ECLATS DE LIRE 2023
Accueil
De 2001 à 2022 Littérature, Poésie... A , B , C , D , E-F , G , H , I-J , K , L , M , N , O-P, Q , R , S-T , U-V-W , X-Y-Z
De 2001 à 2022 Philosophie... A , B , C , D , E-F , G-H , I-J-K , L-M , N , O-P-Q , R , S-T , U-V-W , X-Y-Z

Archives Eclats de lire 2011 , 2012 , 2013 , 2014 , 2015 , 2016 , 2017 , 2018 , 2019, 2020, 2021, 2022

 

 

COLSON WHITEHEAD
Nickel Boys
Traduction de l'américain de Charles Recoursé

 " Le jour de la rentrée, les élèves de Lincoln High School recevaient leurs nouveaux manuels d’occasion récupérés auprès du lycée blanc de l’autre côté de la rue. Sachant où partaient leurs livres, les élèves blancs les avaient annotés à l’intention de leurs successeurs : Va te pendre, le nègre ! Tu pues. Va chier. Le mois de septembre était une découverte des épithètes en vogue chez la jeunesse blanche de Tallahassee, épithètes qui, à l’instar de la longueur des ourlets et des coupes de cheveux, variaient d’une année sur l’autre. Quelle humiliation d’ouvrir un manuel de biologie à la page du système digestif et de tomber sur un Crève sale NÈGRE, mais au fil de l’année scolaire, les élèves cessaient progressivement de prêter attention aux diverses insultes et suggestions déplacées. Comment tenir jusqu’au soir si chaque ignominie vous envoyait au fond du trou ? Il fallait apprendre à ne pas se laisser distraire. Mr Hill arriva à Lincoln alors qu’Elwood entrait en première. Il salua les élèves de son cours d’histoire et inscrivit son nom au tableau. Après quoi il leur distribua à tous un feutre noir et leur ordonna de commencer par barrer tous les gros mots dans leurs manuels. « Ça m’a toujours fait enrager de voir ça, dit-il. Vous êtes là pour apprendre, ne vous laissez pas parasiter par ces imbéciles. » Comme les autres, Elwood hésita un instant avant de se lancer. "

"Desmond était affecté aux champs de patates douces. Et ne s’en plaignait pas. Il aimait l’odeur chaude et tourbée des tubercules avant la récolte, qui lui rappelait la transpiration de son père lorsqu’il rentrait du travail et vérifiait que son fils était bien bordé. "

La page Colson Whitehead sur Lieux-dits


 

ALAIN ROUSSEL
Le texte impossible,
suivi de Le vent effacera mes traces

"Ça me prend comme ça, au dépourvu. Je ressens d'abord, face au monde, un vide immense, presque douloureux. Le sentiment m'assaille que plus rien ne passe entre nous, que la communication avec l'univers est rompue. Dans ces moments-là, il me semble que la banalité acquiert une existence réelle, dangereuse. Je vois en elle une puissance maligne qui grignote les choses, les fond en une sorte de masse. Son chef-d'œuvre est sans nul doute la foule anonyme déambulant dans les rues des grandes villes."

"Ma joie d'exister est telle actuellement que je m'accommoderais du plus futile des événements. Je bois ma bière : ma vie est là, tout entière, dans cet acte dérisoire. Le spectacle de la salle m'assaille, à la fois m'enlace et m'agresse de toutes parts. Des présences qui s'entassent là, dans un bruyant tohubohu, je n'ai rien perçu tout d'abord. C'est souvent ainsi quand j'entre dans un café et que la lumière au dehors est trop vive. La pénombre m'envahit d'un voile noir et c'est à peine si j'arrive à discerner ces grandes taches grises rectangulaires que forment les tables et dont les coins acérés me lardent la hanche au passage, tels des fauves à l'affût."


"J'écris ces phrases qui serpentent de méandre en méandre, de virgule en virgule, dont la finalité m'échappe comme le reste, tombant parfois dans les points ouverts en abîme qui renvoie l'écho dans les profondeurs, verbe insatiable et moi à l'intérieur, me débattant de toutes mes forces pour ne pas être enseveli ou momifié, transformé en statue d'argile comme tous ces zombis animés seulement d'un semblant de vie, juste pour y croire un peu, agissant mécaniquement selon des formules banales, stéréotypées que la société, cabaliste d'un nouveau genre, leur place dans la bouche, sous la langue, afin qu'ils ressassent continuellement les mêmes paroles, les mêmes poncifs éculés, usés jusqu'à la moelle."

La page Alain Roussel sur Lieux-dits


JAVIER CERCAS
Le chateau de Barbe Bleue
. Terra Alta III
Traduction de l'espagnol de Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon

 " — J’ai compris son jeu dès qu’elle s’est mise à poser des questions sur la bibliothèque, continue-t-il. “Voilà, je me suis dit. Encore une passionnée de romans.” Je parie qu’elle a lu les livres de ce Cercas et qu’elle a avalé toutes les conneries que l’autre raconte sur toi, elle doit se dire que la bibliothèque, c’est juste une couverture pour toi, un truc dans le genre… Ta légende te poursuit, l’Espagnolard. "

La page Javier Cercas sur Lieux-dits


JAVIER CERCAS
A la vitesse de la lumière

Traduction de l'espagnol de Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić

 " — Il fait presque jour, l’ai-je entendu dire.
C’était vrai : la lumière blafarde de l’aube inondait le salon, dotant tout ce qui l’habitait d’une réalité fantomatique ou précaire, comme si c’était un décor enseveli dans un lac, et aiguisant en même temps le profil de Rodney, dont la silhouette se découpait confusément contre le bleu cobalt du ciel ; un instant j’ai pensé que, plus que le profil d’un oiseau rapace, c’était celui d’un prédateur ou d’un félin. "


JAVIER CERCAS
Les lois de la frontière

Traduction de l'espagnol de Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić

"La ville aussi avait entièrement changé. À cette époque-là, Gérone avait cessé d’être cette ville d’après-guerre qu’elle était encore à la fin des années soixante-dix pour devenir une carte postale, une ville postmoderne, enjouée, interchangeable, touristique et ridiculement contente d’elle-même. En réalité, il restait peu de chose de la Gérone de mon adolescence. Les charnegos avaient disparu, anéantis par la marginalisation et l’héroïne ou dissous dans la prospérité économique du pays, avec leurs emplois stables et leurs enfants et petits-enfants scolarisés dans le privé et parlant catalan – le catalan était devenu, avec l’instauration de la démocratie, une langue officielle ou co-officielle."


CHRISTIAN SALMON
La tyrannie des bouffons

sur le pouvoir grotesque

 " Le phénomène Trump n’est pas l’histoire d’un fou qui se serait emparé du pouvoir par surprise. Bien au contraire, il dit la vérité de l’époque. La victoire de Trump ne fut pas seulement une surprise électorale ou un accident, ce fut l’entrée dans une ère politique inconnue. Depuis son accession à la présidence des États-Unis, le phénomène s’est globalisé, ouvrant la voie à une sorte d’arc-en-ciel du pouvoir grotesque : la tyrannie des bouffons. "


 "Gesticulant au premier plan, usant de fake news et de provocations, le pouvoir grotesque incarne une nouvelle forme de pouvoir qui assure son emprise non pas par la rationalité, la tradition ou le charisme cher à Max Weber, mais par l’irrationalité, la transgression, la bouffonnerie. Trump en a été la première manifestation, mais nous avons vu au cours de notre enquête les figures de ce pouvoir outrageusement maquillé et grotesque se multiplier aux quatre coins de la planète, tels des hologrammes d’une révolution qu’on disait populiste. Jair Bolsonaro au Brésil, Boris Johnson au Royaume-Uni, Matteo Salvini et Beppe Grillo en Italie, Modi en Inde...
Dans leur ombre, un autre personnage est apparu, plus discret, peu idéologisé, surfant sur les vagues de données : la figure austère de l’informaticien. Sous Boris Johnson, Dominic Cummings. À l’ombre de Donald Trump, Brad Parscale. Dans les coulisses des meetings de Matteo Salvini, la « Bestia » de Luca Morisi. L’informaticien a acquis au fil des ans une réputation de magicien capable de transformer le plomb du discrédit en or de l’engagement. Sous les clowneries du bouffon, la virtuosité du geek. Sous le désordre apparent du carnaval, la rigueur des algorithmes. Ce qui se joue sur la scène du carnaval politique, c’est le théâtre paradoxal de la dérision et de l’expertise, la synchronisation des figures carnavalesques et des machines algorithmiques. C’est un moment transpolitique, le passage de l’écriture de l’histoire au flamboiement du discrédit. "

 "Même les pitreries les plus grotesques ne doivent rien à l’improvisation ; elles obéissent à des lois précises, celles du discrédit et de l’engagement. La dérision nourrit le discrédit. L’engagement le transforme en votes. Il ne s’agit plus de propagande de masse au sens strict, car ce qui est propagé à travers les réseaux sociaux, ce sont des messages personnalisés, fondés sur un microciblage de l’électorat et de ses attentes, filtrés dans le Big Data et profilés par les algorithmes. Car le  grotesque caractérise non seulement les acteurs, mais la scène politique tout entière, désinvestie et disqualifiée. Et, sur cette scène, le visage facétieux du clown et celui, austère, de l’ingénieur ont commencé à s’effacer eux aussi devant la puissance anonyme de Facebook, Twitter et des GAFAM. Sous le pouvoir grotesque, c’est la puissance anonyme des algorithmes qui mine les institutions démocratiques et le débat public. Le risque vient de la rencontre de deux phénomènes : la génération de textes basée sur l’intelligence artificielle et les chatbots sur les réseaux sociaux."


ERRI DE LUCA
Grandeur nature

Traduction de l’italien de Danièle Valin

 "Je me console avec des exemples admirables du passé. John Milton, poète anglais qui a vécu après Shakespeare, est devenu aveugle et a dit que ce n’était pas un malheur. Un malheur c’est l’incapacité à le supporter. Il a vu ses livres condamnés au bûcher, il a senti l’odeur du papier brûlé à la place de sa chair. Et il a continué à écrire."


"Par où commence Marek le peintre ? Par la tête, par le béret enfoncé sur le front, par les cheveux qui couvrent les oreilles et les protègent du froid et des cris du marché. Le visage ? Pas encore. Marek descend avec la couleur noire le long de la barbe, puis le noir s’étend en cascade, pesant sur les épaules, la veste, jusqu’à la poitrine et : c’est tout. Le portrait est une coulée noire avec un ovale en haut encore vide."

