’un désert, d’abord au Pakistan, ensuite, dans ce pays, dans une plaine aride à quarante kilomètres de la ville la plus proche. Que croyez-vous que l’on y cultive, sinon l’envie d’en sortir ? "


LIZE SPIT
Je ne suis pas là

Traduction du néerlandais (Belgique) de Emmanuelle Tardif


 "Est-ce que j’ai lu quelque chose à ce sujet sur un forum, est-ce que la Licorne ou le Dr Khany m’ont déjà parlé de l’approche à privilégier lorsque j’aurai retrouvé Simon, dans une minute ? Les personnes bipolaires – j’entends toujours les mots de Khany – donnent souvent l’impression d’être invincibles, mais en fait, elles sont justement incapables d’affronter toutes ces possibilités, toute la complexité de la vie. C’est pourquoi elles se cramponnent à un seul aspect des choses, s’y jettent corps et âme, la plupart du temps avec des conséquences désastreuses. "


ASH DAVIDSON
Les derniers géants

traduction de l’anglais (États-Unis) de Fabienne Duvigneau

 "Il y a cent ans, toute la côte était plantée d’arbres comme ceux-ci. Des milliers et des milliers d’hectares. Les cimes des grands séquoias se fondaient dans le brouillard au-dessus de leurs têtes. "

" D’abord, Pete cloue des échelons dans le tronc, et puis il grimpe avec son assistant… jusqu’à deux mètres, deux mètres cinquante. Ensemble, ils tronçonnent une entaille, du côté où ils veulent que l’arbre tombe, comme ça…” Rich joignit les mains en dessinant un angle de quarante-cinq degrés pour montrer la forme de l’entaille directionnelle. “Ils retirent le morceau – quand je dis morceau, je te parle d’une tranche de bois qui fait dans les quatre mètres de large – et ils enfoncent des coins. Ensuite, ils passent de l’autre côté. Là, ils coupent… un trait d’abattage bien droit. Et ils se barrent en courant."


EDUARDO VIVEIROS DE CASTRO
L'inconsistance de l'âme sauvage
Catholiques et cannibales dans le Brésil du XVI ème siècle
Traduction du portugais (Brésil) de Aurore Becquelin et Véronique Boyer

Antonio Viera, 1657:  " Vous qui avez parcouru le monde et avez pénétré dans les maisons des plaisirs princiers, vous avez vu dans ces espaces et ces allées de jardin deux sortes de statues très différentes : les unes de marbre, les autres de myrte. La statue de marbre est de réalisation difficile, en raison de la dureté et de la résistance du matériau ; mais une fois faite, il n’est jamais plus nécessaire d’y toucher, car elle maintient et conserve toujours la même apparence. La statue de myrte est d’exécution plus aisée, étant donné la facilité avec laquelle les rameaux se plient ; cependant, il faut sans cesse la retravailler et la retoucher pour qu’elle reste identique. Si le jardinier n’est plus là, en quatre jours surgit une branche qui lui traverse les yeux, une autre qui lui déforme les oreilles et deux autres qui, de cinq doigts, en font sept ; ce qui il y a peu semblait encore un homme est déjà une confusion verte de myrte. C’est la même différence qui s’observe entre les différentes nations pour ce qui concerne la doctrine de la foi. Il y a des nations qui sont naturellement dures, tenaces et constantes, qui accueillent difficilement la foi et abandonnent à regret les erreurs de leurs ancêtres : elles résistent avec les armes, doutent avec l’entendement, rejettent avec la volonté, se retranchent, s’obstinent, argumentent, répliquent et ne se soumettent qu’après beaucoup d’efforts ; mais une fois qu’elles sont soumises, et qu’elles ont reçu la foi, elles demeurent fermes et constantes, comme des statues de marbre ; il n’est jamais plus nécessaire d’y retravailler. Il y a d’autres nations, en revanche, comme celles du Brésil, qui accueillent tout ce qu’on leur enseigne avec grande docilité et facilité, sans argumenter, sans rétorquer, sans douter, sans résister. Mais ce sont des statues de myrte qui, sans la main et les ciseaux du jardinier, perdent leur apparence nouvelle et retournent à la brutalité ancienne et naturelle, à l’état sauvage où elles étaient auparavant. […] Le maître de ces statues doit les seconder constamment : une fois il coupe ce qui surgit de leurs yeux afin qu’elles croient ce qu’elles ne voient pas ; une autre fois il taille ce qui leur sort des oreilles afin qu’elles n’accréditent pas les fables de leurs ancêtres ; une autre fois encore, il élague ce qui leur pousse aux pieds, pour qu’elles s’abstiennent des actes et mœurs barbares de la gentilité. Et c’est seulement de cette manière, en persistant à travailler contre la nature du tronc et les dispositions des racines, qu’on peut conserver à ces plantes rudes leur forme non naturelle et le maintien de leurs rameaux ."