 "Il déploie d’abord un arc-en-ciel opaque composé de taches et de points autour de la tête, une auréole de confettis. C’est un fond lumineux, tel qu’est le passé, qui n’était pas ainsi quand il était présent. Il le devient sous la pression du remords et de la gratitude.
Marek n’est pas encore prêt à regarder et à peindre son père en face.
Alors, il se rappelle la graisse de la saumure qui décolorait le noir de son paletot. Il fait couler dessus un peu de diluant. Et il se souvient d’une cravate, la seule, qu’il peint autour de son cou, nouée comme le faisait sa mère. Car un marchand de poissons doit se présenter dignement sur son étal au marché."

« Il le voit maintenant. Il le voit à travers ses larmes.
Il ne replace pas la toile sur le chevalet, il la pose par terre et commence par les yeux. Les pupilles grandes ouvertes sont noires, celles des harengs pêchés entre la Baltique et l’Islande. Et ce noir est entouré du blanc de la glace. Il change de pinceau, en prend un large et encercle de rouge les yeux de son père. Pas ses joues maigres, ce n’est pas un masque de Pourim, d’un carnaval yiddish. Ce n’est pas un jour de fête, c’est un jour de marché. Son père se dresse bien droit au milieu des caisses de harengs, il regarde son fils en face.
 "Les cernes rouges sont la marque du métier, un mélange de sueur, de saumure, d’insomnie de journées commencées bien avant l’aube. Ceux qui se réveillent avec le soleil déjà levé ne savent rien des jours entamés en pleine nuit. Le peintre prend la liberté de ce rouge autour des yeux. Ce n’est pas une liberté, c’est la reconnaissance d’une humilité enfin comprise, approchée par les pinceaux comme une caresse. Sans un sanglot, Marek pleure et peint. "

La page Erri De Luca sur Lieux-dits

Marc Chagall, Le Père, 1911


JACQUES RANCIERE
Penser l'émancipation
dialogue avec Aliocha Wald Lasowski

Aliocha Wald Lasowski : " Travaillant dans les marges et sur les bords, là où la politique est souvent invisible ou mise à l'écart, Rancière rappelle que l'enjeu se situe dans « le découpage sensible du commun de la communauté, des formes de sa visibilité et de son aménagement. "

AliochaWald Lasowski : "Pour Rancière, comme il l'explique dans Chroniques des temps consensuels, « le consensus qui nous gouverne est une machine de pouvoir ». Le consensus - qui se veut indiscutable - s'impose comme une grille définitive d'interprétation du monde. « Le consensus ne nous demande que de consentir. » Pour Rancière, il faut, au contraire, « affirmer qu'il y a plusieurs manières de décrire ce qui est visible, pensable et possible. Cette autre manière a un nom. Elle s'appelle politique."

Jacques Rancière : "L'invention politique est un bricolage qui connecte des lieux, des formes et des temps qui n'étaient pas connectés, tout comme elle « bricole » en mettant en rapport une affaire de travail, ou de santé, avec l'égalité et la communauté. C'est ce qui fait la parenté de la politique avec l'art: il n'y a pas de création ex nihilo, mais une redistribution des choses, une redisposition des éléments qui font que, tout d'un coup, un paysage sensible qui n'existait pas se met à exister."

Jacques Rancière : "Ce qui fonde la soumission n'est pas l'ignorance mais la défiance : le sentiment qu'il n'y a pas d'autre monde possible, que l'on n'est pas capable d'en construire un autre ou que les autres n'en sont pas capables. L'émancipation, c'est la rupture de cette logique de la défiance." 

La page Jacques Rancière sur Lieux-dits


 THOMAS MULLEN
La dernière ville sur terre
Traduction de l'anglais (Etas-Unis) de Pierre Bondil

" La route menant à Commonwealth1, longue et peu engageante, s’étirait sur des miles au-delà de Timber Falls, s’enfonçant profondément dans les bois de résineux où les arbres croissaient plus haut encore, comme si le soleil les mettait au défi d’atteindre ses trop rares rayons. Telles deux armées perchées au sommet de falaises antagonistes, des sapins de Douglas dominaient de leur grande taille la route jonchée de rochers. Même les voyageurs qui, toute leur vie durant, s’étaient vu rappeler leur insignifiance, ressentaient une humilité particulière le long de cette portion de chaussée, sous la pénombre surnaturelle qui l’engloutissait. Après avoir parcouru bon nombre de miles entre les troncs, elle s’incurvait sur la droite et les arbres s’écartaient un peu. La terre brune et d’occasionnelles souches indiquaient que la forêt n’avait été que partiellement et récemment éclaircie, au prix d’une ténacité extrême. La clairière était en pente légère. Au bas du relief, un arbre coupé de frais bloquait la chaussée. Dans son écorce épaisse un panneau avait été cloué : une mise en garde adressée à des voyageurs qui n’existaient pas, un cri silencieux lancé vers les forêts sourdes. "

 " Icare avançait paisiblement et prudemment, probablement effrayé par l’aspect que prenaient les troncs des arbres à la lumière de la lanterne, les cinq ou six mètres inférieurs étant illuminés alors que le reste s’associait au néant, qu’il n’y avait rien d’autre que les esprits de la forêt en suspension au-dessus d’eux. Ou peut-être l’animal était-il effrayé, car il sentait qu’il portait un poids mort, que la légère humidité sur certaines de ses vertèbres était le sang d’un homme encore vivant quelques instants plus tôt. La neige crissait sous ses sabots et Graham oscillait à mesure qu’ils progressaient sur le sol inégal. "

La page Thomas Mullen sur Lieux-dits


MICHELLE ALEXANDER
la couleur de la justice
incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux Etats-Unis

traduction de l’anglais (Etats-Unis) de Anika Scherrer

"Il y a plus d’adultes africains-américains sous main de justice aujourd’hui – en prison, en mise à l’épreuve ou en liberté conditionnelle – qu’il n’y en avait réduits en esclavage en 1850. L’incarcération en masse des personnes de couleur est, pour une grande part, la raison pour laquelle un enfant noir qui naît aujourd’hui a moins de chances d’être élevé par ses deux parents qu’un enfant noir né à l’époque de l’esclavage. "

 "Aujourd’hui, les États-Unis ont le taux d’incarcération le plus élevé du monde, surpassant de loin celui de presque tous les pays développés et surpassant même ceux de régimes répressifs comme la Russie, la Chine ou l’Iran. En Allemagne, on compte 93 détenus pour 100 000 habitants, adultes et mineurs confondus. Aux États-Unis, le taux est environ huit fois plus élevé, avec 750 détenus pour 100 000 habitants."

 


 "Le trait le plus frappant de cette incarcération de masse est sa dimension raciale. Aucun autre pays dans le monde n’emprisonne autant ses minorités raciales ou ethniques. Les États-Unis incarcèrent un plus grand pourcentage de sa population noire que l’Afrique du Sud au plus fort de l’apartheid."

 "Ce système, que l’on appellera ici l’incarcération de masse, n’enferme pas uniquement des personnes derrière les barreaux de véritables prisons, mais également derrière des barreaux et des murs virtuels. Le terme d’incarcération de masse ne renvoie pas uniquement au système judiciaire mais également au réseau plus large de lois, de règlements, de politiques et de coutumes qui contrôle ceux qui sont étiquetés criminels, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des prisons. Une fois libérés, les ex-détenus pénètrent dans un monde occulte de discrimination légale et d’exclusion sociale permanente. Ils sont membres de la nouvelle sous-caste de l’Amérique."

 " Le fait que dans de nombreuses grandes villes américaines, plus de la moitié des jeunes hommes noirs soient actuellement sous le contrôle du système judiciaire ou traînent un casier judiciaire, n’est pas, comme beaucoup l’avancent, un simple symptôme de la pauvreté ou de mauvais choix, mais plutôt la preuve qu’un nouveau système de castes raciales est à l’œuvre. "

 " En moins de deux décennies, la population carcérale a quadruplé et un nombre très élevé de gens de couleur pauvres des quartiers urbains, dans tous les États-Unis, ont été placés sous le contrôle du système judiciaire et ont écopé d’un casier judiciaire pour la vie. Quasiment du jour au lendemain, d’énormes segments de la population des ghettos ont été relégués de façon permanente à un statut de seconde classe, privés du droit de vote et soumis à une surveillance perpétuelle et au contrôle des services de police. "

 "Cependant, l’inconfortable vérité, c’est qu’il existera toujours des différences raciales parmi nous. Même si l’héritage de l’esclavage, de Jim Crow et de l’incarcération de masse était complètement dépassé, nous resterions une nation d’immigrants, et de peuples indigènes, au sein d’un monde plus vaste, divisé par la race et l’ethnicité. C’est un monde dans lequel il y a une extraordinaire inégalité raciale et ethnique, et notre nation a des contours poreux. Pour ce qui est de l’avenir prévisible, l’inégalité raciale et ethnique restera une caractéristique de la vie américaine."

"C’est là qu’interviennent les exceptions noires. Le succès très visible de certaines personnes noires joue un rôle clé dans le maintien du système de castes raciales. Les « success stories » noires accréditent l’idée que n’importe qui, peu importe que l’on soit très pauvre ou très noir, peut arriver au sommet, du moment que l’on fait suffisamment d’efforts. Ces histoires « démontrent » que la race n’est plus pertinente. Alors que les « success stories » sapaient la logique de Jim Crow, elles renforcent au contraire le système de l’incarcération de masse. La légitimité de l’incarcération de masse dépend de l’idée largement répandue selon laquelle tous ceux qui semblent piégés au bas de l’échelle sociale ont choisi leur destin. "


THOMAS MULLEN
Minuit à Atlanta
Traduction de l'anglais (Etas-Unis) de Pierre Bondil

 "La décision de supprimer la ségrégation dans les établissements scolaires avait initialement abasourdi les Blancs, depuis les gouverneurs jusqu’au bas de l’échelle sociale, mais une fois le premier choc passé, une colère absolue avait succédé. Maintenant, le Sud blanc se mobilisait avec fébrilité. Les nouveaux Conseils de citoyens blancs organisaient des rassemblements, rédigeaient des lettres et mettaient un point d’honneur à châtier financièrement les Noirs qui disaient ou faisaient quelque chose pour favoriser l’accès aux droits civiques. "


Jacob Lawrence- Migrations. 1941


THOMAS MULLEN
Temps noirs
Traduction de l'anglais (Etas-Unis) de Anne-Marie Carrière

 "Des chênes majestueux ombragent la route nouvellement pavée. De part et d’autre s’étendent des champs d’arachides, de maïs et de coton. Jeremiah passe devant des bicoques sans fenêtres, au toit affaissé. Il hume le parfum du chèvrefeuille et de l’ambroisie, s’essuie le nez du revers de sa manche, il n’a pas de mouchoir au fond de sa poche, juste les soixante-quinze cents. Les avait-il le jour de son arrestation ? Il ne s’en souvient pas. Il s’agit peut-être d’une indemnité versée par l’État de Géorgie. "


THOMAS MULLEN
Darktown
Traduction de l'anglais (Etas-Unis) de Anne-Marie Carrière

"Atlanta, 1948. Sous le mandat présidentiel de Harry Truman, le département de police de la ville est contraint de recruter ses premiers officiers noirs. Parmi eux, les vétérans de guerre Lucius Boggs et Tommy Smith. Mais dans l’Amérique de Jim Crow, un flic noir n'a le droit ni d'arrêter un suspect, ni de conduire une voiture, ni de mettre les pieds dans les locaux de la vraie police. "


DOUG JOHNSTON
Voyous

 Traduction de l’anglais (Écosse) de Marc Amfreville

 "Tyler observait sa sœur tandis que la lumière de l’écran tremblotait sur le visage de la petite fille. Un dessin animé : l’histoire d’un garçon qui découvre un anneau magique et se transforme en super-héroïne, un truc plutôt sympa qui bousculait la définition des sexes. Bean se mordilla le bord des lèvres avant de sourire franchement, et il entrevit le trou, là où la dent de lait était tombée. Il s’était débrouillé pour rassembler les deux livres que donne la souris dans ces cas-là quand elle l’eut mis au courant du tarif en vigueur après avoir posé la question dans la cour de récré. Il trouvait étonnant qu’elle y croie encore, étant donné tout ce qui se passait autour d’elle. "


SHANNON BURKE
Black Flies

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Diniz Galhos

"Un patient, c’est comme un dossier, un appel téléphonique ou un client. Un patient, c’est du boulot. Culturellement, on considère que les malades doivent être traités avec compassion, mais les normes du monde extérieur et celles de l’hôpital sont en parfaite opposition. L’indifférence est chose commune. Les exemples de cruauté spontanée sont choses communes. Si vous n’y prenez pas garde, vous en viendrez un jour à souhaiter la mort de quelqu’un, par simple paresse."

"« Ralentis un peu, dis-je. C’est là que je travaille. Au bout de ce bloc. »
Papa s’arrêta à l’intersection de la 136e Rue et de Lenox Avenue, et tous observèrent la vieille station décatie, les papiers sales soulevés par le vent, les graffitis. Un moment se passa ainsi. Aucun d’eux n’ouvrit la bouche. Un sans-abri apparut au coin de la rue, claudiqua jusqu’à nous et se pencha en direction de la vitre en tendant la main. « On peut y aller », dis-je. Papa redémarra, un peu trop vite. Les pneus crissèrent.
C’était juste pour vous montrer », lançai-je, et papa continua à conduire sans dire un mot. "


  OSCAR MARTINEZ
Les morts et le journaliste

Traduction de l’espagnol (Salvador) de René Solis

"Tellement de journalistes l’ont dit. Notre travail ne consiste pas à être à l’endroit indiqué à l’heure indiquée. Ça, c’est le boulot des livreurs de pizzas ou des trains. Notre travail ne se limite pas à dire des choses. Notre travail implique d’autres verbes : comprendre, douter, raconter, expliquer, dévoiler, révéler, affirmer, questionner. Aucun de ces verbes ne saurait se contenter de ce qui sort de la bouche d’un policier après un “affrontement”. Mais tellement de gens semblent l’accepter comme une chose tellement normale."

 " J’aimerais faire du journalisme qui change des choses. Mais personne n’est en prison à cause de ce qui est arrivé à Rudi et ses frères, ni pour ce qui est arrivé au fils de Consuelo, et presque tous les politiques sur lesquels j’ai révélé des affaires de corruption ou des pactes avec des pandillas sont toujours en place, ou ont trouvé asile dans le pays d’un petit dictateur quelconque. Il est clair pour moi qu’une enquête journalistique a beau être intelligente, multiplier les preuves et soigner son style pour les présenter, il n’y a aucune certitude que quelque chose de ce que j’ai mentionné change. Et pourtant, pour résumer, j’aimerais bien faire chier des gens et en rendre visibles d’autres.
Et donc cela fait plusieurs années que j’ai décidé d’arrêter de me torturer avec ce que je veux pour me poser la question de ce que je peux. Le problème étant que là non plus je n’ai pas trouvé la réponse idéale. J’ai beaucoup aimé ce qu’a dit Hersh à San Salvador : “Nous pouvons faire un bien énorme si nous ne lâchons pas l’histoire. Tu ne peux pas les obliger (les dirigeants politiques) à ce qu’ils fassent les choses correctement, mais tu peux faire en sorte qu’il soit très compliqué pour eux de faire les choses incorrectement.” La formule m’a enthousiasmé. Si on ne peut pas changer les choses en totalité, tu peux au moins rendre difficile qu’elles suivent leur cours, et finir par parvenir à ce que peut-être elles changent un peu. "



2023

JANE HARPER
Les oubliés de Marralée
Les enquêtes d'Aaron Falk tome 3 sur 3
Traduction de l'anglais (Australie) de David Fauquemberg

 " On rassembla des volontaires pour passer de nouveau le champ de foire au peigne fin. Puis le parking, puis les vignes de part et d’autre. Le landau avait été placé face à l’est, vers le fond du champ de foire et l’autre sortie, utilisée en cas de trop grande affluence. Par-delà celle-ci commençait le bush, et un petit chemin qui ne menait qu’à un seul endroit. Les recherches se poursuivirent le long de ce chemin, jusqu’à la retenue d’eau. "


GERARD ALLE
Il faut buter les patates

" Il faisait un temps noir. Il faisait un pays noir. Il aurait pu être roux ou bien vert, gris, vert-de-gris, gris bleu, mais là, il était noir. D’un noir pas franc, d’un noir qui ne se dit pas, d’un noir d’ardoise. Autrefois, on avait ouvert les entrailles de la terre pour en extraire de quoi couvrir les toits. Drôle d’idée. Ça n’avait pas duré. Dans ce pays, rien ne dure que la dure réalité noire. Depuis, les puits restaient comme au temps jadis, comme autant de blessures rongées de pourriture noire. Mauvaise mine. Nul n’avait songé à jeter un linceul sur leurs béances obscènes, et les maisons des anciens carriers s’abîmaient en fin de carrière dans le deuil, bouches bées, toutes fenêtres ouvertes sur l’industrie abandonnée."

 "Qu’est-ce que je fous derrière les barreaux ? Je peins. Je peins mon histoire. Je la barbouille. Je la griffe. Au bas des champs du cauchemar, qui ne gardent que le souvenir du bocage, je fais couler un sang noir qui part au ruisseau, puis du ruisseau vers la mer, charriant son comptant de nausée. Du haut vers le bas, l’eau descend l’avenue des fientes et lisiers. De son côté, qu’il suive la voie express ou les chemins de traverse, l’Homme pressé, l’Homme compresse, passe invariablement par mon grand tamis. Du haut des terres jusqu’au bord de la mer, l’Homme tamisé de nostalgie achève de se dissoudre dans l’alcool. Sur la grève, l’algue verte prolifère. Et l’odeur pestilentielle de l’algue verte en putréfaction chasse le touriste loin des embruns. Les hôtels ferment. Merci, les embruns du Crédit Agricole ! "

"Arrivé là, au bout du champ, je me dis, moi qui n’ai jamais buté personne :
— Avant le prochain grain, il faudra butter les patates. "


JOACHIM B. SCHMIDT
Kalmann

 Traduction de l'allemand (Suisse) de Barbara Fontaine

"Une fois, j'avais proposé à Nói de me rendre visite à Raufarhöfn pendant l'été, comme ça j'aurais pu l'emmener à la pêche, mais il avait refusé parce qu'il trouvait la pêche ennuyeuse. Pourtant ça lui aurait sûrement plu, puisqu'il m'avait révélé un jour son rêve de vivre dans une cabane quelque part au Canada ou en Alaska, de vivre exclusivement de la nature, loin de sa mère. Mais avec une connexion Internet, des armes à feu modernes et beaucoup de whisky. "


PETER FARRIS
le présage

Traduction de l'américain de Anatole Pons-Reumaux

" Les Quarters étaient peu à peu devenus un ghetto tentaculaire, mal éclairé, sans route goudronnée, pour familles pauvres, coincé entre Mercy Oaks et la rivière. Les maisons étaient étroites et en enfilade, souvent surpeuplées, avec des matelas à même le sol, animées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les averses de printemps inondaient les routes et on reconnaissait celui qui venait des Quarters à ses empreintes de pas, des hélices d’argile rouge qui partaient vers les fermes de coton et les champs de tabac le matin et revenaient des juke-joints le soir. "


MICHEL PASTOUREAU
Noir. Histoire d'une couleur

"Le corbeau du reste n'a pas toujours été noir. La mythologie grecque raconte comment cet oiseau protégé d'Apollon était à l'origine aussi blanc que l'oie ou le cygne ; mais une délation malvenue causa sa perte et en fit un oiseau noir.
Apollon en effet était amoureux de la belle Coronis, une mortelle avec qui il conçut Aesculape. Un jour, devant se rendre à Delphes, le dieu chargea le corbeau de surveiller la jeune femme en son absence. L'oiseau vit qu'elle se rendait sur une plage pour y rencontrer son amant, le bel Ischys. Malgré les objurgations de la corneille, qui lui conseillait sagement de ne rien dire, le corbeau s'empressa de tout rapporter à Apollon. Furieux, le dieu fit tuer Coronis. Puis, se repentant d'avoir écouté l'oiseau délateur, il le maudit et décida de l'exclure de la famille des oiseaux blancs : dorénavant et pour l'éternité son plumage sera noir."


EDWARD ABBEY
Le retour du gang
Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

"- T'es qu'un enfoiré d'antinucléaire, lance une voix dans la foule.
- Et comment ! Cette bougresse d'industrie de l'uranium a presque entièrement dévasté le Sud-Est de l'Utah. Maintenant ils veulent attaquer l'Arizona Strip. J'suis contre. J'suis...
-T'es un contriste, Seldom. T'es contre tout."