 " Notre idée de la culture dessine un paysage anthropologique peuplé de statues de marbre et non de statues de myrte. Nous pensons que toute société tend à persévérer dans son être – la culture étant la forme réflexive de cet être – et qu’il faut une violente et massive pression pour la transformer et la déformer. Nous croyons surtout que l’être d’une société est dans sa persévérance : la mémoire et la tradition sont le marbre identitaire dans lequel est taillée l’image de la culture. Nous croyons enfin qu’une fois converties en d’autres qu’elles-mêmes, les sociétés qui ont perdu leurs traditions les ont perdues sans retour : qu’il n’y a pas de revirement, que la forme antérieure a été mortellement atteinte ; le mieux qui puisse advenir est l’émergence d’un simulacre inauthentique de la mémoire, dans lequel l’« ethnicité » et la mauvaise conscience se disputent l’espace de la culture perdue. Et cependant, pour des sociétés dont le fondement est la relation à l’autre et non la coïncidence à soi, où la relation prime la substance, peut-être rien de tout cela ne fait-il sens :

James Clifford, 1988: Les récits de rencontre et de changement culturels ont été structurés par une dichotomie omniprésente : absorption par l’autre ou résistance à l’autre. […] Mais que se passe-t-il si l’identité est conçue non comme une frontière à maintenir mais comme un nœud de relations et de transactions impliquant activement un sujet ? Le ou les récits de l’interaction doivent alors être plus complexes, moins linéaires et moins téléologiques. Qu’est-ce qui change quand le sujet de l’« histoire » n’est plus occidental ? Comment les récits de rencontre, de résistance et d’assimilation, sont-ils perçus par des groupes où l’échange plus que l’identité est la valeur fondamentale à défendre ? "

"Pour les Amérindiens, "il ne s’agissait pas de plaquer de façon obsessionnelle leur identité sur l’Autre, ou de rejeter celui-ci au nom de la supériorité de sa propre ethnie, mais bien de transformer leur propre identité en établissant une relation avec lui : l’inconstance de l’âme sauvage, en son moment d’ouverture, est l’expression d’un mode d’être où « l’échange plus que l’identité est la valeur fondamentale à défendre », pour reprendre l’idée forte de James Clifford.
Affinité, donc, et non point identité, telle était la valeur fondamentale recherchée."

" Guerre contre les ennemis, hospitalité envers les Européens, vengeance cannibale ou gloutonnerie idéologique faisaient littéralement partie du même combat : absorber l’autre et, ce faisant, se transformer soi-même. "

 "Une culture n’est pas un « système de croyances », mais – si elle doit être quelque chose – un dispositif de structuration potentielle de l’expérience, capable de conserver des contenus traditionnels et d’en absorber de nouveaux : c’est un dispositif culturant de fabrication des croyances. "


AUDUR AVA OLAFSDOTTIR
La vérité sur la lumière

Traduction de l'islandais de Eric Boury

 "Le plus surprenant, toutefois, c’est sa façon de passer du plus petit au plus grand au sein d’un seul et même paragraphe, elle parle d’une feuille ou d’une maille de tricot et vous fait tout à coup remarquer que les étoiles d’une même constellation sont distantes de plusieurs millions d’années-lumière. Je me dis parfois qu’elle ne faisait aucune différence entre l’infime et l’infini, entre le principal et l’accessoire. Ou plutôt que dans sa tête, l’infime était l’infini et l’infini l’infime. Ce qui est en adéquation avec son intime conviction selon laquelle tout est lié. En

 "Puis il se tourne vers la fenêtre pour regarder dehors. Un goéland au bec jaune et aux plumes ébouriffées est perché sur un réverbère dans la rue, je le regarde descendre en planant vers le trottoir et battre des ailes entre les voitures dans la clarté jaunâtre.
J’ai laissé la fenêtre du salon ouverte pour aérer la nuit dernière et une petite pellicule blanche de givre s’est déposée sur le rebord. Je devrais peut-être rempoter mon bégonia."

La page Audur Ava Olafsdottir sur Lieux-dits


JARED DIAMOND
Bouleversement
Les nations face aux crises et au changement

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Hélène Borraz

"Si un extraterrestre mal intentionné voulait mettre au point la méthode la plus efficace pour infecter les humains avec des zoonoses, il tenterait de maximiser ses chances en mettant en contact le plus d’espèces de mammifères possible avec le plus d’humains possible. Et par quel biais miraculeux ? Un marché chinois d’animaux sauvages ! [...] Lorsque le SRAS a fait son apparition sur les marchés en 2004, cela aurait dû être un signal d’alarme pour la Chine, qui aurait dû fermer définitivement ces marchés. Au lieu de cela, ils sont restés ouverts. Lorsque la Covid-19 est apparue à Wuhan en décembre 2019, on a rapidement soupçonné qu’elle avait fait son apparition sur le marché de cette ville. Bien que nous n’ayons pas encore de preuve que cela soit vrai, tout indique que les animaux sauvages et leur commerce en constituent la source."
" La Covid-19 est provoquée par un coronavirus très étroitement lié aux deux précédentes épidémies de coronavirus zoonotiques, le SRAS et le MERS. Ces virus semblent tous provenir de chauves-souris et peuvent nous atteindre, nous les humains, via d’autres animaux, comme ce fut le cas pour le SRAS qui provenait de civettes palmistes vendues sur les marchés d’animaux sauvages."

 "Bref, il est certain qu’au cours de la vie de la plupart d’entre nous, les taux de consommation par habitant dans le Premier Monde seront inférieurs à ce qu’ils sont aujourd’hui. La seule question est de savoir si nous y parviendrons de manière planifiée et volontaire, ou contraints et forcés et de façon désagréable.
Il est également certain qu’au cours de notre vie, les taux de consommation par habitant dans de nombreux pays en voie de développement densément peuplés ne seront pas 32 fois inférieurs à ceux des pays riches mais bien plus proches du taux actuel de ces derniers. Ces tendances constituent des objectifs souhaitables, non d’horribles perspectives auxquelles nous devrions résister. Nous savons déjà suffisamment de choses pour aller dans le bon sens ; ce qui manque le plus, c’est la volonté politique. "

 " Le message principal de Walden (H. D.Thoreau) était que je devais découvrir ce que je voulais vraiment dans la vie, et ne pas me laisser séduire par la vanité de la reconnaissance. "


FRANCK MIGNOT
Mollesse

"Il y a longtemps Pierre et moi avions des discussions intellectuelles qu’il partage désormais avec ses collègues thésards. À moi, l’ordinaire, le quotidien. C’est malgré tout plus authentique. Parfois, il s’autorisait à me parler comme un livre, alors je l’écoutais en mettant des lunettes. Il parlait d’état d’urgence, de droits fondamentaux, de liberté grignotée, en citant tout un tas de types qui avaient déjà dit ceci, cela. Lors de notre balade, il l’a surtout fait pendant les descentes, les montées requéraient tout son souffle."