La page Edward Abbey sur Lieux-dits


EDWARD ABBEY
Le gang de la clef à molette
Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

"La ville de Tucson, d’où il venait, où il revint, était désormais cernée par une ceinture de silos à missiles balistiques intercontinentaux Titan. Le désert vaste et libre se faisait excorier de toute végétation, de toute vie, par des bulldozers D-9 géants qui lui rappelaient les modèles Rome Plows utilisés pour araser le Vietnam. Ces terres mortes créées par les machines évoluaient en zones où proliféraient buissons roulants et lotissements immobiliers, sinistres furoncles de taudis à venir, construits en planches vertes de dix centimètres sur cinq, cloisons d’aggloméré et toits préfabriqués qui s’envoleraient au premier vrai vent. Et tout ça sur les terres de créatures libres : le crapaud cornu, le rat du désert, le monstre de Gila, le coyote. Même le ciel, ce dôme de bleu délirant qu’il avait jadis cru hors d’atteinte, était en train de se transformer en une décharge pour les rebuts gazeux des hauts fourneaux, pour toute cette crasse que Kennecott, Anaconda, Phelps-Dodge et American Smelting & Refining Co. pulsaient dans le ciel public. Un vomi d’air vicié pesait sur sa patrie. "


EDWARD ABBEY
Un fou ordinaire
Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

"Au-delà du mur de la ville irréelle, au-delà des enceintes de sécurité coiffées de fil de fer barbelé et de tessons de bouteille, au-delà des périphériques d’asphalte à huit voies, au-delà des berges bétonnées de nos rivières temporairement barrées et mutilées, au-delà de la peste des mensonges qui empoisonnent l’atmosphère, il est un autre monde qui vous attend. C’est l’antique et authentique monde des déserts, des montagnes, des forêts, des îles, des rivages et des plaines. Allez-y. Vivez-y. Marchez doucement et sans bruit jusqu’en son cœur. Alors… Puissent vos sentes être légères, solitaires, minérales, étroites, sinueuses et seulement un peu en pente contraire. "


EDWARD ABBEY
Le feu sur la montagne

Traduction de l'américain de Jacques Mailhos

— Tu as vu ce lièvre, Billy ?
— Oui, Grand-père. C’est le dixième. Dix lièvres sur la route depuis qu’on a quitté El Paso.
— On est presque à la maison, alors. On compte en moyenne un lièvre mort tous les huit kilomètres. Cette année. Mais il y a dix ans, tu pouvais faire toute la route de Baker à El Paso sans en voir plus d’un. "


EDWARD ABBEY
Seuls sont les indomptés

Traduction de l'américain de Jacques Mailhos et Laura Derajinski

"Il les entendit s’éloigner. Bruyantes et creuses, leurs bottes et leurs voix résonnaient dans le long couloir d’acier, s’entrechoquant comme des échos au fond d’une grotte. "

"Optimistes ? continua-t-il. Non, pas vraiment. Je n’imagine pas le monde s’améliorer. Comme toi, je le vois plutôt empirer. Je vois la liberté qu’on étrangle comme un chien, partout où mon regard se pose. Je vois mon propre pays crouler sous la laideur, la médiocrité, la surpopulation, je vois la terre étouffée sous le tarmac des aéroports et le bitume des autoroutes géantes, les richesses naturelles vieilles de milliers d’années soufflées par les bombes atomiques, les autos en acier, les écrans de télévision et les stylos-billes. C’est un spectacle bien triste. Je ne peux pas t’en vouloir de refuser d’y prendre part. Mais je ne suis pas encore prêt à battre en retraite, malgré l’horreur de la situation. Si tant est qu’une retraite soit possible, ce dont je doute. " (1956)


"Il attendit avant de pousser la porte et se tint un moment enveloppé dans la radiance de la lumière, l’or et le bleu du ciel, la chaleur blanche purificatrice, les feuilles jaunissantes des peupliers de Virginie, la poussière, et la fragrance des tamaris le long des canaux d’irrigation. Il entra et trouva une fraîcheur crépusculaire, une obscurité, l’odeur de la bière, l’odeur du vin, l’odeur des Mexicains et des chiens et des chômeurs. Entrer dans ce bar était comme entrer dans une grotte, et quitter le monde réel, ou peut-être seulement imaginaire, le laisser à l’extérieur, dans la poussière et le soleil. "

"Les grandes falaises s’adossaient au ciel fluide, semblaient tomber à travers l’éther tandis que la terre tournait, se teintaient d’ambre couleur whisky dans les longs lacs de lumière du soleil couchant. Mais aucune luminosité ne pouvait adoucir les bords déchiquetés et les plateaux aux abrupts éclats de granit ; dans cet éther limpide, chaque angle et chaque fissure projetait une ombre aussi dure, aussi nette, aussi aiguisée et aussi réelle que le roc lui-même – et alors qu’elles demeuraient ainsi depuis dix millions d’années, les falaises dégageaient une illusion de violence terrible stoppée nette, figée dans le temps, de puissance latente."


JERÔME LAFARGUE
Lisière fantôme

 " Ils se sont postés sur un rehaut colonisé par un bosquet de genévriers, d’aubépines et de cornouillers sauvages. Pâte à modeler logée dans leurs lance-pierres, ils se déplacent en silence pour se rapprocher, pieds nus sur la terre cuite par le soleil. Ils ne portent qu’un short élimé. Torses et visages, déjà brunis, sont couverts de boue séchée en guise de camouflage. Les yeux noirs du petit blond, les bleus du grand brun n’ont besoin de se croiser qu’une fois. Un hochement de tête. C’est le signal. Hurlant tels des guerriers surgis de temps anciens, les deux mioches fondent sur leur cible, une famille attablée à une table de pique-nique à l’abri de la fournaise. "

La page Jérôme Lafargue sur Lieux-dits

 


WALLACE STEGNER
Lettres pour le monde sauvage
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Anatole Pons-Reumaux

 " Auprès d’une telle rivière, il est impossible de croire que l’on sera un jour pris par l’âge et la fatigue. Chacun des sens fête le torrent. Goûtez-le, sentez sa fraîcheur sur les dents : c’est la pureté absolue. Observez son courant effréné, le constant renouveau de sa force ; il est éphémère et éternel. Et écoutez-le bruire de nouveau : éloignez-vous suffisamment pour que le son de tonnes d’eau qui tombent cesse de vous assourdir, et prêtez l’oreille à tout ce qui se passe en dessous – une symphonie entière de petits bruits, de sifflements et d’éclaboussures, le bavardage des chenaux secondaires, le murmure des gouttes soufflées et éparses qui se retrouvent pour souffler de nouveau, secrètes et irrésistibles, au milieu des rochers humides. "

 "Murphy était en fait un affable cow-boy du Montana, ivrogne, sentimental, sans doute malhonnête et dans l’ensemble inoffensif, comme des dizaines d’autres."

La page Wallace Stegner sur Lieux-dits


CORMAC McCARTHY
Le passager
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Serge Chauvin

 " Emmitouflé dans une couverture de survie grise qu’il avait sortie du sac de secours il buvait du thé brûlant. La mer sombre clapotait autour de lui. Le bateau des garde-côtes ancré à cent mètres ballottait dans la houle feux de mouillage allumés et au-delà à dix milles au nord on voyait les phares des camions progresser vers l’est sur la route 90 en quittant La Nouvelle-Orléans pour rejoindre Pass Christian, Biloxi, Mobile. Le concerto pour violon no 2 de Mozart résonnait dans le magnéto. Il faisait six degrés et il était trois heures dix-sept du matin."

" Le printemps venu, des oiseaux commencèrent à affluer sur la plage après avoir traversé le golfe. Des passereaux exténués. Des viréos. Des tyrans et des gros-becs. Trop épuisés pour bouger. On pouvait les ramasser dans le sable et les tenir dans sa paume tout tremblants. Leur petit cœur battant, leurs yeux papillotant. Toute la nuit il arpentait la plage avec sa lampe torche pour repousser les prédateurs et à l’approche de l’aube il s’endormait dans le sable avec les oiseaux. Afin que nul ne trouble ces passagers. "


JEROME BACCELLI
A un étage près

 "Salim, concentré sur la beauté de la libellule, s’efforçait de ne faire aucun mouvement, il ne voulait plus qu’elle s’envole.
– Tout ça ce n’est pas votre faute… Y avait-il autre chose qui vous attirait, à part l’analyse financière ? demanda enfin Elisa.
Salim haussa ses larges épaules de travailleur de la terre.
– J’ai grandi au milieu d’un désert, d’abord au Pakistan, ensuite, dans ce pays, dans une plaine aride à quarante kilomètres de la ville la plus proche. Que croyez-vous que l’on y cultive, sinon l’envie d’en sortir ? "


LIZE SPIT
Je ne suis pas là

Traduction du néerlandais (Belgique) de Emmanuelle Tardif


 "Est-ce que j’ai lu quelque chose à ce sujet sur un forum, est-ce que la Licorne ou le Dr Khany m’ont déjà parlé de l’approche à privilégier lorsque j’aurai retrouvé Simon, dans une minute ? Les personnes bipolaires – j’entends toujours les mots de Khany – donnent souvent l’impression d’être invincibles, mais en fait, elles sont justement incapables d’affronter toutes ces possibilités, toute la complexité de la vie. C’est pourquoi elles se cramponnent à un seul aspect des choses, s’y jettent corps et âme, la plupart du temps avec des conséquences désastreuses. "


ASH DAVIDSON
Les derniers géants

traduction de l’anglais (États-Unis) de Fabienne Duvigneau

 "Il y a cent ans, toute la côte était plantée d’arbres comme ceux-ci. Des milliers et des milliers d’hectares. Les cimes des grands séquoias se fondaient dans le brouillard au-dessus de leurs têtes. "

" D’abord, Pete cloue des échelons dans le tronc, et puis il grimpe avec son assistant… jusqu’à deux mètres, deux mètres cinquante. Ensemble, ils tronçonnent une entaille, du côté où ils veulent que l’arbre tombe, comme ça…” Rich joignit les mains en dessinant un angle de quarante-cinq degrés pour montrer la forme de l’entaille directionnelle. “Ils retirent le morceau – quand je dis morceau, je te parle d’une tranche de bois qui fait dans les quatre mètres de large – et ils enfoncent des coins. Ensuite, ils passent de l’autre côté. Là, ils coupent… un trait d’abattage bien droit. Et ils se barrent en courant."


EDUARDO VIVEIROS DE CASTRO
L'inconsistance de l'âme sauvage
Catholiques et cannibales dans le Brésil du XVI ème siècle
Traduction du portugais (Brésil) de Aurore Becquelin et Véronique Boyer

Antonio Viera, 1657:  " Vous qui avez parcouru le monde et avez pénétré dans les maisons des plaisirs princiers, vous avez vu dans ces espaces et ces allées de jardin deux sortes de statues très différentes : les unes de marbre, les autres de myrte. La statue de marbre est de réalisation difficile, en raison de la dureté et de la résistance du matériau ; mais une fois faite, il n’est jamais plus nécessaire d’y toucher, car elle maintient et conserve toujours la même apparence. La statue de myrte est d’exécution plus aisée, étant donné la facilité avec laquelle les rameaux se plient ; cependant, il faut sans cesse la retravailler et la retoucher pour qu’elle reste identique. Si le jardinier n’est plus là, en quatre jours surgit une branche qui lui traverse les yeux, une autre qui lui déforme les oreilles et deux autres qui, de cinq doigts, en font sept ; ce qui il y a peu semblait encore un homme est déjà une confusion verte de myrte. C’est la même différence qui s’observe entre les différentes nations pour ce qui concerne la doctrine de la foi. Il y a des nations qui sont naturellement dures, tenaces et constantes, qui accueillent difficilement la foi et abandonnent à regret les erreurs de leurs ancêtres : elles résistent avec les armes, doutent avec l’entendement, rejettent avec la volonté, se retranchent, s’obstinent, argumentent, répliquent et ne se soumettent qu’après beaucoup d’efforts ; mais une fois qu’elles sont soumises, et qu’elles ont reçu la foi, elles demeurent fermes et constantes, comme des statues de marbre ; il n’est jamais plus nécessaire d’y retravailler. Il y a d’autres nations, en revanche, comme celles du Brésil, qui accueillent tout ce qu’on leur enseigne avec grande docilité et facilité, sans argumenter, sans rétorquer, sans douter, sans résister. Mais ce sont des statues de myrte qui, sans la main et les ciseaux du jardinier, perdent leur apparence nouvelle et retournent à la brutalité ancienne et naturelle, à l’état sauvage où elles étaient auparavant. […] Le maître de ces statues doit les seconder constamment : une fois il coupe ce qui surgit de leurs yeux afin qu’elles croient ce qu’elles ne voient pas ; une autre fois il taille ce qui leur sort des oreilles afin qu’elles n’accréditent pas les fables de leurs ancêtres ; une autre fois encore, il élague ce qui leur pousse aux pieds, pour qu’elles s’abstiennent des actes et mœurs barbares de la gentilité. Et c’est seulement de cette manière, en persistant à travailler contre la nature du tronc et les dispositions des racines, qu’on peut conserver à ces plantes rudes leur forme non naturelle et le maintien de leurs rameaux ."


 " Notre idée de la culture dessine un paysage anthropologique peuplé de statues de marbre et non de statues de myrte. Nous pensons que toute société tend à persévérer dans son être – la culture étant la forme réflexive de cet être – et qu’il faut une violente et massive pression pour la transformer et la déformer. Nous croyons surtout que l’être d’une société est dans sa persévérance : la mémoire et la tradition sont le marbre identitaire dans lequel est taillée l’image de la culture. Nous croyons enfin qu’une fois converties en d’autres qu’elles-mêmes, les sociétés qui ont perdu leurs traditions les ont perdues sans retour : qu’il n’y a pas de revirement, que la forme antérieure a été mortellement atteinte ; le mieux qui puisse advenir est l’émergence d’un simulacre inauthentique de la mémoire, dans lequel l’« ethnicité » et la mauvaise conscience se disputent l’espace de la culture perdue. Et cependant, pour des sociétés dont le fondement est la relation à l’autre et non la coïncidence à soi, où la relation prime la substance, peut-être rien de tout cela ne fait-il sens :

James Clifford, 1988: Les récits de rencontre et de changement culturels ont été structurés par une dichotomie omniprésente : absorption par l’autre ou résistance à l’autre. […] Mais que se passe-t-il si l’identité est conçue non comme une frontière à maintenir mais comme un nœud de relations et de transactions impliquant activement un sujet ? Le ou les récits de l’interaction doivent alors être plus complexes, moins linéaires et moins téléologiques. Qu’est-ce qui change quand le sujet de l’« histoire » n’est plus occidental ? Comment les récits de rencontre, de résistance et d’assimilation, sont-ils perçus par des groupes où l’échange plus que l’identité est la valeur fondamentale à défendre ? "

"Pour les Amérindiens, "il ne s’agissait pas de plaquer de façon obsessionnelle leur identité sur l’Autre, ou de rejeter celui-ci au nom de la supériorité de sa propre ethnie, mais bien de transformer leur propre identité en établissant une relation avec lui : l’inconstance de l’âme sauvage, en son moment d’ouverture, est l’expression d’un mode d’être où « l’échange plus que l’identité est la valeur fondamentale à défendre », pour reprendre l’idée forte de James Clifford.
Affinité, donc, et non point identité, telle était la valeur fondamentale recherchée."

" Guerre contre les ennemis, hospitalité envers les Européens, vengeance cannibale ou gloutonnerie idéologique faisaient littéralement partie du même combat : absorber l’autre et, ce faisant, se transformer soi-même. "

 "Une culture n’est pas un « système de croyances », mais – si elle doit être quelque chose – un dispositif de structuration potentielle de l’expérience, capable de conserver des contenus traditionnels et d’en absorber de nouveaux : c’est un dispositif culturant de fabrication des croyances. "


AUDUR AVA OLAFSDOTTIR
La vérité sur la lumière

Traduction de l'islandais de Eric Boury

 "Le plus surprenant, toutefois, c’est sa façon de passer du plus petit au plus grand au sein d’un seul et même paragraphe, elle parle d’une feuille ou d’une maille de tricot et vous fait tout à coup remarquer que les étoiles d’une même constellation sont distantes de plusieurs millions d’années-lumière. Je me dis parfois qu’elle ne faisait aucune différence entre l’infime et l’infini, entre le principal et l’accessoire. Ou plutôt que dans sa tête, l’infime était l’infini et l’infini l’infime. Ce qui est en adéquation avec son intime conviction selon laquelle tout est lié. En

 "Puis il se tourne vers la fenêtre pour regarder dehors. Un goéland au bec jaune et aux plumes ébouriffées est perché sur un réverbère dans la rue, je le regarde descendre en planant vers le trottoir et battre des ailes entre les voitures dans la clarté jaunâtre.
J’ai laissé la fenêtre du salon ouverte pour aérer la nuit dernière et une petite pellicule blanche de givre s’est déposée sur le rebord. Je devrais peut-être rempoter mon bégonia."

La page Audur Ava Olafsdottir sur Lieux-dits


JARED DIAMOND
Bouleversement
Les nations face aux crises et au changement

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Hélène Borraz

"Si un extraterrestre mal intentionné voulait mettre au point la méthode la plus efficace pour infecter les humains avec des zoonoses, il tenterait de maximiser ses chances en mettant en contact le plus d’espèces de mammifères possible avec le plus d’humains possible. Et par quel biais miraculeux ? Un marché chinois d’animaux sauvages ! [...] Lorsque le SRAS a fait son apparition sur les marchés en 2004, cela aurait dû être un signal d’alarme pour la Chine, qui aurait dû fermer définitivement ces marchés. Au lieu de cela, ils sont restés ouverts. Lorsque la Covid-19 est apparue à Wuhan en décembre 2019, on a rapidement soupçonné qu’elle avait fait son apparition sur le marché de cette ville. Bien que nous n’ayons pas encore de preuve que cela soit vrai, tout indique que les animaux sauvages et leur commerce en constituent la source."
" La Covid-19 est provoquée par un coronavirus très étroitement lié aux deux précédentes épidémies de coronavirus zoonotiques, le SRAS et le MERS. Ces virus semblent tous provenir de chauves-souris et peuvent nous atteindre, nous les humains, via d’autres animaux, comme ce fut le cas pour le SRAS qui provenait de civettes palmistes vendues sur les marchés d’animaux sauvages."

 "Bref, il est certain qu’au cours de la vie de la plupart d’entre nous, les taux de consommation par habitant dans le Premier Monde seront inférieurs à ce qu’ils sont aujourd’hui. La seule question est de savoir si nous y parviendrons de manière planifiée et volontaire, ou contraints et forcés et de façon désagréable.
Il est également certain qu’au cours de notre vie, les taux de consommation par habitant dans de nombreux pays en voie de développement densément peuplés ne seront pas 32 fois inférieurs à ceux des pays riches mais bien plus proches du taux actuel de ces derniers. Ces tendances constituent des objectifs souhaitables, non d’horribles perspectives auxquelles nous devrions résister. Nous savons déjà suffisamment de choses pour aller dans le bon sens ; ce qui manque le plus, c’est la volonté politique. "

 " Le message principal de Walden (H. D.Thoreau) était que je devais découvrir ce que je voulais vraiment dans la vie, et ne pas me laisser séduire par la vanité de la reconnaissance. "


FRANCK MIGNOT
Mollesse

"Il y a longtemps Pierre et moi avions des discussions intellectuelles qu’il partage désormais avec ses collègues thésards. À moi, l’ordinaire, le quotidien. C’est malgré tout plus authentique. Parfois, il s’autorisait à me parler comme un livre, alors je l’écoutais en mettant des lunettes. Il parlait d’état d’urgence, de droits fondamentaux, de liberté grignotée, en citant tout un tas de types qui avaient déjà dit ceci, cela. Lors de notre balade, il l’a surtout fait pendant les descentes, les montées requéraient tout son souffle."