DAVID FOSTER WALLACE
Petits animaux inexpressifs 
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Charles Recoursé

« Dis-leur que t’avais huit ans. Ton frère avait cinq ans et ne parlait pas. Dis-leur que le visage fatigué de ta mère pendait de sa tête, que les hommes d’abord et elle ensuite l’avaient rendue laide. Que son visage pendait comme ça plein d’amour pour un homme silencieux au regard vide qui vous a laissés sur le bord de la route en train de toucher un bout de bois à jamais. Dis-leur comment ta mère vous a abandonnés à côté d’un champ d’herbe sèche. Dis-leur que le champ et le ciel et la route avaient la couleur du vieux linge. Dis-leur que vous avez passé toute la journée avec la main sur un poteau, ta main et la main blanche d’un bébé brisé, à attendre ce qui était toujours revenu, chaque fois, avant. » Faye applique la poudre. « Dis-leur qu’il y avait une vache. » Julie déglutit. « Dans le champ, près de l’endroit où vous étiez accrochés à la clôture. Dis-leur que la vache est restée là toute la journée, à mastiquer quelque chose qu’elle avait avalé depuis longtemps et à vous regarder. Dis-leur comment elle te regardait sans la moindre expression. Comment elle est restée là toute la journée à vous regarder avec sa grosse tête sans expression. "

La page David Foster Wallace sur Lieux-dits

 


JONATHAN FRANZEN
Crossroads
Traduction de l'anglais (Etats unis) de Olivier Deparis

"Elle lut pendant tout le trajet jusqu’à Phoenix, puis, dans un second avion, pendant tout le trajet jusqu’à Albuquerque. Elle ne termina pas tout à fait ce livre, mais peu importait. Le rêve d’un roman était plus résistant que d’autres formes de rêve. On pouvait l’interrompre au milieu d’une phrase et y revenir plus tard. "

 

 

 

La page Jonathan Franzen sur Lieux-dits


JURICA PAVICIC
Le Femme du deuxième étage

Traduction du croate de Olivier Lannuzel

" Elle allume la lumière. Face à elle, sous l’éclairage éblouissant, son espace de travail : la cuisine de la prison.
Elles sont trois en cuisine. L’une s’appelle Mejra, une Rom de la frontière hongroise, qui a poignardé son beau-père, à raison selon Bruna. Elle est arrivée à la prison avant Bruna et elle y restera encore un moment quand Bruna sera partie. L’autre s’appelle Vlatka, une Zagréboise, la cinquantaine avancée, à l’allure cruelle et légèrement aristocratique. Vlatka a été condamnée pour de multiples escroqueriesdans des affaires immobilières. "

" Tout ce qui lui revient comme souvenir, c’est un espace standard dépouillé. Le curé et le gâteau, la prière et le plat de pašticada, les claviers, l’hymne, la pâte d’amandes et le fromage de brebis. Les taches sur la nappe, le slow lançant la soirée, les grains de riz jetés et le goulasch pour dégriser les soûlots. Un mariage comme tous les autres, se dit-elle chaque fois qu’elle y pense. Et elle ressent un malaise à la limite de la honte. Le matin qui suivit la noce, elle se réveilla pour la première fois dans une nouvelle maison, dans un nouveau lit qui sentait encore la colle."


TONY HILLERMAN
La trilogie Jim Chee
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) Pierre Bondil, Daniele Bondil

Le peuple des ténèbres
Le vent sombre
La voie du fantôme

" Ce livre est dédié au bon peuple de Coyote Canyon, Navajo Mountain, Littlewater, Two Gray Hills, Heart Butte et Borrego Pass, et avant tout à ceux que l’on déracine des lieux ancestraux qui étaient les leurs dans les Territoires Communs Navajo-Hopi. "

"Le pick-up truck piqua brusquement du nez vers un wash étroit. Chee passa la première, freina pour s’arrêter et inspecta l’arroyo. Le problème allait être de ressortir de l’autre côté. Ce wash charriait très peu d’eau même après de fortes précipitations et, de part et d’autre de la piste, buissons de mesquite et herbes-aux-lapins poussaient haut, ce qui limitait l’érosion. Néanmoins, des années de sape avaient rendu la rive opposée suffisamment abrupte pour qu’il semble hasardeux d’espérer la faire franchir au véhicule à la seule puissance du moteur. "


COLSON WHITEHEAD
Harlem shuffle
Traduction de l'américain de Charles Recoursé

"Tout était bon pour différer le retour vers les chambres étouffantes, les éviers bouchés et le papier tue-mouches noir de bestioles, autant de choses qui leur rappelaient leur place dans le système. Invisibles sur les toits-terrasses, les habitants des plages de goudron pointaient du doigt les lumières des ponts et des vols de nuit. "


JON SEALY
Florida

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Mathilde Helleu

" Le sénateur était un homme jeune, aux cheveux noirs et aux lunettes à monture d’écaille. Il avait quelque chose de reptilien. L’ossature de son visage, la façon dont ses cheveux étaient plaqués en arrière sur son crâne lui donnaient l’air de rouler à cent trente kilomètres-heure avec la capote baissée. "