DAVID FOSTER WALLACE
Petits animaux inexpressifs 
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Charles Recoursé

« Dis-leur que t’avais huit ans. Ton frère avait cinq ans et ne parlait pas. Dis-leur que le visage fatigué de ta mère pendait de sa tête, que les hommes d’abord et elle ensuite l’avaient rendue laide. Que son visage pendait comme ça plein d’amour pour un homme silencieux au regard vide qui vous a laissés sur le bord de la route en train de toucher un bout de bois à jamais. Dis-leur comment ta mère vous a abandonnés à côté d’un champ d’herbe sèche. Dis-leur que le champ et le ciel et la route avaient la couleur du vieux linge. Dis-leur que vous avez passé toute la journée avec la main sur un poteau, ta main et la main blanche d’un bébé brisé, à attendre ce qui était toujours revenu, chaque fois, avant. » Faye applique la poudre. « Dis-leur qu’il y avait une vache. » Julie déglutit. « Dans le champ, près de l’endroit où vous étiez accrochés à la clôture. Dis-leur que la vache est restée là toute la journée, à mastiquer quelque chose qu’elle avait avalé depuis longtemps et à vous regarder. Dis-leur comment elle te regardait sans la moindre expression. Comment elle est restée là toute la journée à vous regarder avec sa grosse tête sans expression. "

La page David Foster Wallace sur Lieux-dits

 


JONATHAN FRANZEN
Crossroads
Traduction de l'anglais (Etats unis) de Olivier Deparis

"Elle lut pendant tout le trajet jusqu’à Phoenix, puis, dans un second avion, pendant tout le trajet jusqu’à Albuquerque. Elle ne termina pas tout à fait ce livre, mais peu importait. Le rêve d’un roman était plus résistant que d’autres formes de rêve. On pouvait l’interrompre au milieu d’une phrase et y revenir plus tard. "

 

 

 

La page Jonathan Franzen sur Lieux-dits


JURICA PAVICIC
Le Femme du deuxième étage

Traduction du croate de Olivier Lannuzel

" Elle allume la lumière. Face à elle, sous l’éclairage éblouissant, son espace de travail : la cuisine de la prison.
Elles sont trois en cuisine. L’une s’appelle Mejra, une Rom de la frontière hongroise, qui a poignardé son beau-père, à raison selon Bruna. Elle est arrivée à la prison avant Bruna et elle y restera encore un moment quand Bruna sera partie. L’autre s’appelle Vlatka, une Zagréboise, la cinquantaine avancée, à l’allure cruelle et légèrement aristocratique. Vlatka a été condamnée pour de multiples escroqueriesdans des affaires immobilières. "

" Tout ce qui lui revient comme souvenir, c’est un espace standard dépouillé. Le curé et le gâteau, la prière et le plat de pašticada, les claviers, l’hymne, la pâte d’amandes et le fromage de brebis. Les taches sur la nappe, le slow lançant la soirée, les grains de riz jetés et le goulasch pour dégriser les soûlots. Un mariage comme tous les autres, se dit-elle chaque fois qu’elle y pense. Et elle ressent un malaise à la limite de la honte. Le matin qui suivit la noce, elle se réveilla pour la première fois dans une nouvelle maison, dans un nouveau lit qui sentait encore la colle."


TONY HILLERMAN
La trilogie Jim Chee
Traduction de l'anglais (Etats-Unis) Pierre Bondil, Daniele Bondil

Le peuple des ténèbres
Le vent sombre
La voie du fantôme

" Ce livre est dédié au bon peuple de Coyote Canyon, Navajo Mountain, Littlewater, Two Gray Hills, Heart Butte et Borrego Pass, et avant tout à ceux que l’on déracine des lieux ancestraux qui étaient les leurs dans les Territoires Communs Navajo-Hopi. "

"Le pick-up truck piqua brusquement du nez vers un wash étroit. Chee passa la première, freina pour s’arrêter et inspecta l’arroyo. Le problème allait être de ressortir de l’autre côté. Ce wash charriait très peu d’eau même après de fortes précipitations et, de part et d’autre de la piste, buissons de mesquite et herbes-aux-lapins poussaient haut, ce qui limitait l’érosion. Néanmoins, des années de sape avaient rendu la rive opposée suffisamment abrupte pour qu’il semble hasardeux d’espérer la faire franchir au véhicule à la seule puissance du moteur. "


COLSON WHITEHEAD
Harlem shuffle
Traduction de l'américain de Charles Recoursé

"Tout était bon pour différer le retour vers les chambres étouffantes, les éviers bouchés et le papier tue-mouches noir de bestioles, autant de choses qui leur rappelaient leur place dans le système. Invisibles sur les toits-terrasses, les habitants des plages de goudron pointaient du doigt les lumières des ponts et des vols de nuit. "


JON SEALY
Florida

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Mathilde Helleu

" Le sénateur était un homme jeune, aux cheveux noirs et aux lunettes à monture d’écaille. Il avait quelque chose de reptilien. L’ossature de son visage, la façon dont ses cheveux étaient plaqués en arrière sur son crâne lui donnaient l’air de rouler à cent trente kilomètres-heure avec la capote baissée. "


JOHN VERCHER
Sangs mêlés

Traduction de l'anglais (Etats Unis) de Clément Baude

" Les bennes à ordures puaient la nourriture en décomposition et la bière éventée. Les réverbères éclairaient les flocons de neige qui planaient dans l’air figé, comme autant de lucioles prises au piège. Bobby, les poumons raidis par le froid, commençait à avoir du mal à respirer. Il cala sa cigarette sur son oreille, prit une dose de son inhalateur, craqua enfin l’allumette. Le soufre lui piqua le nez et le fit pleurer. Il se frotta les yeux et vit, à travers la clôture qui entourait la plate-forme de déchargement, qu’il y avait quelqu’un de l’autre côté. "


JEAN-CHRISTOPHE BAILLY
Paris quand même

"Peu de temps après qu'elles furent redécouvertes et dégagées lors du percement de la rue Monge, il fut question de détruire les arènes de Lutèce pour installer à leur place un dépôt de tramway. Victor Hugo, alerté, adressa alors le 27 juillet 1883 une lettre au président du conseil municipal en le pressant vivement de sauver ces rares vestiges. Il le fit avec l'autorité qui était la sienne vers la fin de sa vie et avec sa force rhétorique habituelle, qui ne dédaignait pas une certaine simplification : "Il n'est pas possible que Paris, la ville de l'avenir, renonce à la preuve vivante qu'elle a été la ville du passé. Le passé amène l'avenir. Les arènes sont l'antique marque de la grande ville. Elles sont un monument unique. Le conseil municipal qui les détruirait se détruirait en quelque sorte lui-même." Mais par-delà la tribune, la leçon - qui porta - est juste, et elle l'est d'autant plus si l'on pense à ce havre de paix que sont aujourd'hui les arènes, utilisées comme terrain de jeux par les habitants du quartier, et où l'absence de toute mise en scène solennelle a justement pour effet de libérer la rêverie. Le passé n'entonne pas forcément des hymnes, il chantonnerait plutôt, mais c'est là quelque chose de fragile que la patrimonialisation, aussi efficacement qu'un bulldozer, anéantit. "

La fabrique, 2022


Présentation de l'éditeur : Le sujet de ce livre, ce sont les atteintes dont Paris et notamment son coeur ont été victimes ces derniers temps. A la destruction systématique de quartiers entiers qui a été la marque des années 60 à 90 du siècle dernier a succédé une forme plus subtile mais qui étend son emprise au point de rendre méconnaissables des pans entiers de la ville, littéralement offerts à l'exhibition capitaliste et à la servilité qu'elle appelle. Mais à cette ville qui est à la fois celle du pouvoir et celle qui se vend continue de s'en opposer une autre, indifférente aux formes réifiées du patrimoine, qui continue de se vivre comme le champ d'une expérimentation quotidienne. Cette lutte entre une ville prête à réciter la leçon que les « décideurs » lui imposent et une ville consciente de ce qu'elle a porté dans l'histoire et qui se réinvente à partir de ses traces, Paris quand même la décrit à travers trente-sept courts chapitres qui sont autant de promenades où, d'un quartier à un autre, d'un désastre à un miracle, l'on passe de l'effarement à la joie, de la colère à l'émerveillement, et du ton du pamphlet à la logique filée de la glissade.

La page Jean-Chritophe Bailly sur Lieux-dits


ARNALDUR INDRIDASON
Le roi et l'horloger

Traduction de l'islandais de Eric Boury

"L’artisan savait depuis longtemps que cette merveille n’était pas une horloge ordinaire, elle avait été conçue par Isaac Habrecht, un Suisse qui avait passé la plus grande partie de sa vie à la cathédrale de Strasbourg où il avait élaboré la grande horloge qu’on admirait dans le monde entier. Celle-ci marquait non seulement le passage du temps avec ses aiguilles, mais elle indiquait également les jours de la semaine et les mois."


ERIK MARTINY
l'indélicatesse

 "La balle vint se ficher dans son torse, juste au-dessous du cœur. Je me fis la réflexion qu’elle avait peut-être atteint une des valves de l’aorte.
Toujours est-il que la peau immaculée d’Alexandre se mit à blêmir.
Il me dévisagea avec ses yeux écarquillés de lapin foudroyé, oscillant la tête comme pour dire non.
Son sang s’épanchait librement comme un coulis de framboise. En décomposant son geste, il porta la main au trou qui perforait son torse.
La lumière éblouissante enrobait la scène d’une blancheur irréelle.
Il leva vaguement le bras, comme s’il voulait opposer un refus à ce qui venait de se passer. Il était déjà nettement moins séduisant. "


MATHIEU BELEZI
Le Petit roi

"Nous mangeons en regardant le feu, porte et fenêtres closes, dans le silence humide d’une nuit d’automne, veillés par l’ampoule qui tombe nue du plafond. Au mur l’horloge a repris le compte des heures, à présent que les cigales et les martinets se sont tus ; c’est un lent battement qui nous entraîne, nous recouvre et nous obscurcit, préparant déjà nos échines aux rigueurs de l’hiver. 
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
— Qui ?
— Maman. "


PHILIPPE VASSET
Une vie en l'air

"C’est un long trait de béton, tendu à sept mètres au-dessus de la Beauce, entre les communes de Saran, Cercottes, Chevilly et Ruan. Tout entortillé d’arbres et de pylônes, il déroule ses arches au-dessus des champs, avant de disparaître sous les futaies. Etirée sur dix-huit kilomètres, la structure échappe largement au regard : on n’en voit que des tronçons, morcelés par la topographie.
La piste ne mène nulle part, et pourtant je l’ai remontée, impatient de me perdre. Maintenant que c’est fait, et dans des proportions qui excèdent très largement mes désirs, elle reste mon seul territoire.
Nu, le béton de cette banderole est pour moi couvert de signes. C’est pour les déchiffrer que j’écris. Je voudrais comprendre ce qui s’est joué là-haut, et pourquoi je ne suis jamais descendu, trouvant partout, entre le monde et moi, la belle distance qu’a instaurée ce portique, et dont je n’ai jamais su me défaire."


"C’est une ligne de béton tendue à dix mètres au-dessus de la Beauce, qui barre depuis toujours le paysage de son enfance. Elle devait servir de rampe à un véhicule révolutionnaire, un monorail propulsé à 430 kilomètres à l’heure sur coussins d’air : l’aérotrain, invention futuriste née de l’imagination de l’ingénieur Jean Bertin et conçu pour relier, à très grande vitesse, les centres urbains de la France pompidolienne.
Si le projet fou de Bertin a fait long feu, cette ruine du futur, elle, est restée debout, absurde, au milieu des champs. Enfant, puis adolescent, le narrateur a fait de ce môle abandonné un domaine, passant des heures, des jours entiers à scruter le paysage comme s’il s’agissait d’un diorama, à observer la vie alentour et les allées et venues en contrebas. Jamais il n’est descendu de ce perchoir.
Cette existence suspendue s’est poursuivie pendant trente ans, en parallèle à la vie réelle. Le paysage a changé, le rail aérien s’est effondré en plusieurs endroits mais le narrateur a continué d’habiter la jetée, songeant même à l’acquérir, et à en déclarer l’indépendance."