JOHN VERCHER
Sangs mêlés

Traduction de l'anglais (Etats Unis) de Clément Baude

" Les bennes à ordures puaient la nourriture en décomposition et la bière éventée. Les réverbères éclairaient les flocons de neige qui planaient dans l’air figé, comme autant de lucioles prises au piège. Bobby, les poumons raidis par le froid, commençait à avoir du mal à respirer. Il cala sa cigarette sur son oreille, prit une dose de son inhalateur, craqua enfin l’allumette. Le soufre lui piqua le nez et le fit pleurer. Il se frotta les yeux et vit, à travers la clôture qui entourait la plate-forme de déchargement, qu’il y avait quelqu’un de l’autre côté. "


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Paris quand même

"Peu de temps après qu'elles furent redécouvertes et dégagées lors du percement de la rue Monge, il fut question de détruire les arènes de Lutèce pour installer à leur place un dépôt de tramway. Victor Hugo, alerté, adressa alors le 27 juillet 1883 une lettre au président du conseil municipal en le pressant vivement de sauver ces rares vestiges. Il le fit avec l'autorité qui était la sienne vers la fin de sa vie et avec sa force rhétorique habituelle, qui ne dédaignait pas une certaine simplification : "Il n'est pas possible que Paris, la ville de l'avenir, renonce à la preuve vivante qu'elle a été la ville du passé. Le passé amène l'avenir. Les arènes sont l'antique marque de la grande ville. Elles sont un monument unique. Le conseil municipal qui les détruirait se détruirait en quelque sorte lui-même." Mais par-delà la tribune, la leçon - qui porta - est juste, et elle l'est d'autant plus si l'on pense à ce havre de paix que sont aujourd'hui les arènes, utilisées comme terrain de jeux par les habitants du quartier, et où l'absence de toute mise en scène solennelle a justement pour effet de libérer la rêverie. Le passé n'entonne pas forcément des hymnes, il chantonnerait plutôt, mais c'est là quelque chose de fragile que la patrimonialisation, aussi efficacement qu'un bulldozer, anéantit. "

La fabrique, 2022


Présentation de l'éditeur : Le sujet de ce livre, ce sont les atteintes dont Paris et notamment son coeur ont été victimes ces derniers temps. A la destruction systématique de quartiers entiers qui a été la marque des années 60 à 90 du siècle dernier a succédé une forme plus subtile mais qui étend son emprise au point de rendre méconnaissables des pans entiers de la ville, littéralement offerts à l'exhibition capitaliste et à la servilité qu'elle appelle. Mais à cette ville qui est à la fois celle du pouvoir et celle qui se vend continue de s'en opposer une autre, indifférente aux formes réifiées du patrimoine, qui continue de se vivre comme le champ d'une expérimentation quotidienne. Cette lutte entre une ville prête à réciter la leçon que les « décideurs » lui imposent et une ville consciente de ce qu'elle a porté dans l'histoire et qui se réinvente à partir de ses traces, Paris quand même la décrit à travers trente-sept courts chapitres qui sont autant de promenades où, d'un quartier à un autre, d'un désastre à un miracle, l'on passe de l'effarement à la joie, de la colère à l'émerveillement, et du ton du pamphlet à la logique filée de la glissade.

La page Jean-Chritophe Bailly sur Lieux-dits


ARNALDUR INDRIDASON
Le roi et l'horloger

Traduction de l'islandais de Eric Boury

"L’artisan savait depuis longtemps que cette merveille n’était pas une horloge ordinaire, elle avait été conçue par Isaac Habrecht, un Suisse qui avait passé la plus grande partie de sa vie à la cathédrale de Strasbourg où il avait élaboré la grande horloge qu’on admirait dans le monde entier. Celle-ci marquait non seulement le passage du temps avec ses aiguilles, mais elle indiquait également les jours de la semaine et les mois."


ERIK MARTINY
l'indélicatesse

 "La balle vint se ficher dans son torse, juste au-dessous du cœur. Je me fis la réflexion qu’elle avait peut-être atteint une des valves de l’aorte.
Toujours est-il que la peau immaculée d’Alexandre se mit à blêmir.
Il me dévisagea avec ses yeux écarquillés de lapin foudroyé, oscillant la tête comme pour dire non.
Son sang s’épanchait librement comme un coulis de framboise. En décomposant son geste, il porta la main au trou qui perforait son torse.
La lumière éblouissante enrobait la scène d’une blancheur irréelle.
Il leva vaguement le bras, comme s’il voulait opposer un refus à ce qui venait de se passer. Il était déjà nettement moins séduisant. "


MATHIEU BELEZI
Le Petit roi

"Nous mangeons en regardant le feu, porte et fenêtres closes, dans le silence humide d’une nuit d’automne, veillés par l’ampoule qui tombe nue du plafond. Au mur l’horloge a repris le compte des heures, à présent que les cigales et les martinets se sont tus ; c’est un lent battement qui nous entraîne, nous recouvre et nous obscurcit, préparant déjà nos échines aux rigueurs de l’hiver. 
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
— Qui ?
— Maman. "


PHILIPPE VASSET
Une vie en l'air

"C’est un long trait de béton, tendu à sept mètres au-dessus de la Beauce, entre les communes de Saran, Cercottes, Chevilly et Ruan. Tout entortillé d’arbres et de pylônes, il déroule ses arches au-dessus des champs, avant de disparaître sous les futaies. Etirée sur dix-huit kilomètres, la structure échappe largement au regard : on n’en voit que des tronçons, morcelés par la topographie.
La piste ne mène nulle part, et pourtant je l’ai remontée, impatient de me perdre. Maintenant que c’est fait, et dans des proportions qui excèdent très largement mes désirs, elle reste mon seul territoire.
Nu, le béton de cette banderole est pour moi couvert de signes. C’est pour les déchiffrer que j’écris. Je voudrais comprendre ce qui s’est joué là-haut, et pourquoi je ne suis jamais descendu, trouvant partout, entre le monde et moi, la belle distance qu’a instaurée ce portique, et dont je n’ai jamais su me défaire."