BRUCE BÉGOUT
Obsolescence des ruines
Essai philosophique sur les gravats

 " Le malaise moderne ne consiste pas tant à voir avec répugnance une chose neuve et supposément intègre déjà fragmentée, usagée et dégradée qu’à comprendre que, si toutes les choses neuves sont en effet déjà délabrées dans leur conception et leur construction, alors les ruines sont inexorablement vouées à une disparition rapide et totale, car non dédommagée par des nouveautés intègres. "

"Dans ces noces de poussière entre l’homme superflu et la construction passagère, la ruine semble ainsi elle-même disparaître. « Plutôt que des ruines, c’est de leur absence qu’il faudrait faire cas », remarque très justement Gérard Wajcman. L’absence de ruines est peut-être l’objet du siècle, la chose la plus emblématique d’un monde de choses qui en a autant produites que détruites, et qui, avec une certaine application, efface les traces de sa propre destruction.

 "Aussi, des deux côtés, du côté du néocapitalisme modelant l’espace humain comme du côté de la préservation de la nature, voit-on proliférer des constructions éphémères. Entre l’hôtel discount et la cabane déplaçable, entre le hangar décoré de la zone commerciale et le caisson recyclé par l’éco-architecture, c’est un même adieu à l’assise qui se dit. Sans doute les raisons de cette instabilisation du territoire ne sont-elles pas les mêmes, et il serait absurde de les confondre : rentabilité à court terme ou souci environnemental. Mais du point de vue de l’attachement de l’homme à des bâtiments et des lieux stables qui l’inscrivent durablement dans le monde et le soustraient pour un temps au flux létal de toutes choses, les résultats ne sont pas si éloignés. "


"Il est étrange d’ailleurs de constater que même l’architecture écologique, qui cherche, par divers biais, à réduire l’impact de l’homme sur l’environnement, va parfois dans le même sens que l’urbanisme hypercapitaliste. Même si, bien entendu, les finalités ne sont pas les mêmes (voire opposées), l’accent y est toutefois mis sur le modulable et le provisoire. Certes, les bâtiments construits dans l’esprit de l’architecture écologique, par le choix des matériaux et les économies d’énergie qu’ils visent, paraissent s’opposer aux perspectives à court terme du monde marchand, mais, du point de vue qui nous occupe, à savoir la possibilité de produire des ruines, l’effet est un peu le même. D’ailleurs, bien souvent, l’idéal de la construction écologique consiste dans un bâtiment léger, modulable et déplaçable, une sorte de hutte fonctionnelle et nomade. Les maisons de Glenn Murcutt, souvent construites sur pilotis (Marie Short House, 1975, Manika-Alderton House, 1994), donnent cette impression d’être posées sur le sol et de pouvoir être démontées en une nuit, sans laisser la moindre trace. Ainsi l’architecture écologique est prise dans une double exigence de durabilité (pour les activités humaines d’habitation et de travail) d’un côté et de réduction a minima de l’impact environnemental de l’autre. La meilleure solution de compromis reste ainsi la construction amovible et dont les matériaux (paille, bois, laine, adobe, etc.) ne modifient pas en profondeur et sur le long terme le sol et le site. Mais, ce faisant, ce type de constructions accepte aussi de ne plus pouvoir se dégrader lentement et de former des ruines, considérées dès lors comme des immondes déchets non recyclables et à l’impact environnemental trop grand. De la sorte, cet esprit écologique visant un impact humain minimal, conjugué à celui du recyclage des produits, va à l’encontre de l’idée de ruines. Force est de constater que les deux grandes forces de construction du début du XXIe siècle, l’architecture marchande et l’architecture écologique, œuvrent ainsi de concert paradoxalement, à rendre les ruines impossibles, la première parce qu’elles ne laissent derrière elles que des déchets et non des bâtiments qui peuvent vieillir lentement et devenir des ruines, la seconde parce que, obnubilée par l’empreinte humaine et carbone sur l’environnement, elle vise à réduire le geste architectural et à ne pas édifier des bâtiments qui dureront trop longtemps. Cette architecture est dite durable en tant qu’elle vise à faire durer la fonction en limitant l’impact écologique, mais non la construction elle-même dans sa forme et sa matière pérennes. Au contraire, une construction qui durerait trop longtemps, et de la même manière, ne serait plus totalement adaptée au changement de fonction et à la mobilité, prônés par l’éco-architecture, et donc elle présenterait un coût écologique trop grand. L’idéal reste bien la construction à bas coût de bâtiments provisoires qui, dans cent ans, n’existeront plus comme tels et dont aucune trace physique ne sera visible ni sur le sol et ni dans l’air. La conception que l’écologie politique se fait de la place de l’homme dans l’environnement introduit des tensions significatives entre, d’une part, son orientation vers la durabilité de l’humanité et surtout de la biodiversité et, d’autre part, son profond scepticisme concernant le temps humain et ses exigences symboliques. Zéro déchets signifie zéro ruines. Il s’agit de concevoir dès maintenant des édifices qui s’auto-effaceront dans le temps ou qui, alors, seront rendus tellement modulables et recyclables que, à l’instar du bateau de Thésée, plus rien de leur être initial n’existera. Ainsi, de manière surprenante, la liquéfaction du solide et le choix de la transience universelle caractérisent bien souvent l’architecture écologique et ses ennemis."


Glenn Murcutt, Marie Short House, 1975

Glenn Murcutt, Manika-Alderton House, 1994


" Habiter n’est pas une fonction : c’est un long travail d’échange avec le milieu, une garde baissée face à l’extérieur qui afflue." (Une vie en l'air, Philippe Vasset)

"Habiter n’est pas vivre : il y a des logements pour ça. Habiter, c’est trouver, dans l’espace, une zone de coïncidence avec son périmètre mental. Un lieu de commerce avec l’étendue, un point de relâche des lois de la géographie. " (Une vie en l'air, Philippe Vasset)

 "Dans un monde où il n’y a plus de ruines, c’est le monde lui-même qui devient la ruine finale et totale. La seule ruine qui vaille encore par conséquent comme ruine et demeurera comme ruine sera l’expérience du monde rendu invivable par la démographie galopante, l’extinction en masse de la biodiversité, le réchauffement climatique et les crises finales du capitalisme. "

"Selon Baudrillard, si l’éphémère incarne sans doute « la vérité de l’habitat futur », cette idée n’est pas partagée par tout le monde et exprime surtout un idéal bourgeois. Selon le sociologue, la classe dominante se drape dans l’alibi de l’héraclitéisme du panta rei pour imposer son rêve néolibéral d’une flexibilité généralisée qui ne fait rien d’autre que de favoriser le déploiement sans frein du capital. Mais, en quelque sorte prémunies jusqu’à un certain point contre la fausse conscience bourgeoise, les classes populaires tiennent encore mordicus aux « valeurs de la fondation et de l’investissement ». Elles ne sont pas prêtes, en un claquement de doigts, à se convertir aux joies du nomadisme acosmique. Non seulement elles sont attachées aux idées de la solidité et de la pérennité, mais, par cet attachement même, elles résistent aux injonctions venant d’en haut en faveur du passager et du modulable. Car elles comprennent bien que si les classes supérieures peuvent autant chérir le mobilisme et « renier la pierre », c’est parce qu’elles ont déjà elles-mêmes longuement bénéficié des avantages de la solidité patrimoniale et ont pu jouir sur plusieurs générations « du décor fixe et séculaire de la propriété ». "

La page Bruce Bégout sur Lieux-dits


MATHIEU BELEZI
Attaquer la terre et le soleil

"— On vous entend, capitaine !
il secoue sa chevelure, se redresse sur ses étriers, cherchant dans les rondeurs trompeuses des collines les signes de la révolte
— Et vous savez ce que ça veut dire, soldats ?
— Oui nous savons, capitaine !
— Ça veut dire que nous serons sans pitié, nom d’un bordel ! ça veut dire que nous n’hésiterons pas à embrocher les révoltés un à un, à brûler leurs maisons, à saccager leurs récoltes, tout ça au nom du droit, de notre bon droit de colonisateurs venus pacifier des terres trop longtemps abandonnées à la barbarie, comprenez-vous bien, soldats, ce que cela signifie ?
— Nous comprenons, capitaine ! "


BRUCE BÉGOUT
Lieu commun : Le motel américain

"Néanmoins, le motel n'est pas un simple établissement commercial situé à la périphérie des villes. Il représente aussi un espace mental, une sorte de caisson sensoriel qui amplifie les percussions émotionnelles des différents voyageurs qui y prennent place."

 "Sans avoir l'air d'y toucher, les usagers clandestins ou hors-la-loi introduisent de nouveaux codes de comportement qui échappent aux grilles de lecture communes. Ils renouvellent à chaque instant le génie social de l'être humain, en inventant des formes de relation régulées mais cependant hors normes. En eux, il y a quelque chose qui cherche à se déployer, comme une sous-vie rugueuse et défaite mais toujours chargée d'une générosité qui préfère apparaître avec les traits de l'humble et du bas, une manière de vivre emplie d'une noble nonchalance, fût-elle pour d'autres délictueuse, une façon de regarder et d'agir qui trouve ses racines dans les riens infimes de l'existence quotidienne et urbaine. "

"À cet égard, le motel peut être considéré, soit comme un élément représentatif de la simplification fonctionnelle de l'existence suburbaine, soit comme le lieu d'une nouvelle espèce de cérémonial social qui, tout en respectant extérieurement les règles de la rationalité marchande et de ses commodités technologiques, produit de temps en temps des impressions, des actes et des rituels proprement magiques."