"C’est une ligne de béton tendue à dix mètres au-dessus de la Beauce, qui barre depuis toujours le paysage de son enfance. Elle devait servir de rampe à un véhicule révolutionnaire, un monorail propulsé à 430 kilomètres à l’heure sur coussins d’air : l’aérotrain, invention futuriste née de l’imagination de l’ingénieur Jean Bertin et conçu pour relier, à très grande vitesse, les centres urbains de la France pompidolienne.
Si le projet fou de Bertin a fait long feu, cette ruine du futur, elle, est restée debout, absurde, au milieu des champs. Enfant, puis adolescent, le narrateur a fait de ce môle abandonné un domaine, passant des heures, des jours entiers à scruter le paysage comme s’il s’agissait d’un diorama, à observer la vie alentour et les allées et venues en contrebas. Jamais il n’est descendu de ce perchoir.
Cette existence suspendue s’est poursuivie pendant trente ans, en parallèle à la vie réelle. Le paysage a changé, le rail aérien s’est effondré en plusieurs endroits mais le narrateur a continué d’habiter la jetée, songeant même à l’acquérir, et à en déclarer l’indépendance."

BRUCE BÉGOUT
Obsolescence des ruines
Essai philosophique sur les gravats

 " Le malaise moderne ne consiste pas tant à voir avec répugnance une chose neuve et supposément intègre déjà fragmentée, usagée et dégradée qu’à comprendre que, si toutes les choses neuves sont en effet déjà délabrées dans leur conception et leur construction, alors les ruines sont inexorablement vouées à une disparition rapide et totale, car non dédommagée par des nouveautés intègres. "

"Dans ces noces de poussière entre l’homme superflu et la construction passagère, la ruine semble ainsi elle-même disparaître. « Plutôt que des ruines, c’est de leur absence qu’il faudrait faire cas », remarque très justement Gérard Wajcman. L’absence de ruines est peut-être l’objet du siècle, la chose la plus emblématique d’un monde de choses qui en a autant produites que détruites, et qui, avec une certaine application, efface les traces de sa propre destruction.

 "Aussi, des deux côtés, du côté du néocapitalisme modelant l’espace humain comme du côté de la préservation de la nature, voit-on proliférer des constructions éphémères. Entre l’hôtel discount et la cabane déplaçable, entre le hangar décoré de la zone commerciale et le caisson recyclé par l’éco-architecture, c’est un même adieu à l’assise qui se dit. Sans doute les raisons de cette instabilisation du territoire ne sont-elles pas les mêmes, et il serait absurde de les confondre : rentabilité à court terme ou souci environnemental. Mais du point de vue de l’attachement de l’homme à des bâtiments et des lieux stables qui l’inscrivent durablement dans le monde et le soustraient pour un temps au flux létal de toutes choses, les résultats ne sont pas si éloignés. "


"Il est étrange d’ailleurs de constater que même l’architecture écologique, qui cherche, par divers biais, à réduire l’impact de l’homme sur l’environnement, va parfois dans le même sens que l’urbanisme hypercapitaliste. Même si, bien entendu, les finalités ne sont pas les mêmes (voire opposées), l’accent y est toutefois mis sur le modulable et le provisoire. Certes, les bâtiments construits dans l’esprit de l’architecture écologique, par le choix des matériaux et les économies d’énergie qu’ils visent, paraissent s’opposer aux perspectives à court terme du monde marchand, mais, du point de vue qui nous occupe, à savoir la possibilité de produire des ruines, l’effet est un peu le même. D’ailleurs, bien souvent, l’idéal de la construction écologique consiste dans un bâtiment léger, modulable et déplaçable, une sorte de hutte fonctionnelle et nomade. Les maisons de Glenn Murcutt, souvent construites sur pilotis (Marie Short House, 1975, Manika-Alderton House, 1994), donnent cette impression d’être posées sur le sol et de pouvoir être démontées en une nuit, sans laisser la moindre trace. Ainsi l’architecture écologique est prise dans une double exigence de durabilité (pour les activités humaines d’habitation et de travail) d’un côté et de réduction a minima de l’impact environnemental de l’autre. La meilleure solution de compromis reste ainsi la construction amovible et dont les matériaux (paille, bois, laine, adobe, etc.) ne modifient pas en profondeur et sur le long terme le sol et le site. Mais, ce faisant, ce type de constructions accepte aussi de ne plus pouvoir se dégrader lentement et de former des ruines, considérées dès lors comme des immondes déchets non recyclables et à l’impact environnemental trop grand. De la sorte, cet esprit écologique visant un impact humain minimal, conjugué à celui du recyclage des produits, va à l’encontre de l’idée de ruines. Force est de constater que les deux grandes forces de construction du début du XXIe siècle, l’architecture marchande et l’architecture écologique, œuvrent ainsi de concert paradoxalement, à rendre les ruines impossibles, la première parce qu’elles ne laissent derrière elles que des déchets et non des bâtiments qui peuvent vieillir lentement et devenir des ruines, la seconde parce que, obnubilée par l’empreinte humaine et carbone sur l’environnement, elle vise à réduire le geste architectural et à ne pas édifier des bâtiments qui dureront trop longtemps. Cette architecture est dite durable en tant qu’elle vise à faire durer la fonction en limitant l’impact écologique, mais non la construction elle-même dans sa forme et sa matière pérennes. Au contraire, une construction qui durerait trop longtemps, et de la même manière, ne serait plus totalement adaptée au changement de fonction et à la mobilité, prônés par l’éco-architecture, et donc elle présenterait un coût écologique trop grand. L’idéal reste bien la construction à bas coût de bâtiments provisoires qui, dans cent ans, n’existeront plus comme tels et dont aucune trace physique ne sera visible ni sur le sol et ni dans l’air. La conception que l’écologie politique se fait de la place de l’homme dans l’environnement introduit des tensions significatives entre, d’une part, son orientation vers la durabilité de l’humanité et surtout de la biodiversité et, d’autre part, son profond scepticisme concernant le temps humain et ses exigences symboliques. Zéro déchets signifie zéro ruines. Il s’agit de concevoir dès maintenant des édifices qui s’auto-effaceront dans le temps ou qui, alors, seront rendus tellement modulables et recyclables que, à l’instar du bateau de Thésée, plus rien de leur être initial n’existera. Ainsi, de manière surprenante, la liquéfaction du solide et le choix de la transience universelle caractérisent bien souvent l’architecture écologique et ses ennemis."