 


 "Que ce soit l'espace urbain dans son entier, les objets usuels ou l'organisation sociale elle-même, tout doit répondre à présent à une flexibilité accrue, à une capacité de mise en mouvement immédiate. Une pulsion cinétique semble agiter l'être social et se répercuter sur tous les éléments de la vie urbaine. Tout doit être mobilisable sur-le-champ, prêt à être employé, consommé, ingurgité. "

"Grâce à l'anonymat, le sujet se préserve en effet de l'attache étroite à un système de références (familiales, sociales, nationales) qui le contraignent à une incessante prise de position par rapport à autrui et au monde. Dans la dissimulation de son nom, de ses origines et de son être, comme dans l'impersonnalité crue de la chambre du motel, il n'existe qu'en soi et pour soi, comme détaché de toute détermination contextuelle et hétéronomique, dans une intimité si proche que nulle médiation ne peut la troubler.
Être “personne”, tel Ulysse dans l'antre de Polyphème, ne signifie pas renoncer à sa personne, ni la perdre, l'oublier ou l'ignorer, mais simplement abandonner, pour un temps plus ou moins long, ce que les autres savent de moi. L'anonymat me soustrait au regard et à la nomination des autres, mais, dans cette soustraction, il me laisse intact, tel qu'en moi-même. "


John Register. Motel, Route 66


BRUCE BÉGOUT
Zéropolis

"Que ce soit des institutions (mariage, baptême, etc.) ou des traditions, Las Vegas se moque de tout. Chaque réalité, elle la tourne en dérision. Sans se soucier de l'histoire, elle broie tout évènement humain dans un chyme électrochimique et parodique qui ne laisse absolument rien intact. Ce faisant, elle révèle la scène primitive de la société : l'impossibilité de croire à la vérité de l'autre. Elle fait d'autrui un parfait inconnu, puisque tout ce qui signale sa présence, la culture et la civilisation, est ici proprement ridiculisé. Pour la première fois l'excès se mue en défaut, et la capitale de l'exagération laisse poindre des moments de déficience totale : indigence culturelle, sociale, esthétique. Sous son hémorragie de lumières et de spectacles en tous genres, elle met au jour une vérité cruelle et pourtant nécessaire à affronter si l'on veut pouvoir continuer à vivre : "tout n'est qu'une immense et grotesque farce".


ANTOINE CHAINAS
Bois aux renards

"On sentait dans l'air calme les prémices du déclin du jour, un affaiblissement de la luminosité qui n'en était pas un, mais ressemblait plutôt à un engrisaillement précoce, où la fatigue paraissait se projeter sur tout, où la pensée se refusait aux muscles. "


PHILIPPE AIGRAIN
cause commune

"On considère le plus souvent qu’il y a liberté de l’information si pour tout courant de pensée il existe au moins un média susceptible de le relayer, et si tout citoyen a, s’il le souhaite, la possibilité d’accéder à ce média. L’ennemi de la liberté de l’information est alors la censure.
Les médias centralisés d’aujourd’hui posent pourtant un tout autre problème. Les groupes qui y détiennent les plus fortes positions ne contrôlent souvent que quelques dizaines de pourcents de l’audience de la télévision, de la radio et de la presse. Pourtant, ces groupes parviennent à exercer sur les représentations un contrôle sans précédent, même dans des sociétés beaucoup plus fermées."


Actes Sud, 2020

BAPTISTE MORIZOT
Raviver les braises du vivant : un front commun

 " Il y a dix mille ans, 97 % de la masse animale était constituée par la faune sauvage, et les humains pesaient 3 % environ dans la balance. Aujourd’hui, les animaux domestiques pèsent pour 85 % de la biomasse de tous les vertébrés terrestres. Les humains sont passés à 13 %. La faune sauvage, qui constituait hier 97 % du total, constitue désormais 2 %. Un grand renversement, une confiscation colossale de la biomasse par le bétail domestique, au détriment des autres compartiments des écosystèmes, et de la faune sauvage en particulier. Les humains ont ce faisant amputé les écosystèmes de 50 % de leur biomasse d’autotrophes (disons : les végétaux). Ces nombres se passent de longs commentaires. On peut les laisser se déposer au fond de soi, pour qu’ils travaillent à faire de nous d’autres vivants. "


 " L’idée de “protection de la nature” contient en effet un autre écueil : celui de convoquer la “nature” comme cette entité héritée du cosmos moderne et dualiste, qui répartit le monde en deux blocs séparés, les humains d’un côté, la “nature” de l’autre. Que devient alors ici “protéger la nature” quand on a compris que le mot “nature” nous a embarqués dans une impasse dualiste, et que protéger était une conception paternaliste de nos rapports aux milieux ? Cela devient “raviver les braises du vivant”, c’est-à-dire lutter pour restituer aux dynamiques de l’éco-évolution leur vitalité et leur pleine expression. Cela devient défendre nos milieux de vie interspécifiques : des forces qui nous constituent, qui sont plus grandes que nous et dont, pourtant, il faut prendre soin. "

La page Baptiste Morizot sur Lieux-dits


EUGENE MARTEN
Ordure

Traduction de l'anglais (Etats-Unis) de Stéphane Vanderhaeghe)

 " En rentrant du parc, il prit par l’esplanade. Il restait près de la rambarde et marchait lentement, s’arrêtant pour regarder le fleuve. Le reflet brisé de la ville s’efforçait de se réassembler mais le courant s’y opposait. Comme s’il pouvait devenir autre chose. Au cœur de ces remous se dégageait une ligne ténue, presque invisible, remontant en biais, tendue, jusqu’à une canne à pêche posée contre la rambarde. L’aide-soignante se tenait à côté de la canne à pêche. Sloper détourna les yeux. Depuis combien de temps était-elle là ? Derrière elle, la circulation sur l’esplanade se faisait dans les deux sens, à vélo, en patins, à pied, promenade ou jogging. Le fleuve, lui, s’écoulait en sens unique. Sloper attendit le bon moment. "


JOSEPH INCARDONA
Les corps solides

 "Les phares de la camionnette éclairent la route en ligne droite. On pourrait les éteindre, on y verrait quand même, la lune jaune rend visibles les champs en jachère aussi loin que porte le regard. La nuit est américaine. La fenêtre côté conducteur est ouverte, il y a l’air doux d’un printemps en avance sur le calendrier. De sa main libre, Anna tâtonne sur le siège passager et trouve son paquet de cigarettes.
À la radio, une mélodie lente accompagne le voyage ; et quand je dis que la nuit est américaine, c’est qu’on pourrait s’y croire avec le blues, la Marlboro et l’illusion des grands espaces."


BAPTISTE MORIZOT
Pister les créatures fabuleuses

"Couché, devenu fougère, en bordure de ce sentier qui réunissait tous ces habitants, j’ai senti que j’étais entré dans une communauté aux habitudes et aux langues nombreuses, mais tressées ensemble comme des mèches de cheveux."

" Au cœur des territoires chantés des oiseaux, entouré des frontières d’odeurs des royaumes des loups et des lynx, sur les chemins quotidiens des grands cerfs, on peut parfois pressentir les différents invisibles. On apprend à voir les limites de son « voir », et à lire l’invisible pour nous dans les attitudes des autres animaux. La plupart du temps, pour être honnête, on n’y comprend rien. Mais on pressent qu’il y a du sens, mystérieux pour nous, évident pour eux. Et le mystère agrandit l’espace. Pister rend visible pourquoi les animaux sont nos créatures fabuleuses. "

 " Toutes ces expériences de pistage me font penser que dans notre culture, on s’est trompés sur ce qui est fabuleux. On l’a mis dans le ciel, dans les contes, dans les imaginaires, toutes choses qui sont ailleurs, alors que le fabuleux est parmi nous à chaque instant. On l’a mis hors du monde, pour pouvoir utiliser le monde quotidien comme un réservoir de ressources bon marché, à portée de main, qui n’appelle pas d’égards. Mais c’est une injustice faite au monde vivant, une injustice d’adultes, et il faut imaginer une alliance entre vous les enfants et les animaux, les plantes, les rivières, pour affirmer haut et fort le prodige du monde vivant qui nous entoure. On s’est mis à croire que seules les choses surnaturelles sont prodigieuses, alors que vous savez bien que ce n’est pas vrai (regardez un instant les dinosaures, les hippocampes, les séquoias géants, et vos mains). "

La page Baptiste Morizot sur Lieux-dits


 

BAPTISTE MORIZOT, ESTELLE ZHONG MENGUAL
Esthétique de la rencontre. L'énigme de l'art contemporain

"Il y a par là un destin tragique de l’œuvre d’art : devenir l’arrière-plan d’un selfie. "

 " "Une œuvre-avec-laquelle-il-ne-se-passe-rien " est une œuvre qui ne produit aucun effet affectif, perceptif, sémantique individuant sur le spectateur. Dans cette mesure, valoriser ce type d’œuvres relève d’une forme étrange de snobisme : car seuls ceux qui ont été massivement individués dans leur vie par des rencontres avec l’art peuvent aujourd’hui trouver un charme à des œuvres impuissantes et renonçant à produire des effets. Chaque œuvre-avec-laquelle-il-ne-se-passe-rien porte en elle l’occasion manquée d’une rencontre individuante, celle de moduler la manière de sentir et de vivre d’un spectateur. "

 "Autrement dit, si la découverte créatrice d’un artiste cristallisée dans une œuvre est capable de jouer un rôle de singularité pour une multitude de spectateurs, c’est bien parce qu’elle est une solution à une tension qu’il a ressentie dans la relation entre certains aspects du monde et des pans de sa propre part d’irrésolu qu’il partage avec les autres humains, qui seront ses spectateurs. C’est parce que les lignes de force de la part d’irrésolu de l’artiste sont en partie les mêmes que les nôtres, que, lorsqu’il trouve enfin les formes pour inventer sa composition de lui et du monde, eh bien c’est la nôtre en attente que nous reconnaissons. "


 "Bien sûr, la crise écologique qui est la nôtre est une crise des sociétés humaines : elle met en danger le sort des générations futures, les bases mêmes de notre subsistance et la qualité de nos existences dans des environnements souillés. C’est aussi une crise des vivants : sous la forme de la sixième extinction des espèces, de la défaunation généralisée, comme de la fragilisation des dynamiques écologiques par le changement climatique, et de la réduction des potentiels d’évolution de la biosphère. Mais c’est aussi une crise d’autre chose, de plus discret et peut-être plus fondamental. Ce point aveugle, nous en faisons l’hypothèse, c’est que la crise actuelle, plus qu’une crise des sociétés humaines d’un côté, plus qu’une crise des vivants de l’autre, est une crise de nos relations au vivant. C’est spectaculairement une crise de nos relations productives aux milieux vivants, encapsulée dans le faciès extractiviste et financiarisé du capitalisme contemporain ; mais c’est aussi une crise de nos relations collectives existentielles au vivant, de nos branchements et de nos affiliations aux vivants, qui commande la question de leur importance, par lesquels ils sont de notre monde, ou hors de notre monde, sensible, pratique et politique. "