Glenn Murcutt, Marie Short House, 1975

Glenn Murcutt, Manika-Alderton House, 1994


" Habiter n’est pas une fonction : c’est un long travail d’échange avec le milieu, une garde baissée face à l’extérieur qui afflue." (Une vie en l'air, Philippe Vasset)

"Habiter n’est pas vivre : il y a des logements pour ça. Habiter, c’est trouver, dans l’espace, une zone de coïncidence avec son périmètre mental. Un lieu de commerce avec l’étendue, un point de relâche des lois de la géographie. " (Une vie en l'air, Philippe Vasset)

 "Dans un monde où il n’y a plus de ruines, c’est le monde lui-même qui devient la ruine finale et totale. La seule ruine qui vaille encore par conséquent comme ruine et demeurera comme ruine sera l’expérience du monde rendu invivable par la démographie galopante, l’extinction en masse de la biodiversité, le réchauffement climatique et les crises finales du capitalisme. "

"Selon Baudrillard, si l’éphémère incarne sans doute « la vérité de l’habitat futur », cette idée n’est pas partagée par tout le monde et exprime surtout un idéal bourgeois. Selon le sociologue, la classe dominante se drape dans l’alibi de l’héraclitéisme du panta rei pour imposer son rêve néolibéral d’une flexibilité généralisée qui ne fait rien d’autre que de favoriser le déploiement sans frein du capital. Mais, en quelque sorte prémunies jusqu’à un certain point contre la fausse conscience bourgeoise, les classes populaires tiennent encore mordicus aux « valeurs de la fondation et de l’investissement ». Elles ne sont pas prêtes, en un claquement de doigts, à se convertir aux joies du nomadisme acosmique. Non seulement elles sont attachées aux idées de la solidité et de la pérennité, mais, par cet attachement même, elles résistent aux injonctions venant d’en haut en faveur du passager et du modulable. Car elles comprennent bien que si les classes supérieures peuvent autant chérir le mobilisme et « renier la pierre », c’est parce qu’elles ont déjà elles-mêmes longuement bénéficié des avantages de la solidité patrimoniale et ont pu jouir sur plusieurs générations « du décor fixe et séculaire de la propriété ». "

La page Bruce Bégout sur Lieux-dits


MATHIEU BELEZI
Attaquer la terre et le soleil

"— On vous entend, capitaine !
il secoue sa chevelure, se redresse sur ses étriers, cherchant dans les rondeurs trompeuses des collines les signes de la révolte
— Et vous savez ce que ça veut dire, soldats ?
— Oui nous savons, capitaine !
— Ça veut dire que nous serons sans pitié, nom d’un bordel ! ça veut dire que nous n’hésiterons pas à embrocher les révoltés un à un, à brûler leurs maisons, à saccager leurs récoltes, tout ça au nom du droit, de notre bon droit de colonisateurs venus pacifier des terres trop longtemps abandonnées à la barbarie, comprenez-vous bien, soldats, ce que cela signifie ?
— Nous comprenons, capitaine ! "


BRUCE BÉGOUT
Lieu commun : Le motel américain

"Néanmoins, le motel n'est pas un simple établissement commercial situé à la périphérie des villes. Il représente aussi un espace mental, une sorte de caisson sensoriel qui amplifie les percussions émotionnelles des différents voyageurs qui y prennent place."

 "Sans avoir l'air d'y toucher, les usagers clandestins ou hors-la-loi introduisent de nouveaux codes de comportement qui échappent aux grilles de lecture communes. Ils renouvellent à chaque instant le génie social de l'être humain, en inventant des formes de relation régulées mais cependant hors normes. En eux, il y a quelque chose qui cherche à se déployer, comme une sous-vie rugueuse et défaite mais toujours chargée d'une générosité qui préfère apparaître avec les traits de l'humble et du bas, une manière de vivre emplie d'une noble nonchalance, fût-elle pour d'autres délictueuse, une façon de regarder et d'agir qui trouve ses racines dans les riens infimes de l'existence quotidienne et urbaine. "

"À cet égard, le motel peut être considéré, soit comme un élément représentatif de la simplification fonctionnelle de l'existence suburbaine, soit comme le lieu d'une nouvelle espèce de cérémonial social qui, tout en respectant extérieurement les règles de la rationalité marchande et de ses commodités technologiques, produit de temps en temps des impressions, des actes et des rituels proprement magiques."

 


 "Que ce soit l'espace urbain dans son entier, les objets usuels ou l'organisation sociale elle-même, tout doit répondre à présent à une flexibilité accrue, à une capacité de mise en mouvement immédiate. Une pulsion cinétique semble agiter l'être social et se répercuter sur tous les éléments de la vie urbaine. Tout doit être mobilisable sur-le-champ, prêt à être employé, consommé, ingurgité. "

"Grâce à l'anonymat, le sujet se préserve en effet de l'attache étroite à un système de références (familiales, sociales, nationales) qui le contraignent à une incessante prise de position par rapport à autrui et au monde. Dans la dissimulation de son nom, de ses origines et de son être, comme dans l'impersonnalité crue de la chambre du motel, il n'existe qu'en soi et pour soi, comme détaché de toute détermination contextuelle et hétéronomique, dans une intimité si proche que nulle médiation ne peut la troubler.
Être “personne”, tel Ulysse dans l'antre de Polyphème, ne signifie pas renoncer à sa personne, ni la perdre, l'oublier ou l'ignorer, mais simplement abandonner, pour un temps plus ou moins long, ce que les autres savent de moi. L'anonymat me soustrait au regard et à la nomination des autres, mais, dans cette soustraction, il me laisse intact, tel qu'en moi-même. "


John Register. Motel, Route 66


BRUCE BÉGOUT
Zéropolis

"Que ce soit des institutions (mariage, baptême, etc.) ou des traditions, Las Vegas se moque de tout. Chaque réalité, elle la tourne en dérision. Sans se soucier de l'histoire, elle broie tout évènement humain dans un chyme électrochimique et parodique qui ne laisse absolument rien intact. Ce faisant, elle révèle la scène primitive de la société : l'impossibilité de croire à la vérité de l'autre. Elle fait d'autrui un parfait inconnu, puisque tout ce qui signale sa présence, la culture et la civilisation, est ici proprement ridiculisé. Pour la première fois l'excès se mue en défaut, et la capitale de l'exagération laisse poindre des moments de déficience totale : indigence culturelle, sociale, esthétique. Sous son hémorragie de lumières et de spectacles en tous genres, elle met au jour une vérité cruelle et pourtant nécessaire à affronter si l'on veut pouvoir continuer à vivre : "tout n'est qu'une immense et grotesque farce".


ANTOINE CHAINAS
Bois aux renards

"On sentait dans l'air calme les prémices du déclin du jour, un affaiblissement de la luminosité qui n'en était pas un, mais ressemblait plutôt à un engrisaillement précoce, où la fatigue paraissait se projeter sur tout, où la pensée se refusait aux muscles. "


PHILIPPE AIGRAIN
cause commune

"On considère le plus souvent qu’il y a liberté de l’information si pour tout courant de pensée il existe au moins un média susceptible de le relayer, et si tout citoyen a, s’il le souhaite, la possibilité d’accéder à ce média. L’ennemi de la liberté de l’information est alors la censure.
Les médias centralisés d’aujourd’hui posent pourtant un tout autre problème. Les groupes qui y détiennent les plus fortes positions ne contrôlent souvent que quelques dizaines de pourcents de l’audience de la télévision, de la radio et de la presse. Pourtant, ces groupes parviennent à exercer sur les représentations un contrôle sans précédent, même dans des sociétés beaucoup plus fermées."


Actes Sud, 2020

BAPTISTE MORIZOT
Raviver les braises du vivant : un front commun

 " Il y a dix mille ans, 97 % de la masse animale était constituée par la faune sauvage, et les humains pesaient 3 % environ dans la balance. Aujourd’hui, les animaux domestiques pèsent pour 85 % de la biomasse de tous les vertébrés terrestres. Les humains sont passés à 13 %. La faune sauvage, qui constituait hier 97 % du total, constitue désormais 2 %. Un grand renversement, une confiscation colossale de la biomasse par le bétail domestique, au détriment des autres compartiments des écosystèmes, et de la faune sauvage en particulier. Les humains ont ce faisant amputé les écosystèmes de 50 % de leur biomasse d’autotrophes (disons : les végétaux). Ces nombres se passent de longs commentaires. On peut les laisser se déposer au fond de soi, pour qu’ils travaillent à faire de nous d’autres vivants. "


 " L’idée de “protection de la nature” contient en effet un autre écueil : celui de convoquer la “nature” comme cette entité héritée du cosmos moderne et dualiste, qui répartit le monde en deux blocs séparés, les humains d’un côté, la “nature” de l’autre. Que devient alors ici “protéger la nature” quand on a compris que le mot “nature” nous a embarqués dans une impasse dualiste, et que protéger était une conception paternaliste de nos rapports aux milieux ? Cela devient “raviver les braises du vivant”, c’est-à-dire lutter pour restituer aux dynamiques de l’éco-évolution leur vitalité et leur pleine expression. Cela devient défendre nos milieux de vie interspécifiques : des forces qui nous constituent, qui sont plus grandes que nous et dont, pourtant, il faut prendre soin. "

La page Baptiste Morizot sur Lieux-dits


EUGENE MARTEN
Ordure

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Stéphane Vanderhaeghe)

 " En rentrant du parc, il prit par l’esplanade. Il restait près de la rambarde et marchait lentement, s’arrêtant pour regarder le fleuve. Le reflet brisé de la ville s’efforçait de se réassembler mais le courant s’y opposait. Comme s’il pouvait devenir autre chose. Au cœur de ces remous se dégageait une ligne ténue, presque invisible, remontant en biais, tendue, jusqu’à une canne à pêche posée contre la rambarde. L’aide-soignante se tenait à côté de la canne à pêche. Sloper détourna les yeux. Depuis combien de temps était-elle là ? Derrière elle, la circulation sur l’esplanade se faisait dans les deux sens, à vélo, en patins, à pied, promenade ou jogging. Le fleuve, lui, s’écoulait en sens unique. Sloper attendit le bon moment. "


JOSEPH INCARDONA
Les corps solides

 "Les phares de la camionnette éclairent la route en ligne droite. On pourrait les éteindre, on y verrait quand même, la lune jaune rend visibles les champs en jachère aussi loin que porte le regard. La nuit est américaine. La fenêtre côté conducteur est ouverte, il y a l’air doux d’un printemps en avance sur le calendrier. De sa main libre, Anna tâtonne sur le siège passager et trouve son paquet de cigarettes.
À la radio, une mélodie lente accompagne le voyage ; et quand je dis que la nuit est américaine, c’est qu’on pourrait s’y croire avec le blues, la Marlboro et l’illusion des grands espaces."


BAPTISTE MORIZOT
Pister les créatures fabuleuses

"Couché, devenu fougère, en bordure de ce sentier qui réunissait tous ces habitants, j’ai senti que j’étais entré dans une communauté aux habitudes et aux langues nombreuses, mais tressées ensemble comme des mèches de cheveux."

" Au cœur des territoires chantés des oiseaux, entouré des frontières d’odeurs des royaumes des loups et des lynx, sur les chemins quotidiens des grands cerfs, on peut parfois pressentir les différents invisibles. On apprend à voir les limites de son « voir », et à lire l’invisible pour nous dans les attitudes des autres animaux. La plupart du temps, pour être honnête, on n’y comprend rien. Mais on pressent qu’il y a du sens, mystérieux pour nous, évident pour eux. Et le mystère agrandit l’espace. Pister rend visible pourquoi les animaux sont nos créatures fabuleuses. "

 " Toutes ces expériences de pistage me font penser que dans notre culture, on s’est trompés sur ce qui est fabuleux. On l’a mis dans le ciel, dans les contes, dans les imaginaires, toutes choses qui sont ailleurs, alors que le fabuleux est parmi nous à chaque instant. On l’a mis hors du monde, pour pouvoir utiliser le monde quotidien comme un réservoir de ressources bon marché, à portée de main, qui n’appelle pas d’égards. Mais c’est une injustice faite au monde vivant, une injustice d’adultes, et il faut imaginer une alliance entre vous les enfants et les animaux, les plantes, les rivières, pour affirmer haut et fort le prodige du monde vivant qui nous entoure. On s’est mis à croire que seules les choses surnaturelles sont prodigieuses, alors que vous savez bien que ce n’est pas vrai (regardez un instant les dinosaures, les hippocampes, les séquoias géants, et vos mains). "

La page Baptiste Morizot sur Lieux-dits


 

BAPTISTE MORIZOT, ESTELLE ZHONG MENGUAL
Esthétique de la rencontre. L'énigme de l'art contemporain

"Il y a par là un destin tragique de l’œuvre d’art : devenir l’arrière-plan d’un selfie. "

 " "Une œuvre-avec-laquelle-il-ne-se-passe-rien " est une œuvre qui ne produit aucun effet affectif, perceptif, sémantique individuant sur le spectateur. Dans cette mesure, valoriser ce type d’œuvres relève d’une forme étrange de snobisme : car seuls ceux qui ont été massivement individués dans leur vie par des rencontres avec l’art peuvent aujourd’hui trouver un charme à des œuvres impuissantes et renonçant à produire des effets. Chaque œuvre-avec-laquelle-il-ne-se-passe-rien porte en elle l’occasion manquée d’une rencontre individuante, celle de moduler la manière de sentir et de vivre d’un spectateur. "

 "Autrement dit, si la découverte créatrice d’un artiste cristallisée dans une œuvre est capable de jouer un rôle de singularité pour une multitude de spectateurs, c’est bien parce qu’elle est une solution à une tension qu’il a ressentie dans la relation entre certains aspects du monde et des pans de sa propre part d’irrésolu qu’il partage avec les autres humains, qui seront ses spectateurs. C’est parce que les lignes de force de la part d’irrésolu de l’artiste sont en partie les mêmes que les nôtres, que, lorsqu’il trouve enfin les formes pour inventer sa composition de lui et du monde, eh bien c’est la nôtre en attente que nous reconnaissons. "


 "Bien sûr, la crise écologique qui est la nôtre est une crise des sociétés humaines : elle met en danger le sort des générations futures, les bases mêmes de notre subsistance et la qualité de nos existences dans des environnements souillés. C’est aussi une crise des vivants : sous la forme de la sixième extinction des espèces, de la défaunation généralisée, comme de la fragilisation des dynamiques écologiques par le changement climatique, et de la réduction des potentiels d’évolution de la biosphère. Mais c’est aussi une crise d’autre chose, de plus discret et peut-être plus fondamental. Ce point aveugle, nous en faisons l’hypothèse, c’est que la crise actuelle, plus qu’une crise des sociétés humaines d’un côté, plus qu’une crise des vivants de l’autre, est une crise de nos relations au vivant. C’est spectaculairement une crise de nos relations productives aux milieux vivants, encapsulée dans le faciès extractiviste et financiarisé du capitalisme contemporain ; mais c’est aussi une crise de nos relations collectives existentielles au vivant, de nos branchements et de nos affiliations aux vivants, qui commande la question de leur importance, par lesquels ils sont de notre monde, ou hors de notre monde, sensible, pratique et politique. "